CHAPITRE V.

1698

Année 1698. Éclat et accommodement de l'archevêque de Reims et des jésuites. — Deux lourdes sottises de Sainctot, introducteur des ambassadeurs. — Mensonge d'une tapisserie du roi, etc., réformé. — Dispute de rang entre Mmes d'Elboeuf et de Lislebonne. — Mort du P. de Chevigny. — Mort de la duchesse de Berwick. — Mariage de M. de Lévi et de Mlle de Chevreuse. — Mariage du comte d'Estrées et d'une fille du duc de Noailles, faite dame du palais, avec la marquise de Lévi. — Mariage de Mortagne et de Mme de Quintin. — Bissy, évêque de Toul, depuis cardinal, refuse l'archevêché de Bordeaux. — Vaïni, chevalier de l'ordre. — Chevaliers du Saint-Esprit romain en 1675. — L'ordre renvoyé en 1688 par le duc de Bracciano. — Électeur de Saxe pleinement roi de Pologne. — Mort de M. d'Hanovre. — Obrecht va à Ratisbonne pour les affaires de Madame avec l'électeur palatin.

L'année commença par l'accommodement que le premier président fit par ordre du roi des jésuites avec l'archevêque de Reims. Ce prélat, à l'occasion d'une ordonnance qu'il avait faite sur la fin de l'année dernière dans son diocèse, s'y était exprimé sur la doctrine et sur la morale d'une manière qui déplut aux jésuites. Ils essayèrent de faire en sorte que l'archevêque s'expliquât d'une manière publique qui les mit hors d'intérêt. C'est ce qu'il ne voulut point faire, tellement que ces pères, peu accoutumés à trouver de la résistance nulle part, et à dominer les prélats les plus considérables, tout au moins à en être ménagés avec beaucoup de circonspection, éclatèrent contre celui-ci par un écrit qui ne le ménageait pas, mais qui, à tout hasard, les laissait libres, parce qu'il parut sans nom d'auteur. L'archevêque en porta ses plaintes au roi avec tant de menaces, que l'écrit fut supprimé autant qu'il le put être, et l'imprimeur sévèrement châtié. Cela ne contenta pas l'archevêque; ses menaces continuèrent. Les jésuites, déjà mortifiés de ce qui venait d'arriver, se servirent de la porte de derrière qu'ils s'étaient ménagée, et protestèrent qu'ils ignoraient l'auteur de l'écrit. Avec une humiliation pour eux si nouvelle, ils espérèrent tout de leur crédit auprès du roi, et que l'archevêque à son tour se trouverait heureux de leur désaveu; mais il se trouva qu'ils avaient affaire à un homme qui ne les aimait, ni ne les craignait, ni ne les ménageait; qui dans le fond avait raison; que son siège, ses richesses, son neveu, et sa doctrine rendaient considérables; qui était personnellement fort bien et dans la familiarité du roi; qui était soutenu par MM. de Paris, de Meaux, et même par M. de Chartres, les prélats alors les plus en faveur, et avec qui il s'était comme enrôlé contre M. de Cambrai. Les jésuites ne purent donc rien obtenir, sinon que le roi parlerait à M. de Reims pour qu'il ne les poussât point à bout par des écrits, et une interdiction dans son diocèse, mais qu'il voulait qu'il fût content, et qu'il chargerait le premier président de cette affaire.

Elle fut bientôt finie. L'archevêque n'osa pousser les choses à bout, et voulut faire sa cour, et les jésuites, au désespoir de s'être embourbés avec trop de confiance, ne cherchaient qu'à sortir de ce mauvais pas. Cela finit donc, de l'avis du premier président, par une visite à l'archevêque du provincial et des trois supérieurs des trois maisons de Paris, qui sans lui parler plus de son ordonnance, ne lui demandèrent autre chose que de vouloir être persuadé de la sincérité de leurs respects, et de la protestation qu'ils lui faisaient qu'aucun des leurs n'était capable d'avoir fait l'écrit dont il avait lieu de se plaindre, qu'il avait paru sans qu'ils en eussent eu la moindre connaissance, et qu'ils l'improuvaient de tout leur coeur, en le suppliant de les honorer du retour de sa bienveillance. L'archevêque les reçut et leur répondit assez cavalièrement. Ils ne s'en aimèrent pas mieux, mais de part et d'autre, ils n'osèrent plus s'escarmoucher.

