CHAPITRE IV.

1705

Mort de la première présidente Lamoignon; sa famille. — Caractère et fortune du premier président Lamoignon. — Corruption des premiers présidents successeurs de Bellièvre. — Catastrophe singulière de Fargues. — Mort et singularités de Ninon, dite Mlle de L'Enclos. — Mort de Rossignol. — Inquisition de ce prince. — Mort du comte de Tonnerre. — La Feuillade proposé par le roi à Chamillart pour faire en chef le siège de Turin. — Gratitude et grandeur d'âme de Vauban. — Vendôme grand courtisan. — Siège de Turin différé. — Darmstadt tué devant le mont Joui. — Lerida et Tortose saisis par les Catalans révoltés. — Siège de Badajoz levé par les ennemis. — Barcelone rendu à l'archiduc. — La garnison prisonnière de guerre. — Retour de Fontainebleau par Villeroy et Sceaux. — Couronnement de Stanislas en Pologne. — Mort du fameux Tekeli. — Prises de mer; Saint-Paul tué. — Cruelle méprise de La Feuillade. — Augmentation des compagnies. — Nouveaux régiments. — Force milice. — Idées de nos ministres bien différentes sur la paix. — Aguilar à Paris; sa mission, son caractère, sa fortune. — Ordres d'Espagne devenus compatibles avec ceux de la Toison et du Saint-Esprit. — Ronquillo gouverneur du conseil de Castille. — Duc de Noailles en Roussillon. — Mort des deux fils du duc de Beauvilliers. — Piété du père et de la mère. — Jésuites emportent la cure de Brest devant le roi. — Retour de Marsin, Villars et Villeroy. — Surville à la Bastille. — Roquelaure tâche de se justifier au roi; sa femme. — Mariage du fils aîné de Tessé avec la fille de Bouchu, du duc de Duras avec Mlle de Bournonville, de Listenais avec une fille de la comtesse de Mailly. — Folies de la duchesse du Maine. — Duc de Berry délivré de ses gouverneurs. — Montmélian rendu par les ennemis. — Aventure étrange de l'évêque de Metz.

Deux personnes fort différentes moururent en ce même temps: la première présidente Lamoignon et Ninon. Mme de Lamoignon (car ces avocats renforcés et qui, du barreau où ils gagnaient leur vie il n'y a pas longtemps, sont devenus des magistrats considérables, ont pris le de), Mme de Lamoignon, dis-je, était Potier, fille du secrétaire d'État Ocquerre, frère de cet évêque de Beauvais qui pensa quelques jours être premier ministre à la mort de Louis XIII, et que le cardinal Mazarin culbuta. Elle était soeur du père du président de Novion, qui succéda à son mari à la place de premier président, et mère de Lamoignon, président à mortier à Paris, de Bâville, conseiller d'État, intendant ou plutôt roi de Languedoc, de Mme de Broglio, dont le mari et le second fils sont devenus depuis si peu maréchaux de France, et de la défunte femme d'Harlay qui succéda à Novion son cousin germain, lorsque, comme je l'ai rapporté, il fut chassé en 1689 de la place de premier président. Lamoignon, beau, agréable, et sachant fort le monde et l'intrigue, avec tous les talents extérieurs, avait brillé au conseil dans la place de maître des requêtes. On a vu comment, par l'adresse des ministres qui craignaient l'humeur de Novion, il refusa, à l'instigation de sa maîtresse à qui ils donnèrent gros, la place de premier président, vacante en 1658, par la mort de Bellièvre, et y portèrent Lamoignon. Les grâces de sa personne, son affabilité, le soin qu'il prit de se faire aimer du barreau et des magistrats, une table éloignée de la frugalité de ses prédécesseurs, son attention singulière à capter les savants de son temps, à les assembler chez lui à certains jours, à les distinguer, quels qu'ils fussent, lui acquirent une réputation qui dure encore, et qui n'a pas été inutile à ses enfants. Il est pourtant vrai qu'à lui commença la corruption de cette place qui ne s'est guère interrompue jusqu'à aujourd'hui. Pour Lamoignon j'en raconterai ici un seul trait, parce qu'il est historique et curieux.

Il se fit à Saint-Germain une grande partie de chasse. Alors c'étaient les chiens, et non les hommes, qui prenaient les cerfs; on ignorait encore ce nombre immense de chiens, de chevaux, de piqueurs, de relais et de routes à travers les pays. La chasse tourna du côté de Dourdan, et se prolongea si bien que le roi s'en revint extrêmement tard et laissa la chasse. Le comte de Guiche, le comte depuis duc du Lude, Vardes, M. de Lauzun qui me l'a conté, je ne sais plus qui encore, s'égarèrent, et les voilà à la nuit noire à ne savoir où ils étaient. À force d'aller sur leurs chevaux recrus, ils avisèrent une lumière; ils y allèrent, et à la fin arrivèrent à la porte d'une espèce de château. Ils frappèrent, ils crièrent, ils se nommèrent, et demandèrent l'hospitalité. C'était à la fin de l'automne, et il était entre dix et onze heures du soir. On leur ouvrit. Le maître vint au-devant d'eux, les fit débotter et chauffer, fit mettre leurs chevaux dans son écurie, et pendant ce temps-là leur fit préparer à souper, dont ils avaient grand besoin. Le repas ne se fit point attendre; il fut excellent, et le vin de même, de plusieurs sortes. Le maître poli, respectueux, ni cérémonieux, ni empressé, avec tout l'air et les manières du meilleur monde. Ils surent qu'il s'appelait Fargues, et la maison Courson; qu'il y était retiré; qu'il n'en était point sorti depuis plusieurs années; qu'il y recevait quelquefois ses amis, et qu'il n'avait ni femme ni enfants. Le domestique leur parut entendu, et la maison avoir un air d'aisance. Après avoir bien soupé, Fargues ne leur fit point attendre leur lit. Ils en trouvèrent chacun un parfaitement bon, ils eurent chacun leur chambre, et les valets de Fargues les servirent très proprement. Ils étaient fort las et dormirent longtemps. Dès qu'ils furent habillés, ils trouvèrent un excellent déjeuner servi, et au sortir de table, leurs chevaux prêts, aussi refaits qu'ils l'étaient eux-mêmes. Charmés de la politesse et des manières de Fargues, et touchés de sa bonne réception, ils lui firent beaucoup d'offres de service, et s'en allèrent à Saint-Germain. Leur égarement y avait été la nouvelle; leur retour et ce qu'ils étaient devenus toute la nuit en fut une autre.

