NOTE III. MORT DE MADAME.

Saint-Simon dit que personne n'a douté que Madame (Henriette d'Angleterre, première femme du frère de Louis XIV) n'eût été empoisonnée et même grossièrement. Il raconte, dans la suite du chapitre, les détails de ce prétendu empoisonnement. Il est de l'équité historique de ne pas oublier les témoignages opposés. Nous ne pouvons que les indiquer rapidement, mais cette note suffira pour prouver que le doute est, au moins, permis. On y verra aussi que Saint-Simon a eu tort d'affirmer, comme il le fait p. 225, que Madame était alors d'une très bonne santé.

Presque tous les contemporains, de la mort de Madame, arrivée en 1670, cinq ans avant la naissance de Saint-Simon, attestent que cette princesse mourut des suites d'une imprudence qui brisa sa constitution, depuis longtemps débile et profondément altérée. Les médecins, dont nous avons les rapports, s'étonnèrent qu'elle n'eût pas succombé plus tôt aux vices de son organisation, qu'aggravait encore un mauvais régime. Ils appellent cholera-morbus la maladie qui l'emporta en quelques heures. Valot, premier médecin du roi, soutenait que, depuis trois ou quatre ans, elle ne vivait que par miracle. Ce sont les paroles mêmes de la dépêche adressée par Hugues de Lyonne à l'ambassadeur de France en Angleterre [78] . Le témoignage des médecins qui furent chargés de faire l'ouverture du corps de Madame et de rechercher les causes de sa mort fut unanime. Ils déclarèrent qu'il n'y avait point eu d'empoisonnement, sans quoi l'estomac en aurait porté des traces, tandis qu'on le trouva en état excellent.

Si l'attestation officielle des médecins et des ministres paraît suspecte, on ne peut rejeter le témoignage de contemporains désintéressés. Mademoiselle [79] répète la déclaration des médecins: « Sur les bruits que je viens de dire, l'on fit assembler tous les médecins du roi, de feu Madame et de Monsieur, quelques-uns de Paris, celui de l'ambassadeur d'Angleterre, avec tous les habiles chirurgiens qui ouvrirent Madame. Ils lui trouvèrent les parties nobles bien saines ce qui surprit tout le monde, parce qu'elle était délicate et quasi toujours malade. Ils demeurèrent d'accord qu'elle était morte d'une bile échauffée. L'ambassadeur d'Angleterre y était présent, auquel ils firent voir qu'elle ne pouvait être morte que d'une colique qu'ils appelèrent un cholera-morbus.  »

Un magistrat, qui notait jour par jour les événements remarquables avec une complète impartialité, Olivier d'Ormesson, parle de même des causes de la mort de Madame: après avoir rappelé les principaux détails de cet événement, il écrit dans son Journal: « L'on parla aussitôt de poison, par toutes les circonstances de la maladie et par le mauvais ménage qui était entre Monsieur et elle, dont Monsieur était fort offensé et avait raison. Le soir, le corps fut ouvert en présence de l'ambassadeur d'Angleterre et de plusieurs médecins qu'il avait choisis, quelques-uns Anglais avec les médecins du roi. Le rapport fut que la formation de son corps était très mauvaise, un de ses poumons attaché au côté et gâté, et le foie tout desséché sans sang, une quantité extraordinaire de bile répandue dans tout le corps et l'estomac entier; d'où l'on conclut que ce n'est pas poison; car l'estomac aurait été percé et gâté. »

Mais ce qui est plus remarquable, c'est qu'un médecin qui n'avait pas de caractère officiel et qui, par humeur, était plus porté à soupçonner le mal qu'à croire au bien, Gui Patin, attribue aussi la mort de Madame à une cause naturelle. Un mois après l'événement, il écrivait [80] : « On parle encore de la mort de Mme la duchesse d'Orléans. Il y en a qui prétendent par une fausse opinion qu'elle a été empoisonnée. Mais la cause de sa mort ne vient que d'un mauvais régime de vivre, et de la mauvaise constitution de ses entrailles. Il est certain que le peuple, qui aime à se plaindre et à juger de ce qu'il ne connaît pas, ne doit pas être cru en telle matière. Elle est morte, comme je vous ai dit, par sa mauvaise conduite (mauvais régime), et faute de s'être bien purgée selon le bon conseil de son médecin, auquel elle ne croyait guère, ne faisant rien qu'à sa tête. » Ce qui donne plus d'autorité au témoignage de Gui Patin, c'est que six ans avant la mort de Madame, dans une lettre du 26 septembre 1664, il parlait déjà de la mauvaise constitution de cette princesse : « Mme la duchesse d'Orléans, écrivait-il à Falconet, est fluette, délicate et du nombre de ceux qu'Hippocrate dit avoir du penchant à la phtisie. Les Anglais sont sujets à leur maladie de consomption, qui en est une espèce, une phtisie sèche ou un flétrissement de poumon. » L'autorité de Gui Patin suffirait pour prouver combien le doute est permis en pareille matière. On peut y ajouter la Relation de la maladie, mort et ouverture du corps de Madame, par l'abbé Bourdelot [81] , et l'opinion de Valot sur les causes de la mort de Madame [82] . Ces médecins, avec lesquels Gui Patin est si rarement d'accord, rejettent, comme lui, l'empoisonnement, parmi les contes populaires.

