CHAPITRE XVIII.

1704

Tracy; sa catastrophe; sa mort. — Reineville retrouvé. — Mort de Rigoville. — Mort et conversion de la comtesse d'Auvergne. — Mort et caractère du prince d'Espinoy. — Assassinat, extraction, caractère de Vervins; singularité de sa fin. — Voyage de Fontainebleau par Sceaux. — Maréchal de Villeroy à la cour, puis à Bruxelles. — Électeur de Bavière à Bruxelles. — Électeur de Cologne à Lille. — Petits exploits de La Feuillade. — Anecdote curieuse. — État brillant de Mme la duchesse de Bourgogne. — Nangis. — Mme de La Vrillière. — Maulevrier et sa femme. — Maulevrier va avec Tessé en Espagne, passe par Toulouse, y voit la princesse des Ursins. — Tessé grand d'Espagne en arrivant à Madrid. — Comte de Toulouse chevalier de la Toison d'Or. — Mort du prince de Montauban; caractère de sa femme. — Mort du fils du comte de Grignan; mot impertinent de sa mère. — Mort de Coigny. — Mort de M. de Duras; sa fortune et son caractère. — Comédies, bienséances. — Ruse d'orgueil de M. de Soubise inutile. — Régiment des gardes arraché par ruse au maréchal de Boufflers pour le duc de Guiche, et le maréchal fait capitaine des gardes du corps. — Duchesse de Guiche. — Tallard gouverneur de la Franche-Comté; mot salé de M. le duc d'Orléans. — Quarante mille livres de pension au fils enfant du prince de Conti.

La triste destinée que le pauvre Tracy acheva en ce temps-ci put servir de grande leçon aux ambitieux, même qui méritent les faveurs de la fortune. C'était un gentilhomme de Bretagne, d'esprit et bien fait, parent proche de la duchesse de Coislin, mais pauvre, qui fut exempt, puis enseigne des gardes du corps. Il se distingua à la cour et à la guerre par ses divers talents, et les fit servir les uns aux autres. Il devint un des meilleurs partisans de l'armée; ce fut lui qui, étant dehors, sauva l'armée de M. de Luxembourg lors du combat de Steinkerque, comme je l'ai raconté en son lieu. Sa volonté, sa valeur, l'exécution parfaite de tout ce dont il était très ordinairement chargé par les généraux, lui acquirent leur estime puis leur amitié. Il entra dans toute la confiance de M. de Luxembourg. Son service auprès de Monseigneur lui en avait valu des bontés très particulières. Une des filles d'honneur de Mme la princesse de Conti le voyait de bon oeil, et de meilleur encore la princesse même. Il fut recueilli et considéré; il avait lieu d'attendre tout de la fortune, et à la guerre et à la cour. Malheureusement elle ne le servit pas aussi rapidement qu'il l'avait attendu. Sa tête s'altéra; on s'en aperçut; on s'en tut jusqu'à ce que des disparates plus fortes firent juger dangereux de le laisser approcher d'aussi près que le demandait son service d'enseigne des gardes du corps en quartier. Il était brigadier, on lui donna un régiment. Ce changement d'état acheva de lui tourner la tête, tant qu'à la fin on lui fit entendre de ne plus venir à Versailles. Cela combla son malheur. Son mal redoubla et se tourna bientôt en fureur, qui obligea de le mettre à Charenton, chez les pères de la Charité, où le roi fit prendre grand soin de lui, et où il mourut en ce temps-ci, trois ou quatre ans après y avoir été mis. Il n'était point marié. Ce fut grand dommage, je le connaissais extrêmement, et je n'ai guère trouvé un plus galant homme. En ce même temps Reineville, lieutenant des gardes du corps, qu'on a vu (t. II, p. 262) disparaître en 1699, coulé à fond par le jeu, fut reconnu et retrouvé caché et servant pour sa paye dans les troupes de Bavière. En même temps aussi mourut Rigoville, lieutenant général, fort vieux et homme d'honneur, de valeur et de mérite, qui avait longtemps commandé les mousquetaires noirs, sous Jouvelle et Vins. Le vieux La Rablière mourut aussi à Lille, oui il commandait depuis très longtemps. Il était lieutenant général, grand-croix de Saint-Louis dès l'institution, frère de la maréchale de Créqui, Il but du lait à ses repas toute sa vie, et mangeait bien et de tout jusqu'à quatre-vingt-sept ou huit ans, et la tête entière. Il avait été très bon officier, mais un assez méchant homme; il ne but jamais de vin; honorable, riche, de l'esprit et sans enfants. Le maréchal de Boufflers le protégeait fort. Il se piquait de reconnaissance pour le maréchal de Créqui, et rendit toute sa vie de grands devoirs à la maréchale de Créqui.

La comtesse d'Auvergne acheva aussi une courte vie par une maladie fort étrange et assez rare, qui fut une hydropisie de vents. Elle ne laissa point d'enfants. On a vu en son lieu qui elle était et comment se fit ce mariage. Le comte d'Auvergne, qui avait obtenu la permission de l'amener à Paris et à la cour quoique huguenote, désirait fort qu'elle se fît catholique. Un fameux avocat qui s'appelait Chardon, et qui l'a été de mon père et le mien, avait été huguenot et sa femme aussi; ils étaient de ceux qui avaient fait semblant d'abjurer, mais qui ne faisaient aucun acte de catholiques, qu'on connaissait parfaitement pour tels, qui même ne s'en cachaient pas, mais que la grande réputation de Chardon soutenait et le nombre des protecteurs considérables qu'elle lui avait acquis. Ceux-là mêmes avaient fait tout ce qu'ils avaient pu pour leur persuader au moins d'écouter; ils n'en purent venir à bout: le moment de Dieu n'était pas venu. Il arriva enfin; ils étaient tous deux vertueux, exacts à tout, et d'une piété dans leur religion qui aurait fait honneur à la véritable. Étant un matin dans leur carrosse tous deux arrêtés auprès de l'Hôtel-Dieu, attendant une réponse que leur laquais fut un très long temps à rapporter, Mme Chardon porta ses yeux vis-à-vis d'elle au hasard sur le grand portail de Notre-Dame, et peu à peu tomba dans une profonde rêverie, qui se doit mieux appeler réflexion.

