CHAPITRE X.

1701

Guerre de fait en Italie. — Ségur gouverneur du pays de Foix; son aventure et celle de l'abbesse de la Joye. — Ses enfants. — Maréchal d'Estrées gouverneur de Nantes, et lieutenant général et commandant en Bretagne. — Chamilly commandant à la Rochelle et pays voisins. — Briord conseiller d'État d'épée. — Abbé de Soubise sacré. — Mariage de Vassé avec Mlle de Beringhen. — Mariage de Renel avec une soeur de Torcy. — Mort du président Le Bailleul. — Mort de Bartillat. — Mort du marquis de Rochefort. — Mort de la duchesse douairière de Ventadour. — Armenonville et Rouillé directeurs des finances. — Le roi d'Espagne reçoit le collier de la Toison et l'envoie aux ducs de Berry et d'Orléans, à qui le roi le donne. — Marsin ambassadeur en Espagne; son caractère et son extraction. — Raison du duc d'Orléans de désirer la Toison. — Menées domestiques en Italie. — Situation de Chamillart. — Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy, et leur éclat solide. — Position de Vaudémont. — Tessé et ses vues. — Combat de Carpi. — Maréchal de Villeroy va en Italie; mot à lui du maréchal de Duras. — Le pape refuse l'hommage de Naples, et y reconnaît et fait reconnaître Philippe V, où une révolte est étouffée dès sa naissance.

Après s'être tant tâtés et regardés par toute l'Europe, la guerre enfin se déclara de fait par les Impériaux en Italie par quelques coups de fusil qu'ils tirèrent sur une vingtaine de soldats, à qui Pracontal avait fait passer l'Adige au-dessous de Vicence, près d'Albaredo, où ils étaient, pour amener un bac de notre côté. Ils tuèrent un Espagnol, et prirent presque tous les autres, et ne les voulurent pas rendre, quoiqu'on les eût envoyé répéter, et dirent qu'ils ne les rendraient point que le cartel ne fût fait.

Le roi fit donc partir les officiers généraux. Tallard, qui en fut un, avait fait de l'argent des petites charges que le roi lui avait données à vendre en revenant d'Angleterre, entre autres le gouvernement du pays de Foix, que la mort de Mirepoix avait fait vaquer, à Ségur, capitaine de gendarmerie, bon gentilhomme de ce pays-là, et fort galant homme, qui avait perdu une jambe à la bataille de la Marsaille.

Il avait été beau en sa jeunesse, et parfaitement bien fait, comme on le voyait encore, doux, poli et galant. Il était mousquetaire noir, et cette compagnie avait toujours son quartier à Nemours pendant que la cour était à Fontainebleau. Ségur jouait très bien du luth; il s'ennuyait à Nemours, il fit connaissance avec l'abbesse de la Joye, qui est tout contre, et la charma si bien par les oreilles et par les yeux, qu'il lui fit un enfant. Au neuvième mois de la grossesse, madame fut bien en peine que devenir, et ses religieuses la croyaient fort malade. Pour son malheur, elle ne prit pas assez tôt ses mesures, ou se trompa à la justesse de son calcul. Elle partit, dit-elle, pour les eaux, et comme les départs sont toujours difficiles, ce ne put être que tard, et n'alla coucher qu'à Fontainebleau, dans un mauvais cabaret plein de monde, parce que la cour y était alors. Cette couchée lui fut perfide, le mal d'enfant la prit la nuit, elle accoucha. Tout ce qui était dans l'hôtellerie entendit ses cris; on accourut à son secours, beaucoup plus qu'elle n'aurait voulu, chirurgien, sage-femme, en un mot, elle en but le calice en entier, et le matin ce fut la nouvelle.

Les gens du duc de Saint-Aignan la lui contèrent en l'habillant, et il en trouva l'aventure si plaisante, qu'il en fit une gorge chaude au lever du roi, qui était fort gaillard en ce temps-là, et qui rit beaucoup de Mme l'abbesse et de son poupon, que, pour se mieux cacher, elle était venue pondre en pleine hôtellerie au milieu de la cour, et ce qu'on ne savait pas, parce qu'on ignorait d'où elle était abbesse, à quatre lieues de son abbaye, ce qui fut bientôt mis au net.

M. de Saint-Aignan, revenu chez lui, y trouva la mine de ses gens fort allongée; ils se faisaient signe les uns aux autres, personne ne disait mot; à la fin il s'en aperçut, et leur demanda à qui ils en avaient; l'embarras redoubla, et enfin M. de Saint-Aignan voulut savoir de quoi il s'agissait. Un valet de chambre se hasarda de lui dire que cette abbesse dont on lui avait fait un si bon conte était sa fille, et que depuis qu'il était allé chez le roi, elle avait envoyé chez lui au secours pour la tirer du lieu où elle était. Qui fut bien penaud? ce fut le duc qui venait d'apprendre cette histoire au roi et à toute la cour, et qui, après en avoir bien fait rire tout le monde; en allait devenir lui-même le divertissement. Il soutint l'affaire comme il put, fit emporter l'abbesse et son bagage; et, comme le scandale en était public, elle donna sa démission, et a vécu plus de quarante ans depuis, cachée dans un autre couvent. Aussi n'ai-je presque jamais vu Ségur chez M. de Beauvilliers, qui pourtant lui faisait politesse comme à tout le monde.

