NOTE II. LETTRE DU MARÉCHAL DE VILLARS AU ROI.

La lettre de Villars, que Saint-Simon avait placée parmi les Pièces de ses Mémoires, se trouve dans les archives du Dépôt de la guerre, vol. 1582, lettre 103. Elle a été publiée dans le tome II, pages 409 et suivantes des Mémoires militaires relatifs à la succession d'Espagne, qui font partie de la collection des Documents inédits relatifs à l'histoire de France. En voici le texte :

« Du camp de Friedlingen, 15 octobre 1702.

« J'avais l'honneur de rendre compte à Votre Majesté, par une assez longue dépêche du 14, de tout ce qui regardait la prise de Neubourg, qui a coûté M. de La Petitière, capitaine des grenadiers de Crussol. C'est à la valeur de cet officier et à celle du sieur Jorreau, lieutenant-colonel de Béarn, qu'est dû l'heureux succès de cette entreprise. M. le marquis de Biron s'y est conduit à son ordinaire. J'y avais envoyé M. le comte du Bourg pour donner tous les ordres nécessaires, ce qui lui a causé le malheur de ne pouvoir se trouver à la bataille, dont M. de Choiseul aura l'honneur de donner la première nouvelle à Votre Majesté.

« Je fus informé que l'armée de l'empereur, commandée par M. le prince de Bade, se mettait en marche le 14, et quittait ses retranchements. Dès le 13, l'infanterie de Votre Majesté et la brigade de Vivans avaient passé le Rhin. Le prince de Neubourg nous faisant voir un mouvement fort vif dans le camp des ennemis, l'on crut qu'il était bon de se mettre en mesure, ou d'empêcher leur armée de troubler notre établissement dans notre nouveau poste, ou de l'attaquer, si l'on en détachait quelque corps d'infanterie pour aller vers Neubourg.

« Sa Majesté comprendra que son armée, ayant été placée au delà du Rhin dès le 13, par les raisons que j'ai eu l'honneur de lui exposer, fut promptement en bataille dans (devant?) les retranchements des ennemis. Dans la matinée du 14, MM. Desbordes et de Chamarande s'étaient mis à la tête de l'infanterie, laquelle marcha très diligemment pour gagner la crête d'une montagne assez élevée.

« La cavalerie des Impériaux, plus forte de deux mille chevaux que la nôtre, était en bataille dans la plaine; et celle de Votre Majesté fut placée, la gauche au fort de Friedlingen, malgré un assez gros feu de l'artillerie de ce fort, et la droite appuyée à cette montagne que l'infanterie avait occupée.

« On aperçut en ce moment que l'infanterie des ennemis faisait tous ses efforts pour gagner la crête de la hauteur, avec cette circonstance qu'elle y montait en bataille, et que celle de Votre Majesté traversait des vignes et des hauteurs escarpées qui ralentissaient sa marche.

« Je dois faire observer à Votre Majesté que l'on avait envoyé à Neubourg deux mille hommes de son infanterie, parmi lesquels étaient plusieurs compagnies de grenadiers, et les deux régiments de dragons de la reine et de Gévaudan. Cependant MM. Desbordes et de Chamarande, qui pressaient les mouvements de l'infanterie, le premier peut-être avec trop d'ardeur, marchaient aux ennemis avec les brigades de Champagne, de Bourbonnais, de Poitou et de la reine. Ils les trouvèrent postés dans un bois assez épais. Les ennemis avaient leur canon, et, malgré une très vive résistance, ils furent renversés et leur canon fut pris. Pendant ce temps-là, M. de Magnac, qui était dans la plaine à la tête de la cavalerie, vit celle des ennemis s'ébranler pour venir à la charge; celle de Votre Majesté était dans tout l'ordre convenable. On avait, dès le matin, recommandé aux cavaliers de ne point se servir d'armes à feu, et de ne mettre l'épée à la main qu'à cent pas des ennemis; et, à la vérité, ils n'ont pas tiré un seul coup.

« Les Impériaux ont fait les trois quarts du chemin; M. de Magnac, suivi de M. de Saint-Maurice, qui commandait la seconde ligne, et s'est conduit en bon et ancien officier, s'est ébranlé de deux cents pas. La charge n'a été que trop rude par la perte de très braves officiers, dont j'aurai l'honneur d'envoyer une liste à Votre Majesté par le premier ordinaire.