Son mari, qui à la fin s'en aperçut, lui demanda à quoi elle rêvait si fort, et la poussa même du coude pour l'engager à lui répondre. Elle lui montra ce qu'elle considérait, et lui dit qu'il y avait bien des siècles avant Luther et Calvin que toutes ces figures de saints avaient été faites à ce portail, que cela prouvait qu'on invoquait donc alors les saints; que l'opposition de leurs réformateurs à cette opinion si ancienne était une nouveauté; que cette nouveauté lui rendait suspects les autres dogmes qu'ils leur enseignaient contraires à l'antiquité catholique; que ces réflexions qu'elle n'avait jamais faites lui donnaient beaucoup d'inquiétude et lui faisaient prendre la résolution de chercher à s'éclaircir. Chardon trouva qu'elle avait raison, et dès ce même jour ils se mirent à chercher la vérité, puis à consulter, enfin à se faire instruire. Cela dura plus d'un an, pendant lequel les parties et les amis de Chardon se plaignaient qu'il ne travaillait plus, et qu'on ne pouvait plus le voir ni sa femme. Enfin secrètement instruits et pleinement persuadés, ils se déclarèrent tous deux, ils firent une abjuration nouvelle, et tous deux ont passé depuis une longue vie dans la piété et les bonnes oeuvres, surtout dans un zèle ardent de procurer à leurs anciens frères de religion la même grâce qu'ils avaient reçue. Mme Chardon s'instruisit fort dans la controverse, elle convertit beaucoup de huguenots. Le comte d'Auvergne l'attira chez sa femme. L'une et l'autre avaient de l'esprit et de la douceur. La comtesse la vit volontiers, Mme Chardon en profita, elle en fit une très bonne catholique. Tous les Bouillon, outrés de ce mariage, l'avaient reçue fort froidement; sa vertu, sa douceur, ses manières à la fin les charma. Elle devint le lien du père et des enfants, et elle s'acquit le coeur et l'estime d'eux tous et de tout ce qui la connut particulièrement, dont elle fut extrêmement regrettée.

Le prince d'Espinoy ne le fut pas tant à beaucoup près. Il mourut de la petite vérole à Strasbourg, par l'opiniâtreté d'avoir voulu changer de linge trop tôt et faire ouvrir ses fenêtres. C'était un homme d'assez peu agréable figure, qui avait beaucoup d'esprit et l'esprit fort orné, avec beaucoup de valeur. J'avais été élevé comme avec lui, c'est-à-dire à nous voir continuellement plusieurs que nous étions enfants, puis jeunes gens. Sa mère l'avait gâté et c'était dommage, car il avait des talents pour tout et beaucoup d'honneur. Mais je n'ai connu personne plus follement glorieux ni plus continuellement avantageux. Il abusa donc de tout ce qu'il avait de bon et d'utile, ne ménagea personne, voulut surpasser chacun en tout, et fut le fléau de sa femme, parce qu'elle était d'une maison souveraine qui avait un rang qu'il n'avait pas, et un crédit et une considération à la cour et dans le monde dont il ne voulait pas qu'on crût qu'il voulût dépendre. Avec ce rang des siens et cette faveur si déclarée de Monseigneur, elle se conduisit avec lui comme un ange, sans qu'elle ait jamais pu rendre sa condition plus heureuse avec lui; aussi se trouva-t-elle bien délivrée, quoiqu'en gardant toutes les bienséances. Presque personne de la cour ni des armées ne le plaignit. Il laissa un fils et une fille, desquels la catastrophe mérita, trente ans après, la compassion de tout le monde, et combla les malheurs que leur mère avait commencé d'éprouver.

Il arriva en ce mois de septembre un étrange assassinat. Le comte de Grandpré, chevalier de l'ordre en 1661, frère aîné du maréchal de Joyeuse, chevalier de l'ordre en 1688, mort sans enfants, avait laissé des enfants de deux lits. Sa seconde femme était fille et soeur des deux marquis de Vervins, l'un après l'autre premiers maîtres d'hôtel du roi. Le dernier des deux mourut jeune en 1663. Il était gendre du maréchal Fabert, par conséquent beau-frère du marquis de Beuvron et de Caylus, père de celui qui a passé en Espagne, du mari de Mme de Caylus, nièce à la mode de Bretagne de Mme de Maintenon, et de l'abbé de Caylus que nous venons de voir évêque d'Auxerre. Vervins avait épousé l'aînée qu'il laissa grosse de Vervins dont il s'agit ici, et qui se remaria depuis en Flandre au comte de Mérode. Vervins eut force procès avec ses cousins germains, enfants de la soeur de son père et du comte de Grandpré, dont il fut étrangement tourmenté presque toute sa vie. Enfin il était sur le point d'achever de les gagner tous, lorsqu'un de ses cousins germains, qui avait des prieurés et se faisait appeler l'abbé de Grandpré, le fit attaquer comme il passait dans son carrosse sur le quai de la Tournelle, devant la communauté de Mme de Miramion. Il fut blessé de plusieurs coups d'épée et son cocher aussi, qui le voulut défendre. Sur la plainte en justice, l'abbé s'enfuit en pays étranger d'où il n'est jamais revenu, et bientôt après, sur les preuves, [fut] condamné à être roué vif. Il y avait longtemps que Vervins était menacé d'un mauvais coup de sa part.

Vervins se prétendait Comminges, des anciens comtes de ce nom. Son bisaïeul, père du premier des deux premiers maîtres d'hôtel du roi, était ce Saubole, gouverneur de la citadelle de Metz, qui est si connu dans la vie du duc d'Épernon, et dans les Mémoires de ces temps-là, qui avait épousé l'héritière de Vervins qui était Coucy. Le grand-père de ce Saubole était second fils d'Aimery, dit de Comminges, seigneur de Puyguilhem, dont le père, nommé aussi Aimery, était cru sorti des vicomtes de Conserans, mais dont l'union n'était pas bien prouvée. Pour ces Conserans, leur auteur Roger était marqué comme étant quatrième fils de Bernard II, comte de Comminges et de Diaz de Muret, qui fonda les abbayes de Bonnefonds et de Feuillans, et qui fut tué près la ville de Gaudens en 1150: voilà pour l'extraction de Vervins. Quant à lui, c'était un grand homme fort bien fait, d'un visage assez agréable, de l'esprit, quelque lecture, et fort le vol des femmes; particulier, extrêmement paresseux, fort dans la liaison et les parties de M. le Duc, et fort dans le grand monde. Il quitta le service de bonne heure, fit plusieurs séjours chez lui en Picardie, toujours reçu avec empressement quand il en revenait. À la fin, sans dire mot à personne, il se confina dans une terre en Picardie, sans aucune cause de dégoût ni de déplaisir, sans besoins du côté de ses affaires, il était riche, arrangé, et ne fut jamais marié; sans vue de piété, il n'en eut pas la moindre veine; sans occasion de santé, qu'il eut toujours parfaite; et sans goût d'ouvriers, dont il n'employa aucun; encore moins entraîné par le plaisir de la chasse, où il n'alla jamais. Il demeura chez lui plusieurs années sans aucun commerce avec personne, et ce qui est incompréhensible, sans bouger de son lit, que le temps de le faire faire. Il y dînait et y soupait tout seul, y faisait le peu d'affaires qu'il avait, et y recevait le peu de gens qu'il ne pouvait éconduire, et, depuis qu'il avait les yeux ouverts jusqu'à ce qu'il les fermât, y travaillait en tapisserie, et lisait quelquefois un peu, et a persévéré jusqu'à la mort dans cette étrange sorte de vie, si uniquement singulière que j'ai voulu la rapporter.