Sainctot, introducteur des ambassadeurs, fit faire une sottise à la duchesse du Lude, qui pensa devenir embarrassante. Ferreiro, chevalier de l'Annonciade, et ambassadeur de Savoie, allant à une audience de cérémonie chez Mme la duchesse de Bourgogne, Sainctot dit à la duchesse du Lude qu'elle devait aller le recevoir dans l'antichambre avec toutes les dames du palais. Celles-ci, jalouses de n'être point sous la charge de la dame d'honneur, ne l'y voulurent point accompagner; la duchesse du Lude allégua qu'elle ne se souvenait point d'avoir vu les autres dames d'honneur de la reine, ni de Mme la Dauphine, aller recevoir les ambassadeurs. Sainctot lui maintint que cela se devait, et l'entraîna à le faire. Le roi le trouva mauvais, et lava la tête le jour même à Sainctot; mais l'embarras fut qu'aucun autre ambassadeur ne voulut prendre cette même audience sans recevoir le même honneur. On eut toutes les peines du monde à leur faire entendre raison sur une nouveauté faite par une ignorance qui ne pouvait tourner en usage et en règle, et ce ne fut qu'après une longue négociation et des courriers dépêchés à leurs maîtres et revenus plus d'une fois qu'ils se contentèrent chacun d'un écrit signé de Torcy, portant attestation que cela ne s'était jamais pratiqué pour aucun ambassadeur, que ce qui s'était passé à l'égard de Ferreiro était une ignorance, et que cette faute ne se commettrait plus. Avec cet écrit, ils prirent leur audience, la duchesse du Lude ne bougeant de sa place, auprès et en arrière de Mme la duchesse de Bourgogne.

À quelque temps de là, le même Sainctot en fit bien une autre. Heemskerke, ambassadeur de Hollande, avait amené sa femme et sa fille. Sa femme eut son audience publique de Mme la duchesse de Bourgogne, assise au milieu du cercle, à la droite de la duchesse du Lude, chacune sur leur tabouret, comme c'est l'usage. En arrivant, reçue en dedans de la porte par la dame d'honneur, elle la mena par la main à Mme la duchesse de Bourgogne, à qui elle baisa le bas de la robe, et dont tout de suite elle fut baisée, comme cela est de droit pour toutes les femmes titrées. En même temps, elle présenta sa fille, qui l'avait suivie avec Sainctot, dont c'est la charge. La fille baisa le bas de la robe, et tout aussitôt se présenta pour être baisée. Mme la duchesse de Bourgogne étonnée hésite, la duchesse du Lude fait signe de la tête que non; Sainctot n'en fait pas à deux fois, et hardiment pousse la fille de la main, et dit à Mme la duchesse de Bourgogne: « Baisez, Madame, cela est dû. » À cela (et le tout fut fait en un tour de main), Mme la duchesse de Bourgogne, jeune, toute neuve, embarrassée de faire un affront, eut plus tôt fait de déférer à Sainctot, et sur sa périlleuse parole la baisa. Tout le cercle en murmura tout haut, et femmes assises, et dames debout, et courtisans. Le roi, qui survient toujours à ces sortes d'audiences pour faire l'honneur à l'ambassadrice de la saluer et ne la recevoir point chez lui, n'en sut rien dans cette foule. Au partir de là, l'ambassadrice alla chez Madame. Même cérémonie et même entreprise pour la fille. Madame, qui en avait reçu tant et plus en sa vie, voyant la fille approcher son minois, se recula très brusquement. Sainctot lui dit que Mme la duchesse de Bourgogne lui venait de faire l'honneur de la baiser. « Tant pis! répondit Madame fort haut, c'est une sottise que vous lui avez fait faire, que je ne suivrai pas. » Cela fit grand bruit; le roi ne tarda pas à le savoir. Sur-le-champ, il envoya chercher Sainctot, et lui dit qu'il ne savait qui le tenait de ne le pas chasser et lui ôter sa charge; et de là lui lava la tête d'une manière plus fâcheuse qu'il ne lui était ordinaire quand il réprimandait. De ceci, les ambassadeurs ne s'en émurent point: leur caractère qui se communique à leurs femmes, parce que mari et femme ne sont qu'un, ne va pas jusqu'à leurs enfants, et ils ne prétendirent rien là-dessus. Ce Sainctot était un homme qui faisait ce qu'il voulait, et favorisait qui il lui plaisait, au hasard d'être grondé si le cas y échéait; ce qui n'arrivait guère par l'ignorance et le peu de cas qu'il s'introduisit de faire des cérémonies.

