1696
Reprise du procès de M. de Luxembourg. — Récusation du premier président Harlay. — Option hardie de M. de Luxembourg. — Renvoi au parlement de la cause par la bouche du roi. — Pairs postérieurs en cause. — Partialité de Maisons contre nous. — Insolence de l'avocat de M. de Luxembourg, sans suite. — Misère des ducs opposants. — D'Aguesseau, avocat général, conclut pour nous. — M. de Luxembourg appointé sur sa prétention et sans qu'il en eût fait demande; mis en attendant au rang de 1662. — Pitoyable conduite des ducs opposants. — Projet d'écrit que je fis pour le roi inutilement. — Prévarication solennelle du premier président Harlay. — Honte des juges de leur jugement. — Réception de M. de Luxembourg au parlement.
Maintenant il est temps de reprendre la suite du procès de M. de Luxembourg dont je n'ai pas voulu interrompre [mon récit]. Le départ pour les armées avait interrompu le cours de cette affaire que M. de Luxembourg avait reprise à la mort du maréchal son père. Nous avions fait notre opposition à sa réception au parlement; nous avions résolu de mettre en cause le duc de Gesvres pour entraîner par là la récusation du premier président, dont les ruses, les détours et les manèges, dans la soif de demeurer notre juge, avaient causé une division entre nous, dont le danger avait été promptement arrêté par notre réunion pour la récusation, avec ce ménagement, pour ceux qui l'avaient combattue, de n'y venir point tant que rien ne péricliterait. C'est ce qui se trouve expliqué page 183, où on voit aussi qu'il fut résolu de commencer par une requête civile de MM. de Lesdiguières, de Brissac et de Rohan. Ce fut aussi par où nous voulûmes recommencer cette année. La requête civile toute scellée et toute prête était entre les mains du procureur du duc de Rohan, tandis que, dès notre première assemblée, les agitations se renouvelaient parmi nous, sur la récusation actuelle du premier président, par toutes les bassesses et les artifices qu'il prodiguait de nouveau pour se conserver le plaisir de demeurer notre juge et parer la honte de la récusation. Nous sûmes de ce procureur du duc de Rohan qu'il avait défense expresse de lui, qui était lors en Bretagne, de laisser faire aucun usage de la requête civile que préalablement le duc de Gesvres ne fût en cause. Cette déclaration finit toutes les diversités d'avis. Le duc de Gesvres fut assigné et mis en cause sans donner le moindre signe de vie au premier président, non plus que lors de sa récusation que nous fîmes tout de suite. La rage qu'il en conçut ne se peut exprimer, et, quelque grand comédien qu'il fit, il ne la put cacher. Toute son application depuis ne fut plus que de faire tout ce qu'il pourrait contre nous; le reste de masque tomba, et la difformité du juge parut dans l'homme à découvert.
Aussitôt après, nous fîmes signifier à M. de Luxembourg qu'il eût à opter, des lettres d'érection de Piney de 1581 ou de celles de 1662. En abandonnant les premières, le procès tombait; en répudiant les dernières, il renonçait à l'état certain de duc et pair après nous, pour s'attacher à l'espérance de nous précéder, et courir le risque, s'il perdait, de n'être plus que duc vérifié de l'érection qui avait été faite en sa faveur de la terre de Beaufort sous le nom de Montmorency, lorsqu'il épousa la fille du duc de Chevreuse. Le parti était bien délicat; aussi en fut-il effrayé; mais, après avoir bien consulté, il ne put se résoudre d'abandonner ses prétentions, et choisit d'en courir tout le danger. Il compta sur son crédit et sûr la compassion des juges dans une si grande extrémité, et il espéra contre toute raison et prudence. M. de Gesvres, mis en cause, exclut tous les présidents à mortier, excepté Maisons seul, et des trois avocats généraux, ne nous laissa que d'Aguesseau, qui était alors l'aigle du parlement.
Cette reprise pouvait demander des lettres patentes de renvoi au parlement pour lui donner pouvoir de juger, les pairs, non parties, convoqués, et par l'option forcée de M. de Luxembourg, par laquelle en perdant son procès, il tombait entièrement de la dignité de pair de France; mais comme il était pourtant vrai que cette option n'était qu'une suite en conséquence de la reprise du même procès, le roi aima mieux y suppléer de bouche. Il manda donc le président de Maisons et les gens du roi, et leur dit qu'encore que notre affaire ne fût pas naturellement de la compétence du parlement, il voulait que pour cette fois il la jugeât selon les lois et définitivement, sans tirer à conséquence pour de pareilles matières; parce qu'il ne se voulait point mêler de celle-ci, ni la retenir à son conseil. Ce fut le 27 mars, et le dernier du même mois. Le premier président, le président de Maisons et plusieurs conseillers de la grand'chambre vinrent faire leur remerciement au toi de l'honneur qu'il lui plaisait faire au parlement de lui renvoyer notre affaire, et de ce qu'il avait fait la grâce de dire là-dessus au président de Maisons et aux gens du roi.
