CHAPITRE XVII.

1699

Condamnation à Rome du livre de l'archevêque de Cambrai. — Conduite du cardinal de Bouillon. — Belle réponse du duc de Beauvilliers au roi. — Soumission illustre de l'archevêque de Cambrai. — Acceptation du jugement du pape par les assemblées d'évêques par métropoles en jugeant. — Enregistrement au parlement. — Procédé de l'archevêque de Cambrai et de l'évêque de Saint-Omer à l'assemblée provinciale. — Mort du comte de Mailly, de Thury, de Frontenac, de Racine; sa funeste distraction. — Mort du duc de La Force. — Valincour mis à l'histoire du roi en la place de Racine. — Mort de l'évêque de Luçon, Barillon. — Mariage du duc de Choiseul avec Mme Brûlart. — Mariage du roi des Romains; pourquoi la part différée. — Style de s'écrire entre l'empereur et le roi. — Traitements d'ambassadeurs de tête couronnée à l'ambassadeur du grand-duc à Vienne, nulle part ailleurs. — Naissance du prince de Piémont. — Le roi paye les dettes de Mme la Duchesse et de Monseigneur, et lui double ses mois. — Augmentation de quarante-deux mille livres d'appointements à M. de La Rochefoucauld. — Pension secrète de vingt mille livres à l'évêque de Chartres. — M. de Vendôme change l'administration de ses affaires, et va publiquement suer la vérole. — Mort de Savary, assassiné. — Mort de l'abbé de La Châtre. — Le roi fait revenir tous les prétendants de Neuchâtel. — Deux vols au roi fort étranges. — Vaïni à la cour. — Fériol ambassadeur à Constantinople. — Situation du comte de Portland. — Courte disgrâce de la comtesse de Grammont.

L'affaire de M. de Cambrai touchait à son terme et faisait plus de bruit que jamais. Ce prélat faisait tous les jours quelque nouvel ouvrage pour éclaircir et soutenir ses Maximes des saints, et y mettait tout l'esprit imaginable. Ses trois antagonistes y répondaient chacun à part; l'amertume à la fin surnagea de part et d'autre, et, à l'exception de M. de Paris qui se contint toujours dans une grande modération, M. de Cambrai et MM. de Meaux et de Chartres se traitèrent fort mal. Le roi pressait le jugement à Rome, où, fort mécontent de la conduite du cardinal de Bouillon à cet égard, il crut hâter l'affaire en donnant à Mme de Lévi le logement de M. de Cambrai à Versailles, et défendant à ce prélat de plus prendre la qualité de précepteur des enfants de France dont il lui avait déjà ôté les appointements, et le fit dire au pape et à la congrégation établie pour juger. En effet, le cardinal de Bouillon, lié comme on l'a vu ci-dessus avec M. de Cambrai, ses principaux amis, et les jésuites, quoique chargé des affaires du roi à Rome, et recevant ordres sur ordres de presser le jugement et la condamnation de M. de Cambrai, mettait tout son crédit à le différer et à éviter qu'il fût condamné. Il en reçut des reproches du roi fort durs qui ne lui firent pas changer de conduite au fond, niais qui lui firent chercher des excuses et des couleurs. Mais quand il vit enfin qu'il n'y avait plus à reculer, il ne rougit point d'être solliciteur et juge en même temps et de solliciter contre les ordres du roi, directement contraires, en faveur de M. de Cambrai, pour qui l'ambassadeur d'Espagne sollicitait aussi au nom du roi son maître. Ce ne fut pas tout: le jour du jugement il ne se contenta pas d'opiner pour M. de Cambrai de toute sa force, mais il essaya d'intimider les consulteurs. Il interrompit les cardinaux de la congrégation, il s'emporta, il cria, il en vint aux invectives, de manière que le pape, instruit de cet étrange procédé et scandalisé à l'excès, ne put s'empêcher de dire de lui: «  È un porto ferito, c'est un sanglier blessé. » Il s'enferma chez lui à jeter feu et flammes, et ne put même se contenir quand il fut obligé de reparaître. Le pape prononça la condamnation, qui fut dressée en forme de constitution, et où la cour de Rome, sûre de l'impatience du roi de la recevoir, inséra des termes de son style que la France n'admet point. Le nonce qui la reçut par un courrier la porta aussitôt au roi qui en témoigna publiquement sa joie. Le nonce parla au roi entre son lever et la messe. C'était un dimanche 22 mars. Le roi revenant de la messe trouva M. de Beauvilliers dans son cabinet pour le conseil qui allait se tenir. Des qu'il l'aperçut il fut à lui, et lui dit: « Eh bien! monsieur de Beauvilliers, qu'en direz-vous présentement? voilà M. de Cambrai condamné dans toutes les formes. — Sire, répondit le duc d'un ton respectueux mais néanmoins élevé, j'ai été ami particulier de M. de Cambrai, et je le serai toujours, mais s'il ne se soumet pas au pape, je n'aurai jamais de commerce avec lui. » Le roi demeura muet, et les spectateurs en admiration d'une générosité si ferme d'une part et d'une déclaration si nette de l'autre, mais dont la soumission ne portait que sur l'Église.

Rome, à même de faire pis, montra par la condamnation même qu'elle était plus donnée au roi qu'appesantie sur M. de Cambrai. Vingt-trois propositions du livre des Maximes des saints y furent qualifiées téméraires, dangereuses, erronées, mais in globo, et le pape excommunie ceux qui le liront ou le garderont chez eux. Monsieur, qui était venu de Paris dîner avec le roi, en sut la nouvelle en arrivant. Le roi lui en parla pendant le dîner avec une satisfaction qui s'épanchait, et encore à M. de La Rochefoucauld en allant au sermon, qui répondit fort honnêtement sur M. de Cambrai, comme ne doutant pas qu'il ne se soumit: c'était un personnage bon à faire à l'égard des gens dans cette situation dont il n'avait jamais été ami.

