CHAPITRE XVIII.

1699

Pensées et desseins des amis de M. de Cambrai. — Duc de Beauvilliers prend à la grande direction la place du chancelier absent. — Naissance de mon second fils. — Voyage très singulier d'un maréchal de Salon en Provence, à la cour. — Le roi partial pour M. de Bouillon contre M. d'Albret. — Mort de Saint-Vallier, du duc de Montbazon, de Mirepoix, de la duchesse Mazarin, de Mme de Nevet, de la reine de Portugal. — Séance distinguée de M. du Maine en la chambre des comptes. — Filles d'honneur de la princesse de Conti douairière mangent avec Mme la duchesse de Bourgogne. — Dédicace de la statue du roi à la place de Vendôme. — Cause du retardement de l'audience de Zinzendorf. — Le roi ne traite le roi de Danemark que de Sérénité, et en reçoit la Majesté. — Mort de la duchesse douairière de Modène. — Fortune et mort du chancelier Boucherat. — Candidats pour les sceaux: Harlay, premier président; Courtin, doyen du conseil; d'Aguesseau, Pomereu, La Reynie, Caumartin, Voysin, Pelletier-Sousy. — Fortune de Pontchartrain fait chancelier.

Les amis de M. de Cambrai s'étaient flattés que le pape, charmé d'une soumission si prompte et si entière, et qui avait témoigné plus de déférence pour le roi que tout autre sentiment dans le jugement qu'il avait rendu, le récompenserait de la pourpre; et en effet il y eut des manèges qui tendaient là. Ils prétendent encore que le pape en avait envie, mais qu'il n'osa jamais voyant que, depuis cette soumission, sa disgrâce n'était en rien adoucie. Le duc de Béthune, qui venait toutes les semaines à Versailles, y dînait assez souvent chez moi, et ne pouvait avec nous s'empêcher de parler de M. de Cambrai: il savait qu'il y était en sûreté, et outre cela mon intimité avec M. de Beauvilliers. Cette espérance du cardinalat perdue, il se lâcha un jour chez moi jusqu'à nous dire qu'il avait toujours cru le pape infaillible; qu'il en avait souvent disputé avec la comtesse de Grammont, mais qu'il avouait qu'il ne le croyait plus depuis la condamnation de M. de Cambrai. Il ajouta qu'on savait bien que ç'avait été une affaire de cabale ici et de politique à Rome, mais que les temps changeaient, et qu'il espérait bien que ce jugement changerait aussi et serait rétracté, et qu'il y avait de bons moyens pour cela. Nous nous mimes à rire, et à lui dire que c'était toujours beaucoup que ce jugement l'eût fait revenir de l'erreur de l'infaillibilité des papes, et que l'intérêt qu'il prenait en l'affaire de M. de Cambrai eût été plus puissant à lui dessiller les yeux, que la créance de tous les siècles et tant et tant de puissantes raisons qui détruisaient ce nouvel et dangereux effet de l'orgueil et de l'ambition romaine, et de l'intérêt de ceux qui le soutenaient jusqu'à en vouloir faire un pernicieux dogme.

Parlant des amis de M. de Cambrai, cela me fait souvenir de réparer ici, quoiqu'en matière fort différente, un oubli que j'ai fait d'une chose qui se passa au dernier voyage de Fontainebleau. La petite direction se tient toujours chez le chef du conseil des finances qui y préside, et la grande direction dans la salle du conseil des parties [18] : le chancelier y préside, et lorsque étant absent, et qu'il y a eu un garde des sceaux, il y a présidé de sa place, et a toujours laissé vide celle du chancelier. Il faut comprendre quand il n'est pas exilé, au moins à ce que j e pense, parce qu'alors il fait partout ses fonctions, et prend même au parlement la place que le chancelier y tient. En ce voyage de Fontainebleau, où le chancelier malade n'alla point, M. de Beauvilliers prit sa place à la grande direction: il y avait présidé d'autres fois en l'absence du chancelier, sans prendre sa place, et l'avait laissée vide. Le roi le sut, et dit qu'étant duc et pair et président à la grande direction par l'absence du chancelier, il devait prendre sa place et ne la plus laisser vide. Cela fut ainsi exécuté depuis, et fort souvent encore après à Versailles, par les infirmités de M. le chancelier.

Le 12 août, Mme de Saint-Simon accoucha fort heureusement, et Dieu nous fit la grâce de nous donner un second fils, qui porta le nom de marquis de Ruffec, belle terre en Angoumois que ma mère avait achetée de la sienne.

Un événement singulier fit beaucoup raisonner tout le monde. Il arriva en ce temps-ci tout droit à Versailles un maréchal de la petite ville de Salon en Provence, qui s'adressa à Brissac, major des gardes du corps, pour être conduit au roi à qui il voulait parler en particulier. Il ne se rebuta point des rebuffades qu'il en reçut, et fit tant que le roi en fut informé et lui fit dire qu'il ne parlait pas ainsi à tout le monde. Le maréchal insista, dit que, s'il voyait le roi, il lui dirait des choses si secrètes et tellement connues à lui seul, qu'il verrait bien qu'il avait mission pour lui parler et pour lui dire des choses importantes; qu'en attendant au moins, il demandait à être renvoyé à un de ses ministres d'État. Là-dessus le roi lui fit dire d'aller trouver Barbezieux, à qui il avait donné ordre de l'entendre. Ce qui surprit beaucoup, c'est que ce maréchal qui ne faisait qu'arriver, et qui n'était jamais sorti de son lieu ni de son métier, ne voulut point de Barbezieux, et répondit tout de suite qu'il avait demandé à être renvoyé à un ministre d'État, que Barbezieux ne l'était point, et qu'il ne parlerait point qu'à un ministre. Sur cela le roi nomma Pomponne, et le maréchal, sans faire ni difficulté ni réponse, l'alla trouver; ce qu'on sut de son histoire est fort court: le voici. Cet homme revenant tard de dehors se trouva investi d'une grande lumière auprès d'un arbre, assez près de Salon. Une personne vêtue de blanc, et pardessus à la royale, belle, blonde et fort éclatante, l'appela par son nom, lui dit de la bien écouter, lui parla plus d'une demi-heure, lui dit qu'elle était la reine qui avait été l'épouse du roi, lui ordonna de l'aller trouver et de lui dire les choses qu'elle lui avait communiquées, que Dieu l'aiderait dans tout son voyage, et qu'à une chose secrète qu'il dirait au roi, et que le roi seul au monde savait, et qui ne pouvait être sue que de lui, il reconnaîtrait la vérité de tout ce qu'il avait à lui apprendre. Que si d'abord il ne pouvait parler au roi, qu'il demandât à parler à un de ses ministres d'État, et que surtout il ne communiquât rien à autres quels qu'ils fussent, et qu'il réservât certaines choses au roi tout seul. Qu'il partit promptement, et qu'il exécutât ce qui lui était ordonné hardiment et diligemment, et qu'il s'assurât qu'il serait puni de mort s'il négligeait de s'acquitter de sa commission. Le maréchal promit tout, et aussitôt la reine disparut, et il se trouva dans l'obscurité auprès de son arbre. Il s'y coucha au pied ne sachant s'il rêvait ou s'il était éveillé, et s'en alla après chez lui, persuadé que c'était une illusion et une folie dont il ne se vanta à personne. À deux jours de là, passant au même endroit, la même vision lui arriva encore, et les mêmes propos lui furent tenus. Il y eut de plus des reproches de son doute et des menaces réitérées, et pour fin, ordre d'aller dire à l'intendant de la province ce qu'il avait vu, et l'ordre qu'il avait reçu d'aller à Versailles, et que sûrement il lui fournirait de quoi faire le voyage. À cette fois, le maréchal demeura convaincu. Mais flottant entre la crainte des menaces et les difficultés de l'exécution, il ne sut à quoi se résoudre, gardant toujours le silence de ce qui lui était arrivé.