Cela me fait souvenir d'une friponnerie insigne qu'il fit étant maître des cérémonies, charge qu'il vendit pour acheter celle d'introducteur des ambassadeurs, et que je découvris par le plus grand hasard du monde. Je ne ferai point ici une digression de la célèbre affaire des Corses à Rome et du duc de Créqui, ambassadeur de France, et du traité de Pise qui la termina en 1664, qui sont choses connues de tout le monde. Par ce traité, entre autres articles, il fut réglé que la satisfaction convenue et mise par écrit serait faite au roi, et lue par le cardinal Chigi, neveu du pape et envoyé exprès légat a latere, en présence des grands du royaume. L'audience s'allant donner dans peu de jours, le roi envoya le grand maître des cérémonies avertir de sa part tous les ducs de s'y trouver. Les ducs demandèrent d'y être couverts. La reine mère, qui de tout temps favorisait les princes étrangers, par amitié pour la comtesse d'Harcourt et la duchesse d'Épernon sa soeur qui en avaient le rang, et qui de tout temps avaient été ses favorites, crut faire beaucoup pour eux que faire décider que personne en cette audience ne serait couvert que le légat seul. Cela ne faisait rien à Monsieur ni aux princes du sang, qui ne s'y trouvèrent pas, parce que le légat eut un fauteuil, dans lequel il fit sa lecture et son compliment, et que Monsieur même n'aurait pu avoir un tabouret. Les comtes de Soissons et d'Harcourt, nommés pour mener le légat à l'audience, demandèrent à en être excusés puisqu'ils ne se couvriraient point. Ils furent refusés, ils le menèrent, demeurèrent tête nue à toute l'audience, et le ramenèrent. Ces faits n'ont jamais été contestés par les princes ni par personne.