Le roi alla à Fontainebleau, où il arriva le 12 septembre, ayant séjourné un jour à Sceaux; la cour de Saint-Germain y vint le 23, et y demeura jusqu'au 6 octobre. En y arrivant le roi apprit que les armées alliées avaient toutes passé le Rhin sur le pont de Philippsbourg, et bientôt après que Landau était assiégé par le prince Louis de Bade, qui attendait le roi des Romains qui y arriva le 25 septembre, et que le prince Eugène et le duc de Marlborough commandaient l'armée d'observation qu'ils portèrent sur la Lauter. Marsin demeura avec la sienne sous Haguenau. Le maréchal de Villeroy et son fils s'en allèrent de leurs personnes en Flandre, passant à Fontainebleau, où ils demeurèrent quelques jours. Ils allèrent après trouver l'électeur de Bavière à Bruxelles, et chemin faisant virent l'électeur de Cologne à Lille, où il avait établi sa demeure, en même temps que son frère était allé à Bruxelles après avoir [passé] ensemble quelques jours.

Pendant tous ces malheurs, Villars était venu à bout d'achever à peu près de dissiper les fanatiques; cinq ou six de leurs chefs, les autres tués ou accommodés et sortis du pays, obtinrent de se retirer à Genève; on comptait qu'il ne restait qu'une centaine de ces gens-là dans les hautes Cévennes, et qu'il n'était plus besoin de laisser de troupes en Languedoc. Peu de jours après, le roi reçut la nouvelle de la prise d'Ivrée, après un siège assez court, et qui ne coûta guère que deux cents hommes et quatre cents blessés. M. de Vendôme eut avec la place onze bataillons prisonniers de guerre.

La Feuillade n'épargnait pas les courriers pour annoncer ses conquêtes dans les vallées des Alpes: tantôt un petit fort pris, défendu par des milices, tantôt quelque peu de troupes réglées forcées derrière un retranchement qui gardait quelque passage. Tout cela était célébré, comme si c'eût été quelque chose. Chamillart, ravi, en recevait les compliments, et savait faire valoir ces merveilles au roi et à Mme de Maintenon.

Il se présente ici une anecdote très saga à taire, très curieuse à écrire à qui a vu les choses d'aussi près que j'ai fait; ce qui me détermine au second parti, c'est que le fait en gros n'a pas été ignoré, et que les trônes de tous les siècles et de toutes les nations fourmillent d'aventures pareilles. Faut-il donc le dire? nous avions une princesse charmante, qui, par ses grâces, ses soins et des façons uniques en elle, s'était emparée du coeur et des volontés du roi, de Mme de Maintenon et de Mgr le duc de Bourgogne. Le mécontentement extrême, trop justement conçu contre le duc de Savoie, son père, n'avait pas apporté la plus petite altération à leur tendresse pour elle. Le roi, qui ne lui cachait rien, qui travaillait avec les ministres en sa présence toutes les fois qu'elle y voulait entrer et demeurer, eut toujours l'attention pour elle de ne lui ouvrir jamais la bouche de tout rien de ce qui pouvait regarder le duc son père, ou avoir trait à lui. En particulier, elle sautait au cou du roi à toute heure, se mettait sur ses genoux, le tourmentait de toutes sortes de badinages, visitait ses papiers, ouvrait et lisait ses lettres en sa présence, quelquefois malgré lui, et en usait de même avec Mme de Maintenon. Dans cette extrême liberté, jamais rien ne lui échappa: contre personne; gracieuse à tous et parant même les coups, toutes les fois qu'elle le pouvait, attentive aux domestiques intérieurs du roi, n'en dédaignant pas les moindres; bonne aux siens et vivant avec ses dames comme une amie, et en toute liberté, vieilles et jeunes; elle était l'âme de la cour, elle en était adorée; tous, grands et petits, s'empressaient de lui plaire; tout manquait à chacun en son absence, tout était rempli en sa présence; son extrême faveur la faisait infiniment compter, et ses manières lui attachaient tous les coeurs. Dans cette situation brillante le sien ne fut pas insensible.

Nangis, que nous voyons aujourd'hui un fort plat maréchal de France, était alors la fleur des pois; un visage gracieux sans rien de rare, bien fait sans rien de merveilleux, élevé dans l'intrigue et dans la galanterie par la maréchale de Rochefort, sa grand'mère, et Mme de Blansac, sa mère, qui y étaient des maîtresses passées. Produit tout jeune par elles dans le grand monde, dont elles étaient une espèce de centre, il n'avait d'esprit que celui de plaire aux dames, de parler leur langage et de s'assurer les plus désirables par une discrétion qui n'était pas de son âge et qui n'était plus de son siècle. Personne que lui n'était alors plus à la mode; il avait eu un régiment tout enfant; il avait montré de la volonté, de l'application, et une valeur brillante à la guerre, que les dames avaient fort relevée et qui suffisait à son âge; il était fort de la cour de Mgr le duc de Bourgogne, et à peu près de son âge, et il en était fort bien traité. Ce prince, passionnément amoureux de son épouse, n'était pas fait comme Nangis; mais la princesse répondait si parfaitement à ses empressements qu'il est mort sans soupçonner jamais qu'elle eût des regards pour un autre que pour lui. Il en tomba pourtant sur Nangis, et bientôt ils redoublèrent. Nangis n'en fut pas ingrat, mais il craignit la foudre, et son coeur était pris.

Mme de La Vrillière qui, sans beauté, était jolie comme les amours et en avait toutes les grâces, en avait fait la conquête. Elle était fille de Mme de Mailly, dame d'atours de Mme la duchesse de Bourgogne; elle était de tout dans sa cour; la jalousie l'éclaira bientôt. Bien loin de céder à la princesse, elle se piqua d'honneur de conserver sa conquête, de la lui disputer, de l'emporter. Cette lutte mit Nangis dans d'étranges embarras: il craignait les furies de sa maîtresse qui se montrait à lui plus capable d'éclater qu'elle ne l'était en effet. Outre son amour pour elle, il craignait tout d'un emportement et voyait déjà sa fortune perdue. D'autre part, sa réserve ne le perdait pas moins auprès d'une princesse qui pouvait tant, qui pourrait tout un jour et qui n'était pas pour céder, non pas même pour souffrir une rivale. Cette perplexité, à qui était au fait, donnait des scènes continuelles. Je ne bougeais alors de chez Mme de Blansac à Paris, et de chez la maréchale de Rochefort à Versailles; j'étais ami intime de plusieurs dames du palais qui voyaient tout et ne me cachaient rien; j'étais avec la duchesse de Villeroy sur un pied solide de confiance, et avec la maréchale, tel, qu'ayant toujours été mal ensemble, je les raccommodai si bien que jusqu'à leur mort elles ont vécu ensemble dans la plus tendre intimité; la duchesse de Villeroy savait tout par Mme d'O, et par la maréchale de Coeuvres qui était raffolée d'elle, et qui étaient les confidentes et quelque chose de plus; la duchesse de Lorges, ma belle-soeur, ne l'était guère moins et tous les soirs me contait tout ce qu'elle avait vu et appris dans la journée; j'étais donc instruit exactement et pleinement d'une journée à l'autre. Outre que rien ne me divertissait davantage, les suites pouvaient être grandes, et il était important pour l'ambition d'être bien informé. Enfin toute la cour assidue et éclairée s'aperçut de ce qui avait été caché d'abord avec tant de soin. Mais, soit crainte, soit amour de cette princesse qu'on adorait, cette même cour se tut, vit tout, se parla entre elle et garda le secret qui ne lui était pas même confié. Ce manège, qui ne fut pas sans aigreur de la part de Mme de La Vrillière pour la princesse, et quelquefois insolemment placé, ni sans une souffrance et un éloignement doucement marqué de la princesse pour elle, fit longtemps un spectacle fort singulier.