Ces messieurs étaient la fleur de la cour et de la galanterie, et tous alors dans toutes les privances du roi. Ils lui racontèrent leur aventure, les merveilles de leur réception, et se louèrent extrêmement du maître, de sa chère et de sa maison. Le roi leur demanda son nom; dès qu'il l'entendit : « Comment Fargues, dit-il, est-il si près d'ici? » Ces messieurs redoublèrent de louanges, et le roi ne dit plus rien. Passé chez la reine mère, il lui parla de cette aventure, et tous deux trouvèrent que Fargues était bien hardi d'habiter si près de la cour, et fort étrange qu'ils ne l'apprissent que par cette aventure de chasse, depuis si longtemps qu'il demeurait là.

Fargues s'était fort signalé dans tous les mouvements de Paris contre la cour et le cardinal Mazarin. S'il n'avait pas été pendu, ce n'avait pas été faute d'envie de se venger particulièrement de lui; mais il avait été protégé par son parti, et formellement compris dans l'amnistie. La haine qu'il avait encourue, et sous laquelle il avait pensé succomber, lui fit prendre le parti de quitter Paris pour toujours, afin d'éviter toute noise, et de se retirer chez lui sans faire parler de lui, et jusqu'alors il était demeuré ignoré. Le cardinal Mazarin était mort; il n'était plus question pour personne des affaires passées; mais, comme il avait été fort noté, il craignait qu'on lui en suscitât quelque autre nouvelle, et pour cela vivait fort retiré et fort en paix avec tous ses voisins, fort en repos des troubles passés, sur la foi de l'amnistie et depuis longtemps. Le roi et la reine sa mère, qui ne lui avaient pardonné que par force, mandèrent le premier président Lamoignon, et le chargèrent d'éplucher secrètement la vie et la conduite de Fargues; de bien examiner s'il n'y aurait point moyen de châtier ses insolences passées, et de le faire repentir de les narguer si près de la cour dans son opulence et sa tranquillité. Ils lui contèrent l'aventure de la chasse qui leur avait appris sa demeure; et témoignèrent à Lamoignon un extrême désir qu'il pût trouver des moyens juridiques de le perdre.

Lamoignon, avide et bon courtisan, résolut bien de les satisfaire et d'y trouver son profit [4] . Il fit ses recherches, en rendit compte et fouilla tant et si bien, qu'il trouva moyen d'impliquer Fargues dans un meurtre commis à Paris au plus fort des troubles, sur quoi il le décréta sourdement, et un matin l'envoya saisir par des huissiers, et mener dans les prisons de la Conciergerie. Fargues, qui depuis l'amnistie était bien sûr de n'être tombé en quoi que ce fût de répréhensible, se trouva bien étonné. Mais il le fut bien plus, quand par l'interrogatoire il apprit de quoi il s'agissait. Il se défendit très bien de ce dont on l'accusait, et, de plus, allégua que le meurtre dont il s'agissait ayant été commis au fort des troubles et de la révolte de Paris dans Paris même, l'amnistie qui les avait suivis effaçait la mémoire de tout ce qui s'était passé dans ces temps de confusion, et couvrait chacune de ces choses qu'on n'aurait pu suffire ni exprimer à l'égard de chacun, suivant l'esprit, le droit, l'usage et l'effet, non mis en doute aucun jusqu'à présent, des amnisties. Les courtisans distingués qui avaient été si bien reçus chez ce malheureux homme firent toutes sortes d'efforts auprès de ses juges et auprès du roi; mais tout fut inutile. Fargues eut très promptement la tête coupée, et sa confiscation donnée en récompense au premier président. Elle était fort à sa bienséance, et fut le partage de son second fils. Il n'y a guère qu'une lieue de Bâville à Courson. Ainsi le beau-père et le gendre s'enrichirent successivement dans la même charge, l'un du sang de l'innocent, l'autre du dépôt que son ami lui avait confié à garder, qu'il déclara ensuite au roi qui le lui donna, et dont il sut très bien s'accommoder. Novion, qui fut entre-deux depuis 1677 jusqu'en 1688, ne fut chassé que pour avoir sans cesse vendu la justice, comme je l'ai raconté en son lieu. Nous verrons en leur temps leurs successeurs; ce n'est pas encore celui d'en parler. La première présidente Lamoignon mourut dans une grande et longue piété. Avec tant d'enfants bien pourvus, elle ne laissa pas de mourir avec plus de un million cinq cent mille livres de bien.

Ninon, courtisane fameuse, et depuis que l'âge lui eut fait quitter le métier, connue sous le nom de Mlle de L'Enclos, fut un exemple nouveau du triomphe du vice conduit avec esprit, et réparé de quelque vertu. Le bruit qu'elle fit, et plus encore le désordre qu'elle causa parmi la plus haute et la plus brillante jeunesse, força l'extrême indulgence que, non sans cause, la reine mère avait pour les personnes galantes et plus que galantes, de lui envoyer un ordre de se retirer dans un couvent. Un de ces exempts de Paris lui porta la lettre de cachet, elle la lut, et remarquant qu'il n'y avait pas de couvent désigné en particulier: « Monsieur, dit-elle à l'exempt sans se déconcerter, puisque la reine a tant de bonté pour moi que me laisser le choix du couvent où elle veut que je me retire, je vous prie de lui dire que je choisis celui des grands cordeliers de Paris, » et lui rendit la lettre de cachet avec une belle révérence. L'exempt, stupéfait de cette effronterie sans pareille, n'eut pas un mot à répliquer, et la reine la trouva si plaisante qu'elle la laissa en repos. Jamais Ninon n'avait qu'un amant à la fois, mais des adorateurs en foule, et quand elle se lassait du tenant, elle le lui disait franchement, et en prenait un autre. Le délaissé avait beau gémir et parler, c'était un arrêt; et cette créature avait usurpé un tel empire qu'il n'eût osé se prendre à celui qui le supplantait, trop heureux encore d'être admis sur le pied d'ami de la maison. Elle a quelquefois gardé à son tenant, quand il lui plaisait fort, fidélité entière pendant toute une campagne.

La Châtre, sur le point de partir, prétendit être de ces heureux distingués. Apparemment que Ninon ne lui promit pas bien nettement. Il fut assez sot, et il l'était beaucoup et présomptueux à l'avenant, pour lui en demander un billet. Elle le lui fit. Il l'emporta et s'en vanta fort. Le billet fut mal tenu, et à chaque fois qu'elle y manquait: « Oh! le bon billet, s'écriait-elle, qu'a La Châtre! » Son fortuné à la fin lui demanda ce que cela voulait dire, elle le lui expliqua; il le conta, et accabla La Châtre d'un ridicule qui gagna jusqu'à l'armée où il était.

