CHAPITRE IV.

1701

Année 1701. — Mesures en Italie: Tessé. — Mort et caractère de Barbezieux. — Chamillart secrétaire d'État; son caractère. — Torcy chancelier et Saint-Pouange grand trésorier de l'ordre. — Mort de Rose, secrétaire du cabinet. — La plume. — Caillières a la plume. — Rose et M. le prince. — Rose et M. de Duras. — Rose et les Portail. — Mort de Stoppa, colonel des gardes suisses. — Mort du prince de Monaco, ambassadeur à Rome. — Mort de Bontems. — Bloin. — M. de Vendôme. — Bals particuliers à la cour.

Il était donc question de se préparer à une guerre vive en Italie, où Tessé avait été envoyé comme un homme agréable à M. de Savoie et à ses ministres, qui avait négocié à Turin la dernière paix et le mariage de Mme la duchesse de Bourgogne. C'était un homme doux, liant, insinuant, avec plus de manège que d'esprit ni de capacité, mais heureux en tout au dernier point, avec une figure fort noble, et un langage de cour qu'il savait tourner et retourner. On avait un besoin continuel de M. de Savoie pour le passage et les vivres, on s'en voulait assurer pour allié; Mantoue aussi par sa situation était un objet principal, et Tessé connaissait fort M. de Mantoue. Il était donc parti chargé de beaucoup d'instructions, et si Torcy y avait beaucoup travaillé pour le politique, Barbezieux avait eu une grande besogne à dresser pour tous les détails des troupes, des vivres et des différentes parties et plans de la guerre. Au fort de ce travail, il eut la douleur de voir, comme je l'ai dit, Chamillart ministre dans le temps où on s'y attendait le moins. Ce fut pour lui un coup de foudre. Depuis plus de soixante ans ses pères avaient eu, dans sa même place, une très principale part au gouvernement de l'État, et lui-même, depuis près de dix ans qu'il la remplissait, ne s'y était guère moins acquis de crédit et d'autorité qu'eux. Chamillart, tout nouveau et depuis deux ans en place, en était encore à rechercher de lui faire sa cour, après avoir été souvent dans l'antichambre de son père et dans la sienne. Cette préférence lui fut insupportable en elle-même, et encore par le coup de caveçon qu'elle lui donnait, et qui lui fit bien sentir qu'il n'était pas saison de s'en plaindre. Chamillart, qui n'avait pas imaginé d'être appelé sitôt au conseil d'État, lit en homme modeste et en bon ami tout ce qu'il put pour le consoler.

Barbezieux ne fut point piqué contre lui; mais outré de la chose il ne put se laisser adoucir le courage haut, fier, et présomptueux à l'excès. Sitôt qu'il eut expédié Tessé, il se livra avec ses amis à la débauche plus que de coutume pour dissiper son chagrin. Il avait bâti entre Versailles et Vaucresson, au bout du parc de Saint-Cloud, une maison en plein champ, qu'on appela l'Étang, qui dans la plus triste situation du monde, mais à portée de tout, lui avait coûté des millions. Il y allait souvent, et c'était là qu'il tâchait de noyer ses déplaisirs avec ses amis dans la bonne chère et les autres plaisirs secrets; mais le chagrin surnageait, qui, joint à des plaisirs au-dessus de ses forces dans lesquelles il se fiait trop, lui donna le coup mortel. Il revint au bout de quatre jours de l'Étang à Versailles avec un grand mal de gorge et une fièvre ardente qui, dans un tempérament d'athlète comme était le sien et à son âge, demandait force saignées que la vie qu'il venait de mener rendait fort dangereuses. La maladie le parut dès le premier moment; elle [ne] dura que cinq jours. À peine eut-il le temps de faire son testament et de se confesser quand l'archevêque de Reims l'avertit du danger pressant, contre lequel il disputait contre Fagon même. Il mourut tout en vie avec fermeté, au milieu de sa famille, et sa porte ayant été continuellement assiégée de toute la cour. Elle venait de partir pour Marly; c'était la veille des Rois. Il finit avant trente-trois ans, dans la même chambre où son père était mort.