Soit que Nangis, trop fidèle à son premier amour eût besoin de quelques grains de jalousie, soit que la chose se fît naturellement, il arriva qu'il trouva un concurrent. Maulevrier, fils d'un frère de Colbert, mort de douleur de n'être pas maréchal de France à la promotion où le maréchal de Villeroy le fut, avait épousé une fille du maréchal de Tessé. Maulevrier n'avait point un visage agréable, sa figure était d'ailleurs très commune. Il n'était point sur le pied de la galanterie. Il avait de l'esprit, et un esprit fertile en intrigues sourdes, une ambition démesurée, et rien qui la pût retenir, laquelle allait jusqu'à la folie. Sa femme était jolie, avec fort peu d'esprit, tracassière, et, sous un extérieur de vierge, méchante au dernier point. Peu à peu elle fut admise, comme fille de Tessé, à monter dans les carrosses, à manger, à aller à Marly, à être de tout chez Mme la duchesse de Bourgogne, qui se piquait de reconnaissance pour Tessé qui avait négocié la paix de Savoie et son mariage, dont le roi lui savait fort bon gré. Maulevrier écuma des premiers ce qui se passait à l'égard de Nangis; il se fit donner des privances chez Mme la duchesse de Bourgogne par son beau-père; il s'y rendit assidu; enfin, excité par l'exemple, il osa soupirer. Lassé de n'être point entendu, il hasarda d'écrire; on prétendit que Mme Cantin, amie intime de Tessé, trompée par le gendre, crut recevoir de sa main des billets du beau-père, et que, les regardant comme sans conséquence, elle les rendait. Maulevrier, sous le nom de son beau-père, recevait, crut-on, la réponse aux billets par la même main qui les avait remis. Je n'ajouterai pas ce qu'on crut au delà. Quoi qu'il en soit, on s'aperçut de celui-ci comme de l'autre, et on s'en aperçut avec le même silence. Sous prétexte d'amitié pour Mme de Maulevrier, la princesse alla plus d'une fois pleurer avec elle, et chez elle, dans des voyages de Marly, le prochain départ de son mari et les premiers jours de son absence, et quelquefois Mme de Maintenon avec elle. La cour riait: si les larmes étaient pour lui ou pour Nangis, cela était douteux; mais Nangis toutefois, réveillé par cette concurrence, jeta Mme de La Vrillière dans d'étranges douleurs et dans une humeur dont elle ne fut point maîtresse.

Ce tocsin se fit entendre à Maulevrier. De quoi ne s'avise pas un homme que l'amour ou l'ambition possède à l'excès! Il fit le malade de la poitrine, se mit au lait, fit semblant d'avoir perdu la voix, et sut être assez maître de soi pour qu'il ne lui échappât pas un mot à voix intelligible pendant plus d'un an, et par là ne fit point la campagne, et demeura à la cour. Il fut assez fou pour conter ce projet et bien d'autres au duc de Lorges, son ami, par qui dans le temps même je le sus. Le fait était que, se mettant ainsi dans la nécessité de ne parler jamais à personne qu'à l'oreille, il se donnait la liberté de parler de même à Mme la duchesse de Bourgogne devant toute la cour, sans indécence et sans soupçon que ce fait en secret. De cette sorte, il lui disait tout ce qu'il voulait tous les jours, et il prenait son temps de manière qu'il n'était point entendu, et que parmi des choses communes dont les réponses se faisaient tout haut, il en mêlait d'autres dont les réponses courtes se ménageaient de façon qu'elles ne pouvaient être entendues que de lui. Il avait tellement accoutumé le monde à ce manège, qu'on n'y prenait plus garde, sinon de le plaindre d'un si fâcheux état; mais il arrivait pourtant, que ce qui approchait le plus Mme la duchesse de Bourgogne en savait assez pour ne s'empresser pas autour d'elle quand Maulevrier s'en approchait pour lui parler. Ce même manège dura plus d'un an, souvent en reproches, mais les reproches réussissent rarement en amour; la mauvaise humeur de Mme de La Vrillière le tourmentait; il croyait Nangis heureux, et il voulait qu'il ne le fût pas. Enfin, la jalousie et la rage le transportèrent au point de hasarder une extrémité de folie.

Il alla à la tribune sur la fin de la messe de Mme la duchesse de Bourgogne. En sortant il lui donna la main et prit un jour qu'il savait que Dangeau, chevalier d'honneur, était absent. Les écuyers, soumis au premier écuyer son beau-père, s'étaient accoutumés à lui céder cet honneur à cause de sa voix éteinte, pour le laisser parler en chemin, et se retiraient par respect pour ne pas entendre. Les dames suivaient toujours de loin, tellement qu'en pleins appartements et au milieu de tout le monde, il avait, depuis la chapelle jusqu'à l'appartement de Mme la duchesse de Bourgogne, la commodité du tête-à-tête, qu'il s'était donné plusieurs fois. Ce jour-là il chanta pouille sur Nangis à la princesse, l'appela par toutes sortes de noms, la menaça de tout faire savoir au roi, à Mme de Maintenon, au prince son mari, lui serra les doigts à les lui écraser, en furieux, et la conduisit de la sorte jusque chez elle. En arrivant, tremblante et prête à s'évanouir, elle entra tout de suite dans sa garde-robe, et y appela Mme de Nogaret, qu'elle appelait sa petite bonne, et à qui elle allait volontiers au conseil, quand elle ne savait plus où elle en était. Là elle lui raconta ce qui venait de lui arriver, et lui dit qu'elle ne savait comment elle n'était pas rentrée sous les parquets, comment elle n'en était pas morte, comment elle avait pu arriver jusque chez elle. Jamais elle ne fut si éperdue. Le même jour Mme de Nogaret le conta à Mme de Saint-Simon et à moi, dans le dernier secret et la dernière confiance. Elle conseilla à la princesse de filer doux avec un fou si dangereux et si fort hors de tout sens et de toute mesure, et toutefois d'éviter sur toute chose de se commettre avec lui. Le pis fut qu'au partir de là, il menaça, dit force choses sur Nangis, comme un homme qui en était vivement offensé, qui était résolu d'en tirer raison et de l'attaquer partout. Quoiqu'il n'en dît pas la cause, elle était claire, On peut juger de la frayeur qu'en conçut la princesse, de la peur et des propos de Mme de La Vrillière et de ce que devint Nangis. Il était brave de reste pour n'en craindre personne, et prêter le collet à quiconque, mais le prêter sur pareil sujet, il en pâmait d'effroi. Il voyait sa fortune et des suites affreuses entre les mains d'un fou furieux. Il prit le parti de l'éviter avec le plus grand soin qu'il put, de paraître peu, et de se taire.