M. de Cambrai apprit presque en même temps son sort, dans un moment qui eût accablé un homme qui aurait eu en soi moins de ressources. Il allait monter en chaire; il ne se troubla point; il laissa le sermon qu'il avait préparé, et, sans différer un moment de prêcher, il prit son thème sur la soumission due à l'Église; il traita cette matière d'une manière forte et touchante, annonça la condamnation de son livre, rétracta son opinion qu'il y avait exposée, et conclut son sermon par un acquiescement et une soumission parfaite au jugement que le pape venait de prononcer. Deux jours après il publia un mandement fort court, par lequel il se rétracta, condamna son livre, en défendit la lecture, acquiesça et se soumit de nouveau à sa condamnation, et par les termes les plus concis, les plus nets, les plus forts s'ôta tous les moyens d'en pouvoir revenir. Une soumission si prompte, si claire, si publique, fut généralement admirée. Il ne laissa pas de se trouver des censeurs qui auraient voulu qu'il eût comme copié la constitution, et qui se firent moquer d'eux. M. de Meaux qui était à la cour reçut les compliments de tout le monde qui courut chez lui en foule. M. de Chartres était à Chartres, où il demeura, et M. de Paris montra une grande modération. Mme de Maintenon parut au comble de sa joie.

La difficulté fut après sur l'enregistrement au parlement, à cause de la forme de cette bulle et des termes qui s'y trouvaient contraires aux libertés de l'Église gallicane, libertés qui ne sont ni des nouveautés ni des concessions ou des privilèges, mais un usage constant d'attachement à l'ancienne discipline de l'Église, qui n'a point fléchi aux usurpations de la cour de Rome, et qui ne l'a point laissée empiéter comme elle a fait sur les Églises des autres nations. On prit donc un expédient pour mettre tout à couvert sans trop de retardement; ce fut une lettre du roi à tous les métropolitains de son royaume, par laquelle il leur mandait d'assembler chacun ses suffragants pour prononcer sur la condamnation que le pape venait de faire du livre des Maximes des saints de M. de Cambrai, de la constitution duquel il leur envoya en même temps un exemplaire. L'obéissance fut d'autant plus prompte que cette sorte d'assemblée par provinces ecclésiastiques sentait fort les conciles provinciaux, quoique limitée à une matière, et que l'interruption de ces sortes de conciles, dont les évêques avaient abusé en y mêlant pour leur autorité force affaires temporelles, était un de leurs plus grands regrets. Par ce tour nos évêques furent censés examiner le livre et la censure, et n'adhérer au jugement du pape que comme juges eux-mêmes de la doctrine, et jugeant avec lui. Ils en firent des procès-verbaux qu'ils envoyèrent à la cour, et de cette manière il n'y eut plus de difficulté, et le parlement enregistra la condamnation de M. de Cambrai, en conséquence de l'adhésion des évêques de France en forme de jugement.

M. de Cambrai subit ce dernier dégoût avec la même grandeur d'âme qu'il avait reçu et adhéré à sa condamnation. Il assembla ses suffragants comme les autres métropolitains, et y trouva de quoi illustrer sa patience comme il avait illustré sa soumission. Valbelle, évêque de Saint-Omer, Provençal ardent à la fortune, n'eut pas honte, comptant plaire, d'ajouter douleur à la douleur. Il proposa dans l'assemblée qu'il n'y suffisait pas de condamner le livre des Maximes des saints, si on n'y condamnait pas en même temps tous les ouvrages que M. de Cambrai avait faits pour le soutenir. L'archevêque répondit modestement qu'il adhérait de tout son coeur à la condamnation de son livre des Maximes des saints, et qu'il n'avait pas attendu, comme on le savait, cette assemblée pour donner des marques publiques de son entière soumission au jugement qui avait été rendu, mais qu'il croyait aussi qu'il ne devait pas l'étendre à ce qui n'était point jugé; que le pape était demeuré dans le silence sur tous les écrits faits pour soutenir le livre condamné; qu'il croyait devoir se conformer entièrement au jugement du pape en condamnant comme lui le livre qu'il avait condamné, et demeurant comme lui dans le silence sur tous les autres écrits à l'égard desquels il y était demeuré. Il n'y avait rien de si sage, de si modéré, ni de plus conforme à la raison, à la justice et à la vérité que cette réponse. Elle ne satisfit point M. de Saint-Omer, qui voulait se distinguer et faire parler de lui. Il prit feu, et insista par de longs et violents raisonnements que M. de Cambrai écouta paisiblement sans rien dire. Quand le Provençal fut épuisé, M. de Cambrai dit qu'il n'avait rien à ajouter à la première réponse qu'il avait faite à la proposition de M. de Saint-Omer, ainsi que c'était aux deux autres prélats à décider, à l'avis desquels il déclarait par avance qu'il s'en rapporterait sans répliquer. MM. d'Arras et de Tournai se hâtèrent d'opiner pour l'avis de M. de Cambrai, et imposèrent avec indignation à M. de Saint-Omer, qui ne cessa de murmurer et de menacer entre ses dents. Il se trouva fort loin de son compte. Le gros du monde s'éleva contre lui; la cour même le blâma, et quand il y reparut, il n'y trouva que de la froideur parmi ceux même qu'il regardait comme ses amis, et qui ne l'étaient ni de M. de Cambrai ni des siens.