C'était un homme d'une figure frappante, extrêmement agréable, fort mâle, avec un visage gracieux et aimable, et une physionomie forte; beaucoup d'esprit, de pénétration, d'activité, de la justesse et une facilité incroyable au travail, sur laquelle il se reposait pour prendre ses plaisirs, et en faisait plus et mieux en deux heures qu'un autre en un jour. Toute sa personne, son langage, ses manières et son énonciation aisée, juste, choisie, mais naturelle, avec de la force et de l'éloquence, tout en était gracieux. Personne n'avait autant l'air du monde, les manières d'un grand seigneur, tel qu'il eût bien voulu être, les façons les plus polies et, quand il lui plaisait, les plus respectueuses, la galanterie la plus naturelle et la plus fine, et des grâces répandues partout. Aussi quand il voulait plaire, il charmait; et quand il obligeait, c'était au triple de qui que ce fût par les manières. Nul homme ne rapportait mieux une affaire, ni ne possédait plus pleinement tous les détails, ni ne les mandait plus aisément que lui. Il sentait avec délicatesse toutes les différences des personnes, et avec capacité toutes celles des affaires, de leurs gradations, de leur plus ou moins d'importance, et il épuisait les affaires d'une manière surprenante; mais orgueilleux à l'excès, entreprenant, hardi, insolent, vindicatif au dernier point, facile à se blesser des moindres choses, et très difficile à en revenir. Son humeur était terrible et fréquente; il la connaissait, il s'en plaignait, il ne la pouvait vaincre; naturellement brusque et dur, il devenait alors brutal et capable de toutes les insultes et de tous les emportements imaginables, qui lui ont ôté beaucoup d'amis. Il les choisissait mal, et dans ses humeurs il les outrageait quels qu'ils fussent, et les plus proches et les plus grands, et après il en était au désespoir; changeant avec cela, mais le meilleur et le plus utile ami du monde tandis qu'il l'était, et l'ennemi le plus dangereux, le plus terrible, le plus suivi, le plus implacable, et naturellement féroce: c'était un homme qui ne voulait trouver de résistance en rien, et dont l'audace était extrême.

Il avait accoutumé le roi à remettre son travail, quand il avait trop bu, ou qu'il avait une partie qu'il ne voulait pas manquer et lui mandait qu'il avait la fièvre. Le roi le souffrait par l'utilité et la facilité de son travail et le plaisir de croire tout faire et de former un ministre; mais il ne l'aimait point, et s'apercevait très bien de ses absences et de ses fièvres factices; mais Mme de Maintenon qui avait perdu son père trop puissant, et par des raisons personnelles, protégeait le fils qui était en respect devant elle et hors d'état d'en sortir à son égard. C'était à tout prendre de quoi faire un grand ministre, mais étrangement dangereux. C'est même une question si ce fut une perte pour l'État par l'excès de son ambition: mais ce n'en fut pas une pour la cour et le monde qui gagna beaucoup à la mort d'un homme que tous ses talents n'auraient rendu que plus terrible à mesure de sa puissance, et dont la sûreté était très médiocre dans le commerce et fort accusée dans les affaires de sa gestion, non par avarice, car c'était la libéralité, la magnificence et la prodigalité même, qui l'avaient déjà mené bien loin, mais pour servir ou pour nuire, et surtout pour aller à son but. On a vu sur le siège de Barcelone et sur M. de Noailles un échantillon de ce qu'il savait faire.