Étant allé un matin faire ma cour au roi à Meudon, où il était libre aux courtisans d'aller, le hasard fit qu'après le lever du roi, j'allai m'asseoir dans une pièce par où le roi allait passer pour aller à la messe, qu'on appelait la chambre de Madame. Justement la tapisserie qui fut faite de cette audience avec les visages au naturel était tendue dans cette chambre. Je remarquai que les deux comtes de Soissons et d'Harcourt y étaient représentés couverts. Je me récriai sur cette faute. Chamlay, assis auprès de moi, répondit que MM. de Savoie et de Lorraine étaient couverts aux audiences. J'en convins, mais je lui appris la différence de celle-ci. Je sentis ou la ruse des princes de s'être dédommagés pour l'avenir par une tapisserie subsistante, ou la sottise de ceux qui l'avaient faite. J'en parlai aux ducs de Chaulnes, encore alors en pleine santé, de Chevreuse, de Coislin, qui avaient été à cette audience, et à d'autres encore. M. de Luxembourg, qui vivait et qui s'y était trouvé, et qui avec MM. de Chaumes et de Coislin s'était le plus remué lors de cette audience, entra dans cette méprise. Ils parlèrent à Sainctot qui était lors maître des cérémonies. Il convint tout d'abord qu'il était vrai que les deux comtes étaient demeurés découverts, et à toute l'audience, et que le légat seul y fut couvert. Ces messieurs lui proposèrent de faire une note sur son registre du mensonge de la tapisserie. Il renifla, et fit ce qu'il put pour leur persuader que cela n'était pas nécessaire, et on va voir pourquoi; mais comme il vit qu'ils s'échauffaient, et qu'ils parlaient de le demander au roi, il n'osa plus résister. Ils allèrent donc avec lui chez Desgranges, maître des cérémonies. Il montra le registre, mais il se trouva qu'il ne portait pas un mot qu'il y eût quelqu'un de couvert ou non, d'où il résultait que les deux comtes l'avaient été, puisque, l'étant toujours, la différence de ne l'être pas cette fois-là valait bien la peine d'être exprimée. Ces messieurs ne purent s'empêcher de montrer à Sainctot qu'ils sentaient vivement son infidélité; lui aux excuses de la négligence et bien honteux. Il écrivit à la marge tout ce que ces messieurs lui dictèrent sur la tapisserie, et le signa; mais cela fit que ces messieurs ne s'en contentèrent pas, et qu'ils se firent donner chacun un certificat par Sainctot, et de la vérité du fait, et du mensonge de la tapisserie, et du silence du registre, et de ce qui y avait été mis en marge. Il les fournit dès le lendemain avec force compliments, et se tint heureux qu'on n'en fît pas plus de bruit. Et voilà comment les rangs sont entre les mains de gens de peu qui s'en croient les maîtres, et qui se croient en droit de faire plaisir à qui il leur plaît aux dépens de vérité et de justice. C'est une contagion qui a passé depuis aux grands maîtres et aux maîtres des cérémonies, et même à ceux du Saint-Esprit. Blainville, beau-frère de M. de Chevreuse, qui n'était pas duc en 1664, mais qui était à la cour, et fils du duc de Luynes, qui agit lors avec les autres, était grand maître des cérémonies, charge qu'il avait eue de M. de Rhodes; ainsi il ne fut question que du registre de Sainctot.

La révérence en mante, que les dames de Lorraine vinrent faire au roi sur la mort de la reine-duchesse, mère de M. de Lorraine, fit schisme entre elles. Mme de Lislebonne, par sa bâtardise cousine germaine du père de M. de Lorraine, prétendit comme la plus proche marcher la première, et par conséquent, Mlle de Lislebonne et Mlle d'Espinoy ses filles immédiatement après elle. Mme d'Elboeuf, veuve de l'aîné de la maison de Lorraine en France, s'en moqua et l'emporta, de sorte que Mme de Lislebonne ni ses filles n'y voulurent pas aller. Mme de Valentinois n'y fut point non plus. Je ne sais ce qu'on lui mit dans la tête.

Le P. de Chevigny de l'Oratoire mourut en ce temps-ci. C'était un gentilhomme de bon lieu, qui avait servi longtemps avec réputation, et connu du roi. M. de Turenne l'aimait fort, et tous les généraux de ces temps-là l'estimaient. Cela l'avait fort mis dans le grand monde. Dieu le toucha et il se fit prêtre, se mit dans l'Oratoire, et le servit d'aussi bonne foi et d'aussi bon coeur qu'il avait servi le roi et le monde. Il conserva d'illustres amis dans sa retraite dont il ne sortait presque jamais. Il se trouva fort mêlé et lié avec tous les fameux jansénistes, et en butte à leurs persécuteurs. C'était un homme droit, franc, vrai, et d'une vertu simple, unie, militaire, mais grande, fidèle à Dieu, à ses amis et au parti qu'il croyait le meilleur. Cela embarrassa les pères de l'Oratoire. Il était ami intime de M. et de Mme de Liancourt. Sans quitter l'Oratoire il se retira avec eux, et après leur mort, M. de La Rochefoucauld, tout ignorant et tout courtisan qu'il était, mais qui avait un extrême respect pour la mémoire de M. et de Mme de Liancourt le pria tant de demeurer à Liancourt qu'il s'y fixa. Quand il y venait compagnie avec M. de La Rochefoucauld, on ne le voyait point, que M. de La Rochefoucauld, M. le maréchal de Lorges et quelques amis très particuliers, et quand le roi y passait, il se tapissait dans un grenier. À un de ces voyages du roi, je ne sais qui en parla. Le roi le voulut voir. Le P. de Chevigny en fut surpris, car le jansénisme l'avait fort barbouillé auprès de lui. Il fallut pourtant obéir, et M. de La Rochefoucauld l'amena. Le roi lui fit toutes sortes d'honnêtetés, et causa longtemps avec lui de ses anciennes guerres, puis de sa retraite. Le P. de Chevigny fut fort respectueux et mesuré, et point embarrassé. Ce fut à qui le verrait. Jamais il ne fut si aise qu'après que tout ce monde fut parti. Ce château, du temps de M. et de Mme de Liancourt, était le rendez-vous et l'asile des principaux jansénistes. Il le fut bien encore après. M. de La Rochefoucauld, qui les y avait tous vus, les aima toujours. Ce qui en restait y allait voir le P. de Chevigny. Il y mourut saintement comme il y avait vécu, sans cesse appliqué à la prière, à l'étude et à toutes sortes de bonnes oeuvres, et toujours gaiement et avec liberté. M. de La Rochefoucauld, M. de Duras, M. le maréchal de Lorges en furent fort affligés, et grand nombre d'autres personnes.