Il mourut en ce même temps un des hommes de la cour qui avait le nez le plus tourné à une grande fortune; ce fut le comte de Mailly. Il était fils du vieux Mailly et de la Bécasse, qu'on appelait ainsi à cause de son long nez, qui était devenue seule héritière de la riche branche de Montcavrel de la maison de Montchi, dont les Hocquincourt faisaient une autre branche. Le père et la mère, quoique gens de qualité et de beaucoup d'esprit tous deux, n'ont guère été connus que par le nombre de procès qu'ils ont su gagner, la belle maison vis-à-vis le pont Royal qu'ils ont bâtie, et les grands biens qu'ils ont amassés et acquis, étant nés l'un et l'autre fort pauvres. Le maréchal de Nesle, leur aîné, était mort maréchal de camp de ses blessures au siège de Philippsbourg, en 1688, et n'avait laissé qu'un fils et une fille de la dernière de l'illustre maison de Coligny, belle comme le jour, qu'il avait épousée malgré père et mère, et le comte de Mailly, dont il s'agit ici, leur quatrième fils. On a vu comme Mme de Maintenon en fit le mariage avec Mlle de Saint-Hermine, fille d'un de ses cousins germains, lorsque j'ai parlé du mariage de Mme la duchesse de Chartres dont elle fut dame d'atours, et ensuite de Mme la duchesse de Bourgogne. Mailly était un homme bien fait, d'un visage agréable mais audacieux, comme était son esprit et sa conduite. Il avait été élevé auprès de Monseigneur et c'était celui pour qui ce prince avait témoigné et depuis conservé la plus constante affection, et la plus marquée. C'était même à qui l'aurait de son côté de M. le prince de Conti et de M. de Vendôme. Beaucoup d'esprit, de grâces, un grand air du monde, de la valeur, une ambition démesurée qui l'aurait mené bien loin, et à laquelle il aurait tout sacrifié. Il avait trouvé le moyen à son âge de plaire au roi, et Mme de Maintenon le regardait comme son véritable neveu. Rien moins avec tout cela que bas avec personne; les ministres et les généraux d'armée le comptaient. Mais pour ne s'y pas méprendre il fallait s'attendre qu'il tournerait toujours à la faveur et à tout ce qui pouvait le conduire. Il avait été de fort bonne heure menin de Monseigneur, et mestre de camp général des dragons, qu'il vendit au duc de Guiche dès qu'il fut maréchal de camp. Il avait neuf mille livres de pension personnelle, et sa femme douze mille, outre leurs emplois. Il était frère de l'archevêque d'Arles et de l'évêque de Lavaur. Nous avions dîné chez M. le maréchal de Lorges à un grand repas qu'il donnait à milord Jersey, parce que l'intérêt de milord Feversham, son frère, lui faisait cultiver les ambassadeurs d'Angleterre.

Mailly est extrêmement de mes amis; après dîner, nous retournâmes ensemble à Versailles. Mon carrosse rompit entre Sèvres et Chaville, à ne pouvoir être raccommodé de longtemps; nous primes le parti d'achever le voyage à pied, mais il lui prit une subite fantaisie de retourner à Paris, quoi que je pusse faire pour l'en détourner. Il prit par les bois de Meudon pour n'être point vu, et pour arriver dans le quartier des Incurables, où logeait une créature qu'il entretenait; moi, je gagnai Versailles par Montreuil, pour n'être pas aussi rencontré. Je ne sais si cette traite à pied lui aigrit l'humeur de la goutte qu'il avait quelquefois, mais dans la nuit il fut pris auprès de sa demoiselle, si vivement et si subitement, par la gorge, qu'elle crut qu'il allait étouffer. Il ne dura que deux fois vingt-quatre heures sans avoir pu être transporté; sa femme y était accourue. Mme de Maintenon, dès qu'elle la sut veuve, alla elle-même à Paris la chercher, et la ramena dans son carrosse extrêmement affligée. Elle eut pour ses enfants les neuf mille livres de pension qu'avait son mari, et sur l'exemple de Mme de Béthune, dame d'atours de la reine, elle servit au bout de ses six semaines. Il fut peu regretté de la cour, et même dans le monde, mais la perte fut grande pour sa maison.

Thury, frère cadet de M. de Beuvron, mourut aussi. On le voyait assez souvent à la cour; c'était un homme fort appliqué à ses affaires; ni lui ni son frère n'avaient guère servi. Il était resté un vieux conte d'eux, du temps qu'ils étaient à l'armée. Ils se promenaient à la tête du camp, il tomba une pluie assez douce après une grande sécheresse. « Mon frère, s'écria l'un, que de foin ! — Mon frère, que d'avoine! » répondit l'autre. On le leur a souvent reproché.

On eut nouvelles de la mort du comte de Frontenac à Québec, où il était, pour la seconde fois, gouverneur général, depuis près de dix ans. Il avait tellement gagné la confiance des sauvages, la première fois qu'il eut cet emploi, qu'on fut obligé de le prier d'y retourner. Il y fit toujours parfaitement bien, et ce fut une perte. Le frère de Callières commandait sous lui, et lui succéda. M. de Frontenac s'appelait Buade; son grand-père avait été gouverneur de Saint-Germain, premier maître d'hôtel du roi, et chevalier de l'ordre en 1619. Celui-ci était fils d'une Phélypeaux, nièce et fille de deux secrétaires d'État, et il était frère de Mme de Saint-Luc, dont le mari était chevalier de l'ordre et lieutenant général de Guyenne, fils du maréchal de Saint-Luc, et père du dernier Saint-Luc, mari d'une Pompadour, soeur de Mme d'Hautefort. C'était un homme de beaucoup d'esprit, fort du monde, et parfaitement ruiné. Sa femme, qui n'était rien, et dont le père s'appelait Lagrange-Trianon, avait été belle et galante, extrêmement du grand monde, et du plus recherché. Elle et son amie, Mlle d'Outrelaise, qui ont passé leur vie logées ensemble à l'Arsenal, étaient des personnes dont il fallait avoir l'approbation; on les appelait les Divines. J'en ai dit quelque chose à propos du nom d'Orondat du vieux Villars. Un si aimable homme et une femme si merveilleuse ne duraient pas aisément ensemble; ainsi, le mari n'eut pas de peine à se résoudre d'aller vivre et mourir à Québec, plutôt que mourir de faim ici, en mortel auprès d'une Divine.