Aussitôt qu'il fut mort, Saint-Pouange le vint dire au roi à Marly qui, deux heures auparavant, partant de Versailles, s'y était si bien attendu, qu'il avait laissé La Vrillière pour mettre le scellé partout. Fagon qui l'avait condamné d'abord, et qui ne l'aimait point, non plus que son père, fut accusé de l'avoir trop saigné exprès. Du moins lui échappa-t-il des paroles de joie de ce qu'il n'en reviendrait point, une des deux dernières fois qu'il sortit de chez lui. Il désolait souvent par ses réponses qu'il faisait toujours haut à ses audiences où on lui parlait bas, et faisait attendre les principales personnes de la cour, hommes et femmes, tandis qu'il se jouait avec ses chiens dans son cabinet ou avec quelque bas complaisant, et après s'être fait longtemps attendre sortait souvent par les derrières; ses beaux-frères même étaient toujours en brassière de ses humeurs, et ses meilleurs amis ne l'abordaient qu'en tâtant le pavé. Beaucoup de gens et force belles dames perdirent beaucoup à sa mort. Aussi y en eut-il plusieurs fort éplorées dans le salon de Marly; mais quand elles se mirent à table et qu'on eut tiré le gâteau, le roi témoigna une joie qui parut vouloir être imitée. Il ne se contenta pas de crier: la reine boit! mais, comme en franc cabaret, il frappa et fit frapper chacun de sa cuiller et de sa fourchette sur son assiette, ce qui causa un charivari fort étrange, et qui à reprises dura tout le souper. Les pleureuses y firent plus de bruit que les autres, et de plus longs éclats de rire, et les plus proches et les meilleures amies en firent encore davantage: le lendemain il n'y parut plus: On fut deux jours à raisonner de la vacance; je me sus bon gré de ne m'y être pas trompé.

Chamillart était allé faire les Rois chez lui à Montfermeil, d'où il avait été mandé pour la place de contrôleur général; ce fut encore au même lieu où le roi lui manda le 7 par un valet de chambre de Mme de Maintenon de se trouver le lendemain à son lever, à l'issue duquel il le fit entrer dans son cabinet, et lui donna la charge de Barbezieux. Chamillart, en homme sage, lui voulut remettre les finances, ne trouvant pas avec raison de comparaison entre la périlleuse place de contrôleur général et celle de secrétaire d'État de la guerre; et sur ce que le roi ne voulut point qu'il les quittât, il lui représenta l'impossibilité de s'acquitter de deux emplois ensemble qui séparément avaient occupé tout entiers Colbert et Louvois; mais c'était précisément le souvenir de ces deux ministres et de leurs débats, qui faisait vouloir obstinément au roi de réunir les deux ministères, et qui le rendit sourd à tout ce que Chamillart lui put dire.

C'était un bon et très honnête homme, à mains parfaitement nettes et avec les meilleures intentions, poli, patient, obligeant, bon ami, ennemi médiocre, aimant l'État, mais le roi sur toutes choses, et extrêmement bien avec lui et avec Mme de Maintenon; d'ailleurs très borné et, comme tous les gens de peu d'esprit et de lumière, très opiniâtre, très entêté, riant jaune avec une douce compassion à qui opposait, des raisons aux siennes et entièrement incapable de les entendre; par conséquent dupe en amis, en affaires et en tout, et gouverné par ceux dont à divers égards il s'était fait une grande idée, ou qui avec un très léger poids étoient fort de ses amis. Sa capacité était nulle, et il croyait tout savoir en tout genre, et cela était d'autant plus pitoyable, que cela lui était venu avec ses places, et que c'était moins présomption que sottise, et encore moins vanité dont il n'avait aucune. Le rare est que le grand ressort de la tendre affection du roi pour lui était cette incapacité même. Il l'avouait au roi à chaque pas, et le roi se complaisait à le diriger et à l'instruire; en sorte qu'il était jaloux de ses succès comme du sien propre, et qu'il en excusait tout. Le monde aussi et la cour l'excusait de même, charmé de la facilité de son abord, de sa joie d'accorder ou de servir, de la douceur et de la douleur de ses refus et de son infatigable patience à écouter. Sa mémoire lui représentait fort nettement les gens et les choses malgré la multitude qui en passait par ses mains, en sorte que chacun était ravi de voir que son affaire lui était parfaitement présente quoique entamée et délaissée depuis longtemps. Il écrivait aussi fort bien, et ce style net, et coulant, et précis plaisait extrêmement au roi et à Mme de Maintenon qui ne cessaient de le louer, de l'encourager et de s'applaudir d'avoir mis sur de si faibles épaules deux fardeaux; dont chacun eût suffi à accabler les plus fortes.