Il ne fut plus question que de se bien défendre de part et d'autre. Nous persuadâmes à quelques ducs, postérieurs aux lettres d'érection nouvelle de Piney en 1662, de se joindre à nous par la juste crainte que d'autres prétentions d'ancienneté les vinssent troubler si celle-ci réussissait, et les ducs d'Estrées, La Meilleraye, Villeroy, Aumont, La Ferté et Charost entrèrent avec nous en cause. Harreau plaida pour eux, Fretteau pour nous, Magneux pour M. de Richelieu à cause de ses pairies femelles, en expliquer les différences et les écoulements; Chardon fut chargé de la réplique, et Dumont plaida pour M. de Luxembourg. Nous nous mimes à solliciter tous ensemble, et à les instruire, et nous nous rendîmes assidus aux audiences qui étaient tous les mardis et samedis matin aux bas sièges. M. de La Trémoille, en année de premier gentilhomme de la chambre, et M. de, La Rochefoucauld; dont la charge est un service continuel, s'y rendirent au moins une fois la semaine, très ordinairement toutes les deux fois; je n'en manquai aucune, et presque tous s'y rendirent aussi assidus. Notre nombre nous détourna d'y mener nos amis, et M. de Luxembourg n'y fut accompagné que de MM. de Saillant et de Clérembault, son beau-père, dont le maintien, le vêtement et la perruque, fort semblable à celle des quais [45] et qui lui en avait mérité le surnom, paraissait un vieux valet que l'attachement conduit à la suite de son maître. Ses écus nous firent plus de mal que son crédit; il ne les épargna pas à une dame Bailly que le président de Maisons entretenait depuis longues années, qui logeait avec lui, et pour qui il avait chassé sa femme, saur de Fieubet, conseiller d'État fort distingué, et qui était elle-même une femme d'esprit et de mérite. Il avait eu depuis peu la survivance de sa charge pour son fils par le crédit du premier président; aussi ne fit-il aucun pas dans notre affaire que par ses ordres, et se fit un fidèle canal de sa partialité. D'Aguesseau s'instruisit avec grande application, et en montra une extrême à écouter les avocats en toutes les audiences.
Nous nous mettions dans la lanterne du côté de la cheminée, qui était celui de nos avocats, et sur le banc des gens du roi avec eux; et M. de Luxembourg, avec sa petite suite et son avocat, auprès de la lanterne du côté de la buvette, avantage de droit qui ne nous fut pas disputé. La réception du duc de Villeroy, qui se fit un des jours ne nos audiences, y amena les princes du sang et légitimés et beaucoup d'autres pairs. M. le prince de Conti, M. de Reims, M. de Vendôme et plusieurs autres y demeurèrent, et furent si satisfaits d'avoir ouï plaider Harreau, qu'ils ne doutèrent pas que nous ne gagnassions notre cause.
Nos avocats ayant fini, ce fut à Dumont à parler. Il tint trois audiences en beaucoup de fatras, et, faute de raisons, battit fort la campagne; à la quatrième, il se licencia fort sur nos avocats; la cinquième fut fertile en subtilités, où hors d'espérance de rien emporter par raisons, il hasarda tout pour réussir par une impression de crainte qui persuadât à des gens éloignés du monde et de la cour que le roi était intéressé dans l'affaire pour M. de Luxembourg, comme le premier président avait taché sans cesse de le leur persuader. Ce Dumont était un homme fort audacieux, et qui en lit là ses preuves. Il assimila tant qu'il put le droit infini des pairies femelles, qu'il s'efforçait d'établir, au nouveau rang des bâtards, et nous appliqua en propres termes ce passage de l'Écriture : Populus hic labiis me honorat, cor autem eorum longe est a une; tandis que nous contestions si vivement le rang à sa partie, sans cesser de faire assidûment notre cour au roi. Les ducs de Montbazon (Guéméné), La Trémoille, Sully, Lesdiguières, Chaulnes et La Force étaient sur le banc des gens du roi, et moi, assis dans la lanterne entre les ducs de La Rochefoucauld et d'Estrées. Je m'élançai dehors criant à l'imposture et justice de ce coquin. M. de La Rochefoucauld me retint à mi-corps et me fit taire. Je m'enfonçai de dépit plus encore contre lui que contre l'avocat. Mon mouvement avait excité une rumeur, et il n'y avait qu'à interpeller M. de Luxembourg s'il avouait son avocat ou non, et sur le champ on aurait eu justice du parlement contre l'avocat, ou dans la journée, du roi de M. de Luxembourg; mais nous n'étions plus pour la demander, et moins encore pour nous la faire; on laissa achever Dumont, et le président de Maisons fit une légère excuse.