Presque en même temps, on perdit le célèbre Racine, si connu par ses belles pièces de théâtre. Personne n'avait plus de fonds d'esprit, ni plus agréablement tourné; rien du poète dans son commerce, et tout de l'honnête homme, de l'homme modeste, et sur la fin, de l'homme de bien. Il avait les amis les plus illustres à la cour, aussi bien que parmi les gens de lettres: c'est à eux à qui je laisse d'en parler mieux que je ne pourrais faire. Il fit, pour l'amusement du roi et de Mme de Maintenon, et pour exercer les demoiselles de Saint-Cyr, deux chefs-d'oeuvre en pièces de théâtre: Esther et Athalie, d'autant plus difficiles qu'il n'y a point d'amour, et que ce sont des tragédies saintes, où la vérité de l'histoire est d'autant plus conservée que le respect dû à l'Écriture sainte n'y pourrait souffrir d'altération. La comtesse d'Ayen et Mme de Caylus sur toutes excellèrent à les jouer, devant le roi et le triage le plus étroit et le plus privilégié chez Mme de Maintenon. À Saint-Cyr, toute la cour y fut plusieurs fois admise, mais avec choix. Racine fut chargé de l'histoire du roi, conjointement avec Despréaux, son ami. Cet emploi, ces pièces, dont je viens de parler, ses amis lui acquirent des privances. Il arrivait même quelquefois que le roi n'avait point de ministres chez Mme de Maintenon, comme les vendredis, surtout quand le mauvais temps de l'hiver y rendait les séances fort longues; ils envoyaient chercher Racine pour les amuser. Malheureusement pour lui, il était sujet à des distractions fort grandes.

Il arriva qu'un soir qu'il était entre le roi et Mme de Maintenon, chez elle, la conversation tomba sur les théâtres de Paris. Après avoir épuisé l'opéra, on tomba sur la comédie. Le roi s'informa des pièces et des acteurs, et demanda à Racine pourquoi, à ce qu'il entendait dire, la comédie était si fort tombée de ce qu'il l'avait vue autrefois, Racine lui en donna plusieurs raisons, et conclut par celle qui, à son avis, y avait le plus de part, qui était que, faute d'auteurs et de bonnes pièces nouvelles, les comédiens en donnaient d'anciennes, et entre autres ces pièces de Scarron, qui ne valaient rien et qui rebutaient tout le monde. À ce mot, la pauvre veuve rougit, non pas de la réputation du cul-de-jatte attaquée, mais d'entendre prononcer son nom, et devant le successeur. Le roi s'embarrassa, le silence qui se fit tout d'un coup réveilla le malheureux Racine, qui sentit le puits dans lequel sa funeste distraction le venait de précipiter. Il demeura le plus confondu des trois, sans plus oser lever les yeux ni ouvrir la bouche. Ce silence ne laissa pas de durer plus que quelques moments, tant la surprise fut dure et profonde. La fin fut que le roi renvoya Racine, disant qu'il allait travailler. Il sortit éperdu et gagna comme il put la chambre de Cavoye. C'était son ami, il lui conta sa sottise. Elle fut telle, qu'il n'y avait point à la pouvoir raccommoder. Oncques depuis, le roi ni Mme de Maintenon ne parlèrent à Racine, ni même le regardèrent. Il en conçut un si profond chagrin, qu'il en tomba en langueur, et ne vécut pas deux ans depuis. Il les mit bien à profit pour son salut. Il se fit enterrer à Port-Royal des Champs, avec les illustres habitants duquel il avait eu des liaisons dès sa jeunesse, que sa vie poétique avait même peu interrompues, quoiqu'elle fût bien éloignée de leur approbation. Le chevalier de Coislin s'y était fait porter aussi, auprès de son célèbre oncle, M. de Pontchâteau. On ne saurait croire combien le roi fut piqué de ces deux sépultures.

Le duc de La Force, qui mourut dans ce même temps, ne fit pas tant de vide et de regrets, nonobstant sa naissance et sa dignité. C'était un très bon et honnête homme, et rien de plus, qui à force d'exils, de prisons, d'enlèvements de ses enfants, et de tous les tourments dont on s'était pu aviser, s'était fait catholique. Le roi eut soin de le bien faire assister, pour qu'il mourût tel. Sa femme, enfin, avait eu permission de se retirer en Angleterre, et d'y jouir de son bien. Elle y fut en estime et en considération, et y eut le rang de duchesse.

Peu après la mort de Racine, Valincour fut choisi pour travailler à l'histoire du roi en sa place, avec Despréaux. Je ne sais quelle connaissance il avait eue auprès de Mme de Montespan. Ce fut par elle qu'il fut mis auprès de M. le comte de Toulouse, dès sa première jeunesse reconnue, et bientôt après fut secrétaire général de la marine. C'était un homme d'infiniment d'esprit, et qui savait extraordinairement; d'ailleurs un répertoire d'anecdotes de cour où il avait passé sa vie dans l'intrinsèque, et parmi la compagnie la plus illustre et la plus choisie, solidement vertueux et modeste, toujours dans sa place, et jamais gâté par les confiances les plus importantes et les plus flatteuses. D'ailleurs très difficile à se montrer, hors avec ses amis particuliers, et peu à peu très longtemps devenu grand homme de bien. C'était un homme doux, gai, salé, sans vouloir l'être, et qui répandait naturellement les grâces dans la conversation, très sûr et extrêmement aimable, qui avait su conserver la confiance du roi, être considéré de Mme de Maintenon, et ne lui être point suspect, en demeurant publiquement attaché à Mme de Montespan jusqu'à sa mort, et à tous les siens après elle. M. le comte de Toulouse avait aussi toute confiance en lui, quoique parfaitement brouillé avec M. d'O et sans nul commerce ensemble. On ne l'en estimait pas moins, quoique lui-même estimât fort peu ce gouverneur de la personne et de la maison de son maître.

