CHAPITRE V.

1705

Mon procès de Brissac. — Deux fortes difficultés à succéder à la dignité de Brissac. — Cossé reçu duc et pair de Brissac. — État et reprise de mon procès de Brissac. — Voyage à Rouen. — Singulière attention du roi. — Intimité de tout temps à jamais interrompue entre le duc d'Humières et moi. — Ingratitude de Brissac. — Course à Marly. — Service de La Vrillière. — Je gagne mon procès. — M. et Mme d'Hocqueville. — Fortunes nées de ce procès. — Anecdote sur l'abbé depuis cardinal de Polignac.

Je n'ai pas cru devoir interrompre le fil des événements de cette année par le récit d'un événement particulier à moi, qui pourrait même ne tenir ici aucune place, sans le rapport qui se trouvera des semences qui s'y jetèrent fort naturellement à des affaires plus importantes qui se développeront dans la suite. On a vu ci-devant (t. II, p. 231) les difficultés que le comte de Cossé rencontra à succéder à la dignité du duc de Brissac, son cousin germain et mon beau-frère [5] ; combien peu j'avais de raisons de famille de m'intéresser pour lui, avec qui, d'ailleurs, je n'avais aucune liaison, et que néanmoins l'intérêt de la continuation de nos dignités dans nos maisons et que leur durée ne dépendît pas du mauvais état d'une succession, de l'humeur des créanciers et de la fantaisie des hommes, me fit prendre l'intérêt de Cossé jusqu'à faire ma partie pour lui avec plusieurs des principaux pairs que j'excitai et que j'entraînai, contre un nombre d'autres, qui très mal à propos touchés de gagner un rang d'ancienneté (et Brissac est antérieur à moi) s'étaient unis pour l'extinction de cette pairie et m'avaient fait parler pour m'unir à eux, et qui furent arrêtés tout court par l'union contraire que j'avais faite aussitôt. Maintenant il faut dire qu'outre toutes les raisons de mécontentement que j'avais d'un beau-frère qui avait été le fléau de ma soeur, au point que leur séparation ne put se faire que par l'intervention de M. le Prince le héros, qui se chargea des pièces pour les représenter si jamais M. de Brissac voulait revenir contre cette séparation, et qui l'auraient mené personnellement bien loin, laquelle fut homologuée au parlement et constamment tenue, j'avais un procès contre mon beau-frère depuis la mort de ma soeur, et depuis la sienne avec ses représentants, où il s'agissait de cinq cent mille livres. Ma soeur, morte en 1683, m'avait fait son légataire universel. MM. de La Reynie et Fieubet, deux conseillers d'État si connus, exécuteurs de son testament, et M. Bignon, autre conseiller d'État aussi fort considéré, élu en justice mon tuteur pour cette succession pendant ma minorité, sans que pas un des trois eussent avec nous la moindre parenté. M. de Brissac, et après lui ses représentants, me demandaient cent mille écus. Je prétendais n'en rien devoir, et je leur demandais au contraire deux cent mille francs restant des six cent mille de la dot de ma soeur. Cette créance si privilégiée, si elle était déclarée bonne, était antérieure à tous les créanciers personnels de mon beau-frère, et faisait porter à faux pour autant de leurs créances par la multitude qu'il y en avait. M. de Cossé, qui ne pouvait être duc qu'en vertu de son héritage, était donc obligé de les payer tous. Il me proposa de passer un acte par lequel il s'engageait pour mes cinq cent mille livres, en son propre et privé nom, et sa femme avec lui, afin de me mettre hors d'intérêt quelque succès qu'eût mon procès. Je ne le voulus point quelque presse qu'il m'en fît, et ceux qui se mêlaient de mes affaires.

Je considérai [6] que je le ruinais, non seulement par un engagement si fort, au cas que je perdisse mon procès, mais que c'était un éveil que je donnerais si la chose venait à être connue, comme il était difficile qu'elle ne le fût pas, et que beaucoup de créanciers périclitants forceraient Cossé à faire pour eux la même chose et l'épuiseraient entièrement. J'aimai donc mieux hasarder cinq cent mille livres au jugement qui interviendrait, que me les laisser assurer, quelque certaine qu'en fût l'assurance que Cossé m'en offrait, et par la force de l'acte, et par l'ancienneté de cette créance et son privilège. Cossé se trouva comblé d'une générosité si peu attendue; les maréchales de La Meilleraye et de Villeroy ne le furent pas moins. Je devins le chef de son conseil pour toutes ses démarches. Il était tous les matins chez moi, et mes gens d'affaires conduisaient les siens pas à pas. Ce ne fut pas sans peines et sans obstacles. Le maréchal de Villeroy lui en aplanit un qui eût ruiné tous nos soins: il lui rendit favorable le premier président Harlay, esclave de la faveur. Le maréchal en brillait alors, et Harlay, de plus, se trouvait flatté de sa parenté proche; la mère du premier maréchal de Villeroy, grand'mère de celui-ci, était Harlay, fille du célèbre Sancy.

Deux difficultés capitales étaient en ses mains, gouvernant comme il faisait le parlement à baguette. La maréchale de Villeroy, soeur de mon beau-frère, et son héritière naturelle et nécessaire, avait renoncé à sa succession en faveur de Cossé, leur cousin germain. Le maréchal de Villeroy l'y avait autorisée, et fait renoncer aussi ses enfants. Mais il ne dépendait pas de la faveur d'une héritière de faire un duc et pair. En acceptant la succession, la dignité demeurait éteinte, parce qu'elle n'était pas pour les femelles; en y renonçant, Cossé qui était mâle, issu de l'impétrant, recueillait la dignité avec la succession. Ainsi, la succession ne lui arrivant qu'au refus d'une femelle, on lui pouvait objecter qu'il ne pouvait recevoir que ce que la femelle aurait recueilli, en qui la dignité se serait éteinte, par quoi il n'était recevable qu'aux biens non à la dignité, et c'est ce à quoi Cossé n'eût jamais pu parer si cette objection lui avait été faite par gens qui eussent eu qualité pour la pouvoir faire, tels qu'étaient les pairs, surtout les postérieurs à l'érection de Brissac.