Il demeura huit jours en cette perplexité, et enfin comme résolu à ne point faire le voyage, lorsque, repassant encore par le même endroit, il vit et entendit encore la même chose, et des menaces si effrayantes qu'il ne songea plus qu'à partir. À deux jours de là, il fut trouver à Aix l'intendant de la province, qui sans balancer l'exhorta à poursuivre son voyage, et lui donna de quoi le faire dans une voiture publique. On n'en a jamais su davantage. Il entretint trois fois M. de Pomponne, et fut chaque fois plus de deux heures avec lui. M. de Pomponne en rendit compte au roi en particulier, qui voulut que Pomponne en parlât plus amplement à un conseil d'État où Monseigneur n'était point, et où il n'y avait que les ministres, qui lors, outre lui, étaient le duc de Beauvilliers, Pontchartrain et Torcy, et nuls autres. Ce conseil fut long, peut-être aussi y parla-t-on d'autre chose après. Ce qui arriva ensuite fut que le roi voulut entretenir le maréchal; il ne s'en cacha point; il le vit dans ses cabinets, et le fit monter par le petit degré qui en descend sur la cour de Marbre par où il passe pour aller à la chasse, ou se promener. Quelques jours après, il le vit encore de même, et à chaque fois fut près d'une heure seul avec lui, et prit garde que personne ne fût à portée d'eux. Le lendemain de la première fois qu'il l'eut entretenu, comme il descendait par ce même petit escalier pour aller à la chasse, M. de Duras, qui avait le bâton et qui était sur le pied d'une considération et d'une liberté de dire au roi tout ce qu'il lui plaisait, se mit à parler de ce maréchal avec mépris, et à dire le mauvais proverbe, que cet homme-là était un fou ou que le roi n'était pas noble. À ce mot, le roi s'arrêta, et se tournant au maréchal de Duras, ce qu'il ne faisait presque jamais en marchant: « Si cela [est], lui dit-il, je ne suis pas noble, car je l'ai entretenu longtemps; il m'a parlé de fort bon sens, et je vous assure qu'il est fort loin d'être fou. » Ces derniers mots furent prononcés avec une gravité appuyée qui surprit fort l'assistance, et qui en grand silence ouvrit fort les yeux et les oreilles. Après le second entretien, le roi convint que cet homme lui avait dit une chose qui lui était arrivée il y avait plus de vingt ans, et que lui seul savait, parce qu'il ne l'avait jamais dite à personne, et il ajouta que c'était un fantôme qu'il avait vu dans la forêt de Saint-Germain, et dont il était sûr de n'avoir jamais parlé. Il s'expliqua encore plusieurs fois très favorablement sur ce maréchal, qui était défrayé de tout par ses ordres, qui fut renvoyé aux dépens du roi, qui lui fit donner assez d'argent outre sa dépense, et qui fit écrire à l'intendant de Provence de le protéger particulièrement, et d'avoir soin que, sans le tirer de son état et de son métier, il ne manquât de rien le reste de sa vie. Ce qu'il y a eu de plus marqué, c'est qu'aucun des ministres d'alors n'a jamais voulu parler là-dessus. Leurs amis les plus intimes les ont poussés et tournés là-dessus, et à plusieurs reprises, sans avoir pu en arracher un mot, et tous, d'un même langage, leur ont donné le chance, se sont mis à rire et à plaisanter sans jamais sortir de ce cercle, ni enfoncer cette surface d'une ligne. Cela m'est arrivé avec M. de Beauvilliers et M. de Pontchartrain, et je sais par leurs plus intimes et leurs plus familiers qu'ils n'en ont rien tiré davantage, et pareillement de ceux de Pomponne et de Torcy.

Ce maréchal, qui était un homme d'environ cinquante ans, qui avait famille, et bien famé dans son pays, montra beaucoup de bon sens dans sa simplicité, de désintéressement et de modestie. Il trouvait toujours qu'on lui donnait trop, ne parut [avoir] aucune curiosité, et dès qu'il eut achevé de voir le roi et M. de Pomponne, ne voulut rien voir ni se montrer, parut empressé de s'en retourner, et dit que, content d'avoir accompli sa mission, il n'avait plus rien à faire que s'en aller chez lui. Ceux qui en avaient soin firent tout ce qu'ils purent pour en tirer quelque chose; il ne répondait rien, ou disait: « Il m'est défendu de parler, » et coupait court sans se laisser émouvoir par rien. Revenu chez lui, il ne parut différent en rien de ce qu'il était auparavant, ne parlait ni de Paris ni de la cour, répondait en deux mots à ceux qui l'interrogeaient, et montrait qu'il n'aimait pas à l'être, et sur ce qu'il avait été faire pas un mot de plus que ce que je viens de rapporter. Surtout nulle vanterie; ne se laissait point entamer sur les audiences qu'il avait eues, et se contentait de se louer du roi qu'il avait vu, mais en deux mots et sans laisser entendre s'il l'avait vu en curieux ou d'une autre manière, et ne voulant jamais s'en expliquer. Sur M. de Pomponne, quand on lui en parlait, il répondait qu'il avait vu un ministre, sans expliquer comment ni combien, qu'il ne le connaissait pas, et puis se taisait sans qu'on pût lui en faire dire davantage. Il reprit son métier, et a vécu depuis à son ordinaire. C'est ce que les premiers de la province en ont rapporté, et ce que m'en a dit l'archevêque d'Arles, qui passait du temps tous les ans à Salon, qui est la maison de campagne des archevêques d'Arles aussi bien que le lieu de la naissance et de la sépulture du fameux Nostradamus. Il n'en faut pas tant pour beaucoup faire raisonner le monde. On raisonna donc beaucoup sans avoir rien pu trouver, ni qu'aucune suite de ce singulier voyage ait pu ouvrir les yeux sur rien. Des fureteurs ont voulu se persuader, et persuader aux autres, que ce ne fut qu'un tissu de hardie friponnerie dont la simplicité de ce bonhomme fut la première dupe.

