CHAPITRE XXV.

1696

Plénipotentiaires nommés pour la paix. — Harlay conseiller d'État. — Courtin conseiller d'État. — Courtin, Harlay et le duc de Chaulnes. — Callières. — Candidats pour la Pologne. — Prince de Conti. — Princes Constantin et Alexandre Sobieski, bien qu'incognito, baisent la princesse. — Vaine entreprise de Mme de Béthune de baiser la princesse. — Mariage de Coetquen avec une fille du duc de Noailles. — Mort de l'abbé Pelletier, conseiller d'État; du duc de Roannais. — Mme de Saint-Géran exilée. — Disgrâce de Rubantel. — Mme de Castries dame d'atours de Mme la duchesse de Chartres. — Mme de Jussac auprès de Mme la duchesse de Chartres.

Le roi, qui tenait depuis quelque temps Caillières secrètement en Hollande, l'y fit paraître comme son envoyé public après la neutralité d'Italie, et ne différa guère à nommer ses plénipotentiaires en Hollande, pour travailler à la paix, Courtin et Harlay, conseillers d'État, ce dernier gendre du conseiller, et Crécy en troisième. J'ai déjà fait connaître ce dernier. Harlay avait déjà été inutilement sur les frontières de Hollande. C'était un homme d'esprit et fort du monde, qui avait été longtemps intendant en Bourgogne et qui aimait le faste. Le jugement ne répondait pas à l'esprit, et il était glorieux comme tous les Harlay, mais il ne tenait pas tant de leurs humeurs et de leurs caprices. En général son ambition le rendait poli et cherchant à plaire et à se faire aimer. Il demeura, tôt après et avant même de partir, premier plénipotentiaire, parce que Courtin qui perdait les yeux s'excusa. C'était un très petit homme, bellot, d'une figure assez ridicule, mais plein d'esprit, de sens, de jugement, de maturité et de grâces, qui avait vieilli dans les négociations, longtemps ambassadeur en Angleterre, et qui avait plu et réussi partout. Il avait été ami intime de M. de Louvois. Le roi lui parlait toutes les fois qu'il le voyait, et le menait même quelquefois à Marly, et c'était le seul homme de robe qui eût cette privance, et la distinction encore de paraître devant le roi et partout sans manteau comme les ministres. Pelletier de Sousi, frère du ministre, l'usurpa à son exemple depuis que le roi lui eut donné les fortifications, à la mort de M. de Louvois, qui le faisaient aller à Marly, mais seulement coucher deux nuits pour ses jours d'y travailler avec le roi.

Pour mieux faire connaître ces deux hommes qui ont tant influé au dehors, surtout Courtin, aux principales affaires, j'en veux rapporter deux aventures de leur vie. Tous deux étaient amis de M. de Chaulnes. Courtin étant intendant en Picardie, M. de Chaulnes lui recommanda fort ses belles terres de Chaulnes, Magny et Picquigny, qui sont d'une grande étendue, et Courtin ne put lui refuser le soulagement qu'il demandait. La tournée faite, M. de Chaulnes fut fort content, et il espéra que cela continuerait de même; mais Courtin, venu à l'examen de ses impositions, trouva qu'il avait fort surchargé d'autres élections de ce qu'il avait ôté aux terres de M. de Chaulnes. Cela allait loin, le scrupule lui en prit; il n'en fit pas à deux fois, il rendit du sien ce qu'il crut avoir imposé de trop à chaque paroisse par le soulagement qu'il avait fait à celles de M. de Chaulnes, et quitta l'intendance sans que le roi l'y pût retenir. Le roi avait tant de confiance en lui pour les affaires de la paix, qu'il le pressa de demeurer plénipotentiaire en consentant que Mme de Varangeville sa fille en eût le secret et écrivit tout sous lui, mais il ne put se résoudre au voyage ni au travail. Avec ses yeux sa santé diminuait. Il avait été fort galant et avait passé toute sa vie dans les affaires et dans le plus grand monde, où il était fort goûté, et il voulut absolument mettre un intervalle entre la vie et la mort; aussi ne parut-il guère depuis et demeura fort retiré chez lui.

