CHAPITRE PREMIER.

1702

Le roi de Pologne défait par le roi de Suède qui y perd le duc d'Holstein-Gottorp, son beau-frère. — Landau investi par les Impériaux. — Désertion du prince d'Auvergne, pendu en Grève en effigie. — Artifices inutiles des Bouillon. — Siège de Landau par le prince Louis de Bade, défendu par Mélac, où le roi des Romains arrive et le prend. — Électeur de Bavière se déclare pour la France et l'Espagne. — Mort du comte de Soissons; son caractère et sa famille. — Canaples et son mariage avec Mlle de Vivonne. — Mort du duc de Coislin; son caractère; ses singularités. — Duc de Coislin et Novion, premier président du parlement, à une thèse. — Novion premier président. — Mélac; sa récompense; son caractère; sa fin. — Mort de Petit, médecin de Monseigneur; Boudin en sa place. — Maréchal de Villeroy libre sans rançon. — Madame à la comédie publique.

Il y avait longtemps que la Pologne était le théâtre des plus fâcheux troubles. Les succès du roi de Suède, à qui le czar, allié du roi de Pologne, n'avait pu résister, firent naître à ce jeune conquérant le dessein de détrôner son ennemi. Il remporta sur lui une victoire complète, vers la mi-août, à dix lieues de Cracovie, qui achemina fort ce grand dessein, et le roi de Pologne ne s'y croyant plus en sûreté, se hâta de gagner la Saxe avec peu de suite. La victoire fut sanglante, et acheva d'irriter le roi de Suède par la mort du duc d'Holstein-Gottorp, son beau-frère, tué à ses côtés, qu'il aimait uniquement, et dont, dans le transport de sa douleur, il jura de tirer la plus grande vengeance.

Le roi ne recevait pas de meilleures nouvelles du Rhin que de Flandre. Brisach, Fribourg, le fort de Kehl, Philippsbourg, rendus par la paix de Ryswick, resserraient extrêmement notre armée, et le palatin, beau-frère de l'empereur, intimement lié à lui et mal avec le roi, qui avait protégé hautement contre lui les droits de Madame, avait farci son pays deçà le Rhin de troupes, et favorisé les retranchements du Spirebach qu'on a vus si glorieux au maréchal de Choiseul, et qui présentement nous arrêtaient tout court, et ôtaient à notre armée la communication de Landau et la subsistance des vastes et fertiles plaines qui de là s'étendent jusqu'à Mayence. Le marquis d'Huxelles et Mélac, gouverneur de Landau, en avaient écrit tout l'hiver voyant ces préparatifs. Landau ne valait rien; on l'avait augmenté, par l'avis de M. le maréchal de Lorges d'un ouvrage sur une hauteur qui commandait, mais avec cela la place était encore mauvaise. Huxelles vint lui-même remontrer le danger de laisser accommoder le Spirebach aux ennemis, et de ne pas mieux garnir Landau, dont la garnison n'était presque que de régiments nouveaux. On était encore dans ce désir effréné de paix qui en donnait espérance contre toute raison, et, pour le Rhin comme pour la Flandre, dans cette léthargie qui devint sitôt après funeste. On répondit au marquis d'Huxelles qu'on n'était en peine de rien de ce côté-là, et qu'on était bien assuré que le siège de Landau était une chimère à laquelle il ne serait seulement pas songé. On s'y trompa comme sur la Flandre.

Catinat n'eut pas plutôt assemblé sa médiocre armée sous Strasbourg, que sur la fin de juin il apprit que Landau était investi, et qu'il sut que le Spirebach était une barrière qui de la montagne au Rhin lui ôtait toute communication avec cette place, et ne lui laissait d'espace à se promener que le court espace depuis Strasbourg jusqu'à ce retranchement accommodé et garni à ne rien craindre. Ce fut donc à y pirouetter, et à subsister aux dépens de la basse Alsace, que Catinat passa la campagne.

Le prince d'Auvergne servait dans cette armée avec son régiment de cavalerie: c'était un gros garçon fort épais et fort désagréable, extrêmement rempli de sa naissance et des chimères nouvelles de sa famille. De quatre frères, il était, pour ainsi dire, le seul par l'exhérédation, et tout à l'heure par la mort de l'aîné, et par la prêtrise des deux autres. Son père avait avec lui des procédés fort durs, et bien que juridiquement condamné en plusieurs tribunaux de faire raison à ses enfants des biens de leur mère, ils n'en pouvaient rien arracher. Une visite que le prince d'Auvergne alla faire au cardinal de Bouillon dans son exil, en entrant en campagne, lui tourna apparemment la tête. Un beau jour qu'il était de piquet, il alla visiter les gardes du camp, et quand il y fut, piqua des deux et déserta aux ennemis comme un cavalier. Il avait laissé sur sa table une lettre pour Chamillart, par laquelle d'un style haut et troublé il lui marquait que, ne pouvant obtenir de quoi vivre, il s'en allait en chercher en Bavière, auprès de la soeur de son père, veuve sans enfants d'un oncle paternel de l'électeur. Ce n'était pas pourtant qu'il n'eût six mille livres de pension du roi. Il alla en effet à Munich; il y fut peu, passa en Hollande, et dans le cours de l'hiver fut fait major général dans les troupes de la république.