Un saint et savant évêque finit aussi ses jours, Barillon, évêque de Luçon, frère de Barillon, longtemps ambassadeur en Angleterre, et de Morangis, tous deux conseillers d'État. C'était un homme qui ne sortait presque jamais de son diocèse, où il menait une vie tout à fait apostolique. Il était fort estimé et dans la première considération dans le monde et parmi ses confrères, ami intime de M. de la Trappe, et ami aussi de mon père, ainsi que ses frères. Il vint trop tard à Paris se faire tailler, et en mourut de la manière la plus sainte, la plus édifiante, et qui répondit le mieux à toute sa vie.

Le duc de Choiseul, las de sa misère, épousa une sœur de l'ancien évêque de Troyes, et de la maréchale de Clérembault, fille de Chavigny, secrétaire d'État. Elle était veuve de Brûlart, premier président du parlement de Dijon, et fort riche, dont elle n'avait qu'une fille. Quoique vieille, elle voulut tâter de la cour et du tabouret; elle en trouva un à acheter, et le prit.

Malgré la paix, l'empereur gardait peu de bienséances: il fut plus de trois mois sans donner part au roi du mariage du roi des Romains [17] , son fils, avec la seconde fille de la duchesse d'Hanovre qui avait été ici longtemps, et que j'ai rapporté ci-dessus en être sortie de dépit de son aventure avec Mme de Bouillon. Elles étaient à Modène, où l'aînée avait épousé le duc de Modène qui avait quitté le chapeau qu'il avait porté longtemps, pour succéder à son frère, mort sans enfants, et se marier. Le prince de Salm, grand maître de la maison du roi des Romains, dont il avait été gouverneur, et en grand crédit auprès de lui et dans la cour de l'empereur, fit ce mariage. Il était veuf de la soeur de Mme la Princesse et de la duchesse d'Hanovre, et compta avec raison faire un grand coup pour lui que de faire sa nièce reine des Romains. L'empereur les fit venir de Modène, et fit célébrer ce mariage dans le mois de janvier. Ce fut par un simple courrier qu'il en donna enfin part, chargé d'une lettre en italien de sa main pour le roi. Il n'avait aucun ministre ici. La morgue impériale est telle qu'elle refuse encore la Majesté au roi, dans les lettres qu'on appelle de chancellerie, c'est-à-dire qui commencent par les titres très haut, etc., et sont contresignées. La morgue française n'en veut point recevoir sans Majesté, de sorte que ces sortes de lettres sont bannies entre eux, et qu'ils s'écrivent toujours l'un à l'autre de leur main, avec la Majesté réciproque, et une égalité en tout parfaite. Le roi y avait Villars, avec caractère d'envoyé. La préséance de la France sur l'Espagne ne permettait pas d'avoir un ambassadeur à Vienne, que cette cour eût fait précéder tant qu'elle aurait pu par celui d'Espagne, pour la dignité de la maison d'Autriche.

Villars avait reçu une incivilité très forte dans l'appartement de l'empereur, du prince de Lichtenstein, sur ce qu'il ne voyait point l'archiduc, que les ministres du roi ne visitaient point, à cause de quelque embarras de cérémonial. Villars prétendit une réparation authentique, se retira de la cour, et dépêcha un courrier. Le nonce de Vienne et les autres ministres étrangers s'en mêlèrent inutilement; Villars eut ordre de s'en revenir sans prendre congé, si la réparation ne lui était point faite. On la différa tant, que Villars résolut de partir: sur le point qu'il allait monter en voiture, on le pria de rester, et on l'assura de la satisfaction, et en effet, deux jours après, elle fut achevée d'être concertée, et sur-le-champ exécutée par les excuses que le prince de Lichtenstein lui alla faire chez lui. Ce fut apparemment ce petit démêlé qui retarda tant la part du mariage du roi des Romains, car l'un et l'autre se fit tout de suite, et fort peu après l'embarras du cérémonial chez l'archiduc, à la satisfaction du roi, qui ordonna à Villars d'aller chez lui. L'empereur donna une grande distinction au grand-duc; ce fut le traitement d'ambassadeurs de tête couronnée aux siens qui ne l'avaient dans aucune cour. M. de Savoie fut outré de cette égalité avec lui; je ne sais si ce fut pour le mortifier, ou pour l'argent de Florence. La naissance d'un prince de Piémont l'en consola bientôt après: dans le moment, un lieutenant des gardes partit pour en porter la nouvelle à Monsieur. Dès qu'il fut arrivé, l'ambassadeur de Savoie le vint dire au roi, et entra dans son cabinet, où il était enfermé en attendant le marquis de Rover, que M. de Savoie [avait] envoyé exprès au roi qui reçut très bien l'ambassadeur, et l'envoya à Saint-Cyr trouver Mme la duchesse de Bourgogne qui y était. Elle fut si sensible à cette nouvelle, qu'elle en pleura de joie.

Le roi, qui venait de payer les dettes de Mme la Duchesse qui étaient fortes du jeu, et aux marchands, paya aussi celles de Monseigneur, qui allaient à cinquante mille livres, se chargea de payer ses bâtiments de Meudon, et au lieu de quinze cents pistoles qu'il avait par mois, le mit à cinquante mille écus. Pontchartrain, en habile homme, fit sa cour de cette affaire-là à ce prince à qui il en porta la nouvelle, sans qu'il eût rien demandé ni parlé au contrôleur général, lequel s'acquit par là Monseigneur pour toujours. Il avait toujours eu grand soin d'aller au-devant de tout ce qui pouvait lui plaire, et il combla par ce présent un fils accoutumé à trembler devant son père, et que le père n'avait pas envie d'en désaccoutumer. M. de La Rochefoucauld, toujours nécessiteux et piteux, au milieu des richesses et en proie à ses valets, obtint, sa vie durant seulement, quarante-deux mille livres de rente d'augmentation d'appointements sur sa charge de grand veneur, quoiqu'on ait vu, il n'y a pas longtemps, ici, que le roi lui avait payé ses dettes. Il donna aussi, mais avec un grand secret, et qui a toujours duré, vingt mille livres de pension à M. de Chartres. Ses voyages et ses ouvrages lui dépensaient beaucoup; il craignit de n'y pouvoir suffire et de laisser des dettes qui ne se pourraient payer; il demanda une abbaye. Il tenait par la confiance du mariage du roi, dont le roi avait trouvé bon que Mme de Maintenon lui fit la confidence, et il était sur le pied de leur en parler et de leur en écrire à l'un et à l'autre. Le roi ne voulut point lui donner d'abbaye; il en avait déjà une, il trouva que cela ferait un contraste désagréable avec M. de Cambrai qui avait rendu la sienne lorsqu'il fut archevêque; et pour éviter le qu'en-dira-t-on, au lieu d'abbaye, il lui fit cette pension, qui lui était payée par mois.