Je terminerai l'énumération des autorités contemporaines qui repoussent le bruit de l'empoisonnement de Madame par la lettre de Bossuet, qui assista cette princesse à ses derniers moments; elle est datée de juillet 1670 [83] : « Je crois que vous avez su que je fus éveillé, la nuit du dimanche au lundi, par ordre de Monsieur, pour aller assister Madame, qui était à l'extrémité, à Saint-Cloud, et qui me demandait avec empressement. Je la trouvai avec une pleine connaissance, parlant et faisant toutes choses sans trouble, sans ostentation, sans effort et sans violence, mais si bien et si à propos, avec tant de courage et de piété que j'en suis encore hors de moi. Elle avoir déjà reçu tous les sacrements, même l'extrême-onction, qu'elle avait demandée au curé qui lui avait apporté le viatique, et qu'elle pressait toujours, afin de les recevoir avec connaissance. Je fus une heure auprès d'elle, et lui vis rendre les derniers soupirs en baisant le crucifix [84] , qu'elle tint à la main, attaché à sa bouche, tant qu'il lui resta de force. Elle ne fut qu'un moment sans connaissance. Tout ce qu'elle a dit au roi, à Monsieur et à tous ceux qui l'environnaient était court, précis, et d'un sens admirable. Jamais princesse n'a été plus regrettée ni plus admirée; et ce qui est plus merveilleux est que, se sentant frappée, d'abord elle ne parla que de Dieu, sans témoigner le moindre regret. Quoiqu'elle sût que sa mort allait être assurément très agréable à Dieu, comme sa vie avoir été très glorieuse par l'amitié et la confiance de deux grands rois, elle s'aida, autant qu'elle put, en prenant tous les remèdes avec coeur; mais elle n'a jamais dit un mot de plainte de ce qu'ils n'opéraient pas, disant seulement qu'il fallait mourir dans les formes.

« On a ouvert son corps, avec un grand concours de médecins, de chirurgiens et de toute sorte de gens, à cause qu'ayant commencé à sentir des douleurs extrêmes, en buvant trois gorgées d'eau de chicorée, que lui donna la plus intime et la plus chère de ses femmes, elle avait dit d'abord qu'elle était empoisonnée. M. l'ambassadeur et tous les Anglais qui sont ici l'avaient presque cru; mais l'ouverture du corps fut une manifeste conviction du contraire, puisque l'on n'y trouva rien de sain que l'estomac et le coeur, qui sont les premières parties attaquées par le poison; joint que Monsieur, qui avait donné à boire à Mme la duchesse de Meckelbourg [85] , qui s'y trouva, acheva de boire le reste de la bouteille, pour rassurer Madame; ce qui fut cause que son esprit se remit aussitôt, et qu'elle ne parla plus de poison que pour dire qu'elle avait cru d'abord être empoisonnée par méprise. Ce sont les propres mots qu'elle dit à M. le maréchal de Grammont. »

De ces témoignages, auxquels on doit joindre celui de Mme de La Fayette, la compagne assidue et l'amie intime d'Henriette d'Angleterre, dont elle a écrit la vie, on doit conclure que la duchesse d'Orléans était d'une santé depuis longtemps altérée, et que la plupart des contemporains ont rejeté le bruit d'empoisonnement adopté par la crédulité populaire. Ainsi Saint-Simon a eu tort d'affirmer que personne n'a douté de l'empoisonnement, et d'ajouter que Madame était alors d'une très bonne santé.

Suite
[78]
Voy., cette dépêche et plusieurs autres où il est question du même événement dans les Négociations relatives à la succession d'Espagne, publiées par M. Mignet, t. III, p. 207 et suiv. (Docum. inédits relatifs à l'hist. de France).
[79]
Mémoires de Mademoiselle, à l'année 1670.
[80]
Cette lettre, en date du 30 juillet 1670, ne se trouve pas dans l'édition récente du docteur Reveillé-Parise, mais dans celle de la Haye (1725, 3 vol. in-12). Elle a été citée par M. Floquet dans ses Études sur la vie de Bossuet, t. III, p. 410. On trouve réunis dans ce savant ouvrage tous les documents relatifs à la mort de Madame.
[81]
Cette relation a été publiée par Poncet de La Grave dans ses Mémoires intéressants pour servir à l'histoire de France, t. III, p. 411.
[82]
Bibl. de l'Arsenal, ms Conrart, t. XIII, p. 779.
[83]
Cette lettre a été publiée par M. Floquet, d'abord dans la Bibliothèque de l'École des Chartes (2e série, t. Ier, p. 114), et ensuite dans ses Études sur la vie de Bossuet (t. III, p. 416 et suiv.). Elle est tirée des Mémoires manuscrits de Philibert de La Mare. Je n'en cite que la partie qui a trait à la question examinée dans cette note.
[84]
Daniel de Cosnac, qui avait été aumônier de Madame, confirme ces détails dans une relation étendue de sa mort. Voy., l'introduction à ses Mémoires, publiés par la Société de l'Histoire de France, t. Ier, p. xlvii et suiv.
[85]
Élisabeth-Angélique de Montmorency-Bouteville, soeur du maréchal de Luxembourg; elle avait épousé en premières noces Gaspard de Coligny, duc de Châtillon, et, en secondes noces, Christian-Louis, duc de Mecklembourg. On disait au XVIIe siècle Meckelbourg. Saint-Simon parle plusieurs fois de cette personne dans ses Mémoires. Voy., entre autres, t. Ier, p. 81.