S'il ne se fût agi que de subsistance, il aurait pu représenter sa situation au roi, lui en demander, ou la permission d'aller vivre à Berg-op-Zoom sans servir contre lui. Mais les chimères de son oncle l'avaient séduit. Il voyait trois fils au duc de Bouillon. Il pouvait être dangereux de trop multiplier une suite de cadets, dont le rang de prince étranger pourrait fatiguer, et qui serait mal soutenu par des établissements. Celui de Berg-op-Zoom, qui n'était rien en France qu'un revenu en temps de paix, avait une décoration en Hollande, par l'étendue et la dignité de ce marquisat. Le prince d'Auvergne l'illustrait encore par le rang que sa maison avait en France, et par les établissements de son père et de ses oncles. Il se flattait surtout d'y être distingué par sa parenté avec le feu roi Guillaume et le prince de Nassau, gouverneur héréditaire de Frise, étant arrière-petit-fils de la maréchale de Bouillon, fille du célèbre prince d'Orange, fondateur de la république des Provinces-Unies. Enfin il comptait de rassembler en sa faveur les créatures du roi Guillaume dans les troupes et dans l'État, et d'y pouvoir être aidé et décoré par les nombreux parents de la maison de Hohenzollern, dont était sa mère, répandus dans la basse Allemagne. Il espéra de faire aisément une figure considérable avec tous ces appuis, et pour se concilier la faveur du pensionnaire Heinsius, maître en Hollande, et des autres principales créatures du roi Guillaume, qui lui étaient unies, et qui comme Heinsius avaient hérité de la haine de leur stathouder pour le roi et pour la France, et ôter de plus toute sorte d'ombrage, il préféra la voie de la désertion à toute autre de s'aller établir en Hollande.

J'avance ici de près d'une année la suite de cette désertion, pour n'avoir plus à y revenir. Elle fit grand bruit; les Bouillon la blâmèrent, mais plaignirent son malheur. Ils appuyèrent sur sa retraite à Munich, pour la rendre moins criminelle; ils trouvèrent que la manière n'était que sottise sans mauvaise intention. Le roi, qui ne crut pas y perdre grand'chose, et qui aimait M. de Bouillon, laissa tomber la chose, et le monde, séduit par cet exemple et par les amis des Bouillon, se tourna à la compassion et bientôt au silence. Il se rompit quand on le vit au service de Hollande; le roi en fut piqué. Cette démarche lui fut présentée par M. de Bouillon, comme le comble de leur douleur, mais en même temps comme l'effet d'une jeunesse brave, et honteuse de l'oisiveté au milieu des feux de la guerre, et toujours parmi des gens de guerre. Avec ce tour adroit, la colère du roi fut émoussée; mais bientôt après, le prince d'Auvergne se lâcha en propos fort licencieux pour plaire à ses nouveaux maîtres, se montra plus cruel qu'aucun des ennemis au sac de Venloo, qu'ils reprirent cette même campagne, et allait partout montrant son épée, qu'il criait être celle de M. de Turenne, et qu'il rendrait aussi fatale à la France qu'elle y avait été victorieuse. Ce coup ne put être paré, et le roi voulut que le procès fût fait et parfait à ce déserteur.

Les Bouillon hors d'espérance de l'empêcher, et accoutumés à tirer des honneurs et des distinctions des félonies et des ignominies, osèrent travailler à obtenir que ce procès fût fait en forme de pairie, ou au moins avec des différences d'un particulier. C'est ce qui était inconnu au parlement et contre toutes ses règles. Le rang de prince étranger, accordé par l'échange de Sedan, était le principal obstacle qui en avait jusqu'alors empêché l'enregistrement au parlement, qui ne reconnaît la qualité de prince que dans les princes du sang, ni de rang et de distinction que ceux du royaume. Cette barrière n'ayant pu s'enfreindre, MM. de Bouillon se rabattirent à faire pitié au roi par leur douleur, et par celle qui se renouvellerait longtemps tous les jours, si l'affaire, d'abord instruite et jugée au Châtelet, puis portée au parlement, leur en faisait essuyer toutes les longueurs, et firent si bien par leur artifice qu'elle alla droit au parlement. Elle n'y dura pas: il y fut rendu un arrêt qui condamna ce déserteur, dans les termes les plus communs à tous les plus simples particuliers, à être pendu, et, en attendant qu'il pût être appréhendé au corps, à être pendu en effigie, ce qui fut exécuté en place de Grève, en plein jour; et le tableau inscrit de son nom et de l'arrêt y demeura trois jours à la potence. Mais pour que MM. de Bouillon ne pussent tirer avantage d'avoir évité le Châtelet, le premier président, avisé par ses amis les Noailles, de longue main en procès et ennemis des Bouillon, fit écrire sur les registres du parlement, que ce procès criminel avait été directement porté à la grand'chambre, et jugé par elle et la Tournelle [1] assemblées seulement, ce qui se pratique à l'égard de tout noble accusé de crime, non par aucune distinction particulière, mais eu égard à la qualité du crime, comme on en use aussi pour celui de duel: tellement que MM. de Bouillon n'eurent que les deux potences des deux fils du comte d'Auvergne, à peu d'années de distance l'une de l'autre, sans que leur hardiesse et leur intrigue en ait pu tirer aucun fruit.

