Saint-Simon parle, souvent dans ses Mémoires, et notamment dans ce volume, des intendants des généralités, des lieutenants civil, criminel, de police, des prévôts des marchands, etc. Comme ces termes ne sont plus en usage et qu'ils ne présentent pas toujours au lecteur un sens précis, il ne sera pas inutile de rappeler l'origine de ces dignités et les fonctions qui y étaient attachées.
Les intendants étaient des magistrats que le roi envoyait dans les diverses parties du royaume pour y veiller à tout ce qui intéressait l'administration de la justice, de la police et des finances, pour y maintenir le bon ordre et y exécuter les commissions que le roi ou son conseil leur donnaient. C'est de là que leur vint le nom d'intendants de justice, de police et finances et commissaires départis dans les généralités du royaume pour l'exécution des ordres du roi[74]
L'institution des intendants ne date que du ministère de Richelieu. Cependant on en trouve le principe dans les maîtres des requêtes, qui étaient chargées, au XVIe siècle, de faire, dans les provinces, les inspections appelée chevauchées. Un rôle du 23 mai 1555 prouve que les maîtres des requêtes étaient presque tous employés à ces chevauchées. En effet, de vingt-quatre qu'ils étaient alors, le roi n'en retint que quatre auprès de lui; les vingt autres furent envoyés dans les provinces. Le titre de ce rôle mérite, d'être cité: C'est le département des chevauchées que MM. les maîtres des requêtes de l'hôtel ont à faire en cette présente année, que nous avons départis par les recettes générales, afin qu'ils puissent plus facilement servir et entendre à la justice et aux finances, ainsi que le roi le veut et entend qu'ils fassent.
Ce fut seulement à l'époque de Richelieu que le nom d'intendants commença à être donné aux maîtres des requêtes chargés de l'inspection des provinces. On trouve, dès 1628, le maître ales requêtes Servien, désigné sous le nom d'intendant de justice et police en Guyenne, et chargé de faire le procès à des Rochelais accusés de lèse-majesté, de piraterie, de rébellion et d'intelligence avec les Anglais. Le parlement de Bordeaux s'opposa à la juridiction de l'intendant, et rendit, le 5 mai, un arrêt, par lequel il fit défense à Servien et à tous les autres officiers du roi de prendre la qualité d'intendants de justice et police en Guyenne, et d'exercer, dans le ressort de la cour, aucune commission, sans au préalable l'avoir fait signifier et enregistrer au parlement. Servien n'en continua pas moins l'instruction du procès. Alors intervint un nouvel arrêt du parlement de Bordeaux, en date du 17 mai 1628, portant que Servien et le procureur du roi de l'amirauté de Languedoc seraient assignés à comparaître en personne, pour répondre aux conclusions du procureur général. Ce nouvel arrêt n'eut pas plus d'effet que le précédent. Le 9 juin, le parlement de Bordeaux en, rendit un troisième, portant que « certaine ordonnance du sieur Servien, rendue en exécution de son jugement, serait lacérée et brûlée par l'exécuteur de la haute justice, et lui pris au corps, ses biens saisis et annotés, et qu'où il ne pourrait être appréhendé, il serait assigné au poteau. » Le conseil du roi cassa ces trois arrêts comme attentatoires à l'autorité royale, et ceux qui les avaient signés furent cités à comparaître devant le roi, pour rendre compte de leur conduite.