C'est le père de Ségur qui était à M. le duc d'Orléans, et qui, pendant la régence, épousa une de ses bâtardes, qui a servi avec distinction et est devenu lieutenant général, et d'un aumônier du roi, qui fut fait et sacré évêque de Saint-Papoul, et qui le quitta en 1739, pour un mandement qui a tant fait de bruit dans le monde, et dont la vérité et l'humilité l'ont couvert d'honneur et de gloire, comme la vie pénitente, dépouillée et cachée qu'il mène depuis, en fera vraisemblablement un de ces saints rares, et dont le sublime exemple sera un terrible jugement pour bien des prélats.

Le gouvernement de Nantes et la lieutenance générale de cette partie de Bretagne fut donnée au maréchal d'Estrées, pour commander en chef dans la province. Il y avait longtemps qu'il vaquait par la mort de Rosmadec. Beaucoup de gens l'avaient demandé, et M. le comte de Toulouse fortement pour d'O, qui, avec son importance, se donnait pour être à portée de tout. Chamillart, dont la femme était parente et amie de Mme de Chamilly, fit donner le commandement de la Rochelle, Aunis, Poitou, etc., que le maréchal d'Estrées quittait, à Chamilly, et remit ainsi à flot cet ancien lieutenant général, illustré par bien des sièges, et surtout par la célèbre défense de Grave, mais noyé par Louvois et par Barbezieux, son fils. Briord qui avait fort bien fait eu son ambassade de Hollande, où il avait pensé mourir, eut une des trois places vacantes depuis fort longtemps de conseiller d'État d'épée, qui fut une belle fortune pour un écuyer de M. le Prince.

Enfin les bulles et tout ce qu'il fallait pour l'abbé de Soubise étant arrivées, il fut sacré le dimanche 26 juin, à vingt-sept ans tout juste, par le cardinal de Fürstemberg, dans Saint-Germain des Prés, assisté des évêques-ducs de Laon et de Langres, tous deux Clermont, en présence de la plus grande et de la plus illustre compagnie. Il n'y avait point de plus beaux visages, chacun pour leur âge, que ceux du consécrateur et du consacré; ceux des deux assistants y répondaient; les plus belles dames et les mieux parées y firent cortège à l'Amour, qui ordonnait la fête avec les Grâces, les Jeux et les Ris; ce qui la fit la plus noble, la plus superbe, la plus brillante et la plus galante qu'il fût possible de voir.

Avant de quitter les particuliers, il faut dire que le premier écuyer avait marié depuis peu sa fille à Vassé, dont la mère, seconde fille du maréchal d'Humières, s'était remariée à Surville, cadet d'Hautefort, et en fut longtemps sans que sa famille la voulût voir; et Torcy maria aussi sa seconde soeur à Renel, dont le père avait été tué mestre de camp général de la cavalerie, et qui était Clermont-Gallerande; il y avait longtemps que l'aînée de celle-ci avait épousé Bouzols.

Deux hommes de singulière vertu moururent en même temps: Le Bailleul, retiré depuis longtemps à Saint-Victor dans une grande piété, étant l'ancien des présidents à mortier, il avait cédé sa charge à son fils, qu'il avait longuement exercée avec grande probité. Il était fils du surintendant des finances, et frère de la mère du marquis d'Huxelles et de celle de Saint-Germain-Beaupré. C'était un homme rien moins que président à mortier; car il était doux, modeste et tout à fait à sa place. D'ailleurs, obligeant et gracieux autant que la justice le lui pouvait permettre. Aussi était-il aimé et estimé, au point que personne n'ayant plus besoin de lui, et n'y ayant chez lui ni jeu ni table, il était extrêmement visité à Saint-Victor, et de quantité de gens considérables, quoiqu'il ne sortît guère de cette retraite. Il fut aussi fort regretté; je l'allais voir assez souvent, parce qu'il avait toujours été fort des amis de mon père. L'autre fut le bonhomme Bartillat, homme de peu, et qui, dans sa charge de garde du trésor royal, s'était illustré par sa fidélité, son exactitude, son désintéressement, sa frugalité et sa bonté. Aussi était-il demeuré pauvre. Le roi qui l'aimait le voulait voir de temps en temps et lui faisait toujours amitié. Il avait été trésorier de la reine mère, et je l'ai toujours vu fort accueilli de ce qu'il y avait de principal à la cour. Il avait près de quatre-vingt-dix ans, et laissa un fils qu'il eut la joie de voir aussi applaudi dans le métier de la guerre, où il devint lieutenant général avec un gouvernement, qu'il l'avait été dans celui des finances.

La maréchale de Rochefort perdit aussi son fils unique qui n'était point marié, et qui à force de débauches avait, à la fleur de son âge, quatre-vingts ans. Il était menin de Monseigneur; on a vu comment en son temps ce n'était rien du tout.