Torcy eut la charge de chancelier de l'ordre qu'avait Barbezieux; et la sienne de grand trésorier de l'ordre, le roi en voulut récompenser Saint-Pouange qui ne pouvait plus servir de principal commis à un étranger, comme il avait fait sous ses plus proches, dont il avait toujours eu le plus intime secret et souvent par là celui du roi sur les choses de la guerre, avec lequel même il avait eu souvent occasion de travailler. En même temps il vendit sa charge de secrétaire du cabinet à Charmont, des Hennequin de Paris, qui se défit de sa charge de procureur général du grand conseil, et qui fut ensuite ambassadeur à Venise, où il ne réussit pas. Saint-Pouange, qui avait depuis longtemps la charge d'intendant de l'ordre, la vendit à La Cour des Chiens, fameux financier.

Rose, autre secrétaire du cabinet du roi et qui depuis cinquante ans avait la plume, mourut en ce temps-ci à quatre-vingt-six ou sept ans, avec toute sa tête et dans une santé parfaite jusqu'au bout. Il était aussi président à la chambre des comptes, fort riche et fort avare, mais c'était un homme de beaucoup d'esprit, et qui avait des saillies et des reparties incomparables, beaucoup de lettres, une mémoire nette et admirable, et un parfait répertoire de cour et d'affaires, gai, libre, hardi, volontiers audacieux; mais à qui ne lui marchait point sur le pied, poli, respectueux, tout à fait en sa place, et sentant extrêmement la vieille cour. Il avait été au cardinal Mazarin et fort dans sa privance et sa confiance, ce qui l'y avait mis avec la reine mère et qu'il se sut toujours conserver avec elle et avec le roi jusqu'à sa mort en sorte qu'il était compté et ménagé même par tous les ministres. Sa plume l'avait entretenu dans une sorte de commerce avec le roi, et quelquefois d'affaires qui demeuraient ignorées des ministres. Avoir la plume, c'est être faussaire public, et faire par charge ce qui coûterait la vie à tout autre. Cet exercice consiste à imiter si exactement l'écriture du roi qu'elle ne se puisse distinguer de celle que la plume contrefait, et d'écrire en cette sorte toutes les lettres que le roi doit ou veut écrire de sa main et toutefois n'en veut pas prendre la peine. Il y en a quantité aux souverains et à d'autres étrangers de haut parage; il y en a aux sujets, comme généraux d'armée ou autres gens principaux par secret d'affaires ou par marque de bonté ou de distinction. Il n'est pas possible de faire parler un grand roi avec plus de dignité que faisait Rose, ni plus convenablement à chacun, ni sur chaque matière, que les lettres qu'il écrivait ainsi, et que le roi signait toutes de sa main, et pour le caractère il était si semblable à celui du roi qu'il ne s'y trouvait pas la moindre différence. Une infinité de choses importantes avait passé par les mains de Rose, et il y en passait encore quelquefois. Il était extrêmement fidèle et secret, et le roi s'y fiait entièrement. Ainsi celui des quatre secrétaires du cabinet qui a la plume en a toutes les fonctions, et les trois autres n'en ont aucune, sinon leurs entrées.