Ninon eut des amis illustres de toutes les sortes, et eut tant d'esprit qu'elle se les conserva tous, et qu'elle les tint unis entre eux, ou pour le moins sans le moindre bruit. Tout se passait chez elle avec un respect et une décence extérieure que les plus hautes princesses soutiennent rarement avec des faiblesses. Elle eut de la sorte pour amis tout ce qu'il y avait de plus trayé et de plus élevé à la cour, tellement qu'il devint à la mode d'être reçu chez elle, et qu'on avait raison de le désirer par les liaisons qui s'y formaient. Jamais ni jeux, ni ris élevés, ni disputes, ni propos de religion ou de gouvernement; beaucoup d'esprit et fort orné, des nouvelles anciennes et modernes, des nouvelles de galanteries, et toutefois sans ouvrir la porte à la médisance; tout y était délicat, léger, mesuré, et formait les conversations qu'elle sut soutenir par son esprit, et par tout ce qu'elle savait de faits de tout âge. La considération, chose étrange, qu'elle s'était acquise, le nombre et la distinction de ses amis et de ses connaissances [continuèrent] quand les charmes cessèrent de lui attirer du monde, quand la bienséance et la mode lui défendirent de plus mêler le corps avec l'esprit. Elle savait toutes les intrigues de l'ancienne et de la nouvelle cour, sérieuses et autres; sa conversation était charmante; désintéressée, fidèle, secrète, sûre au dernier point, et, à la faiblesse près, on pouvait dire qu'elle était vertueuse et pleine de probité. Elle a souvent secouru ses amis d'argent et de crédit, est entrée pour eux dans des choses importantes, a gardé très fidèlement des dépôts d'argent et des secrets considérables qui lui étaient confiés. Tout cela lui acquit de la réputation et une considération tout à fait singulière.

Elle avait été amie intime de Mme de Maintenon, tout le temps que celle-ci demeura à Paris. Mme de Maintenon n'aimait pas qu'on lui parlât d'elle, mais elle n'osait la désavouer. Elle lui a écrit de temps en temps jusqu'à sa mort avec amitié. L'Enclos, car Ninon avait pris ce nom depuis qu'elle eut quitté le métier de sa jeunesse longtemps poussée, n'y était pas si réservée avec ses amis intimes, et quand il lui est arrivé de s'intéresser fortement pour quelqu'un ou pour quelque chose, ce qu'elle savait rendre rare et bien ménager, elle en écrivait à Mme de Maintenon qui la servait efficacement et avec promptitude; mais, depuis sa grandeur, elles ne se sont vues que deux ou trois fois, et bien en secret. L'Enclos avait des reparties admirables. Il y en a deux entre autres au dernier maréchal de Choiseul, qui ne s'oublient point: l'une est une correction excellente, l'autre un tableau vif d'après nature. Choiseul, qui était de ses anciens amis, avait été galant et bien fait. Il était mal avec M. de Louvois, et il déplorait sa fortune lorsque le roi le mit, malgré le ministre, de la promotion de l'ordre de 1688. Il ne s'y attendait en façon du monde, quoique de la première naissance et des plus anciens et meilleurs lieutenants généraux. Il fut donc ravi de joie, et se regardait avec plus que de la complaisance paré de son cordon bleu. L'Enclos l'y surprit deux ou trois fois. À la fin impatientée: « Monsieur le comte, lui dit-elle devant toute la compagnie, si je vous y prends encore, je vous nommerai vos camarades. » Il y en avait eu en effet plusieurs à faire pleurer, mais quels et combien en comparaison de ceux de 1724, et de quelques autres encore depuis ! Le bon maréchal était toutes les vertus mêmes, mais peu réjouissantes et avec peu d'esprit. Après une longue visite, L'Enclos baille, le regarde, puis s'écrie :

« Seigneur, que de vertus vous me faites haïr! »

qui est un vers de je ne sais plus quelle pièce de théâtre. On peut juger de la risée et du scandale. Cette saillie pourtant ne les brouilla point. L'Enclos passa de beaucoup quatre-vingts ans, toujours saine, visitée, considérée. Elle donna à Dieu ses dernières années, et sa mort fit une nouvelle. La singularité unique de ce personnage m'a fait étendre sur elle.

Rossignol, président aux requêtes du palais, mourut en ce même temps. Son père avait été le plus habile déchiffreur de l'Europe. Je ne sais comment il s'avisa de s'appliquer à une connaissance jusqu'à lui si cachée, ni comment M. de Louvois le connut et l'employa à ce talent. Aucun chiffre ne lui échappait, il y en avait qu'il lisait tout de suite. Cela lui donna beaucoup de particuliers avec le roi et en fit un homme important. Il instruisit son fils dans cette science, il y devint habile, mais non pas au point de son père. C'étaient d'honnêtes gens et modestes, qui l'un et l'autre tirèrent gros du roi, qui même laissa cinq mille livres de pension à sa famille qui n'était pas d'âge à déchiffrer.

Peu de temps après qu'on fut à Fontainebleau, il arriva à Courtenvaux une aventure terrible. Il était fils aîné de M. de Louvois, qui lui avait fait donner puis ôter la survivance de sa charge dont il le trouva tout à fait incapable. Il l'avait fait passer à Barbezieux son troisième fils, et il avait consolé l'aîné par la survivance de son cousin Tilladet, à qui il avait acheté les Cent-Suisses, qui, après les grandes charges de la maison du roi, en est sans contredit la première et la plus belle. Courtenvaux était un fort petit homme obscurément débauché, avec une voix ridicule, qui avait peu et mal servi, méprisé et compté pour rien dans sa famille, et à la cour où il ne fréquentait personne; avare et taquin, et quoique modeste et respectueux, fort colère, et peu maître de soi quand il se capriçait: en tout un fort sot homme, et traité comme tel, jusque chez la duchesse de Villeroy et la maréchale de Coeuvres, sa soeur et sa belle-soeur; on ne l'y rencontrait jamais.

