NOTE I. PORTRAITS DU ROI PHILIPPE V, DE LA REINE LOUISE DE SAVOIE ET DES PRINCIPAUX SEIGNEURS DU CONSEIL DE PHILIPPE V, TRACÉS PAR LE DUC DE GRAMMONT, ALORS AMBASSADEUR EN ESPAGNE.

Voici [61] le portrait juste et au naturel du roi d'Espagne, de la reine et de la plupart des grands que j'ai connus à Madrid :

« Le roi d'Espagne a de l'esprit et du bon sens. Il pense toujours juste, et parle de même; il est de naturel doux et bon, et incapable par lui-même de faire le mal; mais timide, faible et paresseux à l'excès. Sa faiblesse et sa crainte pour la reine sont à tel point que, bien qu'il soit né vertueux, il manquera sans balancer à sa parole, pour peu qu'il s'aperçoive que ce soit un moyen de lui plaire. Je l'ai éprouvé en plus d'une occasion. Ainsi l'on peut m'en croire, et tabler une fois pour toutes que, tarit que le roi d'Espagne aura la reine, ce ne sera qu'un enfant de six ans, et jamais un homme.

« La reine a de l'esprit au-dessus d'une personne de son âge. Elle est fière, superbe, dissimulée, indéchiffrable, hautaine, ne pardonnant jamais. Elle n'aime, à seize ans, ni la musique, ni la comédie, ni la conversation, ni la promenade, ni la chasse, en un mot aucun des amusements d'une personne de son âge; elle ne veut que maîtriser souverainement, tenir le roi son mari toujours en brassière, et dépendre le moins qu'il lui est possible du roi son grand-père : voilà son génie et son caractère. Quiconque la prendra différemment ne l'a jamais connue.

« Veragua est la superbe même [62] ; il est ingénieux, plein d'artifice et d'esprit, et tel qu'il convient d'être pour parvenir au grade de favori de la princesse. Il hait la France souverainement, et autant que l'Espagne le méprise, qui est tout dire.

« Aguilar est à peu près de ce même caractère, et pour qu'il fût content et bien à son aise, il faudrait que la nation française fût éteinte en Espagne [63] .

« Medina-Celi a la gloire de Lucifer, la tête pleine de vent et d'idées chimériques. De son mérite, je n'en parle pas, j'en laisse le soin aux historiens de Naples. Il se dit attaché au roi et à la France; mais sa conduite tous les jours le dément.

[64]

« Monterey ne manque pas aussi de sens pour les affaires; mais c'est une girouette qui tourne à tous vents, qui condamne tout et ne remédie à rien [65] . Il a beaucoup de confrères en ce monde.

 « Mancera est un des plus raffinés ministres que j'aie connus; mais rien ne tient contre quatre-vingt-douze ans, et il faut bien à la fin que l'esprit et le bon sens cèdent à l'extrême vieillesse [66] .

« Arias est une des meilleures têtes qu'il y ait en Espagne. Il est incorruptible et sa vertu est toute romaine. Il aime l'État et la personne du roi d'Espagne, et a une vénération toute particulière pour le roi [67] . Il vit comme un ange dans son diocèse, et est généralement aimé et respecté de tout le monde dans Séville. Son seul mérite est la cause de sa disgrâce.

« Le cardinal Portocarrero est un homme de talents fort médiocres, mais d'une grande probité, fidèle et uniquement attaché à son maître, haut et ferme pour le bien de l'État, allant toujours à ce qui peut contribuer à sa conservation, esclave de sa parole, et qui mérite une grande distinction à tous égards possibles [68] . C'est celui qui a mis la couronna sur la tête du roi, qui, envers et contre tous, la lui a conservée, et celui qui, pour avoir eu le malheur de déplaire à Mme des Ursins, est traité avec honte et ignominie; ce qui fait gémir le peuple et la noblesse.