Le siège de Landau n'avançait pas autant que le prince Louis de Bade qui le faisait l'avait espéré, et Mélac, gouverneur de la place, profitait de tout pour en allonger la défense. On se repentit trop tard de n'y avoir pas pourvu à temps. On voulut le réparer. Villars eut ordre de mener un très gros détachement de l'armée de Flandre à Catinat, et celui-ci de tout tenter pour secourir la place. Lé roi des Romains y était arrivé pour faire à ce siège ses premières armes, et, suivant la coutume allemande, la reine son épouse l'avait accompagné et alla tenir sa cour à Heidelberg, en attendant la fin de la campagne. Catinat et Villars cherchèrent tous les moyens possibles de pénétrer jusqu'à Landau, mais le Spirebach, de longue main bien retranché et garni du Rhin jusqu'aux montagnes, leur parut impénétrable. Ils ne trouvèrent pas plus de facilité par derrière les montagnes; tellement qu'ils mandèrent à la cour qu'il n'y fallait pas songer. Là-dessus Catinat reçut ordre d'envoyer Villars vers Huningue avec la plus grande partie de son armée, pour donner de la jalousie aux Impériaux et entreprendre même ce que l'occasion lui pourrait offrir. L'électeur de Bavière venait de se déclarer: il offrait d'amener vingt-cinq mille hommes sur les bords du Rhin; on voulait le favoriser et le joindre; ce fut l'objet de cette division de l'armée de Catinat vers le haut Rhin. Cependant Landau, à bout de tout, et ouvert de toutes parts, capitula le 10 septembre, ayant tenu plus d'un mois au delà de toute espérance. Les conditions furent telles que Mélac les proposa, et les plus honorables et avantageuses en considération de son admirable défense. Le roi des Romains lui fit l'honneur de le faire manger à sa table, et voulut qu'il vît son armée et qu'elle lui rendît tous ceux des feld-maréchaux. Peu de jours après, il retourna à Vienne avec la reine sa femme.

De part et d'autre le siège fut meurtrier, et le comte de Soissons y mourut en peu de jours d'une blessure qu'il y reçut. Il était frère aîné du prince Eugène et neveu paternel et cadet de ce fameux muet le prince de Carignan; le prince Louis de Bade et le comte de Soissons étaient enfants du frère et de la soeur. Le comte de Soissons père était fils du prince Thomas, qui a fait tant de bruit et de mouvements en France et en Savoie, fils et frère de ses ducs, et mari de la dernière princesse du sang de la branche de Soissons, soeur du comte de Soissons tué à la bataille de la Marfée, dite de Sedan, qu'il venait de gagner. Le comte de Soissons Savoie, neveu de ce prince du sang, attiré en France par les biens de sa mère et les établissements que son père y avait eus, y avait épousé une Mancini, nièce du cardinal Mazarin, pour laquelle, au mariage du roi, il inventa la charge de surintendante de la maison de la reine; et en même temps de la reine mère qui, non plus que toutes les autres reines, n'en avait jamais eu, pour son autre nièce Martinozzi, femme du prince de Conti. La brillante faveur, les disgrâces, les étranges aventures de la comtesse de Soissons qui la firent fuir à Bruxelles ne sont pas de mon sujet. Elle fut fort accusée d'avoir fait empoisonner son mari à l'armée, en 1673. Il était gouverneur de Champagne et colonel général des Suisses et Grisons. Sa soeur la princesse de Bade fut longtemps dame du palais de la reine, qui n'eut et ne prétendit jamais aucune préférence sur les duchesses et les princesses de la maison de Lorraine, qui étaient aussi dames du palais, et qui toutes roulaient ensemble sans distinction entre elles et faisaient le même service. Elle eut part à la disgrâce de la princesse de Carignan sa mère, et fut remerciée. Le prince Louis de Bade, si connu à la tête des armées de l'empereur, était filleul du roi, et avait passé en France sa première jeunesse.

Le comte de Soissons, sans père et ayant sa mère en situation de n'oser jamais revenir en France, y fut élevé par la princesse de Carignan, sa grand'mère, avec le prince Eugène et d'autres frères qu'il perdit, et ses soeurs dont j'ai parlé lors du mariage de Mme la duchesse de Bourgogne. C'était un homme de peu de génie, fort adonné à ses plaisirs, panier percé qui empruntait volontiers et ne rendait guère. Sa naissance le mettait en bonne compagnie, son goût en mauvaise. À vingt-cinq ans, amoureux fou de la fille bâtarde de La Cropte-Beauvais [2] , écuyer de M. le Prince le héros, il l'épousa au désespoir de la princesse de Carignan, sa grand'mère, et de toute sa parenté. Elle était belle comme le plus beau jour, et vertueuse, brune, avec ces grands traits qu'on peint aux sultanes et à ces beautés romaines, grande, l'air noble, doux, engageant, avec peu ou point d'esprit. Elle surprit à la cour par l'éclat de ses charmes qui firent en quelque manière pardonner presque au comte de Soissons; l'un et l'autre doux et fort polis.

Elle était si bien bâtarde, que M. le Prince, sachant son père à l'extrémité, à qui on allait porter les sacrements, monta à sa chambre dans l'hôtel de Condé pour le presser d'en épouser la mère; il eut beau dire et avec autorité et avec prières, et lui représenter l'état où, faute de ce mariage, il laissait une aussi belle créature que la fille qu'il en avait eue, Beauvais fut inexorable, maintint qu'il n avait jamais promis mariage à cette créature, qu'il ne l'avait point trompée, et qu'il ne l'épouserait point; il mourut ainsi. Je ne sais où, dans la suite, elle fut élevée ni où le comte de Soissons la vit. La passion de l'un et la vertu inébranlable de l'autre fit cet étrange mariage.