Le roi, plus avide de savoir tout ce qui se passait, et plus curieux de rapports qu'on ne le pouvait croire (quoiqu'on le crût beaucoup), avait autorisé Bontems, puis Bloin, gouverneur de Versailles, à prendre quantité de Suisses outre ceux des portes, des parcs et des jardins, et ceux de la galerie et du grand appartement de Versailles, et des salons de Marly et de Trianon, qui, avec une livrée du roi, ne dépendaient que d'eux. Ces derniers étaient secrètement chargés de rôder, les soirs, les nuits et les matins dans tous les degrés, les corridors, les passages, les privés, et quand il faisait beau, dans les cours et les jardins, de patrouiller, se cacher, s'embusquer, remarquer les gens, les suivre, les voir entrer et sortir des lieux où ils allaient, de savoir qui y était, d'écouter tout ce qu'ils pouvaient entendre, de n'oublier pas combien de temps les gens étaient restés où ils étaient entrés, et de rendre compte de leurs découvertes. Ce manège, dont d'autres subalternes et quelques valets se mêlaient aussi, se faisait assidûment à Versailles, à Marly, à Trianon, à Fontainebleau et dans tous les lieux où le roi était. Ces Suisses déplaisaient fort à Courtenvaux, parce qu'ils ne le reconnaissaient en rien, et qu'ils enlevaient à ses Cent-Suisses des postes et des récompenses qu'il leur aurait bien vendus, tellement qu'il les tracassait souvent. Entre la grande pièce des Suisses et la salle des gardes du roi à Fontainebleau, il y a un passage étroit entre le degré et le logement occupé lors par Mme de Maintenon, puis une pièce carrée où est la porte de ce logement qui, en la traversant droit, donne dans la salle des gardes, et qui a une autre porte sur le balcon qui environne la cour en ovale, lequel communique aux degrés et en beaucoup d'endroits. Cette pièce carrée est un passage public de communication indispensable à tout le château, pour qui ne va point par les cours, et par conséquent fort propre à observer les allants et venants, et par elle-même et par ses communications. Jusqu'à cette année, il y avait toujours couché quelques gardes du corps, et quelques Cent-Suisses, qui, lorsque le roi entrait et sortait de chez Mme de Maintenon, s'y mettaient mêlés sous les armes, de sorte que cette pièce passait pour une extension de salle des gardes et des Cent-Suisses. Le roi s'avisa cette année d'y faire coucher des Suisses de Bloin au lieu des Cent-Suisses et de gardes.

Courtenvaux, sans en parler au capitaine des gardes en quartier, puisqu'on en avait ôté les gardes aussi bien que les Suisses, eut la sottise de prendre ce changement pour une nouvelle entreprise de ces Suisses sur les siens, et s'en mit en telle colère qu'il n'y eut menaces qu'il ne leur fît, ni pouilles qu'il ne leur chantât. Ils le laissèrent aboyer sans s'émouvoir; ils avaient leurs ordres et furent assez sages pour ne rien répondre. Le roi, qui n'en fut averti que sur le soir, au sortir de son souper, entré à son ordinaire dans son grand cabinet ovale avec ce qui avait accoutumé de l'y suivre, de sa famille, et des dames des princesses, qui, à Fontainebleau, faute d'autres cabinets, se tenaient toutes dans celui-là autour du roi, envoya chercher Courtenvaux. Dès qu'il parut dans ce cabinet, le roi lui parla d'un bout à l'autre sans lui donner loisir d'approcher, mais dans une colère si terrible, et pour lui si nouvelle et si extraordinaire, qu'il fit trembler non seulement Courtenvaux, mais princes, princesses, dames, et tout ce qui était dans le cabinet. On l'entendait de sa chambre. Les menaces de lui ôter sa charge, les termes les plus durs et les plus inusités dans sa bouche, plurent sur Courtenvaux, qui, pâmé d'effroi et prêt à tomber par terre, n'eut ni le temps ni le moyen de proférer un mot. La réprimande finit par lui dire avec impétuosité: « Sortez d'ici! » À peine en eut-il la force et de se traîner chez lui.

Quelque peu de cas que sa famille fît de lui elle fut étrangement alarmée; chacun eut recours à quelque protection. Mme la duchesse de Bourgogne, qui aimait fort la duchesse de Villeroy et la maréchale de Cœuvres, parla de son mieux à Mme de Maintenon, et même au roi. À la fin, il s'apaisa, mais avec avis qu'il chasserait Courtenvaux à la première de ses sottises et lui ôterait sa charge. Après cela il osa en reprendre les fonctions. La cause d'une scène si étrange était que Courtenvaux avait mis le doigt sur la lettre à toute la cour, par le vacarme qu'il avait fait d'un changement dont le motif sautait aux yeux dès qu'on y prenait garde; et le roi, qui cachait avec le plus grand soin ses espionnages, avait compté que ce changement ne s'apercevrait pas, et était outré de colère du bruit qu'il avait fait et qui l'avait appris et fait sentir à tout le monde. Quoique déjà sans considération, sans agrément, sans familiarité la moindre, il en demeura plus mal avec le roi et ne s'en releva de sa vie; sans sa famille, il était chassé et sa charge perdue.

Il mourut en même temps un autre homme encore plus méprisé, qui fut le comte de Tonnerre; ce n'est pas que la naissance ou l'esprit lui manquassent; mais tout le reste entièrement. Avec une poltronnerie qui lui faisait tout souffrir, il s'attirait cent affaires par son escroquerie et ses bons mots, et il était tombé enfin à un tel point d'abjection qu'on avait honte de l'insulter quand il disait quelque sottise. Il avait été longtemps premier gentilhomme de la chambre de Monsieur, et il était fils du frère aîné de cet évêque de Noyon dont il a été parlé ici plus d'une fois, et frère de l'évêque de Langres dont il le sera encore.

Quoique le combat de Cassano eût été sans aucun fruit, le siège de Turin, si mal à propos annoncé dès l'entrée du printemps, et peut-être aussi peu à propos conçu, n'en demeurait pas moins résolu. Le roi, si différent sur La Feuillade de ce qu'on le vit lorsque Chamillart lui en proposa le mariage avec sa fille, ou plutôt occupé de plaire à son ministre par l'endroit qui lui était le plus sensible, lui proposa lui-même de charger son gendre de ce grand siège en chef. Chamillart, surpris et comblé, s'en excusa faiblement. Le roi lui fit des amitiés, lui dit du bien de La Feuillade et qu'il voulait essayer des jeunes gens qui montraient des talents et de l'application. Ce choix arrêté, La Feuillade eut ordre de s'approcher de Turin, après le siège de Chivas achevé, et de se préparer pour en faire le siège; il y arriva le 6 septembre. On peut juger que rien ne lui manqua: il y eut soixante bataillons, soixante-dix escadrons, onze cent milliers de poudre, quarante mortiers, quatre-vingts pièces de canon de batterie et vingt-six autres pièces pour tirer à ricochet, de disposés à ses ordres. Mais il se trouva des difficultés à résoudre pour lesquelles La Feuillade envoya Dreux, son beau-frère, qui, le jour même que le roi arriva à Fontainebleau, fut mené par Chamillart lui rendre compte de ce qui l'amenait, chez Mme de Maintenon. Le lendemain ils y retournèrent, et le maréchal de Vauban avec eux, et le surlendemain, Dreux s'en retourna trouver La Feuillade.