La maréchale de Duras perdit sa mère la vieille duchesse de Ventadour-La Guiche qu'on ne voyait plus guère à l'hôtel de Duras, où elle logeait, et qui depuis longtemps vivait chez elle en basse Normandie en très grande dame qu'elle était et qu'elle savait bien faire.

Chamillart ne put enfin suffire au travail des finances et à celui de la guerre à la fois, que celle où on allait entrer augmentait très considérablement l'un et l'autre; mais il avait peine à réduire le roi qui n'aimait pas les visages nouveaux. Pour réussir à se faire soulager, il en fit une affaire de finance qui valut au roi un million cinquante mille livres d'argent comptant. Pour cela on fit deux charges nouvelles qu'on appela directeurs des finances, qui payèrent huit cent mille livres chacune, et eurent quatre-vingt mille livres de rente, qui furent données à deux personnages fort dissemblables, Armenonville et Rouillé.

Le premier, qui ne donna que quatre cent mille livres, parce qu'on supprima sa charge d'intendant des finances qui lui avait coûté autant, était un homme léger, gracieux, respectueux quoique familier, toujours ouvert, toujours accessible, qu'on voyait peiné d'être obligé de refuser, et ravi de pouvoir accorder, aimant le monde, la dépense et surtout la bonne compagnie, qui était toujours nombreuse chez lui. Il était frère très disproportionné d'âge de la femme de Pelletier le ministre d'État, qui l'avait fait intendant des finances pendant qu'il était contrôleur général. Outre cet accès et là faveur publique, Saint-Sulpice le portait auprès de Mme de Maintenon à cause du supérieur de tous ses séminaires, qui était fils de Pelletier, le ministre, et il avait auprès du roi le crédit des jésuites à cause du P. Fleuriau son frère qui l'était.

Rouillé, procureur général de la chambre des comptes, dont il accommoda son beau-frère, Bouvard de Fourqueux, petit-fils du premier médecin de Louis XIII, était un rustre brutal, bourru, plein d'humeur, qui, sans vouloir être insolent, en usait comme font les insolents, dur, d'accès insupportable, à qui les plus secs refus ne coûtaient rien, et qu'on ne savait comment voir ni prendre; au reste, bon esprit, travailleur, savant et capable, mais qui ne se déridait qu'avec des filles et entre les pots, où il n'admettait qu'un petit nombre de familiers obscurs. M. de Noailles qui tout dévotement était sournaisement dans le même goût sous cent clefs, était son ami intime, et la débauche avait fait cette liaison. Il cultivait fort tout ce qui sentait le ministère, surtout celui de la finance et lui, ou plutôt sa femme qui avait plus d'esprit et de vrai manège que lui, avaient toujours affaire à ceux qui s'en mêlaient. Ils n'étaient pas encore riches; leur fille de Guiche mourait de faim; ils avaient si bien fait auprès de Mme de Maintenon, que le roi avait ordonné à Pontchartrain, puis à Chamillart, quand il lui succéda aux finances, de faire en faveur de la mère et de la fille toutes les affaires qu'elles présenteraient, et de lui en procurer tant qu'ils pourraient, et il est incroyable ce qu'elles en ont tiré. Ce fut donc pour M. de Noailles un coup de partie et d'intérêt et d'amitié, de porter Rouillé en cette place, et c'est ce qui lui donna la protection de Mme de Maintenon. La fonction des deux directeurs fut de faire au conseil des finances tous les rapports dont le contrôleur général était chargé, après le lui avoir fait en particulier, tellement que cela le déchargea de l'examen et du rapport d'une infinité d'affaires, et de travailler avec lui. La charge d'intendant des finances, qu'avait eue pour rien Breteuil, conseiller d'État, fut supprimée en lui donnant pourtant cinquante mille écus; il ne laissa pas d'en être bien fâché. Ainsi il n'en demeura que quatre, qui de garçons du contrôleur général qu'ils étaient le devinrent des directeurs chez qui il leur fallut aller porter le portefeuille, dont Caumartin pensa enrager, lui qui avait espéré d'être contrôleur général après Pontchartrain, et qui sous lui était le seul maître des finances; mais à force de bonne chère, de bonne compagnie et de faire le grand seigneur, il s'était mis hors d'état de se passer de sa charge, de sorte qu'il fallut en boire le calice. Pelletier de Sousy eut le choix d'une des deux places de directeur en supprimant sa charge d'intendant des finances, mais en homme sage, qui était conseiller d'État, et qui était devenu une manière de tiercelet de ministre par son emploi de directeur général des fortifications qui le faisait travailler seul avec le roi une fois toutes les semaines, et qui lui donnait un logement à Versailles et à Marly tous les voyages, avec la distinction de n'avoir plus de manteau, mais seulement le rabat et la canne, il aima mieux quitter sa charge d'intendant des finances, et la donner à son fils qui, par ce début à l'âge de vingt-cinq ans, fut en chemin d'aller à tout, comme il lui est arrivé dans la suite.