À Paris, les parlements firent retentir leurs plaintes jusque dans l'assemblée des notables. Ils disaient au roi [75] en 1626: « Reçoivent vos parlements grand préjudice d'un nouvel usage d'intendants de justice, qui sont envoyés ès ressort et étendue desdits parlements près MM. les gouverneurs et lieutenants généraux de Votre Majesté en ces provinces, ou qui, sur autres sujets, résident en ficelles plusieurs années, fonctions qu'ils veulent tenir à vie; ce qui est, sans édit, tenir un chef et officier supernuméraire de justice créé sans payer finance, exauctorant (abaissant) les chefs des compagnies subalternes, surchargeant vos finances d'appointements, formant une espèce de justice, faisant appeler les parties en vertu de leurs mandements et tenant greffiers, dont surviennent divers inconvénients, et, entre autres, de soustraire de la juridiction, censure et vigilance de vos parlements, les officiers des sénéchaussées, bailliages, prévôtés et autres juges subalternes. Ils prennent encore connaissance de divers faits, dont ils attirent à votre conseil les appellations au préjudice de la juridiction ordinaire de vos parlements. C'est pourquoi Votre Majesté est très humblement suppliée de les révoquer, et que telles fonctions ne soient désormais faites sous prétexte d'intendance ou autrement, sauf et sans préjudice du pouvoir attribué par les ordonnances aux maîtres des requêtes de votre hôtel faisant leurs chevauchées dans les provinces, tant que pour icelles leur séjour le requerra. » Heureusement Richelieu avait l'âme trop ferme et l'esprit trop pénétrant pour céder à ces remontrances. Il lui tallait dans les provinces des administrateurs qui dépendissent immédiatement de son pouvoir; il les trouva dans les intendants, dont il rendit l'institution permanente à partir de 1635.
Les intendants n'appartenaient pas, comme les gouverneurs, à des familles puissantes; ils pouvaient être révoqués à volonté, et étaient, par conséquent, les instruments dociles du ministre dans les provinces. De là la haine des grands et des parlements, qui, à l'époque de la Fronde, réclamèrent vivement et obtinrent la suppression des intendants (déclaration du 13 juillet 1648). Mais la cour, qui n'avait cédé qu'à la dernière extrémité, se sentait par cette suppression blessée à la prunelle de l'œil, comme dit le cardinal de Retz; elle maintint des intendants en Languedoc, Bourgogne, Provence, Lyonnais, Picardie et Champagne. Rétablis en 1654, les intendants furent institués successivement dans toutes les généralités. Le Béarn et la Bretagne furent les dernières provinces soumises à leur administration : le Béarn en 1682, la Bretagne en 1689. Saint-Simon, en parlant de Pomereu ou Pomereuil, rappelle que ce fut le premier intendant « qu'on ait hasardé d'envoyer en Bretagne, et qui trouva moyen d'y apprivoiser la province. » Avant la révolution, de 1789, il y avait en France trente-deux intendances, savoir: Paris, Amiens, Soissons, Orléans, Bourges, Lyon; Dombes, la Rochelle, Moulins, Riom, Poitiers, Limoges, Tours, Bordeaux, Auch, Montauban, Champagne, Rouen, Alençon, Caen, Bretagne, Provence, Languedoc, Roussillon, Bourgogne, Franche-Comté, Dauphiné, Metz, Alsace, Flandre, Artois, Hainaut.
Les intendants avaient de vastes et importantes attributions: ils avaient droit de juridiction et l'exerçaient dans toutes les affaires civiles et criminelles, pour lesquelles ils recevaient une commission émanant du roi. On pourrait citer un grand nombre de procès jugés par les intendants ; je me bornerai à renvoyer aux notes placées à la fin du cinquième volume de cette édition des Mémoires de Saint-Simon. On y verra que le procès de B. Fargues fut instruit par l'intendant Machaut, qui le jugea en dernier ressort et le condamna à la peine capitale. Guyot cite, dans son Traité des Offices[76], beaucoup d'autres procès qui furent jugés par les intendants. Du reste, ces magistrats n'exerçaient les fonctions judiciaires que temporairement, en en vertu des pouvoirs extraordinaires que leur conférait la royauté. Leurs attributions ordinaires étaient surtout administratives.