Vauban fit là une grande action, il s'offrit au roi et le pressa de l'envoyer à Turin pour y donner ses conseils et se tenir, dans les intervalles, à deux lieues de l'armée, sans s'y mêler de rien quand il y serait. Il ajouta qu'il mettrait son bâton derrière la porte, qu'il n'était pas juste que l'honneur auquel le roi l'avait élevé le rendît inutile à son service, et que, plutôt que cela fût, il aimerait mieux le lui rendre. Cette offre romaine ne fut point acceptée; le contraste de Vauban et de La Feuillade eût été trop grand et l'obscurcissement de ce dernier trop accablant. La Feuillade, contre l'avis de Vauban, voulait attaquer par la citadelle et ne point faire de circonvallation de l'autre côté du Pô.

M. de Vendôme manda par un courrier, arrivé en cadence, qu'il était du même avis; que, pour les difficultés extérieures, il ne fallait point s'en embarrasser; qu'il n'y avait rien à craindre du prince Eugène; qu'il était de la dernière importance de faire alors le siège de Turin, sans quoi les conquêtes faites sur le duc de Savoie demeureraient inutiles; et il offrit d'envoyer de ses troupes si on n'en avait pas assez pour le siège. Il fit sa cour au roi, plut au ministre, ce fut tout. Dreux était parti avec l'ordre de ne point faire ce siège. La Feuillade, opiniâtre, dépêcha Marignane, qui ne vit point le roi, et que Chamillart, qui gardait sa chambre pour un torticolis, renvoya sur-le-champ. À son retour, La Feuillade contremanda tout ce qui lui devait arriver, retira ce qui l'était déjà, quitta la Vénerie, où il s'était établi, et envoya un gros détachement à Vendôme.

Le siège de Barcelone était mieux concerté; mais l'archiduc y fit une grande perte. Ils emportèrent, le 16 septembre, des ouvrages nouvellement augmentés au mont Joui. La résistance fut grande, ils y perdirent huit cents hommes, et le prince de Darmstadt dont il a été tant parlé y fut tué; mais ces ouvrages coupant toute communication avec la ville, et la garnison du mont Joui manquant de tout, elle s'ouvrit un passage l'épée à la main, et rentra dans Barcelone, n'ayant perdu à cette belle action que douze ou quinze hommes. Ce fut un grand point pour l'archiduc que d'être maître du mont Joui. Ce malheur fut incontinent suivi d'un autre. Les Catalans révoltés se saisirent de Lérida et de Tortose. D'autre part, vers le Portugal, les ennemis levèrent le siège de Badajoz aux approches de Tessé. Ruvigny, qui portait le nom de milord Galloway, y commandait les Anglais et y eut un bras emporté. C'était un très bon officier parmi eux, qui se retira en Angleterre et n'a pas servi depuis. Ils furent plus heureux devant Barcelone, qui se rendit le 4 octobre, la garnison prisonnière de guerre, excepté le vice-roi, le duc de Popoli et quelques officiers distingués. On voulut longtemps douter de cette nouvelle, et [de] beaucoup de cruautés exercées par les Allemands.

Le roi partit le 26 octobre de Fontainebleau, s'en retournant par Villeroy et par Sceaux, où il séjourna. Il apprit en même temps le couronnement du roi Stanislas Lesczinski. Il ne prévoyait pas alors assurément, et s'il se peut beaucoup moins auparavant, que dans sa chute la plus profonde, sans pain et sans un pouce de terre, il deviendrait beau-père de son héritier, et aussi peu encore de qui serait cet ouvrage. Il apprit aussi en même temps la mort du fameux Tekeli, arrivée à Constantinople, jeune encore, mais perdu de goutte et depuis longtemps ne pouvant plus se remuer. Il était sur un grand pied de considération et de rang, à peu près comme un grand souverain en asile; et y touchait fort gros, et très exactement payé.

La mer aurait été plus heureuse par la quantité de riches et grosses prises et de combats particuliers de nos vaisseaux et de nos armateurs sans la mort de Saint-Paul, qui s'y était le plus signalé, et qui fut fort regretté. Il mourut en se rendant maître de onze vaisseaux marchands venant de la mer Baltique par la prise de trois gros vaisseaux anglais qui les convoyaient. Cette action se passa le dernier octobre. Saint-Paul ne laissa que trois neveux fort jeunes; le roi donna des pensions à tous les trois.

La Feuillade, ou son secrétaire, fit une méprise qui coûta bon. Il manda au gouverneur d'Acqui de le venir joindre avec sa garnison. Au lieu d'Acqui, il mit d'Asti; et le gouverneur de cette dernière place obéit. M. de Savoie, incontinent averti d'une évacuation si peu attendue, se saisit d'Asti tout aussitôt, et mit tout le Montferrat à contribution. La Feuillade marcha pour la reprendre; il fallut emporter des postes sur le chemin. En arrivant sur Asti, il trouva toutes les troupes du duc de Savoie et du comte de Staremberg, qui étaient derrière la place, dans laquelle ils firent passer beaucoup de cavalerie et d'infanterie, qui tomba rudement sur la tête de la petite armée que La Feuillade amenait. On fit fort valoir qu'il mit pied à terre à la tête des grenadiers, qu'il rétablit le combat, qu'il poussa les ennemis jusque sur la contrescarpe, qu'il prit deux étendards. On ne se vanta point de la perte, et on mit sur le compte des pluies et du débordement des rivières la retraite qu'il fit d'Asti, où il était arrivé pour en faire le siège, mais où il avait trouvé ce combat à soutenir, à Casal, où son dessein n'avait pas été d'aller. On perdit à ce combat d'Asti Imécourt et force gens, et Asti demeura au duc de Savoie.