Le roi d'Espagne qui se préparait au voyage d'Aragon et de Catalogne pour y prêter et y recevoir les serments accoutumés aux avènements à la couronne d'Espagne, reçut en cérémonie le collier de l'ordre de la Toison des mains du duc de Monteléon, le plus ancien chevalier de cet ordre qui se trouvât lors en Espagne, et tout de suite y nomma M. le duc de Berry et M. le duc d'Orléans, à qui quelque temps après le roi le donna par commission du roi son petit-fils. La cérémonie s'en fit à la messe, en la même façon et en même temps que les évêques nouvellement sacrés y prêtent au roi leur serment de fidélité. Torcy y fit la fonction de chancelier de la Toison. Comme il n'y avait ici aucun chevalier de cet ordre, il n'y eut point de parrains, et les grands habits de cérémonie qui appartiennent à l'ordre et non aux chevaliers, étant demeurés en Flandre, ils ne se portaient point en Espagne, où on recevait, et puis on portait le collier sur ses habits ordinaires, ce qui fit que ces deux princes le reçurent de même de la main du roi.

M. d'Harcourt un peu rétabli, mais hors d'état de supporter aucune fatigue ni aucun travail, obtint son rappel. Marsin [35] , qui servait sous le maréchal Catinat et qui était en Italie, fut choisi pour l'aller relever en la même qualité. C'était un très petit homme, vif, sémillant, ambitieux, bas complimenteur sans fin, babillard de même, dévot pourtant, et qui par là avait plu à Charost avec qui il avait fort servi en Flandre, s'était fait son ami, et par lui s'était fait goûter à M. de Cambrai et aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Il ne manquait ni d'esprit ni de manège, ne laissait pas, malgré ce flux de bouche, d'être de bonne compagnie et d'être mêlé à l'armée avec la meilleure, et toujours bien avec le général sous qui il servait. Tout cela le fit choisir pour cette ambassade fort au-dessus de sa capacité et de son maintien. Il était pauvre et fils de ce Marsin qui a tant fait parler de lui dans le parti de M. le Prince, et à qui son mérite militaire et son manège entre les diverses factions valurent enfin la Jarretière de Charles II au scandale universel, parce que c'était un Liégeois de très peu de chose. C'était en 1658 qu'il commandait l'armée d'Espagne aux Pays-Bas, et que l'empereur le fit aussi comte de l'empire. Il eut des gouvernements et des établissements qui lui firent épouser une Balzac-Entragues, cousine germaine de la marquise de Verneuil qui devint héritière, mais dont le fils, qui est celui dont je parle, n'en fut pas plus riche aussi était-ce un panier percé. Il rendit compte au roi assez au long des affaires militaires d'Italie. Il eut les mêmes appointements et traitements pécuniaires qu'Harcourt; le roi voulut même qu'il eût en tout un équipage et une maison pareille, lui dit de les commander, et paya tout. Aussi Marsin n'était-il pas en état d'y fournir. Je l'avais fort connu à l'armée et à la cour, et il venait souvent chez moi; Charost aussi, qui était intimement de mes amis, avait fait cette liaison entre nous, et Marsin l'avait fort désirée et la cultivait soigneusement à cause de la mienne, si intime avec les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, laquelle n'était plus ignorée de personne, mais non encore sue au point d'intimité où elle était déjà, et de confiance qui, de leur part, commençait à poindre.

Dès que le bagage de Marsin fut prêt, et il le fut bientôt, parce que le roi payait, on le fit partir d'autant plus vite que le, Portugal se joignit alors à l'Espagne, et que M. de Savoie signa le traité du mariage de sa fille avec le roi d'Espagne, et celui de la jonction de ses troupes avec les nôtres et celles d'Espagne en Italie qu'il devait commander en chef, avec Catinat sous lui pour les nôtres, et Vaudemont pour les espagnoles.

Je m'aperçois qu'en parlant de la Toison de M. le duc de Berry et de M. le duc d'Orléans, j'ai oublié une chose importante. Le testament du roi d'Espagne en faveur de la postérité de la reine sa soeur, épouse du roi, n'avait point, à son défaut, rappelé celle de la reine sa tante, mère du roi, mais au contraire M. de Savoie et sa postérité, plus éloignée que celle de la reine mère. Monsieur et M. le duc d'Orléans firent donc leurs protestations contre cette disposition seconde, et Louville vers ce temps-ci les fit enregistrer au conseil de Castille. C'est ce qui fit désirer à M. le duc d'Orléans d'avoir la Toison en même temps que M. le duc de Berry, comme étant de droit appelé par sa ligne, du chef de la reine sa grand'mère, à la couronne d'Espagne au défaut de toute celle de la feue reine, épouse du roi. Retournons maintenant en Italie.