Mme la duchesse de Bourgogne vivait dans des mesures et des transes mortelles, et cela dura plus de six semaines de la sorte, sans que pourtant elle en ait eu autre chose que l'extrême peur. Je n'ai point su ce qui arriva, ni qui avertit Tessé, mais il le fut et fit un trait d'habile homme. Il persuada son gendre de le suivre en Espagne, où il lui fit voir les cieux ouverts pour lui. Il parla à Fagon, qui du fond de sa chambre et du cabinet du roi voyait tout et savait tout. C'était un homme d'infiniment d'esprit, et avec cela un bon et honnête homme. Il entendit à demi-mot, et fut d'avis qu'après tous les remèdes que Maulevrier avait tentés pour son extinction de voix et sa poitrine, il n'y avait plus pour lui que l'air des pays chauds; que l'hiver où on allait entrer le tuerait infailliblement en France et lui serait salutaire dans un pays où cette saison est une des plus belles et des plus tempérées de l'année; ce fut donc sur le pied de remède et comme l'on va aux eaux, que Maulevrier alla en Espagne. Cela fut donné ainsi à toute la cour et au roi, à qui Fagon persuada ce qu'il voulut par des raisonnements de médecine, où il ne craignit point de contradicteur entre le roi et lui, et à lime de Maintenon tout de même, qui l'un et l'autre le prirent pour bon et ne se doutèrent de rien. Sitôt que la parole en fut lâchée, Tessé n'eut rien de plus pressé que de tirer son gendre de la cour et du royaume, et pour mettre fin à ses folies et aux frayeurs mortelles qu'elles causaient, et pour couper court à la surprise et aux réflexions sur un si long voyage d'un homme en l'état auquel Maulevrier passait pour être.

Tessé prit donc congé les premiers jours d'octobre, et partit avec son gendre de Fontainebleau pour l'Espagne. Mais il était trop avisé pour y aller tout droit. Il y voulait une fortune, il la savait pour ce pays-là entre les mains de la princesse des Ursins, il en savait trop de notre cour pour ignorer que Mme de Maintenon demeurait sourdement sa protectrice; il ne crut donc pas lui déplaire de lui représenter qu'allant en Espagne pour servir, il ne le pouvait faire utilement qu'avec les bonnes grâces du roi et de la reine d'Espagne; qu'il se gardait bien de pénétrer dans tout ce qui s'était passé sur la princesse des Ursins, mais qu'il ne pouvait ignorer avec tout le monde jusqu'à quel point elle tenait au coeur de Leurs Majestés Catholiques; qu'une visite de sa part à Mme des Ursins ne pouvait influer sur rien, mais que cette attention, qui plairait infiniment au roi et à la reine d'Espagne, ferait peut-être tout le succès de son voyage en lui conciliant Leurs Majestés Catholiques, et lui aplanirait tout pour le service des deux rois. Avec ce raisonnement il supplia Mme de Maintenon de lui obtenir la liberté de passer par Toulouse, uniquement dans la vue de se mettre en état de pouvoir bien répondre à ce qu'on attendait de lui au pays où le roi l'envoyait. Mme de Maintenon goûta fort une proposition qui lui donnait le moyen de charger Tessé de lettres et de choses qui, sans le mettre dans le secret, lui étaient utiles à mander commodément et à la princesse des Ursins d'apprendre.

Le roi, qui alors était un peu calmé sur Mme des Ursins; entra dans les raisons du maréchal de Tessé, que Mme de Maintenon sut doucement appuyer, et lui permit de passer à Toulouse. Tessé y demeura trois jours; il n'y perdit pas son temps. Ce premier rayon de retour de considération lui donna une grande joie et lui rendit Tessé infiniment agréable. Il se livra à elle pour tout ce qu'elle pourrait souhaiter pour les deux cours. Il partit de Toulouse chargé de ses lettres et de ses ordres pour Madrid, où en arrivant, c'est-à-dire le lendemain qu'il eut fait la première révérence au roi et à la reine, il fut fait grand d'Espagne de la première classe. Il dépêcha un courrier au roi pour lui demander la permission d'accepter cette grande grâce, qui la lui accorda aussitôt. Tel fut le lien qui les unit, Mme des Ursins et lui, intimement pour tout le reste de leur vie. En même temps le roi d'Espagne envoya au comte de Toulouse une Toison d'or de diamants admirable, et le collier de cet ordre qu'il reçut, à son retour à Versailles, des mains de M. le duc de Berry, dans la chambre de ce prince, et son portrait avec des diamants au maréchal de Coeuvres.

Un frère de M. de Guéméné mourut en ce temps-ci. Il se faisait appeler le prince de Montauban. C'était un homme obscur et débauché que personne ne voyait jamais, et qui pour vivre avait épousé la veuve de Rannes, tué lieutenant général et mestre de camp général des dragons, laquelle était Bautru, soeur du chevalier de Nogent, et de Nogent, tué au passage du Rhin, beau-frère de M. de Lauzun. On a vu (t. Ier, p. 157) comment Monsieur escroqua au roi un tabouret pour elle. C'était une bossue, tout de travers, fort laide, pleine de blanc, de rouge et de filets bleus pour marquer les veines, de mouches, de parures et d'affiquets, quoique déjà vieille, qu'elle a conservés jusqu'à plus de quatre-vingts ans qu'elle est morte. Rien de si effronté, de si débordé, de si avare, de si étrangement méchant que cette espèce de monstre, avec beaucoup d'esprit et du plus mauvais, et toutefois de l'agrément quand elle voulait plaire. Elle était toujours à Saint-Cloud et au Palais-Royal quand Monsieur y était, à qui on reprochait de l'y souffrir, quoique sa cour ne fût pas délicate sur la vertu. Elle n'approchait point de la cour, et personne de quelque sorte de maintien ne lui voulait parler quand rarement on la rencontrait. Elle passait sa vie au gros jeu et en débauches, qui lui coûtaient beaucoup d'argent. À la fin Monsieur fit tant que, sous prétexte de jeu, il obtint un voyage de Marly. Les Rohan, c'est-à-dire alors Mme de Soubise, l'y voyant parvenue, la soutint de son crédit; elle joua, fit cent bassesses à tout ce qui la pouvait aider, s'ancra à force d'esprit, d'art et de hardiesse. Le jeu l'appuya beaucoup. Son jargon à Marly amusa Mme la duchesse de Bourgogne; la princesse d'Harcourt la protégea chez Mme de Maintenon, qu'elle vit quelquefois. Le roi la faisait causer quelquefois aussi à table; en un mot, elle fut de tous les Marlys et, bien que l'horreur de tout le monde, il n'y en eut plus que pour elle, en continuant la licence de sa vie, ne la cachant pas, et sans se donner la peine du mérite des repenties. Elle survécut le roi, tira gros de M. le duc d'Orléans, quoiqu'il la méprisât parfaitement, et mourut tout comme elle avait vécu. Elle avait un fils de son premier mari qui servait et qu'elle traitait fort mal, et une fille du second qu'elle avait faite religieuse.