M. d'Harlay, avec une figure de squelette et de spectre, était galant aussi. Le chancelier Boucherat, son beau-père, était ami intime de M. de Chaulnes, et M. de Chaulnes, au temps de cette aventure, était aux couteaux tirés avec M. de Pontchartrain, premier président du parlement de Rennes tous deux en Bretagne, et tous deux remuant l'un contre l'autre tout ce qu'ils pouvaient à la cour, à qui aurait le dessus dans leurs prétentions. Pontchartrain était aussi fort galant, et il avait à Paris un commerce de lettres avec une femme avec qui il était fort bien, et qui avait la confiance de tous ses ressorts contre M. de Chaulnes. Le diable fit qu'Harlay devint amoureux de cette même femme, et qu'elle crut tout accommoder, en ne se rendant pas cruelle au nouvel amant pour mieux servir l'autre. Le chancelier était instruit de tout par M. de Chaulnes, il était déclaré pour lui contre Pontchartrain. Tout ce qui se tramait pour l'un contre l'autre se passait sous les yeux de Boucherat, et fort souvent par son ministère. Il aimait passionnément Mme d'Harlay, sa fille, et ne cachait rien à Harlay qui logeait avec lui. L'amour corrompit ce dernier jusqu'à livrer son ami à sa maîtresse, et à lui rendre compte de tout ce qui se passait de plus secret contre Pontchartrain.

Ce manège eut à peine duré deux ou trois mois, qu'il se présenta une question fort importante pour les deux ennemis, sur laquelle tous les ressorts furent mis en mouvement de part et d'autre. Au plus fort de ces intrigues, Harlay vint de Versailles descendre chez sa dame qui trouva son récit si important, qu'elle exigea de lui de mettre par écrit toute sa découverte, tandis qu'elle écrirait à part à Pontchartrain pour ne lui pas envoyer un volume sous la même enveloppe. Harlay était las, il fallut obéir et écrire chez cette femme: l'écriture fut longue et détaillée. Le cabasset s'échauffa, sa tête se remplit du nom de M. de Chaulnes, tellement et si bien qu'il cachette sa lettre, met le dessus à M. de Chaulnes au lieu de M. de Pontchartrain, et comme il était jour de poste et que l'heure pressait, s'en va et la donne à un laquais pour la mettre à la poste, et se couche très fatigué. On peut juger de la surprise de M. de Chaulnes qui connaissait parfaitement l'écriture de M. d'Harlay, sur l'amitié intime et le secours duquel il comptait en toute confiance et personnellement et par rapport au chancelier, quand il se vit trahi de la sorte, et la douleur de Pontchartrain de ne point recevoir les avis importants d'Harlay, annoncés par la lettre de son amie. Ils ne surent ce que la lettre était devenue, mais Harlay se souvint de sa méprise, fut outré, mais n'osa en avertir.

Le voilà dans une peine étrange de la juste colère de M. de Chaulnes, et de l'usage qu'il ferait de sa trahison. Il se voyait perdu auprès de son beau-père, et pour le monde dans un prédicament à le noyer, et en même temps bien ridicule à son tige. Son parti fut le silence et d'attendre la bombe. M. de Chaulnes, de son côté, sut profiter d'une si lourde méprise, et ne sut pas moins n'en faire aucun semblant. Harlay aux écoutes tremblait à chaque ordinaire de Bretagne, et respirait jusqu'au suivant; mais il transit lorsqu'il sut M. de Chaulnes en chemin de Paris.