On a vu en son temps comment le comte de Soissons était sorti de France, et comment il avait été rebuté partout où il avait offert ses services. Ne sachant plus où donner de la tête, il eut recours à son cadet le prince Eugène et à son cousin le prince Louis de Bade, qui le firent entrer au service de l'empereur, où il fut tué presque aussitôt après. Sa femme, qui fut inconsolable et qui était encore belle à surprendre, se retira en Savoie dans un couvent éloigné de Turin où M. de Savoie enfin voulut bien la souffrir. Leurs enfants, dont le prince Eugène voulait faire les siens, sont tous morts à la fleur de leur âge, en sorte que le prince Eugène, qui avait deux abbayes et n'a point été marié, a fini cette branche sortie du fameux duc Charles-Emmanuel, vaincu par Louis XIII en personne au célèbre pas de Suse.

Canaples, frère du feu duc et maréchal de Créqui, était le dernier de cette branche de la maison de Blanchefort depuis la mort du marquis de Créqui son neveu. Son père était puîné des ducs de Lesdiguières et frère du grand-père du duc de Lesdiguières, resté aussi seul de cette branche, et neveu à la mode de Bretagne de Canaples. Le duc de Créqui n'avait laissé que la duchesse de La Trémoille, et son duché-pairie, érigé pour lui en 1663, auquel ses frères n'avaient point été appelés, éteint, celui de Lesdiguières passait à toute la branche de Créqui qui en sortait, et Canaples en assurant ses biens aux enfants du maréchal de Créqui son frère, s'était opiniâtrement réservé ses droits à cet égard. Il était cadet du duc de Créqui, et aîné du maréchal; il avait soixante-quinze ans lorsque la branche du maréchal de Créqui fut éteinte par la mort du marquis de Créqui à Luzzara. Tout aussitôt Canaples, plus riche qu'il n'était par cette succession, et ayant toujours le duché de Lesdiguières en tête, malgré la jeunesse et la santé de celui qui en était revêtu, et de sa femme, fille du maréchal de Duras, qui n'avaient point encore d'enfants, voulut se marier pour continuer la race. C'était un homme si borné que jamais ses frères n'en avaient pu rien faire. Le maréchal de Villeroy, fils d'une Créqui de la branche de Lesdiguières et son cousin germain, lui procura le commandement de son gouvernement de Lyon à la mort de l'archevêque son oncle qui l'avait eu toute sa vie. Canaples n'y sut jamais ce qu'il faisait, jusque-là que les dames qui allèrent au-devant de Mme la duchesse de Bourgogne au pont Beauvoisin, et qui séjournèrent quelque temps à Lyon, me contèrent au retour qu'elles y avaient rencontré Canaples dans les rues allant au pas et donnant des bénédictions à droite et à gauche. Il l'avait vu faire ainsi à l'archevêque Saint-Georges qui y était lors, et avait succédé à l'oncle de Villeroy. Canaples croyait de son droit d'en faire autant, et prétendait aussi donner les dimissoires et se mêler de la discipline intérieure du clergé. Il fit enfin tant de sottises, quoique le meilleur homme du monde, qu'il fallut bien l'en retirer. Il revint donc ennuyer la cour et la ville et toujours fort paré.

Il songea, voulant se marier sur la mort de son neveu, à Mlle de Vivonne, qui n'était plus jeune, et qui n'avait que beaucoup d'esprit, de vertu et de naissance, et pas un denier vaillant. Le maréchal de Vivonne, frère de Mme de Montespan, était mort, tellement ruiné que sa veuve, dont il avait eu des biens immenses, et qui avait aussi bien mangé de son côté, vivait à grand'peine dans la maison de son intendant. Mlle de Vivonne, soeur du feu duc de. Mortemart gendre de M. Colbert, et soeur de la duchesse d'Elboeuf et de Mme de Castries, était auprès de Mme de Montespan qui l'avait retirée chez elle, et qui lui donnait jusqu'à ses habits; elle la trouva trop heureuse d'épouser ce vieillard pour avoir du pain, et fit le mariage. Comme il commençait à s'ébruiter, le cardinal de Coislin en parla à Canaples qu'il trouvait bien vieux pour se marier. Il lui dit qu'il voulait avoir des enfants. « Des enfants ! monsieur, lui répliqua le cardinal; mais elle est si vertueuse! » La compagnie éclata de rire, d'autant plus que le cardinal, très pur dans ses moeurs, l'était singulièrement aussi dans ses discours. Le sien fut vrai, et le mariage fut stérile.

Le duc de Coislin mourut fort peu après, qui fut une grande affliction pour le cardinal son frère, et une perte pour tous les honnêtes gens. C'était un très petit homme sans mine, mais l'honneur, la vertu, la probité même et la valeur même, qui, avec de l'esprit, était un répertoire exact et fidèle avec lequel il y avait infiniment et très curieusement à apprendre, d'une politesse si excessive qu'elle désolait, mais qui laissait place entière à la dignité. Il avait été lieutenant général avec réputation et mestre de camp général de la cavalerie après Bussy-Rabutin, de la disgrâce duquel il ne voulut pas profiter pour la fixation du prix, et qu'il vendit et quitta le service brouillé avec M. de Louvois. C'était, avec tant de bonnes qualités qui lui conservèrent toujours une véritable considération et de la distinction du roi, un homme si singulier que je ne puis me refuser d'en rapporter quelques traits.