Il y avait à Marseille une Mme Arnoul, dont la vie est un roman, et qui, laide comme le péché, et vieille, pauvre, et veuve, a fait les plus grandes passions, a gouverné les plus considérables des lieux où elle s'est trouvée, se fit épouser par ce M. Arnoul, intendant de marine à Marseille, avec les circonstances les plus singulières, et, à force d'esprit et de manège, se fit aimer et redouter partout où elle vécut, au point que la plupart la croyaient sorcière. Elle avait été amie intime de Mme de Maintenon, étant Mme Scarron; un commerce secret et intime avait toujours subsisté entre elles jusqu'alors. Ces deux choses sont vraies; la troisième, que je me garderai bien d'assurer, est que la vision et la commission de venir parler au roi fut un tour de passe-passe de cette femme, et que ce dont le maréchal de Salon était chargé par cette triple apparition qu'il avait eue, n'était que pour obliger le roi à déclarer Mme de Maintenon reine. Ce maréchal ne la nomma jamais, et ne la vit point. De tout cela jamais on n'en a su davantage.

L'affaire de M. de Bouillon avec son fils faisait grand bruit. Elle était portée pour des incidents au conseil des parties. Le roi fit en cette occasion ce qu'il n'avait jamais fait auparavant ni ne fit depuis. Il prit parti pour M. de Bouillon, fit mander de sa part par Pontchartrain à Maboul, maître des requêtes, de rapporter sans délai, et dit lui-même au duc d'Albret qu'il ne voulait que justice entre lui et son père, mais qu'il voulait couper court aux procédures et aux procédés, et protéger son père, qui était un de ses plus anciens domestiques, et qui l'avait toujours bien servi. On peut imaginer si après ces déclarations M. de Bouillon fut lui-même bien servi par ses juges, et quel tour prit son affaire dans le monde, où le duc d'Albret n'osa presque se montrer de fort longtemps.

Le gros Saint-Vallier qui avait été longtemps capitaine de la porte, et qui après avoir vendu au frère du P. de La Chaise, s'était retiré en son pays de Dauphiné, mourut à Grenoble. Sa femme, belle, spirituelle et galante, y régnait sur les coeurs et sur les esprits. Elle avait été fort du monde, et en était devenue le centre dans cette province, d'où on ne la revit presque plus à Paris, où elle avait conservé des amis, et à la cour.

Le duc de Montbazon mourut aussi dans les faubourgs de Liège, où il était enfermé depuis bien des années dans une abbaye. Le prince de Guéméné son fils devint par sa mort duc de Montbazon, et se fit recevoir au parlement. Il fut le premier qui, devenant duc, n'en prit pas le nom et conserva le sien. Ce fut un raffinement de princerie. On en rit et on le laissa faire.

Le marquis de Mirepoix mourut en ce même temps. Il était dans les mousquetaires noirs, médiocre emploi pour un homme de sa naissance, mais il était fort mal à son aise, et ne laissa point d'enfants de la fille aînée de la duchesse de La Ferté. Il était de mes amis. C'était un homme d'honneur et de valeur. J'avais été presque élevé avec son frère, beaucoup plus jeune que lui. La maréchale de Duras, soeur du duc de Ventadour, l'avait pris chez elle comme son fils, et l'avait élevé avec son fils aîné, et nous nous voyions tous les jours; je les perdis depuis de vue; le duc de Duras entra dans le monde et me laissa fort derrière. Il avait bien des années plus que moi. L'autre s'amouracha de la fille d'un cabaret en Alsace, et s'enterra si bien avec elle qu'on ne l'a pas vu depuis. Le fils de ce mariage est le marquis de Mirepoix d'aujourd'hui.

La duchesse Mazarin finit aussi son étrange carrière en Angleterre, où elle était depuis plus de vingt-cinq ans. Sa vie a fait tant de bruit dans le monde que je ne m'arrêterai pas à en parler. Malheureusement pour elle, sa fin y répondit pleinement, et ne laissa de regrets qu'à Saint-Évremond, dont la vie, la cause de la fuite, et les ouvrages sont si connus. Mme de Bouillon, et ce que Mme Mazarin avait ici de plus proches, partirent pour l'aller trouver, la trouvèrent morte en arrivant à Douvres et revinrent tout court. M. Mazarin, depuis si longtemps séparé d'elle et sans aucun commerce, fit rapporter son corps, et le promena près d'un an avec lui de terre en terre. Il le déposa un temps à Notre-Dame de Liesse, où les bonnes gens la priaient comme une sainte et y faisaient toucher leurs chapelets. À la fin, il l'envoya enterrer avec son fameux oncle, en l'église du collège des Quatre-Nations à Paris.

MM. de Matignon perdirent en même temps une soeur très aimable, veuve sans enfants de M. de Nevet, en Bretagne où elle était allée pour des affaires: elle logeait avec eux à Paris. Ils étaient tous fort des amis de mon père et de ma mère.

La reine de Portugal, soeur de l'impératrice, de la reine d'Espagne et de l'électeur palatin, mourut aussi, et laissa plusieurs enfants. Elle était seconde femme du roi don Pedro, qui avait, de concert avec la reine sa belle-soeur, détrôné son frère comme fou et imbécile, qu'il tint enfermé aux Terceires en 1669, puis à Cintra, à sept lieues de Lisbonne, jusqu'à sa mort en 1683. Il épousa en même temps cette meure reine, soeur de la duchesse douairière de Savoie, grand'mère de Mme la duchesse de Bourgogne, qui prétendit que ce premier mari ne l'avait jamais été. Elles étaient filles du duc de Nemours, tué en duel à Paris, pendant les guerres civiles, par le duc de Beaufort, frère de sa femme; et ce duc de Nemours était frère aîné du duc de Nemours mari de la Longueville, qu'on a vu perdre ce grand procès contre M. le prince de Conti, et faire ensuite le voyage de Neuchâtel. De ce mariage, don Pedro, qui ne prit que le titre de régent du vivant du roi son frère, n'eut qu'une seule fille qui mourut prête à être mariée; sa mère mourut trois mois après son premier mari.