Les pertes d'hommes en Allemagne et en Italie, plus grandes par les hôpitaux que par les actions, firent prendre le parti d'une augmentation de cinq hommes par compagnie, et d'une levée de vingt-cinq mille hommes de milice, laquelle fut une grande ruine et une grande désolation dans les provinces. On berçait le roi de l'ardeur des peuples à y entrer; on lui en montrait quelques échantillons de deux, de quatre, de cinq à Marly, en allant à la messe, gens bien trayés, et on lui faisait des contes de leur joie et de leur empressement. J'ai entendu cela plusieurs fois, et le roi les rendre après en s'applaudissant, tandis que moi par mes terres et par tout ce qui s'en disait, je savais le désespoir que causait cette milice, jusque-là que quantité se mutilaient eux-mêmes pour s'en exempter. Ils criaient et pleuraient qu'on les menait périr; et il était vrai qu'on les envoyait presque tous en Italie, dont il n'en était jamais revenu un seul. Personne ne l'ignorait à la cour. On baissait les yeux en écoutant ces mensonges et la crédulité du roi, et après on s'en disait tout bas ce qu'on pensait d'une flatterie si ruineuse. On donna aussi quantité de régiments à lever, ce qui fit une foule étrange de colonels et d'états-majors à payer, qui fut d'un grand préjudice; au lieu de donner un bataillon et un escadron de plus aux régiments déjà faits qui en auraient bientôt pris l'esprit, et n'auraient point eu l'inconvénient de nouvelles troupes et de petits régiments, qui par leur peu de nombre se détruisent promptement.

Je voyais souvent Callières; il avait pris de l'amitié pour moi, et je trouvais une grande instruction avec lui. Hochstedt, Gibraltar, Barcelone, la triste campagne de Tessé, la révolte de la Catalogne et des pays voisins, les misérables succès de l'Italie, l'épuisement de l'Espagne, celui de la France qui se faisait fort sentir d'hommes et d'argent, l'incapacité de nos généraux que l'art de la cour protégeait contre leurs fautes, toutes ces choses me firent faire des réflexions. Je pensai qu'il était temps, avant de courir les risques de tomber plus bas, de finir la guerre, et qu'elle se pouvait terminer en donnant à l'archiduc ce que nous pourrions difficilement soutenir, et faisant un partage qui n'aurait pas l'inconvénient de ne pouvoir soutenir le nôtre comme celui du traité de partage fait d'abord en Angleterre et accepté jusqu'au testament de Charles II; et un partage qui laisserait Philippe V un grand roi en lui donnant toute l'Italie, excepté ce qu'y tenaient le grand-duc et les républiques de Venise et de Gênes, l'État ecclésiastique de Naples et Sicile, trop éloignés et coupés du reste par l'État du pape; avoir pour le roi la Lorraine et quelques autres arrondissements et placer ailleurs les ducs de Savoie, de Lorraine, de Parme et de Modène. J'en fis le plan dans ma tête sans l'écrire, et je le dis à Callières, plutôt pour m'instruire que par croire avoir rien imaginé de fort bon et de praticable; je fus surpris de le lui voir goûter. Il m'exhorta à le mettre sur du papier, et à le montrer comme un projet aux trois ministres avec qui j'étais dans une liaison intime. Je résistai plusieurs jours; enfin, pressé par Callières, je lui promis d'en parler à ces messieurs, mais je ne pus me résoudre de rien mettre par écrit. M. de Beauvilliers, à qui j'en parlai le premier, trouva ce plan fort bon et fort raisonnable; M. de Chevreuse aussi. Ils voulurent que j'en parlasse aux deux autres. Le contraste de leur réponse perdrait trop, si la modestie m'empêchait de rapporter leur réponse, qui les peint tous deux au naturel. Le chancelier me répondit, après m'avoir écouté fort attentivement, qu'il voudrait me baiser au cul et que cela fût exécuté, et Chamillart, avec gravité, que le roi ne céderait pas un moulin de toute la succession d'Espagne. Dès lors je compris l'étourdissement où nous étions, et combien les suites en étaient à craindre.

Vers la fin de novembre arriva le comte d'Aguilar à Paris, qui fut présenté au roi par le duc d'Albe. Le roi d'Espagne l'envoyait au roi pour lui persuader le siège de Barcelone, et de trouver bon qu'il le fît en personne, avec le secours des vaisseaux et des troupes du roi. Aguilar ne réussit que trop dans sa commission, au malheur des deux couronnes, et qui mit celle du roi d'Espagne dans le plus extrême péril. Il était ou prétendait être Manrique de Lara, grand d'Espagne par sa mère et fils unique de ce comte de Frigilliane dont il a été parlé à l'occasion du testament de Charles II, et qui en apprit publiquement les dispositions à l'ambassadeur de l'empereur d'une manière si cruelle et si plaisante, comme je l'ai raconté alors. Il y aurait bien des choses curieuses et singulières à raconter de ce comte de Frigilliane, qui disait de soi-même qu'il serait le plus méchant homme d'Espagne et le plus laid, s'il n'avait pas un fils. Ce dernier était jeune, plein d'ambition, de ruse, de fausseté, de noirceur. Je ne sais si la similitude avait fait cette union, mais le duc de Noailles et lui avaient lié une amitié étroite en Espagne, qui a toujours duré intime et avec une confiance entière. En sus de son ami, le premier homme d'Espagne en capacité, et le premier aussi en esprit et à être dangereux dans une cour; grand poltron, grand pillard, et ne put pourtant s'enrichir. Les premières places lui passèrent successivement par les mains: jamais content d'aucune, et pas une aussi ne lui demeura. Il était lors l'un des quatre capitaines des gardes du corps, et fut successivement colonel du régiment des gardes espagnoles, chef des finances, et plus longtemps de la guerre avec tout pouvoir; capitaine général et commandant en chef, gentilhomme de la chambre et favori, enfin conseiller d'État, c'est-à-dire ministre, et tout cela rapidement. Toujours craint et généralement haï, il a passé les vingt dernières années de sa vie en disgrâce, presque toujours exilé à sa commanderie de Saint-Jacques, à plus de quarante lieues de Madrid, et de lieues d'Espagne, et d'ailleurs éloignée de tout. Il y aura plus d'une fois occasion de parler de lui. Cette commanderie était de plus de trente mille livres de rente, affectée au chancelier de l'ordre.