Un des rhingraves, prisonnier à un combat où se trouva le duc de Coislin, lui échut; il lui voulut donner son lit, par composition un matelas. Tous deux se complimentèrent tant et si bien qu'ils couchèrent tous deux par terre des deux côtés du matelas. Revenu à Paris, le rhingrave, qui avait eu liberté d'y venir, le fut voir. Grands compliments à la reconduite; le rhingrave, poussé à bout, sort de la chambre et ferme la porte par dehors à double tour. M. de Coislin n'en fait point à deux fois; son appartement n'était qu'à quelques marches du rez-de-chaussée; il ouvre la fenêtre, saute dans la cour et se trouve à la portière du rhingrave avant lui, qui crut que le diable l'avait porté là. Il était vrai pourtant qu'il s'en démit le pouce; Félix, premier chirurgien du roi, le lui remit. Étant guéri, Félix retourna voir comment cela allait, et trouva la guérison parfaite. Comme il sortait, voilà M. de Coislin à vouloir lui ouvrir la porte, Félix à se confondre et à se défendre. Dans ce conflit, tirant tous deux la porte, le duc quitta prise subitement et remue sa main; c'est que son pouce s'était redémis; et il fallut que Félix y travaillât sur-le-champ. On peut croire qu'il en fit le conte au roi, et qu'on en rit beaucoup.

On ne tarirait point sur ses civilités outrées. Nous le rencontrâmes à un retour de Fontainebleau, Mme de Saint-Simon et moi, à pied avec M. de Metz, son fils, sur le pavé de Ponthierry, où son carrosse s'était rompu; nous envoyâmes les prier de monter avec nous. Les messages ne finissant point, je fus contraint de mettre pied à terre malgré la boue, et de l'aller prier de monter dans mon carrosse. M. de Metz rageait de ses compliments, et enfin le détermina. Quand il eut consenti, et qu'il n'y eut plus qu'à gagner mon carrosse, il se mit à capituler et à protester qu'il n'ôterait point la place à ces demoiselles; je lui dis que ces demoiselles étaient deux femmes de chambre, bonnes de reste à attendre que son carrosse fût raccommodé, et à venir dedans; nous eûmes beau faire, M. de Metz et moi, il lui fallut promettre qu'il en demeurerait une avec nous. Arrivés au carrosse, ces femmes de chambre descendirent, et pendant les compliments, qui ne furent pas courts, je dis au laquais qui tenait la portière de la fermer dès que je serais monté, et d'avertir le cocher de marcher sur-le-champ. Cela fut fort bien exécuté; mais à l'instant voilà M. de Coislin à crier qu'il s'allait jeter si on n'arrêtait pour prendre cette demoiselle, et tout aussitôt à l'exécuter si étrangement que j'eus peine à me jeter à temps à la ceinture de ses chausses pour le retenir; et lui, le visage contre le panneau de la portière en dehors, criait qu'il se jetterait, et tirait contre moi. À cette folie, je criai d'arrêter; il se remit à peine et maintint qu'il se serait jeté. La demoiselle femme de chambre fut rappelée, qui, en allant au carrosse rompu, avait amassé force crotte qu'elle nous apporta et qui pensa nous écraser, M. de Metz et moi, dans ce carrosse à quatre.

Son frère, le chevalier de Coislin, rustre, cynique et chagrin, tout opposé à lui, se vengea bien un jour de l'ennui de ses compliments. Les trois frères, avec un quatrième de leurs amis, étaient à un voyage du roi. À chaque logis les compliments ne finissaient point, et le chevalier s'en désespérait. Il se trouva à une couchée une hôtesse de bel air et jolie, chez qui ils furent marqués. La maison bien meublée, et la chambre d'une grande propreté. Grands compliments en arrivant, plus encore en partant. M. de Coislin alla voir son hôtesse dans la, chambre où elle s'était mise. Ils crurent qu'ils ne partiraient point. Enfin les voilà en carrosse et le chevalier de Coislin beaucoup moins impatient qu'à son ordinaire. Ses frères crurent que la gentillesse de l'hôtesse et l'agrément du gîte lui avaient pour cette fois adouci les moeurs. À trois lieues de là et qu'il pleuvait bien fort, voilà tout à coup le chevalier de Coislin qui se met à respirer au large et à rire. La compagnie, qui n'était pas accoutumée à sa belle humeur, demande à qui il en a; lui à rire encore plus fort. À la fin il déclare à son frère qu'au désespoir de tous ses compliments à tous les gîtes, et poussé à bout par ceux du dernier, il s'était donné la satisfaction de se bien venger, et que, pendant qu'il était chez leur hôtesse, il s'en était allé dans la chambre où son frère avait couché et y avait tout au beau milieu poussé une magnifique selle, qui l'avait d'autant plus soulagé qu'on ne pouvait douter dans la maison qu'elle ne fût de celui qui avait occupé cette chambre. Voilà le duc de Coislin outré de colère, les autres morts de rire. Mais le duc furieux, après avoir dit tout ce que le désespoir peut inspirer, crie au cocher d'arrêter, et au valet de chambre d'approcher, veut monter son cheval et retourner à l'hôtesse se laver du forfait ou accuser et déceler le coupable. Ils virent longtemps l'heure qu'ils ne pourraient l'empêcher, et il en fut plusieurs jours tout à fait mal avec son frère [3] .

À un voyage que le roi fit à Nancy, il lui arriva deux aventures d'une autre espèce. Le duc de Créqui, qui n'était point en année, se trouva mal logé en arrivant à Nancy. Il était brutal et accoutumé à l'être bien davantage par l'air de faveur et d'autorité où il s'était mis à la cour; il s'en alla déloger le duc de Coislin, qui, en arrivant un moment après, trouva ses gens sur le pavé, dont il apprit la cause. Les choses alors étaient sur un autre pied: M. de Créqui était son ancien, il ne dit mot; mais de ce pas, il s'en va avec tous ses gens à la maison marquée pour le maréchal de Créqui, lui fait le mémé trait qu'il venait d'essuyer de son frère et s'établit; arrive le maréchal de Créqui, dont l'impétuosité s'alla jeter sur la maison de Cavoye, qu'il délogea à son tour, pour lui apprendre à faire les logements de manière à éviter ces cascades.