Je perdis un ami avec qui j'avais été élevé, qui était un très galant homme, et qui promettait fort: c'était le fils unique du comte de Grignan et de cette Mme de Grignan si adorée dans les lettres de Mme de Sévigné, sa mère, dont cette éternelle répétition est tout le défaut. Le comte de Grignan, chevalier de l'ordre en 1688, s'était ruiné à commander en Provence, dont il était seul lieutenant général. Ils marièrent donc leur fils à la fille d'un fermier général fort riche. Mme de Grignan, en la présentant au monde, en faisait ses excuses; et avec ses minauderies en radoucissant ses petits yeux, disait qu'il fallait bien de temps en temps du fumier sur les meilleures terres. Elle se savait un gré infini de ce bon mot, qu'avec raison chacun trouva impertinent, quand on a fait un mariage, et le dire entre bas et haut devant sa belle-fille. Saint-Amant, son père, qui se prêtait à tout pour leurs dettes, l'apprit enfin, et s'en trouva si offensé qu'il ferma le robinet. Sa pauvre fille n'en fut pas mieux traitée; mais cela ne dura pas longtemps. Son mari, qui s'était fort distingué à la bataille d'Hochstedt, mourut, au commencement d'octobre, à Thionville; on dit que ce fut de la petite vérole. Il avait un régiment, était brigadier et sur le point d'avancer. Sa veuve, qui n'eut point d'enfants, était une sainte, mais la plus triste et la plus silencieuse que je vis jamais. Elle s'enferma dans sa maison, où elle passa le reste de sa vie, peut-être une vingtaine d'années, sans en sortir que pour aller à l'église et sans voir qui que ce fût.

Coigny, dont j'ai assez parlé pour n'avoir plus rien à en dire, avait passé le Rhin avec son corps destiné sur la Moselle, lorsque le maréchal de Villeroy le passa après le malheur d'Hochstedt, et nos armées prêtes à rentrer en Alsace. Il fut renvoyé avec son corps sur la Moselle. Il n'avait pu se consoler de n'avoir pas compris l'énigme de Chamillart, et d'avoir, sans le savoir, refusé le bâton en refusant d'aller en Bavière. Marsin l'avait eu en sa place. Depuis l'hiver que Chamillart lui avait achevé de dévoiler un mystère que le bâton de Marsin, déclaré à son arrivée en Bavière, lui avait suffisamment révélé, il ne fit plus que tomber. Le chemin où il était, et l'espérance d'y revenir ne le put soutenir contre l'amertume de sa douleur. Il avait déjà de l'âge. Il mourut sur la Moselle au commencement d'octobre, à la tête de ce petit corps qu'il y commandait. Son fils fut plus heureux, et son petit-fils aussi, à qui on voit maintenant une si brillante fortune.

Précisément en même temps mourut aussi M. le maréchal de Duras, doyen des maréchaux de France, et frère aîné de huit ans de mon beau-père: c'était un grand homme maigre, d'un visage majestueux et d'une taille parfaite, le maître de tous en sa jeunesse et longtemps depuis dans tous les exercices, galant et fort bien avec les dames; de l'esprit beaucoup et un esprit libre et à traits perçants dont il ne se refusa jamais aucun; vif, mais poli, et avec considération, choix et dignité, magnifique en table et en équipages; beaucoup de hauteur sans aucune bassesse, même sans complaisance; toujours en garde contre les favoris et les ministres, toujours tirant sur eux, et toujours les faisant compter avec lui. Avec ces qualités, je n'ai jamais compris comment il a pu faire une si grande fortune. Jusqu'aux princes du sang et aux filles du roi, il ne contraignait aucun de ses dits; et le roi même, en parlant à lui, en éprouva plus d'une fois et devant tout le monde, puis riait et regardait la compagnie, qui baissait les yeux. Le roi, parlant un jour des majors, du détail desquels il s'était entêté alors, M. de Duras qui n'aimait point celui des gardes du corps, et qui entendit que le roi ne désapprouvait pas qu'ils se fissent haïr: « Par …, dit-il au roi derrière lequel il avait le bâton, et traînant Brissac par le bras pour le montrer au roi, si le mérite d'un major est d'être haï, voici bien le meilleur de France, car c'est celui qui l'est le plus. » Le roi se mit à rire et Brissac confondu. Une autre fois le roi parlait du P. de La Chaise. « Il sera damné, dit M. de Duras, à tous les mille diables, mais je le comprends d'un moine dans la contrainte, la soumission, la pauvreté, qui se tire de tout cela pour être dans l'abondance, régner dans son ordre, se mêler de tout et avoir le clergé, la cour et tout le monde à ses pieds; mais ce qui m'étonne, c'est qu'il puisse, lui, trouver un confesseur, car celui-là se damne bien sûrement avec lui, et pour cela n'en a pas un morceau de plus, ni un grain de liberté, ni de considération dans son couvent. Il faut être fou pour se damner à si bon marché. » Il n'aimait point les jésuites, il lui était resté un levain contre eux du commerce qu'il avait eu avec des prêtres attachés au Port-Royal lors de sa conversion, et qu'il avait conservé toute la vie avec eux.