Aguilar, qui avait la Toison, brigua cette place de chancelier, l'obtint et quitta la Toison, alors incompatible. Le duc de Frias, qu'on connaît mieux sous le nom de connétable de Castille, le même dont j'ai parlé, fut si indigné de cette action, que par rodomontade il remit sa croix de Saint-Jacques avec une commanderie de vingt mille livres de rente qu'il avait, et demanda et eut la Toison qu'Aguilar avait quittée. Ces grosses commanderies, assez communes dans les trois ordres d'Espagne, faisaient négliger la Toison aux seigneurs espagnols, qui était répandue aux grands seigneurs sujets ou affectionnés à l'Espagne, en Italie et aux Pays-Bas, qui en étaient fort avides, outre quelques-unes que l'empereur demandait pour des seigneurs principaux qui le servaient. Mais douze ou quinze ans depuis l'avènement de Philippe V à la couronne, ils ont trouvé moyen de s'accommoder avec Rome, qui a rendu ces trois ordres compatibles en payant tous les cinq ans une modique annate sur leurs commanderies quand ils ont d'autres ordres, dont ils obtiennent encore de fortes remises. Depuis cette invention, les plus grands seigneurs d'Espagne sont devenus fort empressés pour la Toison, et peut-être plus encore pour l'ordre du Saint-Esprit. En ce même temps Ronquillo, dont j'ai parlé, fut fait gouverneur du conseil de Castille.

Tout étant réglé avec Aguilar pour le siège de Barcelone, le duc de Noailles, qui n'avait pu faire les deux dernières campagnes, et qui se portait mieux, aiguillonné par l'exemple de La Feuillade et par celui de son père, voulut se servir du même chausse-pied pour arriver rapidement au commandement des armées. Il demanda d'aller commander dans son gouvernement de Roussillon, l'obtint et se hâta de s'y rendre, pour l'exercer quelque temps avant d'être effacé en servant au siège de Barcelone.

Je partageai en même temps, avec la plus sensible amertume, le malheur de M. et de Mme de Beauvilliers; ils avaient deux fils de seize, et dix-sept ans, bien faits et qui promettaient toutes choses. L'aîné venait d'avoir un régiment sans avoir eu d'autre emploi, et le cadet en allait avoir un autre. Le cadet mourut de la petite vérole à Versailles, le 25 novembre. La même maladie commençait à prendre à l'aîné, qui en mourut aussi le 2 décembre. Le père et la mère pénétrés de douleur à la mort du premier, allèrent sur-le-champ en faire un sacrifice à la messe, et y communièrent l'un et l'autre; à la mort de l'autre ils eurent la même foi, le même courage, la même piété. Leur affliction fut extrême et ce ver rongeur dura le reste de leur vie: l'extérieur n'en changea point. M. de Beauvilliers continua ses fonctions ordinaires. Pour chez lui, il se donna relâche, et pendant quelques jours ne vit que sa plus étroite famille et ses plus intimes amis. Je ne connais point de sermon si touchant que la douleur et la résignation profonde de l'un et de l'autre. Leur sensibilité entière, sans rien prendre sur leur soumission et leur abandon à Dieu; un silence, un extérieur doux, apparemment tranquille, mais concentré et toujours quelques paroles de vie qui sanctifiaient leurs larmes. Après les premiers temps, je détournais doucement la conversation quand M. de Beauvilliers me parlait de ses enfants; il s'en aperçut et me dit que je croyais bien faire pour détourner l'objet de la douleur, qu'il m'en remerciait, mais qu'il y avait un si petit nombre de personnes à qui il se permît d'en parler, qu'il me priait d'en continuer les discours quand il m'en parlerait, parce que cela le soulageait, et qu'il ne le faisait que quand il s'en sentait pressé; je lui obéis, et très souvent tête à tête il m'en parlait, et je vis en effet que de continuer avec lui là-dessus le soulageait. Son gendre n'était pas tourné à lui donner de la consolation, il tenait toujours sa femme à Paris, et toutes les autres filles de M. de Beauvilliers étaient religieuses. Je n'aurai que trop occasion de parler du duc de Mortemart.

Les jésuites cherchaient depuis longtemps à s'emparer de la cure de Brest, et d'en faire un bon bénéfice. Ils en trouvèrent la jointure, et ils ne la manquèrent pas; mais ils y trouvèrent aussi tous les habitants si opposés, qu'ils ne les purent gagner avec toutes leurs douces et fines industries. Ils se gardèrent bien de commettre leur affaire à aucun tribunal. Ils obtinrent une évocation pour être jugés devant le roi. Quel que fût leur crédit et le désir du roi de leur accorder toutes leurs demandes, il fut impossible de briser toute règle et toute équité devant eux. Le roi pourtant de son autorité leur accorda la cure, mais avec des modifications qui ne leur plurent pas, et qui ne consolèrent pas les habitants d'avoir de tels pasteurs malgré eux.

Les armées de Flandre et d'Allemagne étant séparées, Marsin et peu après Villars arrivèrent. Le maréchal de Villeroy fut le dernier; il prit son temps de paraître la nuit de Noël pendant matines. Le roi lui fit une réception dont il fut d'autant plus content qu'elle fut plus publique, et qu'il avait fait bien du brouhaha en entrant. Il s'occupa le reste de l'office à galantiser les dames, à recevoir les compliments de ce qu'il y avait là de principal, les respects des autres, et à battre la mesure de la meilleure grâce du monde, avec une justesse que lui-même admirait.

Surville, dont l'affaire en vieillissant ne devenait pas meilleure, fut amené d'Arras à la Bastille, La Barre demeurant en pleine liberté.

Roquelaure eut peu après son retour une petite audience du roi pour se justifier de sa négligence à garder les lignes, de sa fuite et de tout le désordre qui s'en était suivi. Le roi épris de Mlle de Laval, fille d'honneur de Mme la Dauphine, la maria à Biran, fils de Roquelaure, duc à brevet, moyennant un autre brevet de duc pour lui. On n'oubliera guère le bon mot qui lui échappa en nombreuse compagnie à la naissance de sa fille aînée. « Mademoiselle, dit-il, soyez la bienvenue, je ne vous attendais pas sitôt. » En effet, elle ne s'était pas fait attendre. C'était un plaisant de profession, qui, avec force bas comique, en disait quelquefois d'assez bonnes et jusque sur soi-même, comme on le voit ici. Le roi eut toujours de la considération et de la distinction pour Mme de Roquelaure, née aussi plus que personne que j'aie connu pour cheminer dans une cour. Il ne put enfin résister à ses peines sur la situation de son mari. On verra bientôt de quelle façon il fut tiré du service pour toujours. Elle n'apporta pas un écu en mariage dans une maison fort obérée. Son art et son crédit la rendirent une des plus solidement riches; mais la beauté heureuse était sous Louis XIV la dot des dots, dont Mme de Soubise est bien un autre exemple.