Il avait accoutumé, les premiers jours de ses retours à Paris, de donner à dîner au chancelier et à sa famille avec quelques amis les plus particuliers. Jusque-là Harlay avait caracolé pour éviter partout M. de Chaulnes et pour l'aller chercher chez lui, lorsqu'il s'était bien assuré de ne le trouver pas. Mais le coeur lui battait du dîner, s'il en serait prié à l'ordinaire, s'il irait étant prié, et s'il y allait, ce qu'il y deviendrait, et quelle scène il y pourrait essuyer devant son beau-père. Il y fut prié, et il y alla comme un homme qu'on mène à la potence. M. de Chaulnes avait malicieusement fait tomber ce dîner à un jour d'ordinaire de Bretagne. La compagnie arrive, est reçue avec l'amitié ordinaire, mais pas un mot à M. d'Harlay. Vers le moment de servir, M. de Chaulnes regarde sa pendule, se tourne au chancelier, lui dit qu'on va dîner, qu'il est jour d'ordinaire de Bretagne, que toutes ses lettres sont faites, mais qu'il lui demande la permission de passer un demi-quart d'heure dans son cabinet, parce que sa coutume est toujours de les voir lui-même fermer, et regardant Harlay entre deux yeux, et mettre le dessus à ses lettres pour éviter les méprises qui arrivent quelquefois, et qui peuvent être fâcheuses, et tout de suite en souriant et toujours regardant Harlay, va dans son cabinet. Harlay, à ce qu'il a dit depuis à Valincourt qui me l'a conté, pensa évanouir, et se trouva effectivement assez mal pour le craindre; il le cacha pourtant, à quoi sa naturelle pâleur de mort le servit bien. Le maître d'hôtel vint avertir M. de Chaulnes, qui riait dans son cabinet et s'épanouissait de sa vengeance, sortit, fit passer le chancelier et les dames, prit Harlay par la main, et souriant toujours: « Allons, monsieur, et buvons ensemble: voilà comme je sais me venger. » À ces mots l'autre pensa fondre; il ne put répondre une parole; il dîna mal, trouva qu'on dînait longtemps, et disparut dès qu'il le put sans trop d'affectation. Jamais il n'en a été question depuis de la part de M. de Chaulnes, et Harlay ne sachant plus que devenir avec un homme si offensé et si trahi, et en même temps si sage, si modéré, si maître de soi-même, il en pensa mourir de honte et de douleur. De ces deux plénipotentiaires il y a loin en soi, et avec le même duc de Chaulnes.

Caillières fut enfin déclaré le troisième. C'était un Normand attaché en sa jeunesse à MM. de Matignon, pour qui il conserva toute sa vie beaucoup de respect et de mesure. Son père avait été à eux. Il avait beaucoup de lettres, beaucoup d'esprit d'affaires et de ressources, et fort sobre et laborieux, extrêmement sûr et honnête homme. Je ne sais qui le produisit pour aller secrètement en Pologne, lorsqu'il y fut question de l'élection du comte de Saint-Paul. Il s'y conduisit fort bien, et y lia une grande amitié avec Morstein, grand trésorier de Pologne, qui était fort français, et avait fort travaillé pour l'élection du comte de Saint-Paul, qui ne manqua que par la mort de ce candidat, tué au passage du Rhin. Callières, qui se trouvait bien de Morstein, demeura avec lui, et comme ce sénateur était tout français, son témoignage fit employer Caillières, tout porté sur les lieux, en plusieurs négociations obscures dans le Nord, et même en Hollande. On fut content du compte qu'il en vint rendre plusieurs fois, et il s'acquit plusieurs amis partout où il avait été. Morstein, s'étant brouillé en Pologne jusqu'à craindre pour sa liberté et pour sa vie, avait, dans l'appréhension de l'orage naissant, fait passer de gros fonds en France, et les y suivit avec Caillières quand il crut qu'il en était temps. Il s'établit à Paris en homme fort riche, et logea son ami avec lui. Il n'avait qu'un fils, dont j'ai parlé sur le siège de Namur, où il fut tué. Le père avait acquis de grandes terres, entre autres celles de la maison de Vitry, et cherchait à appuyer son fils d'une grande alliance. M. de Chevreuse, plus touché de la grande raison de sans dot, dans le mauvais état de ses affaires, que du désagrément de prendre un proscrit de Pologne tombé ici des nues pour gendre, en écouta volontiers la proposition. Caillières en fut le négociateur pour Morstein, et comme celui-ci était détaché de toute autre chose que de l'alliance, l'affaire fut bientôt conclue, et Caillières s'acquit les bonnes grâces de M. de Chevreuse. La mort du fils, puis du père, suivirent d'assez près le mariage. Caillières se livra à la protection de M. de Chevreuse, à qui il plut par ses lettres et par son esprit d'affaires et de raisonnement, et par le soin qu'il prit des affaires des deux filles que son gendre avait laissées.