Le duc de Berwick perdit en même temps une très aimable femme, qu'il avait épousée par amour, et qui avait très bien réussi à la cour et à Saint-Germain. Elle était fille de milord Lucan, tué à Neerwinden, lieutenant général et capitaine des gardes du roi Jacques. Elle était à la première fleur de son âge, belle, touchante, faite à peindre, une nymphe. Elle mourut de consomption à Montpellier, où son mari l'avait menée pour la guérir par ce changement d'air. Elle lui laissa un fils.

Deux mariages amusèrent la cour au commencement de cette année. Celui de Mlle de Chevreuse avec le marquis de Lévi, qui en eut la lieutenance générale de Bourbonnais de son père où ils avaient leurs biens. C'était un jeune homme bien fait, tout militaire et fort débauché, qui n'avait jamais eu la plus légère teinture d'éducation, et qui, avec cela, avait de l'esprit, de la valeur, de l'honneur et beaucoup d'envie de faire. Son père était un homme de beaucoup d'esprit, sans aucunes moeurs, retiré chez lui, et fort obscur à Paris quand il y venait; la mère une joueuse sans fin et partout, avare à l'excès, et faite et mise comme une porteuse d'eau. Tout cela cadrait mal avec les moeurs et le génie de M. et de Mme de Chevreuse. La légèreté de la dot et une naissance susceptible de tout les déterminèrent, avec une place de dame du palais qui attendait Mlle de Chevreuse. Quand il fallut dresser le contrat de mariage, dont toutes les conditions étaient convenues, on fut arrêté sur le nom de baptême du marquis de Lévi. A. et Mme de Charlus se le demandèrent l'un à l'autre. Il se trouva qu'il n'en avait point; de là on douta s'il avait été baptisé. Tous trois l'ignoraient. Ils s'avisèrent que sa nourrice vivait encore, et qu'elle était à Paris. Ce fut elle qu'ils consultèrent. Elle leur apprit que, portant leur enfant avec eux en Bourbonnais pour le faire tenir au vieux marquis de Lévi son grand-père, M. Colbert, évêque d'Auxerre, chez qui ils couchèrent, en peine du voyage d'un enfant si tendre sans baptême et n'ayant pu leur persuader de le laisser ondoyer, avait le matin, avant qu'ils fussent éveillés, envoyé chercher la nourrice et l'enfant, et l'avait ondoyé dans sa chapelle, et les laissa partir après sans leur en avoir parlé; qu'arrivés en Bourbonnais, le baptême se remit plusieurs fois par divers contretemps, et que lorsqu'elle quitta la maison il n'avait pas été fait, dont elle ne s'était pas mise en peine parce qu'elle le savait ondoyé. Ce trait est si étrange que je le mets ici pour la curiosité, et parce qu'il sert plus que tout à caractériser des gens qui en sont capables. Il fallut donc en même jour faire au marquis de Lévi les cérémonies du baptême, lui faire faire sa première confession et sa première communion, et le soir à minuit, le marier à Paris à l'hôtel de Luynes.