M. de Vendôme songea aussi enfin à ses affaires et à sa santé. Il était extrêmement riche et n'avait jamais un écu pour quoi qu'il voulût faire. Le grand prieur son frère s'était emparé de sa confiance avec un abbé de Chaulieu, homme de fort peu, mais de beaucoup d'esprit, de quelques lettres, et de force audace, qui l'avait introduit dans le monde sous l'ombre de MM. de Vendôme, des parties desquels il s'ennoblissait. On avait souvent et inutilement parlé à M. de Vendôme sur le misérable état où sa confiance le réduisait. Le roi lui en avait dit son avis, et l'avait pressé de penser à sa santé que ses débauches avaient mise en fort mauvais état. À la fin il en profita, il pria Chemerault qui lui était fort attaché de dire au grand prieur de sa part qu'il le priait de ne se plus mêler de ses affaires, et à l'abbé de Chaulieu de cesser d'en prendre soin. Ce fut un compliment amer au grand prieur qui faisait siens les revenus de son frère, et en donnait quelque chose à l'abbé de Chaulieu. Jamais il ne le pardonna sincèrement à son frère, et ce fut l'époque, quoique sourde, de la cessation de leur identité, car leur union se pouvait appeler telle. L'abbé de Chaulieu eut une pension de six mille livres de M. de Vendôme, et eut la misère de la recevoir. Crosat, un des plus riches hommes de Paris, à toutes sortes de métiers, se mit à la tête des affaires de M. de Vendôme, après quoi il prit publiquement congé du roi, de Monseigneur, des princesses et de tout le monde, pour s'en aller se mettre entre les mains des chirurgiens qui l'avaient déjà manqué une fois. C'est le premier et unique exemple d'une impudence pareille. Ce fut aussi l'époque qui lui fit perdre terre. Le roi lui dit qu'il était ravi qu'il eût enfin pourvu à ses affaires, et qu'il eût pris le parti de pourvoir aussi à sa santé, et qu'il souhaitait que ce fût avec un tel succès qu'on le pût embrasser au retour en sûreté. Il est vrai qu'une race de bâtards pouvait en ce genre-là prétendre quelque privilège, mais d'aller en triomphe où jamais on ne fut qu'en cachant sa honte sous les replis les plus mystérieux, épouvanta et indigna tout à la fois, et montra tout ce que pouvait une naissance illégitime sur un roi si dévot, si sérieux et en tout genre si esclave de toutes les bienséances. Au lieu d'Anet il fut à Clichy chez Crosat pour être plus à portée de tous les secours de Paris. Il fut près de trois mois entre les mains des plus habiles, qui y échouèrent. Il revint à la cour avec la moitié de son nez ordinaire, ses dents tombées et une physionomie entièrement changée, et qui tirait sur le niais; le roi en fut si frappé qu'il recommanda aux courtisans de n'en pas faire semblant de peur d'affliger M. de Vendôme. C'était assurément y prendre un grand intérêt. Comme il était parti pour cette expédition médicale en triomphe, il en revint aussi triomphant par la réception du roi, dont l'exemple gagna toute la cour. Cela et le grand remède qui lui avait affaibli la tête la lui tourna tout à fait, et depuis cette époque ce ne fut plus le même homme. Le miroir cependant ne le contentait pas, il ne parut que quelques jours et s'en alla à Anet voir si le nez et les dents lui reviendraient avec les cheveux.

Deux aventures étranges effrayèrent et firent faire bien des réflexions: Savary fut trouvé assassiné dans sa maison à Paris. Il n'avait qu'un valet et une servante qui furent trouvés en même temps assassinés, tous trois tout habillés et en différents endroits de la maison, sans la moindre chose volée. L'apparence fut que ce crime fut commis de jour, et que ce fut une vengeance par des écrits qui se sont trouvés chez lui. C'était un bourgeois de Paris dont le frère venait de mourir évêque de Séez, à qui Daquin succéda. Il était à son aise, bien nippé, sans emploi, et vivait en épicurien. Il avait beaucoup d'amis, et quelques-uns de la plus haute volée. Il recevait chez lui des parties de toute espèce de plaisirs, mais choisies et resserrées, et la politique n'en était pas bannie quand on en voulait traiter. On n'a jamais su la cause de cet assassinat, mais on en trouva assez pour n'oser approfondir, et l'affaire en demeura là. On ne douta guère qu'un très vilain petit homme ne l'eût fat faire, mais d'un sang si supérieurement respecté, que toute formalité tomba dans la frayeur de le trouver au bout, et qu'après le premier bruit tout le monde cessa d'oser parler de cette tragique histoire.