Pour bien entendre ce qui s'y passait dès lors et tout ce qui arriva depuis, il en faut expliquer les ressorts et les manèges qui de l'un à l'autre s'étendirent bien au delà dans la suite, et mirent l'État à cieux doigts de sa perte. Il faut se souvenir de ce qui a été dit de la fortune et du caractère de Chamillart, et ajouter que jamais ministre n'a été si avant, non dans l'esprit du roi par l'estime de sa capacité, mais dans son cour par un goût que, dès les premiers temps du billard, il avait pris pour lui, qu'il lui avait continuellement marqué depuis par toutes les distinctions, les avancements et les privances qu'il lui pouvait donner, qu'il combla par les deux emplois des finances et de la guerre dont il l'accabla, et qui s'augmentait tous les jours par les aveux de Chamillart au roi de son ignorance sur bien des choses, et par le petit et l'orgueilleux plaisir dans lequel le roi se baignait de former, d'instruire et de conduire son ministre en deux fonctions si principales. Mme de Maintenon n'avait pas moins de tendresse pour lui, car c'est de ce nom que cette affection doit s'appeler. Sa dépendance parfaite d'elle la charmait, et son amitié pour lui plaisait extrêmement au roi. Un ministre dans cette position est tout-puissant : cette position était visible; il n'y avait personne qui ne se jetât bassement à lui. Ses lumières, des plus courtes, étaient abandonnées à elles-mêmes par sa famille telle que je l'ai représentée, et se trouvaient incapables d'un bon discernement. Il se livra à ses anciens amis, à ceux qui l »avaient produit à la cour, et aux personnes qu'il estima avoir une considération et un éclat qui méritait d'être ménagé.

Matignon était des premiers: il avait vu son père intendant de Caen et lui de Rouen; il avait été leur ami et, tout Normand très intéressé qu'il était, il avait fait l'amitié à celui-ci de lui céder la mouvance d'une terre qui relevait de Torigny. Cela avait tellement gagné le cœur à Chamillart qu'il ne l'oublia jamais, que Matignon eut tout pouvoir sur lui dans tout le cours de son ministère, et qu'il en tira des millions, lui et Marsan son beau-frère et son ami intime, qu'il lui produisit, et qui par ses bassesses se le dévoua. Aussi M. le Grand, son frère, qui aimait fort Chamillart, qui était un de ceux qui l'avaient produit au billard, et pour qui Chamillart avait la plus grande et la plus respectueuse déférence, appelait publiquement son frère de Marsan le chevalier de La Proustière, et lui tombait rudement dessus pour la cour indigne niais très utile qu'il faisait à Chamillart.

Des seconds étaient le même M. le Grand et le maréchal de Villeroy, dont le grand air de faveur et celui d'autorité qu'ils prirent aisément sur lui, et ces manières de supériorité qu'ils usurpaient à la cour, lui imposaient et l'étourdissaient; et il leur était d'autant plus soumis que ce n'était pas pour de l'argent comme les deux autres. Par ceux-là il se trouva peu à peu lié avec la duchesse de Ventadour, amie intime et de tout temps quelque chose de plus du maréchal de Villeroy, et très unie aussi par là avec M. le Grand. De là résulta une autre liaison qui devint bientôt après directe et la plus intime; ce fut celle de Mlle de Lislebonne et de sa soeur Mme d'Espinoy, qui n'étaient ensemble qu'un coeur, qu'une âme et qu'un esprit. La dernière était une personne douce, belle, qui n'avait d'esprit que ce qu'il lui en fallait pour aller à ses fins, mais qui l'avait au dernier point, et qui jamais ne faisait rien qua par vues; d'ailleurs naturellement bonne, obligeante et polie. L'autre avait tout l'esprit, tout le sens et toutes les sortes de vues qu'il est possible; élevée à cela par sa mère, et conduite par le chevalier de Lorraine, avec lequel elle était si anciennement et si étroitement unie qu'on les croyait secrètement mariés. On a vu en plus d'un endroit de ces Mémoires quel homme c'était que ce Lorrain, qui, du temps des Guise, eût tenu un grand coin parmi eux. Mlle de Lislebonne ne lui était pas inférieure, et sous un extérieur froid, indolent, paresseux, négligé, intérieurement dédaigneux, brûlait de la plus vaste ambition avec une hauteur démesurée, mais qu'elle cachait sous une politesse distinguée, et qu'elle ne laissait se déployer qu'à propos.

Sur ces deux soeurs étaient les yeux de toute la cour. Le désordre des affaires et de la conduite de leur père, frère du feu duc d'Elboeuf, avait tellement renversé leur marmite, que très souvent elles n'avaient pas à dîner chez elles. M. de Louvois leur donnait noblement de l'argent que la nécessité leur faisait accepter. Cette même nécessité les mit à faire leur cour à Mme la princesse de Conti, d'avec qui Monseigneur ne bougeait alors; elle s'en trouva honorée, elle les attira fort chez elle, les logea, les nourrit à la cour, les combla de présents, leur procura tous les agréments qu'elle put, que toutes trois surent bien suivre et faire valoir. Monseigneur les prit toutes trois en affection, puis en confiance; elles ne bougèrent plus de la cour, et comme compagnie de Monseigneur, furent de tous les Marlys, et eurent toutes sortes de distinctions. La mère, âgée et retirée de tout cela avec bienséance, ne laissait pas de tenir le timon de loin, et rarement venait voir Monseigneur, pour qui c'était une fête. Tous les matins il allait prendre du chocolat chez Mlle de Lislebonne. Là se ruaient les bons coups c'était à cette heure-là un sanctuaire où il ne pénétrait personne que lime d'Espinoy. Toutes deux étaient les dépositaires de son âme, et les confidentes de son affection pour Mlle Choin, qu'elles n'avaient eu garde d'abandonner, lorsqu'elle fut chassée de la cour, et sur qui elles pouvaient tout.