« La cavalerie impériale a été entièrement renversée, sans que les escadrons de celle de Votre Majesté se soient démentis; ils ont mené les ennemis jusqu'à un défilé qui les a fait perdre de vue, sans qu'ils se soient écartés pour le pillage ni pour faire des prisonniers.

« Les nouveaux régiments n'ont pas cédé aux anciens; et pour nommer ceux qui se sont distingués, il n'y a qu'à voir l'ordre de bataille: M. de Vivans, commandant de la cavalerie; M. Dauriac; M. de Massenbach, colonel réformé, commandant par son ancienneté la brigade de Condé, a fait des merveilles; M. le marquis du Bourg, colonel du régiment royal; M. le prince de Tarente, capitaine dans ce même régiment; M. de Saint-Pouange; Fourquevaux, qui a sept étendards des ennemis dans son nouveau régiment; M. de Conflans, brigadier. En un mot, je puis dire à Votre Majesté qu'elle peut compter que cette cavalerie s'est surpassée, et elle peut juger de la perte des Impériaux par la prise de trente étendards et de trois paires de timbales. Nous voyous, par des ordres de bataille pris aux ennemis, qu'ils avaient cinquante-six escadrons. Votre Majesté en avait trente-quatre, les six de la reine et de Gévaudan ayant été détachés la veille pour marcher vers Neubourg.

« Notre infanterie avait défait et renversé, par trois charges différentes, celle des ennemis, et pris leur canon; mais sa trop grande ardeur, jointe à la mort de M. Desbordes, lieutenant général, et à celle de M. de Chavannes, brigadier, la porta à sortir dans la plaine, après avoir chassé les ennemis du bois, et à perdre ainsi son avantage. M. de Chamarande, qui dans tout le cours de cette action s'est parfaitement distingué, MM. de Schelleberg et du Tot, ne purent empêcher qu'elle ne revînt. Cependant on peut juger de l'avantage qu'elle a eu sur les ennemis, puisqu'elle leur a pris plusieurs drapeaux sans en avoir perdu un seul.

« Tous les jeunes colonels y ont montré une valeur infinie. MM. de Seignelay, de Nangis, de Coetquen, le jeune Chamarande, le comte de Choiseul, de Raffetot, ont toujours été dans le plus grand péril et le plus gros feu. Les ennemis ont eu plus de trois mille hommes tués sur le champ de bataille; ils n'ont pas de nos prisonniers. Nous savons que le général Stauffemberg y a été tué. On dit aussi que le comte de Fürstemberg-Stühlingen, les comtes de Hohenlohe, Koenigseck et deux autres colonels sont prisonniers, avec vingt-cinq autres officiers.

« Le comte de Hohenlohe demande de pouvoir aller à Bâle sur parole. Nous avons été aujourd'hui sur le champ de bataille, et les endroits où leurs bataillons ont été défaits sont marqués par quantité d'armes abandonnées.

« Cependant le temps qu'il a fallu pour remettre quelque ordre dans notre infanterie a sauvé celle des ennemis. Le chevalier de Tressemane, major général, y a parfaitement bien servi, aussi bien que le sieur de Beaujeu, maréchal des logis de la cavalerie. On a poussé les ennemis une lieue et demie au delà du champ de bataille, sur lequel l'armée de Votre Majesté a campé. On croyait quatre petites pièces de canon égarées, mais elles ont été retrouvées ce matin. Jusqu'à présent on n'en a que deux de celles des ennemis; mais j'en ai vu sept ou huit autres derrière notre infanterie. Il est rare et heureux, dans une affaire aussi rude et aussi disputée, que l'armée de Votre Majesté n'ait perdu ni drapeaux, ni étendards, ni timbales, et que l'on en ait plus de trente-quatre de ceux des ennemis. Voilà, Sire, le compte que je dois avoir l'honneur de rendre à Votre Majesté d'un avantage bien ordinaire à ses armes toujours victorieuses.

« Nous apprenons dans le moment que le comte (le Fürstemberg est mort de ses blessures. Ce serait une grande perte pour l'empereur et pour M. le prince de Bade, dont il était l'homme de confiance. »

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