Le roi donna encore des distinctions à ses bâtards, dont il ne perdait point d'occasions. M. du Maine, grand maître de l'artillerie, comme ordonnateur en cette partie, avait à être reçu à la chambre des comptes, et sa place devait être au-dessus du doyen, comme l'avaient eue les autres grands maîtres de l'artillerie. Le roi voulut qu'il la prit entre le premier et le second président, et cela fut exécuté ainsi. Il accorda aussi à Mme la princesse de Conti que ses deux filles d'honneur mangeassent avec Mme la duchesse de Bourgogne. Jamais dame d'honneur de princesse du sang n'avait entré dans les carrosses, ni mangé. Le roi donna cette distinction à celles de ses bâtardes, et la refusa toujours à celles des autres princesses du sang. Pour les filles d'honneur de Mme la princesse de Conti (et Mme la Duchesse n'en avait plus depuis longtemps), elles obtinrent d'abord d'aller à Marly, puis de manger à table quand Madame n'y était pas, avant le mariage de Mme la duchesse de Bourgogne, à la fin de manger avec elles.

En accordant de nouveaux honneurs, privativement à tous autres, à ce qui sortait de sa personne, elle-même semblait aussi en mériter de nouveaux. Mais tout était épuisé en ce genre: on ne fit donc que recommencer ce qui s'était fait à sa statue de la place des Victoires, en découvrant, le 13 août, après midi, celle qu'on avait placée dans la place de Vendôme. Le duc de Gesvres, gouverneur de Paris, à cheval, à la tête du corps de ville, y fit les tours, les révérences, et les autres cérémonies tirées et imitées de la consécration de celle des empereurs romains. Il n'y eut à la vérité ni encens ni victimes; il fallut bien donner quelque chose au titre de roi très chrétien. Il y eut un beau feu le soir sur la rivière, que Monsieur et Madame allèrent voir du Louvre. Monseigneur en pompe, la seule fois de sa vie, avait été spectateur de la dédicace de la statue de la place des Victoires, de chez le maréchal de La Feuillade qui en avait été l'inventeur. Son fils, mal avec le roi, se lassa en ce temps-ci de la dépense dont il était chargé par le testament de son père, de faire allumer tous les soirs les falots des quatre coins de cette place. Le roi voulut bien l'en décharger.

Il refusa presque en même temps audience au comte de Zinzendorf, envoyé de l'empereur, nouvellement arrivé; parce qu'il prétendit n'en point prendre des fils de France puînés, à cause que les envoyés du roi à Vienne ne voient pas l'archiduc, et le roi veut qu'il prenne toutes ces audiences en sortant de la sienne. Villars, comme on a vu, eut ordre de voir l'archiduc, chez lequel on ajusta le cérémonial qui en empêchait, après qu'il eut reçu chez lui la satisfaction du prince de Lichtenstein: ainsi la difficulté de Zinzendorf tomba d'elle-même.

Une autre difficulté suivit celle-là de près. Le roi de Danemark mourut. Le prince royal devenu roi en donna part au roi, et n'en voulut pas recevoir la réponse sans le traitement de Majesté, que jamais ceux de Danemark n'ont eu des nôtres, et se sont toujours contentés de la Sérénité; le roi à son tour refusa de prendre le deuil qu'il a toujours porté des têtes couronnées, même sans parenté, comme il n'y en a point avec le roi de Danemark. Cela dura quelques mois de la sorte; à la fin, le roi de Danemark céda, et reçut la lettre du roi en réponse dans le style accoutumé, et le roi prit le deuil, comme s'il n'eût pas été passé depuis longtemps.

La vieille duchesse de Modène, de la maison Barberine, mourut aussi, mère du duc de Modène, et seconde femme de son père, qui de son premier mariage avec la Martinozzi, soeur de la mère du prince de Conti, et toutes deux filles de la soeur aînée du cardinal Mazarin, avait eu la reine d'Angleterre qui est à Saint-Germain.

M. Boucherat, chancelier et garde des sceaux de France, mourut à Paris le mercredi 2 septembre l'après-dînée, et sur les huit heures du soir. MM. d'Harlay et de Fourcy, ses gendres, rapportèrent les sceaux au roi, qui partit le lendemain jeudi et alla coucher à Fontainebleau, où il emporta les sceaux. Le père et le grand-père de M. Boucherat étaient auditeurs des comptes à Paris, et son bisaïeul avocat au parlement. Il ne faut pas aller plus loin. Il avait un frère conseiller au parlement, fort épais, qui lui ressemblait beaucoup, qu'il fit conseiller d'honneur. Lui fut d'abord correcteur à la chambre des comptes, puis conseiller aux requêtes du palais, et en 1643 maître des requêtes. Il fut en cette charge connu de M. de Turenne qui prit confiance en lui et le chargea de ses affaires, qui, dans l'éclat et le crédit où il était, n'étaient pas difficiles à gérer. Cet attachement fit sa fortune. M. de Turenne lui procura des intendances, des commissions extraordinaires en plusieurs grandes provinces où il le soutint fort, une place de conseiller d'État en 1662, et une de conseiller d'honneur au parlement en 1671. Il n'est pas de l'étendue de ces Mémoires d'expliquer comment il fut fait chancelier à Fontainebleau, le jour de la Toussaint 1685, par la mort de M. Le Tellier. À celle de M. de Louvois, il eut le râpé [19] de chancelier de l'ordre, dont M. de Barbezieux eut la charge. Il avait alors soixante-neuf ans, et il touchait au décanat du conseil. Qui eût voulu faire, exprès un chancelier de cire l'eût pris sur M. Boucherat. Jamais figure n'a été si faite exprès; la vérité est qu'il n'y fallait pas trop chercher autre chose, et il est difficile de comprendre comment M. de Turenne s'en coiffa, et comment ce magistrat soutint les emplois, quoique fort ordinaires, par lesquels il passa. Il ne fut point ministre, et MM. de Louvois et Colbert, qui étaient lors les principaux, contribuèrent fort à son élévation pour n'avoir aucun ombrage à craindre. De sa première femme Fr. Marchand, il eut Mmes de Fourcy et de Morangis; de la seconde qui était une Loménie, veuve d'un Nesmond [20] , avec trois filles, il n'en eut que Mme d'Harlay. Ses trois gendres furent conseillers d'État, et le dernier, ambassadeur plénipotentiaire à la paix de Ryswick, comme il a été dit en son temps. Le chancelier avait quatre-vingt-quatre ans quand il mourut. Il y avait longtemps qu'il était infirme, et que M. et Mme d'Harlay qui logeaient avec lui, ses secrétaires, et surtout Boucher, qui était le premier et qui ne s'y est pas oublié, faisaient tout et lui faisaient tout faire.