C'était la vie et l'occupation de Callières, lorsque le hasard lui fit rencontrer dans les rues de Paris un marchand hollandais fort de ses amis et fort accrédité dans son pays, venu à Paris pour des affaires de prises et de négoces; ils renouvelèrent connaissance et amitié, parlèrent de la guerre et de la paix, et raisonnèrent tant ensemble, que le marchand lui avoua de bonne foi le besoin et le désir qu'avait sa république de la paix. Ils approfondirent si bien que Caillières crut en devoir rendre compte à M. de Chevreuse. Il n'était qu'un avec le duc de Beauvilliers, son beau-frère, qui était dans le conseil; il lui mena Caillières; son récit fut goûté. Ces messieurs le firent voir à Croissy, oncle de leurs femmes, et à Pomponne, leur ami, qui était aussi ministre, et de toutes ses conversations: Caillières fut envoyé secrètement en Hollande. Il revint quelques mois après, et fut encore renvoyé, et de ce dernier voyage il conduisit les affaires au point que lés principales difficultés se trouvèrent levées au commencement de l'hiver, et qu'il eut ordre de paraître publiquement comme envoyé du roi en Hollande. On a vu que Courtin s'excusa d'être plénipotentiaire pour la paix, et que son collègue Harlay l'étant devenu, Crécy le fut nommé; on l'y voulait pour sa capacité et son expérience, porté par le P. de La Chaise et les jésuites. L'exemple d'un homme de si peu fit mettre Caillières en troisième, qui avait seul conduit l'affaire au point où elle était, et qui était instruit de tout à fond.

C'était un grand homme maigre, avec un grand nez, la tête en arrière, distrait, civil, respectueux, qui, à force d'avoir vécu parmi les étrangers, en avait pris toutes les manières, et avait acquis un extérieur désagréable, auquel les dames et les gens du bel air ne purent s'accoutumer, mais qui disparaissait dès qu'on l'entretenait de choses et non de bagatelles. C'était en tout un très bon homme, extrêmement sage et sensé, qui aimait l'État et qui était fort instruit, fort modeste, parfaitement désintéressé, et qui ne craignait de déplaire au roi ni aux ministres pour dire la vérité, et ce qu'il pensait et pourquoi jusqu'au bout, et qui les faisait très souvent revenir à son avis.

Le roi traitait une autre affaire pour laquelle il avait hâté le retour des princes de l'armée, pour qu'il ne parût auquel d'eux il avait à parler. L'abbé de Polignac, ambassadeur en Pologne, crut y voir jour à l'élection en faveur de M. le prince de Conti. Il le manda, et le roi, qui ne demandait pas mieux que de se défaire d'un prince de ce mérite si universellement connu, et qu'il n'avait jamais pu aimer, tourna toutes ces pensées à le porter sur ce trône. Les candidats qui s'y présentaient étaient les électeurs de Bavière, Saxe et palatin, le duc de Lorraine; et bien que les Polonais se déclarassent contre tout Piaste [50] , les fils du feu roi y auraient eu grande part, tant par une coutume assez ordinaire que par le mérite d'un aussi grand homme que l'était J. Sobieski, si l'avarice extraordinaire de la reine, qui avait tout vendu et rançonné, et la hauteur de ses manières n'eût rendu ses enfants odieux à cause d'elle, et si elle eût été plus d'accord avec eux. Jacques, l'aîné, était fort mal avec elle, niais il était né avant l'élection de son père, ce qui le défavorisait fort; il était d'ailleurs peu aimé, et son mariage avec une palatine, soeur de l'impératrice, le rendait suspect. L'empereur le portait, sa mère le traversait; elle voulait un de ses deux cadets; mais ses trésors lui étaient plus chers encore. Bavière était son gendre, avait pour lui la mémoire du feu roi et d'être homme de guerre. Saxe avait aussi cette dernière qualité et son voisinage, qui avait fait connaître la douceur de ses moeurs et sa libéralité. Le duc de Lorraine était fils d'une soeur de l'empereur, qui avait été reine de Pologne, et d'un des plus grands capitaines de son siècle, plus effectivement porté par l'empereur que Jacques Sobieski. Enfin le prince Louis de Bade se mit aussi sur les rangs comme un capitaine expérimenté, peut-être plus pour l'honneur d'y prétendre que par aucune espérance d'y réussir.