Deux jours après, le comte d'Estrées épousa Mlle d'Ayen. Une vieille bourgeoise qui s'appelait Mlle de Toisy, riche et sans enfants, qui voyait bonne compagnie et fort au-dessus d'elle, amie du cardinal d'Estrées et fort ménagée par Mme de Noailles, donna une grande partie de la médiocre dot, et le cardinal d'Estrées, qui voyait la faveur des Noailles, et qui en espérait tout, acheva de sa bourse d'aplanir l'affaire. Il les maria et dit la messe à minuit dans la chapelle de Versailles, Mme la duchesse de Bourgogne et grand monde aux tribunes, et force conviés en bas, et la noce se fit chez M. de Noailles. Le lendemain la nouvelle marquise de Lévi et la nouvelle comtesse d'Estrées furent déclarées dames du palais.

Il s'en fit un troisième à Paris assez ridicule, de Mortagne avec Mme de Quintin. Elle et Montgomery, inspecteur de cavalerie dont j'ai parlé, étaient enfants des deux frères. Elle avait épousé le comte de Quintin qui était un Goyon, de même maison que MM. de Matignon, qui était fils du marquis de La Moussaye et d'une fille du maréchal de Bouillon, laquelle était soeur de la duchesse de La Trémoille, de Mmes de Roucy et de Duras, et des ducs de Bouillon et maréchal de Turenne, tous huguenots. M. de La Moussaye avait acheté la belle terre de Quintin en Bretagne du duc de La Trémoille son beau-frère, dont son fils porta le nom, qui était frère aîné de M. de La Moussaye, lieutenant général et attaché à M. le Prince, dans le parti duquel il mourut gouverneur de Stenay sans avoir été marié. Mme de Quintin avait été fort jolie, parfaitement bien faite, fort du monde, veuve de bonne heure sans enfants, riche de ses reprises et de trente mille livres de rente que M. le maréchal de Lorges lui faisait sa vie durant pour partie de l'acquisition de Quintin qu'il avait faite de son mari. En cet état et avec beaucoup d'esprit, elle vit la meilleure compagnie de la cour, et comme elle avait l'esprit galant et impérieux, elle devint une manière de fée qui dominait sur les soupirants sans se laisser toucher le bout du doigt qu'à bonnes enseignes, et de là, sur tout ce qui venait chez elle, toutefois avec jugement, et se fit une cour où on était en respect comme à la véritable, et aussi touché d'un regard et d'un mot qu'elle adressait. Elle avait un bon souper tous les soirs. Les grandes dames la voyaient comme les grands seigneurs. Elle s'était mise sur le pied de ne sortir jamais de chez elle, et de se lever de sa chaise pour fort peu de gens. Monsieur y allait; elle était la reine de Saint-Cloud, où elle n'allait qu'en bateau, et encore par grâce, et n'y faisait que ce qu'il lui plaisait. Elle y avait apprivoisé jusqu'à Madame qui l'allait voir aussi. Mme de Bouillon, autre reine de Paris, elle l'avait subjuguée, l'avait souvent chez elle, et le duc et le cardinal de Bouillon.