M. de Pontchartrain, le premier président, MM. Courtin, d'Aguesseau, Pomereu, La Reynie, conseillers d'État, et les deux premiers au conseil royal des finances, furent ceux dont on parla le plus. Quelques-uns parlèrent aussi de MM. de Caumartin et Voysin.

Le premier président, comme on l'a déjà vu, avait eu deux fois parole du roi d'être chancelier; la première, étant procureur général lorsqu'il donna l'invention du chausse-pied de la légitimation du chevalier de Longueville, sans nommer la mère, pour faire passer celle des enfants de Mme de Montespan; la dernière, étant premier président, lorsqu'il inventa pour eux ce rang au-dessus des pairs, si approchant, quoique inférieur, de celui des princes du sang; mais l'affaire de M. de Luxembourg sur la préséance, qui le brouilla sans ménagement avec les dues, et qui outra M. de La Rochefoucauld contre lui, les rendit inutiles. M. de La Rochefoucauld, qui n'ignorait ni ces paroles ni leur cause, se fit une application continuelle de le perdre là-dessus dans l'esprit du roi, et lui donna tant de coups d'estramaçon, dont il ne se cachait pas, qu'il vint à bout de ce qu'il désirait. Aucun de nous ne se cacha de lui nuire en tout ce qu'il put, et tous se piquèrent de faire éclater leur joie quand ils le virent frustré de cette grande espérance. Le dépit qu'il en conçut fut public et si extrême qu'il en devint encore plus absolument intraitable, et qu'il s'écriait souvent, dans une amertume qu'il ne pouvait contenir, qu'on le laisserait mourir dans la poussière du palais. Sa faiblesse fut telle qu'il ne put s'empêcher six semaines après de s'en plaindre au roi à Fontainebleau, où il fit le bon valet avec sa souplesse et sa fausseté accoutumées. Le roi le paya de propos et de la commission de travailler à la diminution du blé dans la ville et banlieue de Paris où il était devenu cher, et d'ordonner au prévôt des marchands et au lieutenant de police de n'y rien faire que de concert avec lui. Il fit semblant d'être content des discours et de cette coriandre, et n'en vécut pas moins enragé. Sa santé et sa tête à la fin en furent attaquées jusqu'à le forcer à quitter sa place, d'où il tomba dans le mépris après avoir aiguisé force haines.

M. Courtin, doyen du conseil, illustre par sa probité et par sa capacité, par la douceur et l'agrément de son commerce, et par ses belles et importantes ambassades, s'était expliqué avec le roi, lorsqu'il refusa celle de Ryswick, et depuis, la place du conseil royal des finances, que son âge, sa santé et l'état de ses yeux qu'il était prêt à perdre ne lui permettaient plus de penser qu'à finir.

M. d'Aguesseau avait beaucoup d'esprit mais encore plus réglé et plus sage. Il avait excellé dans les premières intendances, et il écrivait d'affaires [de façon] qu'on n'avait jamais pu faire d'extraits de ses lettres. Sa capacité était profonde et vaste; son amour du bien ardent, mais prudent; sa modestie en tout retraçait les premiers et les plus anciens magistrats; sa douceur extrême; ses opinions justes et concises quand il s'était une fois décidé, à quoi la crainte de l'injustice et la défiance de soi-même le rendait souvent trop incertain et trop lent; assez capable d'amitié et tout à fait incapable de haine; grand et aisé travailleur; exact à tout et ne perdant jamais un instant; d'une piété solide, unie et de toute sa vie; éclairé en tout, et si appliqué à ses devoirs qu'il n'avait jamais connu qu'eux et ne s'était en aucun temps mêlé avec le monde. Tant de vertus et de talents lui avaient acquis l'amour et la vénération publique, et une grande estime du roi; mais il avait eu une fille dans celles de l'Enfance, de Mme de Mondonville que les jésuites avaient si étrangement su détruire. Lui, et sa femme, aussi vertueuse que lui et de plus d'esprit encore, mais dont l'extérieur n'était pas aimable comme le sien, étaient soupçonnés de jansénisme. Avec cette tare c'était merveille comme ses vertus et ses talents l'avaient porté sans autre secours où il était arrivé, mais c'eût été un vrai miracle si elles l'eussent conduit plus loin.

Pomereu était un aigle qui brillait d'esprit et de capacité, qui avait été le premier intendant de Bretagne, qui avait eu de grandes et importantes commissions, et qui avait recueilli partout une grande réputation, mais il était fantasque, qui avait même quelques temps courts dans l'année où sa tête n'était pas bien libre et où on ne le voyait point. D'ailleurs c'était un homme ferme, transcendant, qui avait et qui méritait des amis. Il l'était fort de mon père et il était demeuré le mien.

La Reynie, usé d'âge et de travail, est celui qui a mis la place de lieutenant de police dans la considération et l'importance où on l'a vue depuis, et où elle serait désirable s'il avait pu l'exercer toujours; mais, noyé dans les détails d'une inquisition naissante et qui a été portée de plus en plus loin après lui, il n'était plus en âge ni en état de venir au grand et de travailler d'une manière supérieure. Du reste, esprit, capacité, sagesse, lumières, probité, tout fit regretter qu'il eût pour ainsi dire dépassé la première place de son état.

Caumartin, cousin germain et ami confident de Pontchartrain, tel que je l'ai représenté en parlant de l'affaire de son frère avec M. de Noyon, avait beaucoup d'amis et du haut parage; mais l'insolence de son extérieur, qui pourtant n'en avait que l'écorce, lui aliénait le gros du monde. Un amas de blé dont il fut fort accusé dans un temps de cherté, et diverses autres choses dont il se justifia très bien, avaient laissé un nuage dans l'esprit du roi dont il ne put jamais revenir pour aucune place. C'était fort la mode à Fontainebleau, tous les voyages, d'aller chez lui à Saint-Ange, qui en est à quatre lieues, qu'il avait fort bien ajusté. Le roi, tout maître qu'il fût toujours de soi-même, ne pouvait s'empocher de marquer par quelque mot que cela ne lui était point agréable.