Caillières eut la plume à la mort de Rose. Ce bonhomme était fin, rusé, adroit et dangereux; il y a de lui des histoires sans nombre, dont je rapporterai deux ou trois seulement, parce qu'elles le caractérisent lui et ceux dont il s'y agit. Il avait fort près de Chantilly une belle terre et bien bâtie qu'il aimait fort, et où il allait souvent; il rendait force respects à M. le Prince (c'est du dernier mort dont je parle), mais il était attentif à ne s'en pas laisser dominer chez lui. M. le Prince, fatigué d'un voisinage qui le resserrait, et peut-être plus que lui, ses officiers de chasse, fit proposer à Rose de l'en accommoder; celui-ci n'y voulut jamais entendre ni s'en défaire pour quoi que ce fût. À la fin M. le Prince, hors de cette espérance, se mit à lui faire des niches pour le dégoûter et le résoudre; et de niche en niche, il lui fit jeter trois ou quatre cents renards ou renardeaux, qu'il fit prendre et venir de tous côtés, par-dessus les murailles de son parc. On peut se représenter quel désordre y fit cette compagnie, et la surprise extrême de Rose et de ses gens d'une fourmilière inépuisable de renards venus là en une nuit.

Le bonhomme, qui était colère et véhément et qui connaissait bien M. le Prince, ne se méprit pas à l'auteur du présent. Il s'en alla trouver le roi dans son cabinet, et tout résolument lui demanda la permission de lui faire une question peut-être un peu sauvage. Le roi fort accoutumé à lui et à ses goguenarderies, car il était plaisant et fort salé, lui demanda ce que c'était. « Ce que c'est, sire, lui répondit Rose d'un visage enflammé, c'est que je vous prie de me dire si nous avons deux rois en France. — Qu'est-ce à dire ? dit le roi surpris, et rougissant à son tour. — Qu'est-ce à dire? répliqua Rose, c'est que si M. le Prince est roi comme vous, il faut pleurer et baisser la tête sous ce tyran. S'il n'est que premier prince du sang, je vous en demande justice, sire, car vous la devez à tous vos sujets, et vous ne devez pas souffrir qu'ils soient la proie de M. le Prince. » Et de là lui conte comme il l'a voulu obliger à lui vendre sa terre, et après l'y forcer en le persécutant, et raconte enfin l'aventure des renards. Le roi lui promit qu'il parlerait à M. le Prince de façon qu'il aurait repos désormais. En effet, il lui ordonna de faire ôter par ses gens et à ses frais jusqu'au dernier renard du parc du bonhomme, et de façon qu'il ne s'y fit aucun dommage, et qu'il réparât ceux que les renards y avaient faits; et pour l'avenir lui imposa si bien, que M. le Prince, plus bas courtisan qu'homme du monde, se mit à rechercher Rose, qui se tint longtemps sur son fier, et oncques depuis n'osa le troubler en la moindre chose. Malgré tant d'avances, qu'il fallut bien enfin recevoir, il la lui gardait toujours bonne, et lui lâchait volontiers quelque brocard. Moi et cinquante autres en filmes un jour témoins.

Les jours de conseil, les ministres s'assemblaient dans la chambre du roi sur la fin de la messe, pour entrer dans le cabinet quand on les appelait pour le conseil, lorsque le roi était rentré par la galerie droit dans ses cabinets. Il y avait toujours des courtisans à ces heures-là dans la chambre du roi, ou qui avaient affaire aux ministres, à qui ils parlaient là plus commodément quand ils avaient peu à leur dire, ou pour causer avec eux. M. le Prince y venait souvent, et il était vrai qu'il leur parlait à tous sans avoir rien à leur dire, avec le maintien d'un client qui fait bassement sa cour. Rose, à qui rien n'échappait, prit sa belle qu'il y avait beaucoup du meilleur de la cour que le hasard y avait rassemblé ce jour-là, et que M. le Prince avait cajolé les ministres avec beaucoup de souplesse et de flatterie. Tout d'un coup le bonhomme, qui le voyait faire, s'en va droit à lui, et clignant un oeil avec un doigt dessous, qui était quelquefois son geste: « Monsieur, lui dit-il tout haut, je vous vois faire ici un manège avec tous ces messieurs, et depuis plusieurs jours, et ce n'est pas pour rien; je connais ma cour et mes gens depuis longues années, on ne m'en fera pas accroire je vois bien où cela va; » et avec des tours et des inflexions de voix, qui embarrassaient tout à fait M. le Prince, qui se défendait comme il pouvait. Ce dialogue amassa les ministres, et ce qu'il y avait là de principal autour d'eux. Comme Rose se vit bien environné et le conseil sur le point d'être appelé, il prend respectueusement M. le Prince par le bout du bras avec un souris fin et malin: « Serait-ce point, monsieur, lui dit-il, que vous voudriez vous faire premier prince du sang? » et à l'instant fait la pirouette, et s'écoule. Qui demeura stupéfait? ce fut M. le Prince, et toute l'assistance à rire sans pouvoir s'en empêcher. C'était là, de ces tours hardis de Rose; celui-là fit plusieurs jours l'amusement et l'entretien de la cour. M. le Prince fut enragé; mais il ne put et n'osa que dire. Il n'y avait guère plus d'un an de cette aventure, lorsque ce bonhomme mourut.