La naissance du prince de Conti, si supérieure à celle de ces candidats, ses qualités aimables et militaires, qui s'étaient fait connaître en Hongrie, et qu'il avait si bien soutenues depuis, la qualité de neveu et d'élève de ce fameux prince de Condé, et celle d'héritier et de cousin germain du comte de Saint-Paul, qui était encore regretté en Pologne, et dont il avait réuni tous les suffrages lorsqu'il mourut, firent tout espérer à l'abbé de Polignac, qui voyait pour soi le chapeau de cardinal pour récompense, dont les Polonais sont peu amoureux, et que leurs rois donnent fort ordinairement à des étrangers, de la façon desquels nous en avions en France. Le roi voulut donc voir ce que le prince de Conti pourrait faire. Il l'entretint plusieurs fois en particulier, ce qui ne lui arrivait guère. Il vendit pour six cent mille livres de terres à des gens d'affaires, avec la faculté de les pouvoir reprendre dans trois ans pour le même prix; cette somme fut envoyée en Pologne, et le roi promit de la rendre si l'élection ne réussissait pas.

Pendant un temps si critique pour les candidats, les princes Alex. et Const. Sobieski voyageaient et vinrent jusqu'à Paris pour y recevoir l'ordre, qu'ils portaient dès avant la mort du roi leur père, qui l'avait instamment demandé pour eux. Pour sonder les traitements qu'ils désiraient, ils demeurèrent incognito, et néanmoins le roi leur donna comme aux gens titrés la distinction de baiser la princesse et Madame. Mme de Béthune, soeur de la reine leur mère, arrivait aussi de Pologne, où son mari avait été longtemps ambassadeur, et était mort en la même qualité en Suède. Elle avait été dame d'atours de la reine en survivance de sa belle-mère, soeur du duc de Saint-Aignan. C'était une femme d'esprit, hardie, entreprenante, qui, à l'abri de ses neveux Sobieski, se mit dans la tête de faire accroire que, parce qu'elle avait été dame d'atours de la reine, elle devait baiser les filles de France. Madame en fut la dupe et la baisa. Avec cet exemple, par lequel elle avait commencé, elle crut être admise au même honneur par la princesse. Mais la duchesse du Lude, à la cour de tout temps, et qui savait et avait vu le contraire, n'osa le prendre sur elle. Le roi, informé de la prétention, la trouva impertinente et fausse, et fort mauvais que Madame s'y fût laissé tromper. Mme de Béthune, qui savait fort bien que sa prétention était une entreprise, la laissa promptement tomber, et fut présentée à la princesse sans la baiser.

Coetquen en arrivant épousa la seconde fille du duc de Noailles: il n'avait point de père, était riche et fils de Mme de Coetquen, célèbre par la passion de M. de Turenne, et le secret de Gand qui lui échappa; elle était soeur du duc de Rohan, de Mme de Soubise, dont la beauté a fait une si éclatante fortune, et de la princesse d'Espinoy, tous enfants de l'héritière de Rohan qui épousa le Chabot. Ainsi le père et les filles devinrent célèbres par le bonheur de l'amour. Coetquen n'en tint rien: il épousa, pour le crédit des Noailles, la plus laide et la plus dégoûtante créature qu'on sût voir, et il prétendit plaisamment qu'on lui avait fait voir la troisième qui était jolie, puis qu'on l'avait trompé et donné l'autre. Le mariage aussi fut peu heureux.

L'année finit par deux morts et deux disgrâces: l'abbé Pelletier, conseiller d'État, habile, mais fort rustre, qui mourut d'apoplexie presqu'en sortant de dîner chez son frère, le ministre d'État, et le duc de Roannais. Il avait perdu son père avant son grand-père, auquel il avait succédé au gouvernement de Poitou et à sa dignité en 1642. Faute de pairs, rares alors et dispersés dans leurs gouvernements dans ces temps de troubles, il eut l'honneur de représenter le comte de Flandre au sacre du roi n'ayant pas trente ans. C'était un homme de beaucoup d'esprit et de savoir, qui tourna de fort bonne heure à la retraite et à une grande dévotion qui l'éloigna absolument du mariage. M. de La Feuillade en profita dans sa faveur. Il traita avec lui, lui donna gros du duché de Roannais, épousa sa soeur en avril 1667, et sur sa démission, en conservant le rang et les honneurs, obtint pour soi une érection nouvelle, vérifiée au parlement en août la même année. Bientôt après, M. de Roannais ne parut plus, prit une manière d'habit d'ecclésiastique sans être jamais entré dans les ordres, et vécut dans une grande piété et dans une profonde retraite, et mourut de même fort âgé à Saint-Just, près Méry-sur-Seine.