Voysin et sa femme, dans la faveur de Mme de Maintenon, depuis qu'elle avait logé chez eux, aux voyages du roi en Flandre dont il était intendant, n'était pas encore mûr à beaucoup près.

Pelletier de Sousy, conseiller d'État, et tiercelet de ministre, par un travail réglé avec le roi une fois par semaine, par Marly où ce même travail lui procurait de coucher, et par la distinction de paraître comme eux la canne à la main sans manteau, avait reçu une entorse de la probité de son frère, quand il quitta la place de contrôleur général et que le roi, pour l'obliger, lui proposa de la donner à Sousy, [ce] qui le fixa pour toujours où il était. Son fils avait eu sa place d'intendant des finances. Le roi le trouvait bien établi avec raison et ne songea pas un moment à lui.

D'autres à portée des sceaux, il n'y en avait point. Le premier président seul, véritable antagoniste, étant exclu, le choix du roi fut bientôt fait. L'habitude y contribua et Mme de Maintenon acheva d'y déterminer son goût, qui lui fut toujours favorable dans les [temps] mêmes de nuages et de brouillard.

M. de Pontchartrain était petit-fils du premier Phélypeaux, qui fut secrétaire d'État à la place de Forget, sieur de Fresne, trois semaines avant la mort funeste d'Henri IV, par le crédit de la reine sa femme dont il était secrétaire des commandements. Il mourut en 1621, pendant le siège de Montauban. Son fils eut sa charge; mais, comme il n'avait que huit ans, d'Herbault, frère aîné de son père, l'exerça par commission et se la fit donner après en titre, dépouillant son neveu. La Vrillière, son fils, l'eut après lui, et de père en fils elle leur est demeurée. Le neveu dépouillé fut conseiller au parlement, puis président en la chambre des comptes à Paris, et mourut dans cette charge en 1685. Il fut un des juges de M. Fouquet, que l'on tira tous des diverses cours supérieures du royaume. Sa probité fut inflexible aux caresses et aux menaces de MM. Colbert, Le Tellier et de Louvois, réunis pour la perte du surintendant. Il ne put trouver matière à sa condamnation, et par cette grande action se perdit sans ressource. Il était pauvre; tout son désir et celui de son fils, dont il s'agit ici, était de faire tomber sa charge sur sa tête en s'en démettant. La vengeance des ministres fut inflexible à son tour, il n'en put jamais avoir l'agrément; tellement que ce fils demeura dix-huit ans conseiller aux requêtes du palais, sans espérance d'aucune autre fortune. Je le lui ai ouï dire souvent, et combien il était affligé d'être exclu d'avoir la charge de son père. Il logeait chez lui avec sa femme, fille de Maupeou, président aux enquêtes, n'avaient qu'un carrosse pour eux deux, et lui un cabinet pour travailler, où on entrait du haut du degré sans rien entre-deux, et couchaient au second étage. Sa mère, qui était morte en 1653, était fille du célèbre Talon, avocat général au parlement, puis conseiller d'État, qui a laissé des Mémoires si curieux et si rares des troubles de la minorité, en forme presque de journal.

Mon père était ami des Talon et des Phélypeaux, et lui et ma mère ont vu cent fois MM. de Pontchartrain, père et fils, vivant comme je le remarque. Le fils avait un frère et deux soeurs. Le frère fut conseiller au grand conseil, puis maître des requêtes, bon homme et fort homme d'honneur, mais qui serait demeuré toute sa vie maître des requêtes, sans la fortune de son aîné qui le fit conseiller d'État et intendant de Paris. Les soeurs épousèrent: l'aînée, M. Bignon, avocat général au parlement, après son célèbre père, puis conseiller d'État, celui qui par amitié et sans parenté voulut bien être mon tuteur lorsqu'à la mort de ma soeur je fus son légataire universel. L'autre soeur épousa M. Habert de Montmort, conseiller au parlement, fils de celui qui fut un des premiers membres de l'Académie française lorsque le cardinal de Richelieu la forma. Celle-ci mourut sans enfanta, dès 1661. L'autre mourut en 1690, et ne vit point la fortune de son frère, qui l'aimait si tendrement qu'il a toujours traité ses enfants comme les siens, et en a fait deux conseillers d'État, et un autre conseiller d'État d'Église, et vécut intimement et avec déférence dans sa fortune avec M. Bignon, son beau-frère, jusqu'à sa mort. Tel était l'état de cette famille si mal aisée et si reculée, que lorsque le père mourut en 1685 ils n'en furent guère plus à leur aise.

Quoique simple conseiller aux requêtes du palais, et ne vivant point en amitié avec La Vrillière ni Châteauneuf, son fils, de qui seuls il pouvait tirer quelque lustre, parce qu'il ne leur pouvait pardonner la charge de secrétaire d'État, Pontchartrain, né galant, et avec un feu et une grâce dans l'esprit que je n'ai point vus dans aucun autre si ce n'est en M. de la Trappe, se distinguait dans les ruelles et les sociétés à sa portée, et plus encore par sa capacité, sa grande facilité et son assiduité au palais. Je lui ai ouï dire bien des fois que son château en Espagne était d'arriver, avec l'âge, à une place de conseiller d'honneur au parlement, et d'avoir une maison dans le cloître Notre-Dame. Il vécut ainsi jusqu'en 1677 que la place de premier président du parlement de Rennes vaqua, et que les affaires de la province la rendirent assez longtemps vacante par la difficulté de la remplir. M. Colbert qui par sa place avait grand désir que celle-ci fût bien remplie, à cause des états où le premier président de Bretagne est toujours second commissaire du roi, et pour avoir un homme de qui il pût tirer conseil sur ce qui se passait dans le commerce de cette province si maritime, en raisonnait souvent dans son cabinet avec ses plus familiers. De ce nombre était Hotman, qu'il avait fait intendant des finances et intendant de Paris, en la capacité duquel il avait beaucoup de confiance. Hotman avait épousé une Colbert, cousine germaine de Villacerf et de Saint-Pouange, mais qui, n'étant pas comme eux fille d'une soeur de M. Le Tellier, était demeurée avec son mari fort attachée à M. Colbert dont elle était comme eux issue de germaine. Hotman était un homme qui ne craignait point de dire son avis, et qui, malgré l'aversion qu'il connaissait en M. Colbert pour Pontchartrain et pour toute sa famille, lui en proposa le fils comme celui qu'il jugeait le plus propre à être premier président de Rennes. Il en dit tant de bien sur ce qu'il en savait qu'il persuada M. Colbert. Ce fut donc ainsi que l'ennemi de Pontchartrain débourba son fils par une sorte de nécessité. La surprise qu'ils en eurent fut grande, et augmenta quand ils apprirent que c'était à Hotman à qui ils devaient cette fortune, avec qui ils n'avaient aucune liaison. Ils avaient si peu pensé à cet emploi que la difficulté pécuniaire de le remplir les mit sur le point du refus. Leurs amis les pouillèrent et les encouragèrent; et voilà Pontchartrain en Bretagne. Hotman, qui mourut sans enfants en 1683, eut le loisir de s'applaudir du choix qu'il avait proposé; Pontchartrain y mit le parlement et la justice sur un pied tout différent qu'il n'avait été, lit toutes les fonctions d'intendant dans une province qui n'en souffrait point encore, mit tout en bon ordre et se fit aimer partout. Il y eut de grands démêlés d'affaires avec le duc de Chaulnes qui était adoré en Bretagne, et qui n'était pas accoutumé qu'autre que lui et les états, dont il était le maître, se mêlassent de rien dans le pays.