L'après-dînée nous nous assemblâmes: M. de Guéméné y rêva à la suisse à son ordinaire; M. de La Trémoille parut plus fâché que le matin; M. de Lesdiguières tout neuf encore écoutait fort étonné; M. de Chaulnes raisonnait en ambassadeur, avec le froid et l'accablement d'un courage étouffé par la douleur de son échange dont il ne put jamais revenir; M. de La Rochefoucauld pétillait de colère et d'impatience, et au fond ne savait que proposer ni que conclure; le duc d'Estrées grommelait en grimaçant sans qu'il en sortit rien; et le duc de Béthune bavardait des misères. Après une longue pétaudière, il fut résolu que le roi serait informé de cette insolence par MM. de La Trémoille et de La Rochefoucauld, chez lequel nous nous assemblerions avec chacun un projet de réponse pour en pouvoir choisir. Ces messieurs s'en acquittèrent auprès du roi mieux qu'il n'y avait eu lieu de l'espérer. Le roi témoigna sa surprise que Maisons n'eût pas imposé silence, et ajouta, sur ce beau passage de l'Écriture, qu'il était à présumer que ceux qui accusaient les autres de manquements à son égard en étaient plus coupables, et que pour nous, nous pouvions être pleinement en repos sur ce qu'il en pensait; que M. de Luxembourg ne lui avait point parlé, qu'il verrait ce qu'il lui dirait, mais qu'il ne nous disait rien sur notre réponse, sinon qu'il voulait n'en rien savoir qu'après qu'elle serait faite. Nous portâmes donc chacun la nôtre chez M. de La Rochefoucauld, où je crus voir des pensionnaires qui ont composé pour les places. Il s'en fit une assez mauvaise compilation. M. de Chaulnes se chargea d'aller travailler avec Chardon pour là réplique, et de lui porter notre réponse; il l'affaiblit encore, et elle ne valut pas la peine d'être prononcée, au moins c'est ce qu'il me partit quand Chardon la débita.
Tout fini de part et d'autre, ce fut à d'Aguesseau à parler: il s'en acquitta avec une si exacte fidélité à mettre dans le plus grand jour jusqu'aux moindres raisons alléguées de part et d'autre, et tant de justesse à les balancer toutes, et à laisser une incertitude entière sur son avis, que le barreau et les parties mêmes auraient donné les mains à en passer par son avis. Il se reposa le lendemain; et le vendredi, 13 avril, il reparut pour achever. Il tint encore l'auditoire assez longtemps en suspens, puis commença à se montrer; ce fut avec une érudition, une force, une précision et une éloquence incomparables, et conclut entièrement pour nous. Il se déroba aussitôt aux acclamations publiques, et nous fûmes priés de sortir pour laisser opiner les juges avec liberté. C'est ce qu'ils appellent délibérer sur le registre. Tout le monde sortit donc en même temps, et ils demeurèrent seuls dans la grand'chambre. Mme de La Trémoille, qui était dans une lanterne haute, nous vint trouver. Le délibéré ne fut pas long, mais notre impatience nous fit entrer dans le parquet des huissiers, d'où, un moment après, nous vîmes sortir de la grand'chambre qui était fermée, et où il ne devait y avoir que les juges, Poupart, secrétaire du premier président. Bientôt après on nous fit entrer pour entendre la prononciation de l'arrêt qui donna gain de cause à M. de Luxembourg sur l'érection de 1662 et l'appointa sur celle de 1581 [46] , tellement qu'il se trouva par là au même état qu'était son père. Nous eûmes peine à entendre un arrêt si injuste et si nouveau, et qui statuait ce qui ne pendait point en question.