Il avait suivi M. le Prince auquel il s'était attaché plutôt par complaisance pour ses oncles de Bouillon et de Turenne. Il était le meilleur officier de cavalerie qu'eût eu le roi, et le plus brillant pour mener une aile et un gros corps séparé. À la tête d'une armée, il n'eut ni les mêmes occasions ni la même application: il mena pourtant très bien le siège de Philippsbourg, et le reste de cette courte campagne où le roi lui avait confié les premières armes de Monseigneur. Mal d'origine avec Louvois à cause de M. de Turenne, et dégoûté des incendies du Palatinat, et des ordres divers qu'il reçut sur le secours de Mayence, se trouvant dans la plus haute fortune, il envoya tout promener, et n'a pas servi depuis. Il avait fort brillé en chef à la guerre de Hollande et aux deux conquêtes de la Franche-Comté, dont il eut le gouvernement à la dernière. Le roi lui avait donné fort jeune un brevet de duc pour faciliter son mariage avec Mlle de Ventadour, qui fut longtemps heureux; un démon domestique les brouilla. Ils trouvèrent à Besançon Mlle de Beaufremont, tante paternelle de ceux-ci, laide, gueuse, joueuse, mais qui avait beaucoup d'esprit, et qui sut leur plaire assez pour la prendre avec eux et la mener à Paris, où ils l'ont gardée bien des années. L'enfer n'était pas plus méchant ni plus noir que cette créature: elle s'était introduite dans la maison par Mme de Duras, elle s'empara du coeur du maréchal, fit entre eux des horreurs qui causèrent des éclats, et qui confinèrent la maréchale à la campagne, dont elle n'est jamais revenue que pour de courts voyages de fort loin à loin, et où elle aimait mieux sa solitude que la vie où elle était réduite à l'hôtel de Duras. Mlle de Beaufremont y en fit tant dans la suite que le maréchal la congédia, mais pour se livrer à une autre gouvernante qui ne valait pas mieux, et qui, avec de l'esprit, de l'audace, une effronterie sans pareille, des propos de garnison où pourtant elle n'avait jamais été, et le jeu de même, le gouverna de façon qu'il ne pouvait s'en passer, qu'elle le suivait exactement partout à Versailles et à Paris, domina son domestique, ses enfants, ses affaires, en tira tant et plus, et jusqu'à son déjeuner le matin, l'envoyait chercher chez lui.

C'était une commère au-dessus des scandales, et qui riait de celui-là comme n'y pouvant avoir matière. Cela dura jusqu'à la mort du maréchal, que le curé de Saint-Paul se crut obligé en conscience de la chasser de l'hôtel de Duras avec éclat par sa résistance, quoi que pût faire la maréchale arrivée sur cette extrémité, pour sauver cet affront. Depuis que le maréchal était devenu doyen des maréchaux de France, on n'appelait plus sa dame que la connétable; elle en riait et le trouvait fort bon. Cette dangereuse et impudente créature était fille de Besmaux, gouverneur de la Bastille, et femme de Saumery, sous-gouverneur des enfants de France, dont elle eut beaucoup d'enfants, et qui, avec toute son arrogance, était petit comme une fourmi devant elle, et lui laissait faire et dire tout ce que bon lui semblait. Il reviendra en son particulier sur la scène. Sa femme était une grande créature, sèche, qui n'eut jamais de beauté ni d'agréments, et qui vit encore à plus de quatre-vingt-dix ans.

M. de Duras, n'allant plus à la guerre, avait presque toujours le bâton pour les autres capitaines des gardes qui servaient. Il n'aima jamais rien que son frère, et assez Mme de Saint-Simon, avec quoi j'avais trouvé grâce devant lui, en sorte que j'en ai toujours reçu toutes sortes de prévenances et de marques d'amitié. De ses enfants il n'en faisait aucun compte; rien ne l'affecta jamais ni ne prit un moment sur sa liberté d'esprit et sur sa gaieté naturelle. Il le dit un jour au roi, et il ajouta qu'il le défiait avec toute sa puissance de lui donner jamais de chagrin qui durât plus d'un quart d'heure. Sa propreté était extrême et poussée même fort loin. À quatre-vingts ans il dressait encore des chevaux que personne n'avait montés. C'était aussi le plus bel homme de cheval et le meilleur qui fût en France. Lorsque les enfants de France commencèrent à apprendre sérieusement à y monter, le roi pria M. de Duras de vouloir bien les voir monter et présider à leur manège. Il y fut quelque temps, et à la grande écurie et à des promenades avec eux, puis dit au roi qu'il n'irait plus, que c'était peine perdue, que ses petits-fils n'auraient jamais ni grâce ni adresse à cheval, qu'il pouvait s'en détacher, quoi que les écuyers lui pussent dire dans la suite, et qu'ils ne seraient jamais à cheval que des paires de pincettes. Il tint parole et eux aussi. On a vu en son lieu ce qu'il décocha au maréchal de Villeroy lorsqu'il passa de Flandre en Italie. On ne finirait pas à rapporter ses traits. Aussi les gens importants le ménageaient et le craignaient plus qu'ils ne l'aimaient. Le roi se plaisait avec lui, et il s'était fait à en tout entendre, et si M. de Duras eût voulu, il en aurait tiré beaucoup de grâces. Il fut attaqué de l'hydropisie dont il mourut, ayant le bâton. Il disputa quelque temps, enfin il fallut céder, et lui-même comprit très bien qu'il n'en reviendrait pas. Il prit congé du roi dans son cabinet, qui le combla d'amitiés, et qui s'attendrit jusqu'aux larmes. Il lui demanda ce qu'il pouvait faire pour lui. Il ne demanda rien et n'eut rien aussi, et il est certain qu'il ne tint qu'à lui d'avoir sa charge ou son gouvernement pour son fils. Il ne s'en soucia pas.

Quelque temps après, le roi alla à Fontainebleau; il s'y fâcha de ce que les dames négligeaient de s'habiller pour la comédie et se passaient d'y aller ou s'y mettaient à l'écart pour n'être pas obligées à s'habiller. Quatre mots qu'il en dit, et le compte qu'il se fit rendre de l'exécution de ses ordres, y rendit toutes les femmes de la cour très assidues en grand habit. Là-dessus il nous vint des nouvelles de l'extrémité de M. de Duras. On ne vivait pas alors comme on fait aujourd'hui. L'assiduité dont le roi ne dispensait personne de ce qui était ordinairement à la cour n'avait pas permis à Mmes de Saint-Simon et de Lauzun de s'absenter de Fontainebleau; mais sur ces nouvelles, elles furent dire à Mme la duchesse de Bourgogne qu'elles s'en iraient le lendemain, et que pour la comédie elles la suppliaient de les en dispenser ce soir-là. La princesse trouva qu'elles avaient raison, mais que le roi ne l'entendrait pas. Tellement qu'elles capitulèrent de s'habiller, de venir à la comédie en même temps qu'elle ou un moment après, qu'elles en sortiraient aussitôt sous prétexte de n'y avoir plus trouvé place, et que la princesse le dirait au roi. Je marque cette très légère bagatelle, pour montrer combien le roi ne comptait que lui et voulait être obéi, et que ce qui n'aurait pas été pardonné aux nièces de M. de Duras en l'état où il était, partout ailleurs qu'ai la cour, y était un devoir qui eut besoin d'adresse et de protection, pour ne se pas faire une affaire sérieuse en préférant la bienséance.