Il n'avait jamais pardonné à M. de Duras un trait, qui en effet fut une cruauté. C'était à un voyage de la cour; la voiture de Rose avait été, je ne sais comment, déconfite. D'impatience, il avait pris un cheval. Il n'était pas bon cavalier; lui et le cheval se brouillèrent, et le cheval s'en défit dans un bourbier. Passa M. de Duras, à qui Rose cria à l'aide de dessous son cheval au milieu du bourbier. M. de Duras, dont le carrosse allait doucement dans cette fange, mit la tête à la portière, et pour tout secours se mit à rire et à crier que c'était là un cheval bien délicieux, de se rouler ainsi sur les roses; et continua son chemin et le laissa là. Vint après le duc de Coislin, qui fut plus charitable, et qui le ramassa; mais si furieux et si hors de soi de colère, que la carrossée fut quelque temps sans pouvoir apprendre à qui il en avait. Mais le pis fut à la couchée. M. de Duras, qui ne craignait personne, et qui avait le bec aussi bon que Rose, en avait fait le conte au roi et à toute la cour, qui en rit fort. Cela outra Rose à un point qu'il n'a depuis jamais approché de M. de Duras, et n'en a parlé qu'en furie, et quand quelquefois il hasardait devant le roi quelque lardon sur lui, le roi se mettait à rire, et lui parlait du bourbier.

Sur la fin de sa vie, il avait marié sa petite-fille fort riche, et qui attendait encore de plus grands biens de lui, à Portail, qui longtemps depuis est mort premier président du parlement de Paris. Le mariage ne fut point concordant; la jeune épouse, qui se sentait riche parti, méprisait son mari, et disait qu'au lieu d'entrer en quelque bonne maison elle était demeurée au portail. À la fin, le père, vieux conseiller de grand'chambre, et le fils firent leurs plaintes au bonhomme, d'abord il n'en tint pas grand compte, et comme elles recommencèrent il leur promit de parler à sa petite-fille et n'en fit rien. À la fin, lassé de ces plaintes: « Vous avez toute raison, leur répondit-il en colère, c'est une impertinente, une coquine dont on ne peut venir à bout, et si j'entends encore parler d'elle, je l'ai résolu, je la déshériterai. » Ce fut la fin des plaintes. Rose était un petit homme ni gras ni maigre, avec un assez beau visage, une physionomie fine, des yeux perçants et pétillants d'esprit, un petit manteau, une calotte de satin sur ses cheveux presque blancs, un petit rabat uni presque d'abbé, et toujours son mouchoir entre son habit et sa veste. Il disait qu'il était là plus près de son nez. Il m'avait pris en amitié, se moquait très librement des princes étrangers, de leurs rangs, de leurs prétentions, et appelait toujours les ducs avec qui il était familier Votre Altesse Ducale: c'était pour rire de ces autres prétendues Altesses. Il était extrêmement propre et gaillard et plein de sens jusqu'à la fin: c'était une sorte de personnage.