Le comte d'Auvergne fut longues années son esclave. M. de La Feuillade y venait deux fois la semaine souper de Versailles, et retournait au coucher du roi; et c'était une farce de la voir partager ses grâces entre lui et le comte d'Auvergne, qui rampait devant elle, malgré sa roguerie, et mourait à petit feu des airs et des préférences de l'autre. Le comte de Fiesque qui, avec beaucoup d'esprit, était une manière de cynique fort plaisant quelquefois, impatienté de cette fée, lui fit une chanson et mettre un matin sur sa porte en grosses lettres, comme les affiches d'indulgences aux églises: Impertinence plénière. Peu à peu la compagnie se mêla; le jeu prit un peu plus; l'avarice diminua la bonne chère. La Feuillade avait enfin expulsé le comte d'Auvergne, puis était mort. Le tribunal existait encore, et la décision souveraine sur tout ce qui se passait, mais il ne florissait plus tant. Mortagne, qui depuis vingt ans en était amoureux, et qui s'était fait la justice de n'oser le montrer que par une assiduité pleine de respect, et surtout de silence, parmi une si brillante cour, espéra alors que le moment était venu de couronner sa patience. Il osa soupirer tout haut et déclarer sa persévérance. Il était riche et capitaine de gendarmerie; de l'honneur, de la valeur, de la politesse, avec un esprit doux et médiocre. La fée fut touchée d'un amour si respectueux, si fidèle, si constant. Elle était vieille et devenue infirme; elle couronna son amour et l'épousa. Mortagne n'était rien; son nom était Collin. Il était des Pays-Bas voisins de celui de Liège. Son père ou son grand-père était homme d'affaires de la maison de Mortagne qui était ruinée. Il s'y était enrichi, en avait acheté les terres, et celui-ci en portait le nom. Il n'était rien moins que beau ni jeune; bien fait, mais un peu gras; engoncé et fort rouge. Pas un de ses valets ne l'avait vu sans perruque, ni s'habiller ou se déshabiller, d'où on jugeait qu'il avait sur lui quelque chose qu'il ne voulait pas montrer. Ce mariage surprit tout le monde, qui trouva Mortagne encore plus fou qu'elle de l'avoir fait. Cela leur diminua à tous deux l'estime et la considération du monde. La maison de Mme de Mortagne tomba fort; ils s'en consolèrent par l'abondance et par filer ensemble le parfait amour.

La mort de l'archevêque de Bordeaux de la maison d'Anglure, frère de Bourlemont, qui avait été auditeur de rote, fit donner cet archevêché à Bissy, évêque de Toul, qui, grand courtisan de Saint-Sulpice, avait tellement capté l'évêque de Chartres, qu'il l'avait fort prôné à Mme de Maintenon et au roi. Bissy, qu'on verra dans la suite faire une si grande fortune, ne crut pas le siège de Bordeaux propre à l'en approcher. Il en voulait un plus voisin de la cour, d'où il pût intriguer à son aise, et non pas se confiner à Bordeaux, et se fit un honneur auprès de ses dupes de ne vouloir pas quitter sa première épouse pauvre et d'un gouvernement fort étendu, pour être archevêque d'un beau siège et dans une grande ville. Toul, en attendant mieux, convenait plus à ses vues, et il y demeura. Bordeaux fut donné à Besons, évêque d'Aire, qui le remplit fort dignement. Son frère aîné était intendant de la province, et venait d'être fait conseiller d'État. C'était un des intendants du royaume des plus accrédités.

Le cardinal de Bouillon donna en même temps la dernière marque de son crédit. Sa princerie était sa folie dominante. Il en avait usurpé à Rome tous les avantages qu'il avait pu. Il y prétendait l'altesse éminentissime, qu'il se faisait donner partout par ses valets; personne autre à Rome ne voulut tâter de cette nouveauté. Il ne se rebuta point. Il trouva un gentilhomme romain fort à simple tonsure, qui, avec de l'argent, s'était fait faire prince par le pape; et ces princes de pape sont à Rome même fort peu de chose. De sa personne, il était encore moins, mais bien fait, voyant les dames et avec de l'ambition. Il s'était attaché au cardinal de Bouillon en ses précédents voyages; en celui-ci il s'y attacha de plus en plus. Le cardinal lui fit grande montre de son crédit, et lui laissa entrevoir l'ordre par sa protection; c'en fut assez pour obtenir de lui l'altesse éminentissime, et tout aussitôt voilà toutes les dépêches du cardinal de Bouillon remplies de la convenance d'envoyer l'ordre à quelque baron romain, qui fit honneur à la France par son attachement, et qui servit bien ses ministres par ses avis et par son crédit, comme de temps en temps on en avait toujours honoré quelqu'un. Il vanta ensuite la naissance, l'esprit, la considération et le crédit de Vaïni à Rome, et les services qu'on en pourrait tirer, et fit tant enfin que le roi lui envoya l'ordre, c'est-à-dire le nomma à la Chandeleur, avec la permission, dès qu'il aurait fait ses preuves, de le porter, en attendant qu'il reçût le collier.