Le duc de Coislin avait la fantaisie de ne pouvoir souffrir qu'on lui donnât le dernier, plaisanterie qui fait courre après celui qui l'a donné et qui ne passe guère la première jeunesse. M. de Longueville, en ce même lieu de Nancy où la cour séjourna quelque temps, donna le mot à deux de ses pages qui lui portaient des flambeaux; et, comme chacun se retirait là à pied du coucher du roi, touche le duc de Coislin, lui dit qu'il a le dernier et se met à courir, et le duc de Coislin après. Le devant un peu gagné, M. de Longueville se jette dans une porte, voit passer devant M. de Coislin courant tant qu'il pouvait, et s'en va tranquillement se coucher, tandis que les pages avec leurs flambeaux menèrent M. de Coislin aux quatre coins et au milieu de la ville, tant que n'en pouvant plus il quitta prise et s'en alla chez lui tout en eau; ce fut une plaisanterie dont il fallut bien rire, mais qui ne lui plut pas trop.

Une aventure plus sérieuse, et à laquelle il n'y avait pas moyen de s'attendre, montra qu'il savait bien prendre son parti. Le second fils de M. de Bouillon, qui par la mort de son aîné fut duc de Bouillon après son père, et avait en attendant porté le nom du duc d'Albret, père du duc de Bouillon d'aujourd'hui, était élevé pour l'Église et soutenait une thèse en Sorbonne en grand apparat. En ces temps-là les princes du sang allaient aux cérémonies des personnes distinguées. M. le Prince, M. le Duc, depuis prince de Condé, et MM. les princes de Conti, les deux frères enfants, étaient à cette thèse. M. de Coislin y arriva incontinent après, et, comme il était alors tout à la queue des ducs, il laissa plusieurs fauteuils entre lui et le coin aboutissant à celui des prélats. Les princes du sang avaient les leurs hors de rang, en face de la chaire de celui qui présidait à la thèse. Arrive Novion, premier président, avec plusieurs présidents à mortier, qui, complimentant les princes du sang, se glisse au premier fauteuil joignant le coin susdit. Le duc de Coislin, bien étonné de cette folie, le laisse asseoir, et comme en s'asseyant il tourne la tête vers le cardinal de Bouillon, assis dans le fauteuil joignant ce même coin à la tête du côté des prélats, M. de Coislin se lève, prend un fauteuil, le plante devant le premier président et s'assied; cela se fit si brusquement qu'il fut plus tôt exécuté qu'aperçu. Aussitôt grande rumeur, et M. de Coislin à serrer le premier président du derrière de sa chaise à l'empêcher de remuer, et se tenant bien ferme dans le sien. Le cardinal de Bouillon essaya de s'entremettre; M. de Coislin répondit qu'il était où il devait être, puisque le premier président oubliait ce qu'il lui devait, qui, interdit de l'affront et de la rage de l'essuyer sans pouvoir branler, ne savait que faire. Les présidents à mortier, bien effarouchés, murmuraient fort entre eux; enfin le cardinal de Bouillon d'un côté, et ses frères par le bas bout où ils faisaient les honneurs, allèrent à M. le Prince le supplier de vouloir bien faire en sorte de terminer cette scène, qui cependant faisait taire l'argument. M. le Prince alla au duc de Coislin qui lui fit excuse de ce qu'il ne se levait point, mais qui ne voulait point désemparer son homme. M. le Prince blâma fort le premier président ainsi en présence, puis proposa à M. de Coislin de se lever pour laisser au premier président la liberté de se lever aussi et de sortir. M. de Coislin résista et ne menaçait pas moins que de le tenir là toute la thèse. Vaincu enfin par les prières de M. le Prince et des Bouillon, il consentit à se lever, à condition que M. le Prince se rendrait garant que le premier président sortirait à l'instant, et qu'en se levant il n'aurait point quelque autre tour de passe-passe à en craindre, ce fut le terme dont il se servit. Novion balbutiant en donna sa parole; le duc dit qu'il la méprisait trop et lui aussi pour la recevoir et qu'il voulait celle de M. le Prince; il la donna. Aussitôt M. de Coislin se lève, range son fauteuil en disant au premier président: « Allez-vous-en, monsieur, allez-vous-en; » qui sortit aussi dans la dernière confusion, et alla regagner son carrosse avec les présidents à mortier, en même temps M. de Coislin prit sa chaise, la porta où elle était d'abord et s'y remit.

M. le Prince aussitôt lui vint faire compliment, les trois autres princes du sang aussi, et tout ce qu'il y avait là de plus considérable à leur exemple. J'oubliais que d'abord MM. de Bouillon avaient employé la ruse et fait avertir M. de Coislin qu'on le demandait à la porte pour quelque chose de pressé, et qu'il répondit, en montrant le premier président derrière lui: « Rien de si pressé que d'apprendre à M. le premier président ce qu'il me doit, et rien ne nie fera sortir d'ici, que M. le premier président que voilà derrière moi n'en sorte le premier. » Le duc de Coislin demeura là encore un argument entier, puis s'en alla chez lui. Les quatre princes du sang l'allèrent voir le jour même, et la plupart de tout ce qui avait vu ou su son aventure, en sorte que sa maison fut pleine jusque fort tard.