Stoppa, colonel des gardes suisses et d'un autre régiment suisse de son nom, mourut en même temps. Il avait amassé un bien immense pour un homme de son état, avec une grosse maison pourtant et toujours grande chère. Il avait toute la confiance du roi sur ce qui regardait les troupes suisses et les cantons, au point que tant qu'il vécut, M. du Maine n'y put et n'y fit aucune chose. Le roi s'était servi de lui en beaucoup de choses secrètes, et de sa femme encore plus, qui, sans paraître, avait toute la confiance de Mme de Maintenon, et était extrêmement crainte et comptée, plus encore que son mari, quoiqu'il le fût beaucoup. Il avait plus de quatre-vingts ans, avec le même sens, la même privance du roi, la même pleine autorité sur sa nation en France, et grand crédit en Suisse. Sa mort rendit M. du Maine effectivement colonel général des Suisses avec pleine autorité, qu'il sut étendre en même temps sur ce qu'il n'avait pu encore atteindre dans l'artillerie avec M. de Barbezieux.

La mort d'un plus grand seigneur fit moins de bruit et de vide. Ce fut celle de M. de Monaco, ambassadeur à Rome, qui y fut peu regretté, comme il y avait été peu considéré; [il avait] très médiocrement soutenu les affaires du roi, et [été] très peu soutenu de la cour. On en a vu les raisons. C'était un Italien glorieux, fantasque, avare, fort bon homme, mais qui n'était pas fait pour les affaires, avec cela gros comme un muid, et ne voyait pas jusqu'à la pointe de son ventre. Il avait passé sa vie en chagrins domestiques, d'abord de la belle Mme de Monaco, sa femme, si amie de la première femme de Monsieur, et si mêlée dans ses galanteries, et elle-même si galante et qui, pour se tirer d'avec son mari, se fit surintendante de la maison de Madame, la seule fille de France qui en ait jamais eu. Elle était soeur de ce galant comte de Guiche et du duc de Grammont. Sa belle-fille ne lui avait pas donné moins de peine, comme on a vu ici en son temps, et le rang qu'elle lui avait valu le jeta dans des prétentions dont pas une ne réussit, et qui l'accablèrent d'ennuis et de dégoûts qui portèrent à plomb sur les affaires de son ambassade.

Bontems, le premier des quatre premiers valets de chambre du roi, et gouverneur de Versailles et de Marly, dont il avait l'entière administration des maisons, des chasses et de quantité de sortes de dépenses, mourut aussi en ce temps-là. C'était de tous les valets intérieurs celui qui avait la plus ancienne et la plus entière confiance du roi pour toutes les choses intimes et personnelles. C'était un grand homme, fort bien fait, qui était devenu fort gros et fort pesant, qui avait près de quatre-vingts ans, et qui périt en quatre jours, le 17 janvier, d'une apoplexie. C'était l'homme le plus profondément secret, le plus fidèle et le plus attaché au roi qu'il eût su trouver, et, pour tout dire en un mot, qui avait disposé la messe nocturne dans les cabinets du roi que dit le P. de La Chaise à Versailles, l'hiver de 1683 à 1684, que Bontems servit, et où le roi épousa Mme de Maintenon en présence de l'archevêque de Paris, Harlay, Montchevreuil et Louvois.