« Medina-Sidonia [69] ne manque pas d'intelligence; il est très galant homme, incorruptible et attaché au roi d'Espagne de même que l'ombre l'est au corps. Il est à naître qu'il ait reçu des grâces, et sa persécution est extrême, parce que l'on a imaginé que sa femme, qui n'y a jamais songé, aspirait à être camarera-mayor. L'on jugera aisément de l'effet que cela produit.

« San-Estevan est un petit finesseux, plein de souterrains, et attendant le parti le plus fort pour s'y déterminer et s'y joindre [70] .

« Benavente est un homme plein d'honneur, ennemi de cabale et d'intrigue, ne connaissant que son devoir et son maître [71] .

« L'Infantado est un jeune homme qui ne se mêle de rien. L'on peut dire de lui qu'il n'est ni chair ni poisson, et je suis très persuadé qu'il n'a jamais mérité les bottes qu'on lui a données. Il ne veut que la paix et le repos, et n'est pas capable d'autre chose.

« Villafranca est un des Espagnols les plus vertueux qu'il y ait ici [72] . Il est vrai en tout, plein de zèle et de fidélité pour le roi son maître. Personne ne désire plus ardemment que lui, ni avec plus de sagesse, que l'entier gouvernement de cette monarchie passe promptement des mains où il est, en celles du roi, et que rien ne se décide que par sa volonté absolue. C'est là le bon sens; tout le reste n'étant que plâtrage et ne conduisant qu'à perdition.

« Lémos est une bête brute, tout à fait incapable de l'emploi qu'il exerce, et que la faveur de sa femme auprès de Mme des Ursins lui a fait obtenir [73] .

« Rivas est capable d'un grand travail. Il a des talents, de l'esprit et de l'intelligence, beaucoup de facilité pour les affaires, de la pénétration et une mémoire étonnante. Avec ces dispositions, il semble qu'il pourrait servir très utilement; mais les qualités de son coeur entraînent peut-être malgré lui celles de son esprit. Il est né fourbe, et ne sait ce que c'est que de se conduire en rien avec droiture; il dorme des paroles, mais il ne fait pas profession de les garder, et quand la chose doit servir à ses intérêts, il ne se fait pas scrupule de nier qu'il les ait données. Il est fort intéressé, et l'intérêt du roi et celui de l'État ne peuvent jamais entrer en considération avec le sien. Uniquement occupé de son élévation et de son opulence, il perd aisément de vue les intérêts de son maître. Ce qui a fait que, dans bien des rencontres, il a paru travailler contre lui; et, tout compté, comme le mauvais qui est en sa personne est bien plus dangereux que son bon ne peut être utile, je conclus par décider que gens de son caractère ne peuvent jamais être mis en place.

« Voilà le caractère fidèle des principaux personnages qui composent cette cour, que j'ai connus à fond et fort pratiqués. »

Suite
[61]
Bibl. imp. du Louvre, ms, F, 325, t. XXI, pièce 29. Copie du temps. En lisant ces portraits, tracés par le duc de Grammont, on ne doit pas oublier ce que Saint-Simon dit du caractère de cet ambassadeur et de son peu de succès en Espagne. Cela contribue à expliquer la causticité de Grammont. On trouve d'ailleurs dans ces portraits la confirmation de ce que dit Saint-Simon de son antipathie contre la princesse des Ursins.
[62]
Voy. p. 5 et 91 de ce volume.
[63]
Ibid., p. 125 et 126.
[64]
Ibid. p. 7.
[65]
Ibid., p. 126.
[66]
Ibid., p. 6, 7 et 121.
[67]
Ibid., p. 6.
[68]
Ibid., p. 4 et 5.
[69]
Ibid., p. 7.
[70]
Voy., p. 5 de ce volume.
[71]
Ibid., p. 7.
[72]
Ibid., p. 6.
[73]
Ibid., p. 90, sur la maison de Lémos.