On a vu en son lieu que M. Pelletier, contrôleur général des finances, le tira de là en 1687 pour le faire intendant des finances qu'il fit toutes sous lui tant qu'il les garda, et comment il les lui fit donner, en 1689, quand il voulut quitter ce pénible emploi. Pontchartrain eut toutes les peines du monde à l'accepter, et au lieu de la reconnaissance qu'il devait à Pelletier de lui avoir fait faire un si grand pas, il lui en voulut mal, le lui déclara, et ne put jamais le lui pardonner: bien estimable de craindre des fonctions si friandes pour tant d'autres, et qui portent avec elles les richesses, l'autorité et la faveur; fort blâmable, je ne puis m'empêcher de l'avouer, de n'avoir pas senti plus que le dégoût des finances de quel accul de fortune il l'avait tiré, et en quelle place, et en quelle passe son amitié et sa probité le mettait, et aux dépens de son propre frère. Un an après, la mort de Seignelay combla ses voeux, quand il se vit revêtu de sa charge de secrétaire d'État avec le département de la marine et celui de la maison du roi. Il fit alors instances pour être déchargé des finances. Il ne faisait que d'y entrer en chef; la guerre aussi ne faisait que commencer. En homme d`esprit il avait bien pris avec M. de Louvois, qui n'en voulait point d'autre aux finances, et Mme de Maintenon, à qui sa femme et lui avaient également plu, était encore plus éloignée d'un changement. Le contrôleur général était de tous les ministres celui qu'elle courtisait le plus. Elle y avait un intérêt principal pour mille affaires qu'elle protégeait, et pour faire auprès du roi tout ce qui allait à éloigner ou à approcher à son gré les gens et les choses, parce que c'était lui d'ordinaire qui y avait la principale influence. Personne n'était si propre à cette sorte de manège que Pontchartrain. C'était un très petit homme, maigre, bien pris dans sa petite taille, avec une physionomie d'où sortaient sans cesse les étincelles de feu et d'esprit, et qui tenait encore beaucoup plus qu'elle ne promettait. Jamais tant de promptitude à comprendre, tant de légèreté et d'agrément dans la conversation, tant de justesse et de promptitude dans les reparties, tant de facilité et de solidité dans le travail, tant d'expédition, tant de subite connaissance des hommes ni plus de tour à les prendre. Avec ces qualités, une simplicité éclairée et une sage gaieté surnageaient à tout, et le rendaient charmant en riens et en affaires. Sa propreté était singulière et s'étendait à tout, et à travers toute sa galanterie, qui subsista dans l'esprit jusqu'à la fin, beaucoup de piété, de bonté, et j'ajouterai d'équité avant et depuis les finances, et dans cette gestion même autant qu'elle en pouvait comporter. Il en avouait lui-même la difficulté, et c'est ce qui les lui rendait si pénibles, et il s'en expliquait même souvent avec amertume aux parties qui la lui remontraient. Aussi voulut-il souvent les quitter, et ce ne fut que par ruses que sa femme les lui fit garder en lui demandant, tantôt deux, tantôt quatre, tantôt huit jours de délai.

C'était une femme d'un grand sens, sage, solide, d'une conduite éclairée, égale, suivie, unie, qui n'eut rien de bourgeois que sa figure; libérale, galante en ses présents, et en l'art d'imaginer et d'exécuter des fêtes; noble, magnifique au dernier point, et avec cela, ménagère et d'un ordre admirable. Personne, et cela est surprenant, ne connaissait mieux la cour ni les gens qu'elle, et n'avait, comme son mari, plus de tours et de grâces dans l'esprit. Elle lui fut d'un grand usage pour le conseil et la conduite, et il eut le bon esprit de le connaître et d'en profiter; leur union fut toujours intime. Sa piété fut toujours un grand fonds de vertu qui augmenta sans cesse, qui l'appliqua aux lectures et à la prière, qui lui fit, quand elle put, embrasser toutes sortes de bonnes œuvres, et qui la rendit la mère des pauvres; avec cela, gaie, et de fort bonne compagnie, où tous deux mettaient beaucoup dans la conversation, et fort loin de bavarderie, et tous deux fort capables d'amitié, et lui de servir et de nuire. Ce qu'ils ont donné aux pauvres est incroyable: Mme de Pontchartrain avait toujours les yeux et les mains ouvertes à leurs besoins, toujours en quête de pauvres honteux, de gentilshommes et de demoiselles dans le besoin, de filles dans le danger, pour les tirer de péril et de peine, en mariant ou en plaçant les unes, donnant des pensions aux autres, et tout cela, dans le dernier secret. Outre de grandes sommes réglées aux pauvres de leur paroisse, en tous lieux ils étaient ingénieux à assister; et ce tour, et cette galanterie qu'elle avait dans l'esprit, elle l'employait toute à secourir des personnes qui cachaient leurs besoins, qu'elle faisait semblant d'ignorer elle-même. C'était une grosse femme, très laide, et d'une laideur ignoble et grossière, qui ne laissait pas d'avoir de l'humeur qu'elle domptait autant qu'il lui était possible. Jamais il n'y eut de meilleurs parents, ni de meilleurs amis que ce couple, ni de gens plus polis, on pourrait ajouter quelquefois plus respectueux, et qui se souvenaient le mieux de ce qu'ils étaient et de ce qu'étaient les autres, quoiqu'à travers ce levain que mêlent en tout la faveur, l'autorité et les places.