M. de Duras mourut en bon chrétien et avec une grande fermeté. La parenté, les amis, beaucoup d'autres et la connétablie accompagnèrent son corps à Saint-Paul. M. de Soubise alerte surtout, et dont la belle-fille était fille unique du duc de Ventadour, frère de la maréchale de Duras, lequel n'y était pas, envoya proposer à la famille de mener le deuil. Celui qui le mène est en manteau et précède toute la parenté. Je leur fis remarquer que ce n'était que pour cela que M. de Soubise s'y offrait, et dire après qu'il avait précédé la famille, et ne point parler qu'il eût mené le deuil. On se moqua de moi, mais je tins ferme, et leur déclarai que si l'offre était acceptée, je me retirerais et ne paraîtrais à rien. Cela les arrêta. M. de Soubise fut remercié, et ce qui montra la corde, il ne vint point à l'enterrement ni son fils, et il fut fort piqué.

La longueur de la maladie de M. de Duras avait donné le temps aux machines. Le duc de Guiche, revenu fort mal de l'armée du maréchal de Villeroy, se portait mieux et il était à Fontainebleau, depuis longtemps mal avec le roi par sa conduite, et ayant reçu plusieurs dégoûts. Malgré cela les Noailles se mirent dans la tête de lui faire tomber le régiment des gardes qu'avait son beau-frère le maréchal de Boufflers qui était aussi à Fontainebleau, et de le faire capitaine des gardes du corps. Quelque belle que fût cette dernière charge, celle de colonel était sans comparaison. Il n'y avait donc pas moyen de faire entrer Boufflers dans cette affaire. Il vivait intimement avec le duc et la duchesse de Guiche sa belle-soeur, et avec tous les Noailles; ils étaient lors au comble de la faveur, et le maréchal n'avait garde de se défier d'eux. Le mariage du duc de Noailles qui avait environné Mme de Maintenon des siens, en avait plus approché sa soeur aînée la duchesse de Guiche que pas une.

Son âge fort supérieur à celui de ses soeurs y contribuait. Quoiqu'elle eût quitté le rouge, sa figure était encore charmante. Elle avait infiniment d'esprit, du souple, du complaisant, de l'amusant, du plaisant, du bouffon même; mais tout cela sans se prodiguer, du sérieux, du solide; raffolée de M. de Cambrai, de Mme Guyon, de leur doctrine et de tout le petit troupeau, et dévote comme un ange. Séparée d'eux par autorité, et fidèle à l'obéissance, tout cela était devenu des degrés de mérite auprès de Mme de Maintenon, supérieurs à celui qu'elle tirait de l'alliance de son frère. Sa retraite la faisait rechercher; elle n'accordait pas toujours d'aller aux voyages de Marly, et Mme de Maintenon croyait recevoir une faveur toutes les fois qu'elle venait chez elle. Il pouvait y avoir du vrai, mais ce vrai n'était pas sans art. Sa dévotion, montée sur le ton de ce petit troupeau à part, qui avait ses lois et ses règles particulières, était, comme la leur, compatible avec la plus haute et la plus vive ambition et avec tous les moyens de la satisfaire. Quoique son mari n'eût rien d'aimable, même pour elle, elle en fut folle d'amour toute sa vie. Pour lui plaire, et pour se plaire à elle-même, elle ne songeait qu'à sa fortune. Sa famille, si maîtresse en cet art, n'en avait pas moins de passion; ils s'entraidèrent. Rien n'est pareil au trébuchet qu'ils imaginèrent pour tendre au maréchal de Boufflers et dans lequel ils le prirent; aussi tout était-il bien préparé à temps; et il n'y fut pas perdu une minute.

M. de Duras mourut à Paris le dimanche matin, 12 octobre, et l'après-dînée le roi le sut au sortir du salut. Le lendemain matin, comme le roi, au sortir de son lever, eut donné l'ordre, il appela le maréchal de Boufflers, le surprit par un compliment d'estime, de confiance, et jusqu'à la tendresse; lui dit qu'il ne pouvait pas lui en donner une plus sensible marque qu'en l'approchant au plus près de sa personne, et la lui remettant entre les mains; que c'était ce qui l'engageait à le préférer à qui que ce fait pour lui donner la charge de M. de Duras, persuadé qu'il l'acceptait avec autant de joie et de sentiment qu'il la lui donnait avec complaisance. Il n'en fallait pas tant pour étourdir un homme qui ne s'attendait à rien moins, qui n'avait aucun lieu de s'y attendre, qui avait peu d'esprit, d'imagination, de repartie, pour qui le roi était un dieu, et qui, depuis qu'il l'approchait et qu'il était parvenu au grand, n'avait pu s'accoutumer à ne pas trembler en sa présence. Le roi bien préparé se contente de sa révérence, et sans lui laisser le moment de dire une parole, dispose tout de suite de la charge de colonel du régiment des gardes, et lui dit qu'il compte lui faire une double grâce de la donner au duc de Guiche; autre surprise, autre révérence pendant laquelle le roi tourne le dos, se retire, et laisse le maréchal stupéfait, qui se crut frappé de la foudre.

Il sortit donc du cabinet sans avoir pu proférer un seul mot, et chacun lui vit les larmes aux yeux. Il s'en alla chez lui, où sa femme ne pouvait comprendre ce qui venait d'arriver, et qui s'en prit abondamment à ses yeux. Les bons Noailles et la douce, humble et sainte duchesse de Guiche, leur bonne et chère soeur, avec qui ils vivaient comme telle, non contents de lui avoir arraché sa charge, eurent le front de le prier de demander au roi pour le duc de Guiche le même brevet de cinq cent mille livres qu'il avait sur le régiment des gardes qui allait payer le pareil de M. de Duras. Boufflers, hors de lui de douleur et de dépit, mais trop sage pour donner des scènes, avala ce dernier calice, et obtint ce brevet de retenue au premier mot qu'il en dit au roi, toujours sur le ton de lui faire des grâces pour son beau-frère. Jamais Boufflers, ni sa femme ne se sont consolés du régiment des gardes, jamais ils n'en ont pardonné le rapt au due, et moins encore à la duchesse de Guiche; mais en gens qui ne veulent point d'éclats et d'éclats inutiles, ils gardèrent les mêmes dehors avec eux et avec tous les Noailles. Ils essayèrent de consoler le maréchal comme un enfant avec un hochet. Le roi lui dit de conserver partout le logement de colonel des gardes, et de continuer d'en mettre les drapeaux à ses armes.

Le gouvernement de la Franche-Comté fut donné à Tallard, à l'étonnement et au scandale de tout le monde. M. le duc d'Orléans dit là-dessus plaisamment qu'il fallait bien donner quelque chose à un homme qui avait tout perdu. Comme il le dit sur-le-champ et tout haut, ce bon mot vola de bouche en bouche, et il déplut fort au roi.

Peu de jours après, le roi donna quarante mille livres de pension au petit comte de La Marche, tout enfant, fils du prince de Conti. Cela parut prodigieux et l'était en effet pour lors. Pour aujourd'hui, à ce qu'en ont tiré ces princes depuis la mort du roi, ce serait une goutte d'eau.

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