L'autre aventure n'imposa aucun silence. On a vu ci-devant celle de l'abbé de Caudelet sur l'évêché de Poitiers, et que l'abbé de La Châtre demeura convaincu d'être l'auteur de la calomnie, et de l'avoir fait réussir. Allant de Saint-Léger à Pontchartrain avec Garsault, qui avait le haras du roi à Saint-Léger, la calèche légère et découverte dans laquelle ils étaient tous deux fut emportée par les chevaux. La frayeur les fit jeter dehors, l'abbé se brisa contre des pierres, et les roues lui passèrent sur le corps. Il vécut encore vingt-quatre heures, et mourut sans avoir eu un instant de connaissance. Garsault, extrêmement blessé, recouvra la sienne pour en faire un bon usage pendant deux mois qu'il fut en proie aux chirurgiens, au bout desquels il mourut aussi.

L'affaire de M. le prince de Conti allait mal à Neuchâtel, où il était logé dans la ville sans aucune considération. Les ducs de Lesdiguières et de Villeroy y logeaient de même. Mme de Nemours était dans le château dans toute la splendeur de souveraine reconnue, et toute l'autorité dont elle faisait sentir l'éclat et le poids à un Bourbon avec toute la volupté du dépit et de la vengeance. Le canton de Berne avait voulu lui prêter main-forte comme allié de Neuchâtel, et Puysieux, ambassadeur en Suisse, n'avait pu en arrêter de fortes démonstrations. Le roi sentit toute l'indécence du séjour du prince de Conti en un lieu si éloigné des moindres égards pour lui. Il lui fit donc mander de revenir, et il donna le même ordre aux ducs de Lesdiguières et de Villeroy, à Matignon et à Mme de Nemours elle-même, qui se fit un peu tirer l'oreille pour obéir. Elle en fit des plaintes amères à MM. de Neuchâtel et aux Suisses, qui ne s'en unirent que plus fortement à elle, et s'en aliénèrent de plus en plus des intérêts de M. le prince de Conti. Il arriva à Paris et les autres prétendants longtemps devant elle. Elle fit allant et revenant tout ce grand voyage dans sa chaise à porteurs, avec force carrosses et grands équipages, et un chariot derrière elle rempli de seize porteurs pour en relayer. Il y avait en cette voiture plus d'air de singularité et de grandeur que de raison d'âge ou d'incommodité. Elle allait de même de Paris à Versailles, et ses officiers lui donnaient à dîner à Sèvres. Le roi qui craignait la force de sa part la reçut honnêtement, et l'assura toujours qu'il ne prendrait point de parti entre ses sujets, et dans la vérité il ne fit rien dans tout le cours de cette affaire en faveur de M. le prince de Conti que ce qu'il ne put éviter par pure bienséance. L'acquisition de Neuchâtel ne l'éloignait pas de France pour toujours comme la couronne de Pologne, aussi en eut-il bien plus d'envie, et le roi infiniment moins.

On lui fit à la grande écurie, à Versailles, un vol bien hardi la nuit du 3 au 4 juin. Le roi étant à Versailles, toutes les housses et les caparaçons furent emportés; il y en eut pour plus de cinquante mille écus; les mesures furent si bien prises que qui que ce soit ne s'en aperçut dans une maison si habitée, et que dans une nuit si courte tout fut emporté sans que jamais on ait pu en avoir de nouvelles. M. le Grand entra en furie et tous ses subalternes aussi. On dépêcha sur tous les chemins, on fouilla Paris et Versailles, et le tout inutilement. Cela me fait souvenir d'un autre vol qui eut quelque chose de bien plus étrange, et qui arriva fort peu avant la date du commencement de ces Mémoires. Le grand appartement, c'est-à-dire depuis la galerie jusqu'à la tribune, était meublé de velours cramoisi avec des crépines et des franges d'or. Un beau matin elles se trouvèrent toutes coupées. Cela parut un prodige dans un lieu si passant tout le jour, si fermé la nuit et si gardé à toutes heures. Bontems, au désespoir, fit et fit faire toutes les perquisitions qu'il put, et toutes sans aucun succès. Cinq ou six jours après, j'étais au souper du roi, il n'y avait que Daquin, premier médecin du roi, entre le roi et moi, et personne entre moi et la table. Vers l'entremets, j'aperçus je ne sais quoi de fort gros et comme noir en l'air sur la table, que je n'eus le temps de discerner ni de montrer par la rapidité dont ce gros tomba sur le bout de la table, devant l'endroit du couvert de Monsieur et de Madame qui étaient à Paris, et qui se mettaient toujours au bout de la table à la gauche du roi, le dos aux fenêtres qui donnent sur la grande cour. Le bruit que cela fit en tombant, et la pesanteur de la chose pensa l'enfoncer, et fit bondir les plats, mais sans en renverser aucun, et de hasard cela tomba sur la nappe et point dans des plats. Le roi, au coup que cela fit, tourna la tête à demi, et sans s'émouvoir en aucune sorte: « Je pense, dit-il, que ce sont mes franges. » C'en était en effet un paquet plus large qu'un chapeau de prêtre avec ses bords tout plats, et haut en manière de pyramide mal faite d'environ deux pieds. Cela était parti de loin derrière moi vers la porte mitoyenne des deux antichambres, et un frangeon détaché en l'air était tombé sur le haut de la perruque du roi, que Livry qui était à sa gauche aperçut et ôta. Il s'approcha du bout de la table, et vit en effet que c'étaient les franges tortillées en paquet, et tout le monde les vit comme lui. Cela fit un moment de murmure. Livry, voulant ôter ce paquet, y trouva un billet attaché; il le prit et laissa le paquet. Le roi tendit la main et dit : « Voyons. » Livry avec raison ne voulut pas; et, se retirant en arrière, le lut tout bas, et par derrière le roi le donna à Daquin avec qui je le lus entre ses mains. Il y avait dedans, d'une écriture contrefaite et longue comme de femme, ces propres mots: « Reprends tes franges, Bontems, la peine en passe le plaisir, mes baisemains au roi. » Il était roulé et point fermé; le roi le voulut encore prendre des mains de Daquin qui se recula, le sentit, le frotta, tourna et retourna, puis le montra au roi sans le lui laisser toucher. Le roi lui dit de le lire tout haut quoique lui-même le lût en même temps. « Voilà, dit le roi, qui est bien insolent; » mais d'un ton tout uni et comme historique. Il dit après qu'on ôtât ce paquet. Livry le trouva si pesant qu'à peine le put-il lever de dessus la table, et le donna à un garçon bleu qui vint se présenter. De ce moment le roi n'en parla plus, et personne n'osa plus en rien dire, au moins tout haut, et le reste du souper se passa tout comme chose non avenue.