Le lendemain il alla au lever du roi, qui, par des gens revenus de Paris après la thèse, avait su ce qui s'était passé. Dès qu'il vit le duc de Coislin, il lui en parla, et, devant toute la cour, le loua de ce qu'il avait fait, et blâma le premier président en le taxant d'impertinent qui s'oubliait, terme fort éloigné de la mesure des paroles du roi. Son lever fini, il fit entrer le duc dans son cabinet, et se fit non seulement conter, mais figurer la chose; cela finit par dire au duc de Coislin qu'il lui ferait justice; puis manda le premier président à qui il lava la tête, lui demanda où il avait pris qu'il pût disputer quoi que ce fût aux ducs hors la séance du parlement, sur quoi il ne décidait rien encore, et lui ordonna d'aller chez le duc de Coislin à Paris lui demander pardon, et le trouver, non pas aller simplement à sa porte. Il est aisé de comprendre la honte et le désespoir où se sentit Novion d'avoir à faire une démarche si humiliante et après ce qui venait de lui arriver; il fit parler au duc de Coislin par le duc de Gesvres et par d'autres, et fit si bien en vingt-quatre heures que le duc de Coislin', content de son avantage et d'être le maître de faire subir au premier président toute la rigueur du commandement qu'il avait reçu à son égard, eut la générosité de l'en dispenser et de se charger encore envers le roi d'avoir fermé sa porte au premier président, qui, sûr de n'être pas reçu, alla chez lui avec moins de répugnance. Le roi loua fort le duc de Coislin de ce procédé, qui [fut cause] que le premier président n'osa se plaindre.

C'était la vérité même que le duc de Coislin. Il était fort des amis de mon père, il me recevait avec bonté, amitié, et parlait volontiers devant moi. Je lui ai ouï faire ce récit entre beaucoup d'autres anecdotes curieuses, et ce récit même plusieurs fois à moi, puis devant moi à d'autres personnes. C'était un homme tellement sensible, que le cardinal son frère obtint sa survivance de premier aumônier pour l'abbé de Coislin, sans avoir jamais laissé apercevoir à son frère qu'il songeât à la demander, dans la crainte que, s'il était, refusé, il n'en fût trop fortement touché; et qu'il avait aussi obtenu du roi, par la même raison, de ne jamais refuser son frère pour Marly, en sorte qu'il ne demandait jamais sans y aller. La vérité est qu'il n'en abusait pas. Il n'était pas fort vieux, mais perdu de goutte, qu'il avait quelquefois jusqu'aux yeux, au nez et a la langue, et dans cet état sa chambre ne désemplissait pas de la meilleure compagnie de la cour et de la ville, et dès qu'il pouvait marcher, il allait à la ville et à la cour, où il était aimé généralement et, considéré et compté. Il était fort pauvre, sa mère très riche l'ayant survécu. Il ne laissa que deux fils et la duchesse de Sully, et il vit toute la fortune de son frère et de son second fils.

Ce premier président de Novion était un homme vendu à l'iniquité, à qui l'argent et les maîtresses obscures faisaient tout faire. On gémit longtemps au palais de ses caprices, et les plaideurs de ses injustices. Devenu plus hardi, il se mit à changer les arrêts en les signant, et à prononcer autrement qu'il n'avait été opiné à l'audience. À la fin, des conseillers, surpris que tout un côté eût opiné comme ils avaient ouï prononcer, en demandèrent raison à leurs confrères. Ceux-ci à leur tour furent étrangement surpris ayant cru que ce côté avait pris l'opinion qui avait formé l'arrêt, lequel se trouva ainsi de la seule voix du premier président; leur attention se réveilla, et ils trouvèrent que la même chose n'était plus rare. Ils s'informèrent aux rapporteurs et aux greffiers. Ces derniers s'étaient bien souvent aperçus de quelque chose, mais ils n'avaient osé parler. Enfin, encouragés par les conseillers, ils revirent les arrêts des procès par écrit, signés par le premier président, ils les montrèrent aux rapporteurs; il s'en trouva plusieurs d'extrêmement altérés. Les plaintes en furent portées au roi, et si bien prouvées, qu'il commanda à Novion de se retirer, et tout à la fin de 1689 Harlay fut mis en sa place. Il avait succédé à Lamoignon en 1678, de la femme duquel il était cousin germain. Il vécut encore quatre ans dans l'abandon et dans l'ignominie, et mourut à sa campagne sur la fin de 1693, à soixante-treize ans. Nous verrons son petit-fils en la même place, très indigne de toutes celles par lesquelles il passa.

La cour était à Fontainebleau du 19 septembre. Mélac y arriva et salua le roi le 4 octobre, et, le lendemain au soir, fut longtemps avec le roi et Chamillart chez Mme de Maintenon. Chamillart le mena de là chez lui, et lui détailla ce que le roi lui donnait, qui avec la continuation de ses appointements de gouverneur de Landau, et quinze mille livres de pension pour l'avoir si bien défendu, montait à trente-huit mille livres de rente. Mélac, loué et caressé du roi, applaudi de tout le monde, crut avoir mérité des honneurs. Il insista encore plus lorsqu'il les vit donner incontinent après, comme je vais le rapporter, à qui n'eût pas eu le temps de les aller chercher de l'autre côté du Rhin, si Landau n'eût tenu plus de six semaines au delà de toute espérance. Mélac outré de douleur se retira à Paris. Il n'avait ni femme ni enfants. Il s'y retira avec quatre ou cinq valets, et s'y consuma bientôt de chagrin dans une obscurité qu'il ne voulut adoucir par aucun commerce.