Rubantel et Mme de Saint-Géran furent les deux disgraciés: j'ai assez parlé de celle-ci pour n'avoir rien à y ajouter. Elle était fort bien avec les princesses, et mangeuse, aimant la bonne chère, et bonne en privé comme Mme de Chartres et Mme la Duchesse. Cette dernière avait une petite maison dans le parc de Versailles, auprès de la porte de Sartori qu'elle appelait le Désert, que le roi lui avait donnée pour l'amuser et qu'elle avait assez joliment ajustée pour s'y aller promener et faire des collations. Les repas se fortifièrent, devinrent plus gais, et à la fin mirent M. le Duc de mauvaise humeur, et M. le Prince en impatience. Ils se fâchèrent inutilement, et à la fin ils portèrent leurs plaintes au roi, qui gronda Mme la duchesse et lui défendit d'allonger ces sortes de repas, et surtout d'y mener certaine compagnie. Si Mme de Saint-Géran ne fut pas du nombre des interdites, elle le dut à sa première année de deuil, pendant laquelle le roi ne crut pas qu'elle pût être de ces parties, mais il s'expliqua assez sur elle pour que Mme la duchesse ne pût pas douter qu'elle n'était pas approuvée pour en être. Quelques mois se passèrent avec plus de ménagement, et Mme la duchesse compta que tout était oublié. Sur ce pied-là elle pressa Mme de Saint-Géran de venir souper avec elle de bonne heure au Désert, pour être au cabinet au sortir du souper du roi à l'ordinaire. Mme de Saint-Géran craignit, se défendit; mais, comme elle aimait à se divertir et qu'elle ne laissait pas d'être imprudente, elle espéra qu'on ne saurait pas qu'elle y aurait été, que sa première année de deuil détournerait même le soupçon, et que Mme la duchesse paraissant le soir au cabinet, il n'y aurait rien à reprendre. Elle se laissa donc aller; et, comme elle était de fort bonne compagnie, elle mit si bien tout en gaieté, que l'heure de retourner à temps pour le cabinet était insensiblement passée, le repas et ses suites gagnèrent fort avant dans la nuit. Voilà M. le Duc et M. le Prince aux champs, et le roi en colère, qui voulut savoir qui était du souper. Mme de Saint-Géran fut nommée; sa première année de deuil aggrava le crime; tout tomba sur elle: elle fut exilée à vingt lieues de la cour, sans fixer le lieu, et Mme la Duchesse bien grondée. En femme d'esprit, Mme de Saint-Géran choisit Rouen, et dans Rouen le couvent de Bellefonds dont une de ses parentes était abbesse. Elle dit qu'ayant eu le malheur de déplaire au roi, il n'y avait pour elle qu'un couvent; et cela fut fort approuvé.

Rubantel était un homme de peu, qui, à force d'acheter et de longueur de temps, était devenu lieutenant-colonel du régiment des gardes et ancien lieutenant général. Il l'était fort bon, fort entendu pour l'infanterie, fort brave homme, fort honnête homme et fort estimé, une grande valeur et un grand désintéressement, et vivant fort noblement à l'armée où il était employé tous les ans comme lieutenant général. Avec ces qualités, il était épineux, volontiers chagrin et supportait impatiemment des vétilles et des détails du maréchal de Boufflers, dans le régiment des gardes. Le maréchal eut beau faire pour lui adoucir l'humeur, plus Rubantel en recevait d'avances, plus il se croyait compté, et plus il était difficile, tant qu'à la fin la froideur succéda, et bientôt la brouillerie et les plaintes. Rubantel, quoique difficile à vivre, était aimé, parce qu'il avait toujours de l'argent et qu'il le prêtait fort librement et obligeamment : cela lui avait attaché beaucoup de gens dans le régiment des gardes, outre ce qui se trouve toujours dans un grand corps de frondeurs et de mécontents qui se ralliaient à lui. À la fin, le maréchal de Boufflers, fatigué de tout cela, proposa au roi de tirer honnêtement Rubantel du régiment des gardes, avec lequel il n'y avait plus moyen pour lui de demeurer. Le roi, qui de longue main connaissait l'humeur de Rubantel, qui aimait le maréchal et qui était jaloux de la subordination, fit dire par Barbezieux à Rubantel qu'il lui permettait de vendre sa compagnie, lui continuait sa pension de quatre mille livres et qu'il lui donnait le gouvernement du fort de Barreaux, qu'il ne lui aurait pas donné sans l'instante prière de M. de Boufflers, par le mécontentement qu'il avait de sa conduite avec ce maréchal son colonel; et d'Avejan, premier capitaine aux gardes, fut lieutenant-colonel. C'était à Versailles que Rubantel reçut ce discours. Il en fut si outré qu'il ne voulut d'aucune grâce, s'en alla à Paris sans voir le roi, et ne l'a jamais revu ni songé à servir depuis.