Outre l'excès de l'impudence et de l'insolence, c'est un excès de péril qui ne se peut comprendre. Comment lancer de si loin un paquet de cette pesanteur et de ce volume, sans être environné de complices, et au milieu d'une foule telle qu'elle était toujours au souper du roi, où à peine pouvait-on passer dans ces derrières? Comment, malgré ce cercle de complices, le grand mouvement des bras pour une vibration aussi forte put-il échapper à tant d'yeux ? Le duc de Gesvres était en année. Ni lui ni personne ne s'avisa de faire fermer les portes, que du temps après que le roi fut sorti de table. On peut juger si les coupables étaient demeurés là, ayant eu plus de trois quarts d'heure toutes les issues libres pour se retirer. Les portes fermées il ne se trouva qu'un seul homme que personne ne connut et qu'on arrêta. Il se dit gentilhomme de Saintonge, et connu du duc d'Uzès, gouverneur de la province. Il était à Versailles, on l'envoya prier de venir. Il allait se coucher. Il vint aussitôt, reconnut ce gentilhomme, en répondit, et sur ce témoignage on le laissa avec des excuses. Jamais depuis on n'a pu rien découvrir de ce vol, ni de la singulière hardiesse de sa restitution.

Vaïni, qui avec la permission du roi s'était paré du cordon bleu à Rome, vint le recevoir de sa main le jour de la Pentecôte. Il fut fort bien reçu. Après le lui avoir donné, le roi ne voulut pas avoir l'air du repentir. Les courtisans, qui aiment la nouveauté, et les amis surtout du cardinal de Bouillon qui le leur avait fort recommandé, lui firent beaucoup d'accueil. Il fut toujours en bonne compagnie. Il passa trois mois à la cour ou à Paris. Le roi lui fit présent lui-même d'une belle croix de diamants, et l'avertit de prendre garde qu'on ne la lui coupât. Il s'en retourna en Italie, charmé de tout ce qu'il avait vu, et de la bonne réception qu'il avait reçue. En ce même temps, Fériol s'en alla relever Châteauneuf, notre ambassadeur à Constantinople, en la même qualité.

On sut que Portland n'avait pas eu tort à Paris d'être en peine de la faveur naissante de Keppel, Hollandais comme lui, mais jeune, hardi et bien fait, que le roi d'Angleterre avait fait comte d'Albemarle. La jalousie éclata à son retour, et la froideur se mit entre lui et son maître. Il remit toutes, ses charges et ses emplois, passa en Hollande, et dit au roi d'Angleterre que ce serait en ce pays-là où il se réservait à lui faire sa cour. Peu après le roi d'Angleterre y passa aussi, comme il faisait toutes les années. Il s'y rapprocha de son ancien favori, le remmena avec lui en Angleterre, où il continua d'être chargé comme devant des principales affaires. Mais il ne reprit point ses charges ni sa faveur première, et Albemarle demeura affermi dans la sienne.

Le roi, qui passait toujours à Versailles l'octave du Saint-Sacrement, à cause des deux processions et des saluts, allait aussi toujours à Marly après le salut de l'octave. Il découvrit cette année que la comtesse de Grammont avait été passer quelques jours de cette octave à Port-Royal des Champs, où elle avait été élevée, et pour lequel elle avait conservé beaucoup d'attachement. C'était un crime qui pour tout autre aurait été irrémissible; mais le roi avait personnellement pour elle une vraie considération et une amitié qui déplaisait fort à Mme de Maintenon, mais qu'elle n'avait jamais pu rompre, et qu'elle souffrait parce qu'elle ne pouvait faire autrement. Elle ne laissait pas de lui montrer souvent sa jalousie par des traits d'humeur quoique mesurés, et la comtesse qui était fort haute, et en avait tout l'air et le maintien avec une grande mine, des restes de beauté, et plus d'esprit et de grâce qu'aucune femme de la cour, ne se donnait pas la peine de les ramasser, et montrait de son côté à Mme de Maintenon, par son peu d'empressement pour elle, qu'elle ne lui rendait le peu qu'elle faisait que par respect pour le goût du roi. Ce voyage donc que Mme de Maintenon tâcha de mettre à profit ne mit la comtesse qu'en pénitence, non en disgrâce. Elle qui était toujours de tous les voyages de Marly, et partout où le roi allait, n'en fut point celui-ci. Ce fut une nouvelle. Elle en rit tout bas avec ses amis. Mais d'ailleurs elle garda le silence et s'en alla à Paris. Deux jours après elle écrivit au roi par son mari qui avait liberté d'aller à Marly, mais elle n'écrivit ni ne fit rien dire à Mme de Maintenon. Le roi dit au comte de Grammont qui cherchait à justifier sa femme, qu'elle n'avait pu ignorer ce qu'il pensait d'une maison toute janséniste qui est une secte qu'il avait en horreur. Fort peu après le retour à Versailles, la comtesse de Grammont y arriva, et vit le roi en particulier chez Mme de Maintenon. Il la gronda, elle promit qu'elle n'irait plus à Port-Royal, sans toutefois l'abjurer le moins du monde; ils se raccommodèrent, et au grand déplaisir de Mme de Maintenon, il n'y parut plus.

Suite
[17]
On donnait le titre de roi des Romains au prince désigné par les électeurs pour succéder au trône impérial. Ce prince était alors Joseph, né eu 1676, roi des Romains depuis 1690, empereur en 1705, mort en 1711.