On peut dire de Bontems et du roi en ce genre: tel maître, tel valet; car il était veuf, et avait chez lui à Versailles une Mlle de La Roche, mère de La Roche qui suivit le roi d'Espagne et fut son premier valet de chambre et eut son estampille vingt-cinq ans jusqu'à sa mort. Cette Mlle de La Roche ne paraissait nulle part, et assez peu même chez lui, dont elle ne sortait point, et le gouvernait parfaitement sans presque le paraître. Personne ne doutait que ce ne fût sa Maintenon et qu'il ne l'eût épousée. Pourquoi ne le point déclarer? c'est ce qu'on n'a jamais su. Bontems était rustre et brusque, avec cela respectueux et tout à fait à sa place, qui n'était jamais que chez lui ou chez le roi, où il entrait partout à toutes heures, et toujours par les derrières, et qui n'avait d'esprit que pour bien servir son maître, à quoi il était tout entier sans jamais sortir de sa sphère. Outre les fonctions si intimes de ces deux emplois, c'était par lui que passaient tous les ordres et messages secrets, les audiences ignorées qu'il introduisait chez le roi, les lettres cachées au roi et du roi, et tout ce qui était mystère. C'était bien de quoi gâter un homme qui était connu pour être depuis cinquante ans dans cette intimité, et qui avait la cour à ses pieds, à commencer par les enfants du roi et les ministres les plus accrédités, et à continuer par les plus grands seigneurs. Jamais il ne sortit de son état, et, sans comparaison, moins que les plus petits garçons bleus qui tous étaient sous ses ordres. Il ne fit jamais mal à qui que ce soit, et se servit toujours de son crédit pour obliger. Grand nombre de gens, même de personnages lui durent leur fortune, sur quoi il était d'une modestie à se brouiller avec eux, s'ils en avaient parlé jusqu'à lui-même. Il aimait, voulait et procurait les grâces pour le seul plaisir de bien faire, et il se peut dire de lui qu'il fut toute sa vie le père des pauvres, la ressource des affligés et des disgraciés qu'il connaissait le moins, et peut-être le meilleur des humains, avec des mains non seulement parfaitement nettes, mais un désintéressement entier et une application extrême à tout ce qui était sous sa charge. Aussi, quoique fort diminué de crédit pour les autres par son âge et sa pesanteur, sa perte causa un deuil public et à la cour et à Paris, et dans les provinces; chacun en fut affligé comme d'une perte particulière, et il est également innombrable et inouï tout ce qui fut volontairement rendu à sa mémoire, et de services solennels célébrés partout pour lui. J'y perdis un ami sûr, plein de respect et de reconnaissance pour mon père, comme je l'ai dit ailleurs. Il laissa deux fils qui ne lui ressemblèrent en rien; l'aîné ayant sa survivance de premier valet de chambre, l'autre premier valet de garde-robe.

Bloin, autre premier valet de chambre, eut l'intendance de Versailles et de Marly, au père de qui, pour cet emploi, Bontems avait succédé. Bloin eut aussi la confiance des paquets secrets et des audiences inconnues. C'était un homme de beaucoup d'esprit, qui était galant et particulier, qui choisissait sa compagnie dans le meilleur de la cour, qui régnait chez lui dans l'exquise chère, parmi un petit nombre de commensaux grands seigneurs, ou de gens qui suppléaient d'ailleurs aux titres, qui était froid, indifférent, inabordable, glorieux, suffisant et volontiers impertinent; toutefois peu méchant, mais à qui pourtant il ne fallait pas déplaire. Ce fut un vrai personnage et qui se fit valoir et courtiser par les plus grands et par les ministres, qui savait bien servir ses amis, mais rarement, et n'en servait point d'autres, et ne laissait pas d'être en tout fort dangereux et de prendre en aversion sans cause, et alors de nuire infiniment.

M. de Vendôme revint d'Anet après avoir passé encore une fois par le grand remède. Il se comptait guéri, et ne le fut jamais. Il demeura plus défiguré qu'il ne l'était auparavant cette deuxième dose, et assez pour n'oser se montrer aux dames et aller à Marly. Bientôt il s'y accoutuma et tâcha d'y accoutumer les autres. Ce ne fut pas sans dégoût, et sans chercher sa physionomie et ses principaux traits, qui ne se retrouvèrent plus; il paya d'audace, en homme qui se sent tout permis et qui se veut tout permettre. Il avait de bons appuis. C'était en janvier, et il y avait des bals à Marly; le roi s'en amusa tous les voyages jusqu'au carême; et la maréchale de Noailles en donna souvent à Mme la duchesse de Bourgogne, chez elle à Versailles, qui avait l'air d'être en particulier.

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