Au retour de l'armée, nous trouvâmes Mme de Castries établie à la cour dame d'atours de Mme la duchesse de Chartres, au lieu de Mme de Mailly. Par la bâtardise de cette princesse, Mme de Castries était sa cousine germaine, enfants du frère et de la soeur. L'état triste où se trouva le cardinal Bonzi, après un fort brillant, avait fait son mariage. Il se trouvera peut-être ailleurs occasion de parler de lui, sans faire ici une trop longue parenthèse. Il suffit de dire qu'après s'être fort distingué en diverses ambassades et avoir eu, du consentement du roi, la nomination de Pologne, passé par les sièges de Béziers, Toulouse et Narbonne, il avait été longtemps roi de Languedoc par l'autorité de sa place, son crédit à la cour et l'amour de la province. Bâville, qui y était intendant, second fils du premier président Lamoignon, y voulut régner, et en sut venir à bout. L'abaissement du cardinal lui fut insupportable; il tâcha de se relever, tous ses efforts furent inutiles. Sa soeur unique, qu'il aimait tendrement, avait épousé M. de Castries du nom de La Croix, qui était riche pour une fille qui n'avait rien. Il était veuf, sans enfants, de la mère de M. de La Feuillade et de M. de Metz. La faveur de son beau-frère lui procura le gouvernement de Montpellier, ensuite une des trois lieutenances générales de Languedoc, enfin l'ordre du Saint-Esprit, en 1661, et il fut un de ceux que le duc d'Arpajon reçut à Pézenas, avec M. le prince de Conti, par commission du roi. Il mourut en 1674, à soixante-trois ans, et laissa des filles et deux fils dont l'aîné se distingua extrêmement à la guerre par sa capacité et par des actions brillantes de valeur. C'était d'ailleurs un homme pétri d'honneur et de vertu, doux, sage, poli, fort aimé et de bonne compagnie. Il lutta longtemps contre sa mauvaise santé et un asthme qu'il eut dès sa première jeunesse, mais qui fut à la fin le plus fort, et le força, près d'être maréchal de camp, à quitter un métier auquel il était propre, qu'il aimait avec passion et qui l'aurait apparemment mené loin.

M. du Maine était gouverneur de Languedoc; le cardinal Bonzi, à bout de douleur et de ressources, en chercha dans cet appui, et c'est ce qui fit le mariage de son neveu. M. du Maine s'en chargea, le régla et le conclut. Cela n'était pas difficile: Mlle de Vivonne n'avait rien que sa naissance, et le cardinal et sa soeur ne cherchaient qu'une grande alliance et un soutien domestique contre Bâville. Mme de Montespan fit la noce en mai 1693, chez elle, à Saint-Joseph, et se chargea de loger et nourrir les mariés. M. du Maine promit merveilles, et, à son ordinaire, ne tint rien. Il ménageait son crédit pour soi tout seul, et se serait bien gardé de choquer le dégoût du roi pour la conduite du cardinal Bonzi ni ses ministres, et le goût qu'ils lui avaient donné pour Bâville; mais à l'égard de la place de dame d'atours de Mme la duchesse de Chartres peu courue, et par des gens dont M. du Maine n'avait aucune raison de s'embarrasser, il ne put refuser à Mme de Montespan, quelque peu cordialement qu'ils fussent ensemble, à Mme la duchesse de Chartres avec qui il vivait alors intimement, et à sa propre pudeur pour des gens dont il avait fait le mariage, et qui n'avaient trouvé en lui rien moins que ce qui l'avait fait faire, de s'intéresser pour eux en chose si fort de leur convenance et qui ne lui coûtait rien. Il obtint donc cette place du roi et de Mme de Maintenon, sans laquelle ces sortes d'emplois ne s'accordaient point, et se donna le mérite de le mander en Languedoc où étaient M. et Mme de Castries et le cardinal Bonzi, avant qu'ils pussent savoir que ce poste était à remplir. Ils demeurèrent encore quelque temps chez eux à achever leurs affaires, et puis vinrent s'établir pour toujours à la cour.