Quelque outré que je fusse, je proposai là même de nous aller assembler, mais je parlais à des gens à qui le dépit avait bouché les oreilles. Rentré chez moi, ce même dépit qui me faisait tout une autre impression, m'en fit sortir pour aller tâcher de persuader M. de La Rochefoucauld de porter ses plaintes au roi, mais je ne trouvai qu'un homme furieux, incapable de rien entendre ni de rien faire, et qui s'exhalait inutilement. Je revins donc chez moi plus piqué contre les nôtres que contre nos juges. Je n'y fus pas longtemps que la duchesse de La Trémoille me manda d'aller chez Riparfonds. Je fus surpris d'y trouver M. de La Rochefoucauld avec elle qui l'exhortait avec force comme j'avais fait le matin. Je me joignis à elle, mais nous y perdîmes notre temps. Il ne répondit qu'en furie, et au fond qu'en mollesse, et las enfin d'être serré de si près, il nous laissa. Mme de La Trémoille, outrée, ne se contraignit pas sur son chapitre, et puis nous nous séparâmes. Rentrant chez moi, il me vint dans la pensée de faire un mémoire pour le roi. Comme il explique bien l'arrêt et nos sujets de plaintes, je l'insérerai ici.
« Sire.
« L'arrêt qui a été rendu ce matin sur notre affaire porte des caractères si singuliers, que nous croyons pouvoir oser supplier la bonté et la patience de Votre Majesté de trouver bon que nous ayons l'honneur de lui en rendre compte. Nous commencerons par nous dépouiller des premiers mouvements qui peuvent échapper à ceux qui sont vivement persuadés d'un tort considérable qui leur a été fait, et nous demanderons à Votre Majesté la grâce de lire cet écrit, non comme une plainte, mais comme un soulagement que nous nous donnons en l'instruisant de ce qui nous touche si sensiblement, moins encore comme une censure aigre contre des personnes dont nous ne croyons pas nous devoir louer, mais comme un récit exactement conforme à la vérité la plus scrupuleuse.
« Ce matin, Sire, les juges sont entrés un peu avant neuf heures, apparemment instruits des désirs qu'il y a si longtemps que M. le premier président ne se donne pas même la peine de cacher contre nos intérêts, et ce magistrat, seul dès cinq heures et demie dans la grand'chambre, a eu tout le loisir de leur en rafraîchir la mémoire les ayant tous attendus et vus entrer un à un.
« M. l'avocat général d'Aguesseau a continué, avec une force et une éloquence que tous les auditeurs en nombre prodigieux ont unanimement admirées, le beau plaidoyer qu'il avait commencé avant-hier; il avait ce jour-là rapporté avec une mémoire et une exactitude infinie toutes les raisons de part et d'autre, et avait si bien réussi à les mettre dans un jour égal, qu'on ne put pénétrer du tout ce qu'il pensait. Aujourd'hui, Sire, il s'est expliqué, et pour nous; il a si fortement combattu, et, nous osons vous l'avancer avec la voix du public, terrassé les raisons de notre partie par les nôtres, par notre droit, par le droit commun, par le droit public, que chacun nous a donné gain de cause. Il a fait plus, Sire, il a été tellement convaincu que Votre Majesté y était intéressée, qu'il a non seulement conclu, mais requis et demandé en termes exprès et formels, que M. de Luxembourg ne fût point reçu, et, comme par commisération pour son état et pour son nom, qu'il fût sursis au jugement de sa réception jusqu'à ce que Votre Majesté se fût expliquée plus clairement sur ses intentions et ses ordres sur la diversité qui semble se trouver dans les lettres d'érection de Piney de 1662, et la déclaration de 1676, émanées de Votre Majesté, et, quant à l'ancienne érection de Piney de 1581, il a conclu à son extinction à cause des monstrueuses conséquences du contraire, également préjudiciables à Votre Majesté et à l'État, qu'il a parfaitement déduites.
« Il a été ordonné un délibéré sur le registre sur-le-champ, c'est-à-dire que tout le monde s'est retiré pour laisser la liberté aux juges d'opiner tout haut et plus à leur aise. Durant ce délibéré, où il ne se doit trouver personne que les juges, M. l'avocat général Harlay et Poupart, secrétaire de M. le premier président, sont demeurés dans la grand'chambre. Au bout d'une grosse heure les parties ont été rappelées pour entendre leur arrêt que voici.