Si Vaïni en fut transporté d'aise, le cardinal de Bouillon le fut encore plus; mais tout Rome en fut étrangement scandalisé. Cette cour l'avait supporté dans le duc Lanti par son alliance pontificale, et parce qu'il était beau-frère du duc de Bracciano, le premier laïque de Rome sans dispute d'aucun, parce qu'il était plus vieux que le connétable Colonne, et qu'entre ces deux, incontestablement les premiers et avec de grandes distinctions très établies au-dessus de tous autres, ils ne se précèdent l'un l'autre que par l'âge. Le duc de Bracciano avait longtemps porté le collier de l'ordre du Saint-Esprit, et c'étaient des Ursins, des Colonne, des Sforce qui l'avaient eu, bien différents en tout de Vaïni.

Je dis que le duc de Bracciano l'avait porté longtemps. M. de Nevers, par commission du roi, le lui avait donné à Rome, en septembre 1675, et le même jour au duc Sforce, veuf d'une Colonne, et lors gendre de Mme de Thianges, soeur de Mme de Montespan (et sa femme est la duchesse Sforce qu'après sa mort nous avons tant vue à la cour), et au prince de Sonnino qui était Colonne fils du connétable. Tout cela n'était point des Vaïni. Lors de l'éclat entre Innocent XI et le roi pour les franchises du quartier des ambassadeurs à Rome, et que M. de Lavardin l'était en 1688, que ce pape ne voulut jamais voir et qu'il excommunia, le duc de Bracciano renvoya au roi le collier de son ordre, quoique marié à une Françoise, depuis la célèbre princesse des Ursins, et prit la Toison d'or du roi d'Espagne; c'est le premier depuis l'institution de l'ordre du Saint-Esprit qui l'ait renvoyé.

Parlant des pays étrangers, il est temps de dire que l'électeur de Saxe, de plus en plus établi en Pologne, s'était réconcilié presque tous les grands qui s'étaient opposés à lui, et le primat même, qui enfin l'avait reconnu. Il était à Varsovie, et toutes les puissances de l'Europe l'avaient félicité comme roi de Pologne. Le nonce Davia l'avait fort utilement servi à Rome, mais tous ces exemples ne purent encore rien sur le roi qui ne pouvait voir le prince de Conti, sans un grand déplaisir de n'avoir pu s'en défaire honnêtement par une couronne.

Madame, qui pleurait tous ses parents selon le degré de parenté, comme les autres en portent le deuil, fut très affligée de la mort du nouvel et premier électeur d'Hanovre. Il avait épousé Sophie, fille d'une fille du malheureux roi d'Angleterre, Charles Ier, et de l'électeur palatin qui se fit roi de Bohême, et qui perdit ses États et mourut proscrit. Quoique Madame n'eût jamais guère vu cette tante, elle lui écrivait fidèlement des volumes deux et trois fois la semaine, depuis qu'elle était en France. Le roi l'alla voir sur cette mort. Ses affaires ne finissaient point avec l'électeur palatin, qui avait à payer, et qui différait toujours sur toutes sortes de prétextes. Le roi voulut envoyer pour cela à Ratisbonne Crécy qui entendait bien les affaires d'Allemagne; mais celle-ci était une affaire de droit et un procès dont Crécy aima mieux se débarrasser sur un autre, et il proposa Obrecht qui y fut envoyé. C'était le préteur royal de Strasbourg, un génie fort au-dessus de son état, et l'homme d'Allemagne qui en possédait le mieux les lois et les coutumes. M. de Louvois le sut gagner; et lui sut mettre les troupes du roi dans Strasbourg en pleine paix, sans coup férir, qui nous est demeuré depuis.

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