Ils furent longtemps parfaitement bien avec Mme de Maintenon; mais peu à peu, il y eut des froideurs entre elle et Pontchartrain qu'elle ne maniait pas avec la facilité qu'elle voulait. Sa femme, qu'elle goûta toujours, et dans tous les temps, tâchait de rendre Pontchartrain plus complaisant; et pour l'amour d'elle, Mme de Maintenon en souffrit des roideurs qu'elle n'eût jamais passées à un autre; mais la pelote grossit tant qu'elle fut ravie de s'en défaire honnêtement par les sceaux. Il fut ministre d'État fort peu après avoir été fait secrétaire d'État; il avait lu assez pour être instruit de beaucoup de choses, à travers son application et son assiduité à ses fonctions et son goût pour le monde et la bonne compagnie. Il était élevé dans le parlement et dans ses maximes, duquel il n'était rien moins qu'esclave; mais il en avait pris le bon sur les maximes de France à l'égard de Rome. Ces matières, qui se présentaient souvent au conseil sous divers aspects, ne lui échappaient sous aucun. L'extrême facilité de son appréhension, et l'agilité ferme et forte de son élocution, blessaient souvent le duc de Beauvilliers là-dessus, dont l'esprit et la conscience ne pouvaient être d'accord sur ces matières, et qui, en gros, était toujours pour les maximes de France, mais dans le détail, s'en échappait toujours en faveur de Rome. Cela les avait aigris l'un contre l'autre, et quelquefois jusqu'à l'indécence de la part de Pontchartrain qui, ayant plus de fond que le duc, ne le ménageait pas en ces occasions, et les rendit ennemis autant que des gens de bien le peuvent être. Le nombre immense de créations d'offices et d'affaires extraordinaires, auxquelles la nécessité de la guerre engagea, ne laissa pas de tomber en partie sur Pontchartrain, et c'était ce qui le pressait sans cesse de quitter les finances. Il le fut d'établir la capitation et le dixième [21] inventés l'un et l'autre par le puissant Bâville, le maître du Languedoc sous le nom d'intendant, et qui les proposait sans cesse pour en faire sa cour. Pontchartrain eut horreur de deux impôts que leur facilité à imposer et à augmenter rendrait continuels et d'une pesanteur extrême. Il rejeta le dernier, sans souffrir qu'on le mit en délibération, et ne put éviter l'autre.

Le jour même que Boucherat mourut, l'après-dînée, qui, comme je l'ai remarqué, était un mercredi, veille du départ du roi pour Fontainebleau, personne, dès le matin, ne crut qu'il passât la journée. Le roi, au sortir du conseil, dit à Pontchartrain qui en sortit le dernier: « Seriez-vous bien aise d'être chancelier de France? — Sire, répondit-il, si je vous ai demandé instamment plus d'une fois de me décharger des finances pour demeurer simple ministre et secrétaire d'État, vous pouvez imaginer si je les quitterais de bon coeur pour la première place où je puisse arriver. — Eh bien! dit le roi, n'en parlez à personne sans exception; mais si le chancelier meurt, comme il est peut-être mort à cette heure, je vous fais chancelier, et votre fils sera secrétaire d'État en titre, et exercera tout à fait. Vous continuerez, pour ce voyage, à loger dans votre appartement ordinaire, parce que j'ai donné les logements de la chancellerie où j'ai bien vu que le chancelier ne viendrait pas, et que cela m'embarrasserait à reloger ceux que j'y ai mis. » Pontchartrain embrassa les genoux du roi, saisit l'occasion de demander et d'obtenir de conserver son logement de Versailles au château, et se retira dans la plus grande joie qu'il ait jamais sentie, moins d'être chancelier, quoiqu'il en fût comblé, à ce que je lui ai ouï dire, que d'être délivré du fardeau des finances, qui lui devenait, malgré la paix, plus insupportable tous les jours. Cela alla du mercredi au samedi que Pontchartrain devait arriver à Fontainebleau. Ce soir-là, le roi entrant chez Mme de Maintenon, il dit au maréchal de Villeroy, capitaine des gardes en quartier, de faire avertir chez Pontchartrain qu'il vint lui parler dès qu'il serait arrivé. Il y fut d'abord, et il en sortit chancelier de France. On était à la comédie, un officier des gardes y vint dire au maréchal de Villeroy que le roi avait fait apporter les sceaux chez Mme de Maintenon, et qu'on avait vu M. de Pontchartrain les emporter de là chez lui. On s'y attendait plus qu'à aucun autre. Toute l'attention se tourna à qui serait contrôleur général; on n'attendit pas longtemps.

Suite
[18]
Voy. t. Ier, fin du volume, note sur les conseils du roi, et entre autres sur les conseils de grande et petite direction.
[19]
Saint-Simon explique plus loin ce qu'on entendait par râpé des ordres du roi. « Ce nom, dit-il, est pris de l'eau qu'on passe sur le marc du raisin après qu'il a été pressé, et tout le jus ou le moût tiré qui est le vin. Cette eau fermente sur ce marc et y prend une couleur et une impression de petit vin ou piquette, et cela s'appelle un râpé de vin. On va voir que la comparaison est juste et le nom bien appliqué. Pierre, par exemple, a une charge de l'ordre depuis quelques années il la vend à Paul et obtient le brevet ordinaire. Jean veut se parer de l'ordre sans bourse délier. Avec l'agrément du roi, et le marché fait et déclaré avec Paul, Jean se met entre Pierre et lui, fait un achat simulé de la charge de Pierre, et y est reçu par le roi. Quelques semaines après, il donne sa démission, fait une vente simulée à Paul, et obtient le brevet accoutumé. » C'était ce brevet de vétéran des ordres du roi que l'on appelait le râpé des ordres.
[20]
La seconde femme du chancelier Boucherat, Anne-Françoise de Loménie, n'était pas veuve d'un Nesmond, mais de Nicolas Bretel, seigneur de Grémonville, ambassadeur de France à Venise de 1645 à 1647 et mort à Paris en 1648. La Biographie universelle et le Dictionnaire de la noblesse se sont trompés sur la date de la mort de Nicolas Bretel. Cette date est fixée par les papiers de la famille de Grémonville.
[21]
Voy. sur la capitation, t. Ier, p. 227, note. L'impôt du dixième consistait dans la dîme, ou dixième partie des revenus de toute espèce. Tous les Français, nobles et roturiers, y étaient soumis.