À Meudon elles étaient les reines: tout ce qui était la cour de Monseigneur la leur faisait presque avec le même respect qu'à lui; ses équipages et son domestique particulier étaient à leurs ordres. Jamais Mlle de Lislebonne n'a appelé du Mont monsieur, qui était l'écuyer confident de Monseigneur et pour ses plaisirs et pour ses dépenses et pour ses équipages, et l'appelait d'un bout à l'autre d'une chambre à Meudon, où Monseigneur et toute sa cour était, pour lui donner ses ordres, comme elle eût fait à son écuyer à elle; et l'autre, avec qui tout le monde jusqu'aux princes du sang comptait à Meudon, accourait et obéissait avec un air de respect, plus qu'il ne faisait à Monseigneur, avec lequel il avait des manières plus libres; et les particuliers, longtemps si secrets de Monseigneur et de Mlle Choin, n'eurent dans ces premiers temps pour tiers que ces deux soeurs. Personne ne doutait donc qu'elles ne gouvernassent après la mort du roi, qui lui-même les traitait avec une distinction et une considération la plus marquée, et Mme de Maintenon les ménageait fort.

Un plus habile homme que Chamillart eût été ébloui de cet éclat. Le maréchal de Villeroy, si lié avec M. le Grand, et encore plus intimement, s'il se pouvait, avec le chevalier de Lorraine, l'était extrêmement avec elles. Par lui, elles furent bien aises de ranger Chamillart sous leur empire, et lui désira fort de pouvoir compter sur elles, d'autant qu'elles étaient sûres. Ils avaient tous leurs raisons: celles de Chamillart se voient par les choses mêmes qui viennent d'être expliquées; celles des deux soeurs, outre la faveur de Chamillart, étaient de servir par lui Vaudemont, frère de leur mère, dans les rapports continuels que la guerre d'Italie allait leur donner. Le maréchal de Villeroy donc, tout à elles, fit cette union avec Chamillart, et ce qui n'était que la même chose, par une suite nécessaire, celle de Vaudemont que Villeroy avait vu autrefois à la cour, qui s'était fait un honneur de bel air et de galanterie de se piquer d'être de ses amis, qui, malgré leur éloignement d'attachement et de lieux, s'en était toujours piqué, et qui était entretenu dans cette fantaisie par ses nièces qui, dans la faveur et les emplois où était Villeroy, le regardaient avec raison comme pouvant être fort utile à leur oncle. De M. de Vendôme qui tint un si grand coin dans cette cabale, j'en parlerai en son temps, et cabale d'autant plus dangereuse, que jamais le maréchal ni Chamillart, presque aussi courts l'un que l'autre, ne s'en aperçurent. Ces liaisons étaient déjà faites avant la mort du roi d'Espagne; cette époque ne fit que les resserrer et y faire entrer Vaudemont de l'éloignement où il était, qui, dans la place qu'il occupait, sut bientôt seconder ses nièces, et sous leur direction y entrer directement par le commerce nécessaire de lettres et d'affaires avec le ministre de France, qui disposait, avec toute la confiance et le goût du roi, de tout ce qui regardait la guerre et les finances. Voilà pour la cour; voici pour l'Italie :

Vaudemont, fils bâtard de ce Charles IV, duc de Lorraine, si connu par ce tissu de perfidies qui le rendirent odieux à toutes les puissances, qui lui fit passer une vie si misérable et si errante, qui le dépouillèrent, et lui coûtèrent la prison en Espagne, était, avec plus de conduite, de prudence et de jugement, le très digne fils d'un tel père. J'ai assez parlé de lui plus haut pour l'avoir fait connaître; il ne s'agit plus ici que de le suivre dans ce grand emploi de gouverneur et de capitaine général du Milanais, qu'il devait à l'amitié intime du roi Guillaume, et par lui à la poursuite ardente que l'empereur en avait faite en Espagne. Avec un tel engagement de toute sa vie acquis par les propos les plus indécents sur le roi, qui le firent chasser de Rome, comme je l'ai raconté, et fils et frère bâtard de deux souverains toute leur vie dépouillés par la France, il était difficile qu'il changeât d'inclination. Pour se conserver dans ce grand emploi et si lucratif, lui fils de la fortune, sans biens, sans être, sans établissement que ce qu'elle lui donnait, il s'était soumis aux ordres d'Espagne, en faisant proclamer Philippe V duc de Milan, avec toutes les grâces qu'il y sut mettre pour en tirer le gré qui lui était nécessaire pour sa conservation et sa considération dans son emploi; en quoi il fut merveilleusement secondé par l'art et les amis de ses nièces, les Lorrains, Villeroy, les dames, Monseigneur et Chamillart, qui en engouèrent tellement le roi, qu'il ne se souvint plus de rien de ce qui s'était passé jusque-là, et qu'il se coiffa de cette pensée que le roi son petit-fils devait le Milanais à Vaudemont.