Ils étaient chargés de surveiller les protestants, et, depuis la révocation de l'édit de Nantes (1685), ils avaient l'administration des biens des religionnaires qui quittaient le royaume. Les juifs, qui légalement n'étaient tolérés que dans la province d'Alsace, étaient aussi soumis à la surveillance des intendants. Ces magistrats prononçaient sur toutes les questions concernant les fabriques des églises paroissiales, et étaient chargés de pourvoir à l'entretien et à la réparation de ces églises, ainsi qu'au logement des curés. Toutes les questions financières qui touchaient aux églises étaient de leur compétence. Ils avaient la surveillance des universités, collèges, bibliothèques publiques. L'agriculture et tout ce qui s'y rattache, plantation de vignes, pépinières royales, défrichements et dessèchements, haras, bestiaux, écoles vétérinaires, eaux et forêts, chasse, etc., commerce, manufactures; arts et métiers, voies publiques, navigation, corporations industrielles, imprimerie, librairie, enrôlement des troupes, revues, approvisionnement des armées, casernes, étapes, hôpitaux militaires, logement des gens de guerre, transport des bagages, solde des troupes, fortifications des places et arsenaux, génie militaire, poudres et salpêtres, classement des marins, levée et organisation des canonniers garde-côtes, désertion, conseils de guerre, milices bourgeoises, police, service de la maréchaussée, construction des édifices publics, postes, mendicité et vagabondage, administration municipale, nomination des officiers municipaux, administration des biens communaux, conservation des titres des villes, revenus municipaux, domaines, aides, finances, amendes, droits de greffe, droits du sceau dans les chancelleries, contrôle des actes et exploits, etc.: tels étaient les principaux objets dont s'occupaient les intendants. On peut juger par là de la puissance de ces magistrats, auxquels Saint-Simon compare les corrégidors de Madrid, en ajoutant que ces magistrats espagnols réunissaient à des fonctions si importantes celles des lieutenants civil, criminel et de police, des maires ou prévôts des marchands.
Le mot lieutenant désignait souvent, dans l'ancienne monarchie, un magistrat qui présidait un tribunal subalterne (présidial, bailliage, etc.), en l'absence du bailli, prévôt ou sénéchal. Ces derniers étaient presque toujours des hommes d'épée, qui, dans l'origine avaient cumulé les fonctions militaires, financières et judiciaires; mais, à mesure que l'administration était devenue plus compliquée, une seule personne n'avait pu remplir des fonctions aussi diverses. Les baillis, prévôts ou sénéchaux, avaient conservé la présidence nominale des tribunaux, mais on leur avait adjoint des lieutenants qui devaient être gradués en droit et qui rendaient la justice en leur nom. Les lieutenants civil et criminel tiraient leur nom de ce qu'ils présidaient l'un la chambre civile, l'autre la chambre criminelle du Châtelet.
Le lieutenant général de police, qui fut établi par édit du mois de mars 1667, était chargé de veiller à la sûreté de la ville de Paris et de connaître des délits et contraventions de police. Le premier lieutenant général de police fut La Reynie. Fontenelle a caractérisé l'importance et les difficultés de cette charge avec l'ingénieuse précision de son style: « Les citoyens d'une ville bien policée jouissent de l'ordre qui y est établi, sans songer combien, il en coûte de peine à ceux qui l'établissent ou le conservent, à peu près comme tous les hommes jouissent de la régularité des mouvements célestes, sans en avoir aucune connaissance; et même plus l'ordre d'une police ressemble par son uniformité à celui des corps célestes, plus il est insensible, et par conséquent il est toujours d'autant plus ignoré qu'il est plus parfait. Mais qui voudrait le connaître, l'approfondir, en serait effrayé. Entretenir perpétuellement dans une ville telle que Paris une consommation immense, dont une infinité d'accidents peuvent toujours tarir quelques sources; réprimer la tyrannie des marchands à l'égard