C'était un gentilhomme de Guyenne, de beaucoup d'esprit, même fort orné, de beaucoup d'imagination, et dont le trop de feu nuisait quelquefois à ses talents pour la guerre, et souvent à sa conduite particulière, bon partisan, hardi dans ses projets, et concerté dans son exécution, surtout fort désintéressé. Il n'avait de patrie que l'armée et les frontières, et toute sa vie avait fait la guerre, été et hiver, presque toujours en Allemagne. La manie de se rendre terrible aux ennemis l'avait rendu singulier; il avait réussi à faire peur de son nom par ses fréquentes entreprises, et à tenir alerte vingt lieues à sa portée de pays ennemi. Il se divertissait à se faire croire sorcier à ces peuples, et il en plaisantait le premier. Il était assez épineux et très fâcheux à ceux qu'il soupçonnait de ne lui vouloir pas de bien, et trop facile à croire qu'on manquait d'égards pour lui. D'ailleurs, doux et très bon homme, et qui souffrait tout de ses amis; fort commode et jamais incommode à un général et à tous ses supérieurs, mais fort peu aux intendants; sans intrigue et sans commerce avec le secrétaire d'État de la guerre, et comme il avait les mains fort nettes, fort libre sur ce qui ne les avait pas; sobre, simple et particulier; toujours ruminant ou parlant guerre avec une éloquence naturelle, et un choix de termes qui surprenait, sans en chercher aucun. Il était particulièrement attaché à MM. de Duras et de Lorges, surtout à mon beau-père, qui me le recommanda autant que je le pourrais, quand il ne serait plus. Il prit de travers une politesse du chevalier d'Asfeld chez le maréchal de Choiseul, contre lequel il s'emporta étrangement en présence de plusieurs officiers généraux. M. de Chamilly m'en vint avertir. J'allai trouver le maréchal, qui aurait pu le punir et de la chose et du manque de respect chez lui, mais qui voulut bien ne pas songer à ce qui le regardait. Je vis après Mélac, et je ne puis mieux témoigner combien il était endurant pour ses amis que de dire que je ne le ménageai point, jusqu'à en être honteux à mon âge et seulement colonel, et lui lieutenant général ancien et en grande réputation. Il m'avoua son tort et fit tout ce que je voulus. Chamilly, le marquis d'Huxelles et plusieurs autres continrent le chevalier d'Asfeld, depuis maréchal de France comme eux, et parvinrent à faire embrasser Mélac et lui, et jamais depuis il n'en a été mention entre eux. À tout prendre, Mélac était un excellent homme de guerre, et un bon et honnête homme; pauvre, sobre et frugal, et passionné pour le bien public.

Pelletier de Sousy, tiercelet de ministre par sa direction des fortifications qui lui donnait un logement partout, jusqu'à Marly, pour son travail réglé seul avec le roi, le devint encore davantage par la place distinguée d'un des deux conseillers au conseil royal des finances, qui vaqua par la mort de Pomereu de l'opération de la taille. Ce dernier était fort considéré, fort droit, et celui des conseillers d'État qui avait le plus d'esprit et de capacité, d'ailleurs grand travailleur, bon homme et honnête homme. Il était extrêmement des amis de mon père et était demeuré des miens. C'était un feu qui animait tout ce qu'il faisait, mais allait quelquefois trop loin, et il y avait des temps où sa famille faisait en sorte qu'il ne voyait personne. Après cela il n'y paraissait pas. C'est le premier intendant qu'on ait hasardé d'envoyer en Bretagne et qui trouva moyen d'y apprivoiser la province.

Une autre mort serait ridicule à mettre ici sans des raisons qui y engagent. C'est celle de Petit, qui était fort vieux, et depuis grand nombre d'années médecin de Monseigneur. Il avait de l'esprit, du savoir, de la pratique et de la probité, et cependant il est mort sans avoir jamais voulu admettre la circulation du sang. Cela m'a pari assez singulier pour ne le pas omettre. L'autre raison est que sa charge fut donnée à Boudin, duquel il n'est pas temps de rien dire, mais dont il n'y aura que trop à parler, et pour des choses très importantes.

Le roi reçut à Fontainebleau la nouvelle de la liberté du maréchal de Villeroy. Peu après que l'empereur fut informé du cartel réglé en Italie, il lui fit mander qu'il était libre et ne voulut point galamment qu'il payât sa rançon, qui avait à cinquante mille livres. Cette liberté coûta cher doublement à la France, mais elle fut très agréable au roi. Le maréchal eut ordre d'attendre un officier chargé de le conduire de la part de l'empereur à travers l'armée du prince Eugène.

On vit à Fontainebleau une nouveauté assez étrange : Madame à la comédie publique dans la deuxième année de son deuil de Monsieur. Elle en fit d'abord quelque façon; mais le roi lui dit que ce qui se passait chez lui ne devait pas être considéré comme le sont les spectacles publics.

Suite
[1]
La Tournelle était une chambre criminelle du parlement de Paris, qui tirait son nom de ce que les membres qui la composaient étaient fournis à tour de rôle par les autres chambres du parlement de Paris.
[2]
Voy., à la fin de ce volume, la note rectificative remise à M. le duc de Saint-Simon par M. le comte de Chantérac. Elle établit qu'Uranie de La Cropte-Beauvais était fille légitime de l'écuyer de M. le Prince et de Charlotte-Martel.
[3]
Quoique Saint-Simon ait déjà raconté cette anecdote (t. II, p. 255), nous n'avons pas cru devoir supprimer, comme les anciens éditeurs, un récit qui présente des variantes nombreuses avec le précédent.