Vers la fin de l'année Tessé maria son fils aîné à la fille de Bouchu, conseiller d'État, duquel j'ai parlé il n'y a pas longtemps. Ce fut le contraire de celui de Mme de Roquelaure, ni esprit, ni art, ni naissance, ni beauté, mais des écus sans nombre, et c'est ce qu'il fallait à Tessé.

Le duc de Duras en fit un plus assorti. Il épousa Mlle de Bournonville, dont tout le bien, qui était fort grand, était acquis par la mort de son père et de sa mère. Elle était à Paris dans un couvent; la maréchale de Noailles l'avait souvent chez elle à la cour pour les bals, où elle dansait à ravir. Jamais personne ne représenta mieux la déesse de la Jeunesse. Elle en avait tous les agréments et toute la gaieté. La maréchale en fit tellement comme de sa fille qu'elle la maria chez elle et y logea et nourrit les mariés. Qui l'aurait dit au maréchal de Duras qui haïssait le maréchal de Noailles et qui le ménageait si peu?

Listenais épousa aussi vers le même temps une fille de la comtesse de Mailly; ces deux mariages signés et déclarés les derniers jours de cette année ne furent célébrés que les premiers jours de la suivante. Mme du Maine depuis longtemps avait secoué le joug de l'assiduité, de la complaisance et de tout ce qu'elle appelait contrainte; elle ne se souciait ni du roi ni de M. le Prince qui n'aurait pas [été] bien reçu à contrarier où le roi ne pouvait plus rien, qui était entré dans les raisons de M. du Maine. À la plus légère représentation il essuyait toutes les hauteurs de l'inégalité du mariage, et souvent pour des riens, des humeurs et des vacarmes qui avec raison lui firent tout craindre pour sa tête. Il prit donc le parti de la laisser faire, et de se laisser ruiner en fêtes, en feux d'artifice, en bals et en comédies qu'elle se mit à jouer elle-même en plein public, et en habit de comédienne, presque tous les jours à Clagny, maison près Versailles et comme dedans, superbement bâtie pour Mme de Montespan qui l'avait donnée à M. du Maine depuis qu'elle n'approchait plus de la cour.

À la fin de l'année M. le duc de Berry fut délivré de ses gouverneurs. Jamais jeune homme ne fut si aise.

Enfin Montmélian, bloqué depuis si longtemps, se rendit le 12 décembre. On prit le bon parti aussitôt après de le faire sauter.

L'année finit et la suivante commença par un cruel fracas sur l'évêque de Metz. Jamais aventure si éclatante ni plus ridicule. Un enfant de choeur, qu'on dit après être chanoine de l'église de Metz, fils d'un chevau-léger de la garde, sortit fuyant et pleurant de l'appartement de M. de Metz où il était seul pendant que ses domestiques dînaient, et s'alla plaindre à sa mère d'avoir été fouetté cruellement par M. de Metz. De ce fouet fort indiscret et, s'il fut vrai, fort peu du métier d'un évêque, des gens charitables voulurent faire entendre pis, et le chapitre de la cathédrale à s'émouvoir et à instrumenter. Le chevau-léger accourut en poste à Versailles où il se jeta aux pieds du roi avec un placet, demandant justice et réparation. La maréchale de Rochefort m'envoya chercher partout, m'apprit l'aventure, et me pria de prévenir Chamillart, qui avait Metz dans son département, et de ne rien oublier pour l'engager à servir efficacement M. de Metz dans une affaire si cruelle que ses ennemis lui suscitaient, et qui intéressait l'honneur de toute sa famille. Je m'en acquittai sur-le-champ, et Chamillart, naturellement obligeant, s'y porta le mieux du monde. Il se fit donc ordonner par le roi d'écrire à l'intendant de Metz d'assoupir cette affaire, et de faire en sorte qu'il n'en fût plus parlé. Mais le cardinal de Coislin, averti à Orléans de ce fracas, qui était l'honneur, la piété et la pureté même, accourut dans l'instant qu'il l'apprit, et supplia le roi pour lui et pour son neveu que l'affaire fût éclaircie, qu'on punît ceux qui méritaient de l'être; que, si c'était son neveu, il perdît son évêché et sa charge dont il était indigne; mais qu'il était juste aussi, s'il était innocent, que la réparation de la calomnie fût publique, et proportionnée à la méchanceté qu'on lui avait voulu faire. L'affaire dura depuis Noël, que le cardinal de Coislin arriva, jusqu'au 18 janvier, que le roi ordonna que le chevau-léger avec toute sa famille irait demander pardon en public à M. de Metz chez lui, dans l'évêché, et que les registres du chapitre de la cathédrale seraient visités, et tout ce qui pouvait y avoir été mis et qui pouvait blesser M. de Metz entièrement tiré et ôté, tellement que ce vacarme, épouvantable d'abord, s'en alla bientôt en fumée.

Le rare est que M. de Metz s'était fait prêtre de concert avec son oncle, malgré et à l'insu de son père qui le voulait marier, voyant le marquis de Coislin, son fils aîné (et il n'avait que ces deux-là), impuissant plus que reconnu depuis son mariage. On crut donc que l'abbé de Coislin, qui avait une petite abbaye et la survivance de son oncle, se sentant impuissant comme son frère, n'avait pas voulu, comme lui, s'exposer au mariage, et que cette raison l'en avait plus éloigné que la peur de mourir de faim, encore plus que son frère. La vérité est qu'il n'avait que si peu de barbe, qu'on pouvait dire qu'il n'en avait point, et qu'encore que sa vie n'eût jamais été ni dévote ni bien mesurée, on n'avait jamais pu attaquer ses moeurs. La suite de sa vie toujours singulière, parce qu'il l'était beaucoup, et qui a été infiniment réglée, appliquée à son diocèse jusqu'à sa mort arrivée en 1733, et tout éclatante des plus grandes et des meilleures couvres en tout genre, et cachées et publiques, a magnifiquement démenti ou l'imprudence ou le guet-apens dont son oncle et lui pensèrent mourir de douleur, et dont la santé du premier ne s'est jamais bien rétablie.

Suite
[4]
Voy., note à la fin du volume sur le procès, la condamnation et l'exécution de Fargues.