du public, et en même temps animer leur commerce; empêcher les usurpations naturelles des uns sur les autres, souvent difficiles à démêler; reconnaître dans une foule infinie ceux qui peuvent si aisément y cacher une industrie pernicieuse, en purger la société ou ne les tolérer qu'autant qu'ils peuvent être utiles par des emplois dont d'autres qu'eux ne se chargeraient ou ne s'acquitteraient pas si bien; tenir les abus nécessaires dans les bornes précises de la nécessité, qu'ils sont toujours prêts à franchir; les renfermer dans l'obscurité à laquelle ils doivent être condamnés et ne les en tirer pas même par des châtiments trop éclatants; ignorer ce qu'il vaut mieux ignorer que punir, et ne punir que rarement et utilement; pénétrer par des souterrains dans l'intérieur des familles et leur garder les secrets qu'elles n'ont pas confiés, tant qu'il n'est pas nécessaire d'en faire usage, être présent partout sans être vu; enfin, mouvoir ou arrêter à son gré une multitude immense et tumultueuse, et être l'âme toujours agissante et presque inconnue de ce grand corps: voilà quelles sont en général les fonctions du magistrat de police. Il ne semble pas qu'un homme seul y puisse suffire ni par la quantité des choses dont il faut être instruit, ni par celle des vues qu'il faut suivre, ni par l'application qu'il faut apporter, ni par la variété des conduites qu'il faut tenir et des caractères qu'il faut prendre. »
Le prévôt des marchands était, à Paris et à Lyon, le chef de l'administration municipale que l'on nommait maire dans la plupart des villes. Pendant longtemps ce magistrat fut élu par les bourgeois de Paris; il avait, tant que durait sa charge, le soin de veiller à la défense de leurs privilèges et de protéger leurs intérêts. Mais les magistrats royaux diminuèrent peu à peu l'autorité du prévôt des marchands et ne lui laissèrent enfin que la police municipale. Assisté des quatre échevins qui formaient le bureau de la ville, le prévôt des marchands jugeait tous les procès en matière commerciale jusqu'à l'époque où le chancelier de L'Hôpital établit les juges consuls, qui formèrent de véritables tribunaux de commerce. C'était le prévôt des marchands qui répartissait l'impôt de la capitation, fixait le prix des denrées arrivées par eau et avait la police de la navigation. Les constructions d'édifices publiés, de ponts, fontaines, remparts, dépendaient du prévôt des marchands. Enfin ce magistrat portait le titre de chevalier et avait un rôle important dans les cérémonies publiques et spécialement aux entrées des rois. Dans ces circonstances il portait, ainsi que les échevins qui l'accompagnaient, un costume qui rappelait, par sa singularité, les vêtements du moyen âge. Leurs robes étaient de deux couleurs, ou, comme on disait alors, mi-parties de rouge et de violet. Un journal inédit de la Fronde par Dubuisson-Aubenay (Bibl. Maz., ms. in-fol., H, 1719) nous montre le prévôt des marchands et les échevins allant dans ce costume à la rencontre de Louis XIV, le 18 août 1649: « Sur les trois heures, le prévôt des marchands, le sieur Féron, à cheval en housse de velours, avec sa robe de velours rouge cramoisi, mi-partie de velours violet cramoisi du côté gauche, précédé de deux huissiers de l'hôtel de ville aussi à cheval, en housse, vêtus de robes de drap ainsi mi-parties, et suivi de cinq ou six échevins, pareillement en housse comme lui et vêtus de robes de velours plein ainsi mi-parties, et des procureurs du roi et greffier de l'hôtel de ville, vêtus l'un d'une robe de velours violet cramoisi plein, l'autre d'une de velours rouge cramoisi plein, aussi en housse, et de près de cent principaux bourgeois de la ville, aussi à cheval et en housse, allèrent par ordre jusqu'à la croix qui penche près de Saint-Denys, au-devant de Sa Majesté. »
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l'élection du prévôt des marchands n'était plus qu'une formalité, comme on peut s'en convaincre en lisant le récit d'une de ces élections dans le journal de l'avocat Barbier, à la date du 17 août 1750 [77] .