Ancré de la sorte, il n'oublia rien, comme je l'ai déjà remarqué, pour s'attacher Tessé comme l'homme de confiance que notre cour lui envoyait pour concerter avec lui tout ce qui regardait le militaire, et à qui, à force d'honneurs et d'apparente confiance, il tourna la tête. Tessé, court de génie, de vues, d'esprit, non pas d'ambition, et qui, en bon courtisan, n'ignorait pas les appuis de Vaudemont en notre cour, et prévenu par lui au point qu'il le fut en tout, ne chercha qu'à lui plaire et à le servir pour s'accréditer en Italie, et y faire un grand saut de fortune par les amis de Vaudemont à la cour, qui, sûr de lui, l'aurait mieux aimé que tout autre pour commander notre armée. C'eût bien été en effet la rapide fortune de l'un, et toute l'aisance de l'autre, qui l'aurait mené comme un enfant avec un bandeau sur les yeux. Louvois, dont il avait été fort accusé d'être un des rapporteurs, et auquel il s'était servilement attaché, l'avait mené vite et fait faire chevalier de l'ordre en 1688, quoique jeune et seulement maréchal de camp. Il savait ce que valait la protection des ministres et des gens en grand crédit, et s'y savait ployer avec une basse souplesse. Il avait donc fort courtisé Chamillart, qui par sa décoration de la paix de Savoie et du mariage de Mme la duchesse de Bourgogne, et les accès de sa charge, y avait assez répondu pour faire tout espérer à Tessé.

Ce ne fut donc pas merveille s'il vit avec désespoir arriver un maître en Italie, quelque obligation qu'il lui eût du traité de Turin, de sa charge qui en fut une suite, et de tout ce qui en résulta pour lui d'avantageux; et s'il résolut de s'en défaire pour tâcher à lui succéder, en lui faisant toutes les niches possibles pour le décréditer et faire avorter toutes ses entreprises. Il y fut d'autant plus encouragé qu'il sentait avoir affaire à un homme qui n'avait d'appui ni d'industrie que sa capacité, et dont la vertu et la simplicité étaient entièrement éloignées de toute intrigue et de tout manège pour se soutenir; homme de peu, d'une robe toute nouvelle, qui, avec beaucoup d'esprit, de sagesse, de lumière et de savoir, était peu agréable dans le commandement, parce qu'il était sec, sévère, laconique, qu'il était exact sur la discipline, qu'il se communiquait peu, et que, désintéressé pour lui, il tenait la main au bon ordre sans craindre personne, d'ailleurs, ni filles, ni vin, ni jeu, et, partant, fort difficile à prendre. Vaudemont ne fut pas longtemps à s'apercevoir du chagrin de Tessé, qu'il flatta tant qu'il put sans se commettre avec Catinat, qu'il reçut avec tous les honneurs et toutes les grâces imaginables, mais qui en savait trop pour lui, et dont, pour d'autres raisons que Tessé, il n'avait pas moins d'envie que lui de se défaire.

Le prince Eugène commandait l'armée de l'empereur en Italie, et les deux premiers généraux après lui, par leur rang de guerre, étaient le fils unique de Vaudemont et Commercy, fils de sa soeur de Lislebonne. La moindre réflexion aurait engagé à tenir les yeux bien ouverts sur la conduite du père, et la moindre suite d'application aurait bientôt découvert quelle elle était, et combien plus que suspecte. Catinat la démêla bientôt. Il ne put jamais rien résoudre avec lui que les ennemis n'en fussent incontinent avertis, en sorte qu'il ne sortit jamais aucun parti qu'il ne fût rencontré par un des ennemis plus fort du double, jusque-là même que cela était grossier.

Catinat s'en plaignait souvent; il le mandait à la cour, mais sans oser conclure. Il n'y était soutenu de personne, et Vaudemont y avait tout pour lui. Il captait nos officiers généraux par une politesse, une magnificence, et surtout par d'abondantes subsistances; tout l'utile, tout l'agréable venait de son côté; tout le sec, toute l'exactitude venait du maréchal. Il ne faut pas demander qui des deux avait les volontés et les coeurs. L'état de Vaudemont, qui ne pouvait se soutenir, ni guère se tenir à cheval, et les prétextes d'être à Milan ou ailleurs à donner des ordres, le délivraient de beaucoup de cas embarrassants vis-à-vis d'un général aussi éclairé que Catinat, et par des subalternes affidés de ses troupes les avis mouchaient à Commercy et à son fils. Avec de si cruelles entraves, Tessé, qui, bien qu'à son grand regret roulant avec les lieutenants généraux, était pourtant dans l'armée avec une distinction fort soutenue, et qui avait dès l'arrivée de Catinat rompu lance contre lui, excitait les plaintes de tous les contretemps qui ne cessaient point, et finement appuyé de Vaudemont bandait tout contre lui, et mandait à la cour tout ce qu'il croyait pouvoir lui nuire davantage. Vaudemont, de concert, écrivait des demi-mots en homme modeste qui tâte le pavé, qui ménage un général qu'il voudrait qui n'eût point de tort, et qui en fait penser cent fois davantage, et il se ménageait là-dessus avec tant de sobriété et d'adresse qu'il s'en attirait les reproches qu'il désirait pour s'expliquer davantage et avoir plus de confiance. Avec tant et de telles contradictions tout était impossible à Catinat, qui voyait de reste ce qu'il y avait à faire, et qui ne pouvait venir à bout de rien.