Mme de Castries était un quart de femme, une espèce de biscuit manqué, extrêmement petite, mais bien prise, et aurait passé dans un médiocre anneau; ni derrière, ni gorge, ni menton, fort laide, l'air toujours en peine et étonné, avec cela une physionomie qui éclatait d'esprit et qui tenait encore plus parole. Elle savait tout: histoire, philosophie, mathématiques, langues savantes, et jamais il ne paraissait qu'elle sût mieux que parler français, mais son parler avait une justesse, une énergie, une éloquence, une grâce jusque dans les choses les plus communes, avec ce tour unique qui n'est propre qu'aux Mortemart. Aimable, amusante, gaie, sérieuse, toute à tous; charmante quand elle voulait plaire, plaisante naturellement avec la dernière finesse sans la vouloir être, et assenant aussi les ridicules à ne les jamais oublier, glorieuse, choquée de mille choses avec un ton plaintif qui emportait la pièce, cruellement méchante quand il lui plaisait, et fort bonne amie, polie, gracieuse, obligeante en général, sans aucune galanterie, mais délicate sur l'esprit et amoureuse de l'esprit où elle le trouvait à son gré; avec cela un talent de raconter qui charmait, et, quand elle voulait faire un roman sur-le-champ, une source de production, de variété et d'agrément qui étonnait. Avec sa gloire, elle se croyait bien mariée par l'amitié qu'elle eut pour son mari. Elle l'étendit sur tout ce qui lui appartenait, et elle était aussi glorieuse pour lui que pour elle; elle en recevait le réciproque et toutes sortes d'égards et de respects.

On ajouta bientôt après une nouvelle personne à la suite, mais intérieure, de Mme la duchesse de Chartres; mais sans aller à Marly, ni paraître avec elle en public hors de son appartement, sinon en des voyages ou en des choses familières. Ce fut Mme de Jussac, qui avait été sa gouvernante, et qui sut allier la plus constante confiance de Mme de Montespan avec l'estime de Mme de Maintenon. Elle s'appelait Saint-Just, et avait été longtemps auprès de la première femme de mon père, qui, par confiance, la donna à ma soeur, quand elle épousa le duc de Brissac. Les brouilleries domestiques, qui ne tardèrent pas, l'en détachèrent. Elle entra chez Mme de Montespan, qui, après, la mit auprès de Mlle de Blois, dont elle fut gouvernante jusqu'à son mariage avec M. le duc de Chartres. Son mari fut tué, écuyer de M. le duc du Maine, à la bataille de Fleurus, en 1690. C'était une grande femme, de bonne mine, et qui avait été fort agréable, et toujours parfaitement vertueuse. Elle était douce, modeste, bonne, mais sage et avisée; qui connaissait fort le monde et les gens; vraie et droite, polie, respectueuse, toujours en sa place; et qui, avec la confiance et l'amitié intime de Mme la duchesse de Chartres et de Mme de Montespan, et depuis, avec assez de confiance de Mme de Maintenon, ne voyait rien à l'aveugle, discernait tout, et sut toujours se bien démêler, sans flatterie et sans fausseté, et sans rien perdre avec elles. Elle sut aussi s'attirer une vraie considération et des amis distingués à la cour, quand elle y fut mise, et toujours sans sortir de son état, ni oublier avec nous ce qu'elle y avait été. Il est très singulier qu'avec très peu de bien, elle maria ses deux filles à deux frères, MM. d'Armentières et de Conflans qui n'avaient rien, et que ce soient ces deux mariages qui les aient remis au monde, et le chevalier de Conflans, leur troisième frère, et qui les aient tirés de la poussière où l'indigence faisait languir cette ancienne maison depuis si longtemps.

Suite
[50]
On appelait ainsi les rois de Pologne qui étaient eux-mêmes Polonais, comme Jean Sobieski.