« Nous l'avouerons, Sire, ç'a été pour nous un coup de foudre, et nous ne croyions pas le parlement assez hardi pour faire tant de choses à la fois sans exemple: accorder à M. de Luxembourg ce qu'il ne demandait pas, puisque, par l'option qu'il a faite, il a renoncé à l'érection de 1662, dont il lui donné la dignité et le rang; et pour prononcer la réception d'un pair de France, non seulement contre les conclusions formelles de l'homme de Votre Majesté, et de l'organe de ses volontés, surtout en telles matières, mais encore contre sa réquisition expresse, et sans user du tempérament qu'il a dit ne proposer à la cour que par une espèce de commisération pour l'état violent mais juste de M. de Luxembourg, où il s'est mis par l'option qu'il a faite.
« Oserions-nous, Sire, prendre la liberté de demander en grâce à Votre Majesté de se faire rendre compte du plaidoyer de M. d'Aguesseau, et oserions-nous l'assurer qu'il mérite cet honneur? Mais, Sire, oserions-nous davantage, et notre confiance aux bontés et en l'équité de Votre Majesté nous en donnerait-elle assez pour lui demander comme la plus grande grâce de se faire rapporter l'affaire pour la juger de nouveau, si le plaidoyer de votre avocat général et les deux nullités expliquées de l'arrêt vous paraissent mériter une révision? Oui, Sire, nous l'espérons de votre justice accoutumée et de votre bonté, et à qui est-ce enfin à décider des dignités et de leur effet, sinon à celui qui en est le seul maître, dispensateur et arbitre suprême, et à la source incorruptible de la justice? Nous demandons cette grâce à Votre Majesté avec toute la soumission et toute l'instance dont nous sommes capables, et aucun de nous ne la désire avec une ardeur moins vive que la restitution de ses biens et de son honneur, également contents et soumis au succès, tel qu'il puisse être, pourvu que sa décision sorte de la bouche de l'oracle de la justice. »
Dès que j'eus achevé ce projet de mémoire, j'allais le porter au duc de La Trémoille à qui j'avais mandé de ne s'en aller pas à Marly que je ne l'eusse vu. Mme de La Trémoille et la duchesse de Créqui sa mère, qui en entendirent la lecture avec lui, auraient bien voulu qu'il l'eût porté au roi. Il en avait aussi grande envie, mais la scène de M. de La Rochefoucauld et sa faiblesse les en détourna. Je ne trouvai pas mieux mon compte avec le duc de Chaumes, à qui je le portai. De là je m'en revins chez moi plus fâché, s'il se pouvait encore, que je n'en étais sorti. Il était pourtant vrai que le roi trouva le jugement contre toutes les formes et très extraordinaire, et qu'il s'attendait aux plaintes qui lui en seraient portées. Il s'en expliqua même à son dîner d'une manière peu avantageuse au parlement, et toute sa promenade le soir dans ses jardins se passa à ouïr M. de Chevreuse qui revenait de Paris, et à lui faire des questions peu obligeantes pour les juges. Mais l'obstination de M. de La Rochefoucauld, qui tourna en dépit contre soi-même, rendit tout inutile, et me combla de déplaisir que j'allai chercher à émousser à la Trappe, pour y profiter du temps de la semaine sainte. En revenant, j'appris que le roi, à son retour à Versailles, avait fort parlé de ce jugement au premier président; que ce magistrat l'avait fort blâmé, et dit au roi que notre cause était indubitable pour nous, et qu'il l'avait toujours et dans tous les temps estimée telle. C'était se jeter à lui-même la dernière pierre. Pensant ainsi, quel juge, après tout ce qu'il fit contre nous jusqu'à nous forcer à le récuser, et après en faire plus ouvertement contre nous sa propre chose ! S'il ne le pensait pas, quel juge encore et quel prévaricateur de répondre au roi avec cette flatterie sur ce qu'il voyait quel était son sentiment !
Les juges eux-mêmes, honteux de leur jugement, s'excusèrent sur la compassion de l'état de M. de Luxembourg, tombé de toute pairie sans cet expédient, et sur l'impossibilité qu'il gagnât jamais la préséance de l'ancienne érection de 1581 dont ils lui avaient laissé la chimère, c'est-à-dire qu'après s'être déshonorés par le jugement, ils montrèrent par là la honte qu'ils en ressentaient. M. de Luxembourg fut reçu au parlement au rang de 1662, le vendredi 4 mai suivant; le duc de La Ferté et deux autres de la queue seulement s'y trouvèrent. Il vint chez nous tous, mais aucun ne voulut d'aucun commerce ni avec lui ni avec ses juges. Nous portâmes tous nos remerciements à l'avocat général d'Aguesseau, qui pour la première fois de sa vie fut tondu, et dans la seule cause qu'il eût peut-être plaidée, où cela était de droit impossible par son seul caractère d'avocat général.