Avec ces beaux manèges ils donnèrent le temps aux Impériaux, d'abord fort faibles et fort reculés, de grossir, d'avancer peu à peu, et de passer toutes les rivières sans obstacle, de nous approcher, et, avertis de tout comme ils l'étaient de point en point, de venir le 9 juillet attaquer Saint-Frémont logé à Carpi, entre l'Adige et le Pô, avec cinq régiments de cavalerie et de dragons. Le prince Eugène y amena de l'infanterie, du canon et le triple de cavalerie, sans qu'on en eût le moindre avis, et tomba brusquement sur ce quartier. Tessé, qui n'en était pas éloigné, avec quelques dragons, accourut au bruit. Le prince Eugène, qui comptait enlever cela d'emblée, y trouva une résistance sur laquelle il ne comptait pas, et qui fut belle et longue; mais il fallut enfin céder au nombre et se retirer. Ce fut en si bon ordre que la retraite ne fut pas inquiétée. On y perdit beaucoup de monde, et de gens de marque: le dernier fils du duc de Chevreuse, colonel de dragons, et du Cambout, brigadier de dragons, parent du duc de Coislin, bon officier et fort galant homme. Tel fut notre début en Italie, dont toute la faute fut imputée à Catinat, en quoi Vaudemont, en pinçant seulement la matière, et Tessé, à pleine écritoire, ne s'épargnèrent pas [36] .

Le roi, piqué de ces désavantageuses prémices, et continuellement prévenu contre un général modeste et sans défenseurs, manda au maréchal de Villeroy, qui était sur la Moselle, de partir sans dire mot, aussitôt son courrier reçu, et de venir recevoir ses ordres, tellement qu'il arriva à Marly, où tout le monde se frotta les yeux en le voyant et ne se pouvait persuader que ce fût lui. Il fut quelque temps chez Mme de Maintenon avec le roi, Chamillart y vint ensuite, et comme le roi sortit suivi du maréchal de Villeroy pour se mettre à table, on sut qu'il allait commander l'armée d'Italie. Jamais on ne l'eût pris pour le réparateur des fautes de Catinat. La surprise fut donc complète, et, quoique ce choix fût peu approuvé, le génie courtisan se déborda en compliments et en louanges. À la fin du souper, M. de Duras, qui était en quartier, vint à l'ordinaire se mettre derrière le roi. Un instant après un brouhaha qui se fit dans le salon annonça le maréchal de Villeroy, qui avait été manger un morceau et revenait voir le roi sortir de table. Il arriva donc auprès de M. de Duras avec cette pompe dans laquelle on le voyait baigné. Le maréchal de Duras qui ne l'aimait point et ne l'estimait guère, et qui ne se contraignait pas même pour le roi, écoute un instant le bourdon des applaudissements, puis se tournant brusquement au maréchal de Villeroy et lui prenant le bras: « Monsieur le maréchal, lui dit-il tout haut, tout le monde vous fait des compliments d'aller en Italie, moi j'attends à votre retour à vous faire les miens; » se met à rire et regarde la compagnie. Villeroy demeura confondu sans proférer un seul mot, et tout le monde sourit et baissa les yeux. Le roi ne sourcilla pas.

Le pape, fort en brassière par les troupes impériales en Italie, n'osa recevoir l'hommage annuel du royaume de Naples, que le connétable Colonne se préparait à lui rendre à l'accoutumée comme ambassadeur extraordinaire d'Espagne pour cette fonction; mais, sur les plaintes qui lui en furent faites, il fit dire à Naples et par tout le royaume que, encore qu'il eût des raisons de différer à recevoir cet hommage, il reconnaissait réellement Philippe V pour roi de Naples, qu'il enjoignait à tous les sujets du royaume, et particulièrement aux ecclésiastiques, de lui obéir et de lui être fidèles; et il expédia sans difficulté, sur les nominations du roi d'Espagne, les bénéfices du royaume de Naples, au grand mécontentement de l'empereur, qui eut encore la douleur d'y voir avorter une révolte dès sa première naissance, qui avait été assez bien ménagée.

Suite
[35]
Saint-Simon écrit tantôt Marchin, tantôt Marsin; nous avons suivi, pour ce nom, la forme ordinairement adoptée.
[36]
On trouvera des entraits des lettres de Tessé à Chamillart contre Catinat, dans l'ouvrage intitulé: Mémoires militaires relatifs à la succes sion d'Espagne, t. Ier, p. 591 et suivantes. Cet ouvrage fait partie de la collection des Documents inédits relatifs à l'histoire de France.