L'autre difficulté, dont le premier président fut le maître, avait une autre épine plus fâcheuse encore, et qui, relevée par des pairs opposants, eût suffi seule pour éteindre la pairie; c'est que l'enregistrement fait par le parlement de la pairie de Brissac en exceptait formellement les collatéraux exprimés dans les lettres; et Cossé, bien qu'issu de mâle en mâle de l'impétrant, son arrière-grand-père, était cadet, et partant collatéral. Harlay, partie adresse, partie autorité, glissa sur l'une et sur l'autre, et quand tout fut ajusté avec les créanciers, ce qui dura assez longtemps, prépara tout polir la réception au parlement de Cossé, comme duc et pair de Brissac, qui y prêta serment et prit séance sans aucune difficulté alors, 6 mai 1700. Ce ne fut pas sans de nouveaux remerciements de sa part et de toute sa famille, pleins de protestations publiques qu'il nie devait entièrement, et plus d'une fois, la dignité dont il venait d'entrer en possession. Le roi n'avait point voulu s'en mêler et avait renvoyé cette affaire au parlement.

Cette grande affaire consommée, je ne craignis plus de lui causer d'embarras en reprenant mon procès que je n'avais interrompu que pour lui. Je l'avais gagné deux fois de suite au parlement de Rouen contre mon beau-frère, qui, remarié à la soeur de Vertamont, premier président au grand conseil, en avait toute la parenté nombreuse au parlement de Paris; c'est ce qui avait fait évoquer cette affaire en celui de Rouen. Il ne s'agissait de rien de nouveau. La duchesse d'Aumont, qui, dans les dernières années de la vie de mon beau-frère, lui avait prêté de l'argent, et dont la dette périclitait, prétendait, avec quelques autres créanciers aussi nouveaux, remettre ce même procès au jugement du parlement de Paris, comme chose à son égard toute neuve, n'étant pas encore créancière lors de mes arrêts, quoiqu'elle n'eût rien à alléguer qui n'eût été dit par mon beau-frère lors du premier arrêt que j'avais obtenu, et par ses créanciers avec lui lors du second. Il en fallut venir à un règlement de juges au conseil [7] . La duchesse d'Aumont, abusant de l'abattement des derniers temps de la vie du chancelier Boucherat, retarda tant qu'elle put, et vint à bout de faire nommer vingt-deux rapporteurs l'un après l'autre, qu'elle récusa tous vingt-deux, et que j'acceptai tous. Ce chancelier enfin nomma Méliant, fils de ce Méliant, parent et serviteur si particulier de M. de Luxembourg, et qui s'intrigua tant et si publiquement pour lui dans son procès de préséance contre nous. Ce rapporteur me déplut fort par cette raison; mais c'était le vingt-troisième, et il ne fallait pas donner lieu à Mme d'Aumont de chicaner sans fin. Nous sûmes, à n'en pas douter, qu'elle était sûre du succès au fond, en demeurant à la chambre des enquêtes, où ses causes étaient commises au parlement de Paris, et Menguy, rapporteur de toutes, et qui l'eût été de celle-ci, n'avait pas été honteux de s'en expliquer tout haut. Aloi aussi, j'espérais trouver une troisième fois la même justice au parlement de Rouen, que j'y avais rencontrée les deux premières. Ainsi de part et d'autre, nous fûmes en grand mouvement, et nous en étions là lorsque je commençai à presser ce jugement que la duchesse d'Aumont avait tant éloigné, et qu'elle aurait laissé dormir toute sa vie.

Nous voilà donc aux sollicitations. Ma surprise, pour ne rien dire de plus, fut grande de trouver le nouveau duc de Brissac en mon chemin, après tout ce que j'avais fait pour lui et toutes ses protestations. Je m'en plaignis à la maréchale de Villeroy. Elle le blâma, mais; dans la suite, un si grand intérêt pour lui la séduisit à le servir de son crédit par cet amour démesuré qu'elle avait pour sa maison, en me conservant toutefois la même amitié et cette même familiarité et liberté de commerce. Quoique je fusse peu ébloui d'autre chose que du mérite des maréchaux de Brissac, des exploits et des services du premier, de l'adresse, de la science de cour, des tortuosités, de la valeur et des actions du second, des changements de parti faits avec justesse du troisième, et nullement de rien qui les eût précédés, où en effet il n'y a pas à se prendre, l'amitié et la connaissance que j'avais de cette folie de maison de la maréchale me fit le lui pardonner et vivre avec elle à l'ordinaire. Ce qui me sembla le plus étrange fut la découverte que nous fîmes que ce que j'avais refusé Mme d'Aumont l'avait exigé pour s'ôter du chemin de M. de Brissac sur sa dignité. Lui et sa femme s'étaient obligés à la dette de Mme d'Aumont, si elle venait à la perdre, tellement que ce procès était moins le sien que celui de M. de Brissac.

Méliant, sollicité contre moi par toute sa famille, que j'avais peu ménagée lors du procès de M. de Luxembourg, examina le nôtre. Il était prévenu contre moi, il souhaitait de plus que j'eusse tort et de pouvoir s'affermir dans l'opinion qu'il avait prise d'avance. Le travail qu'il fit le désabusa, et l'équité l'emporta sur la volonté. Il fut même si indigné des chicanes qu'il y vit et de celles que Mme d'Aumont, le comptant à elle, ne lui dissimula pas qu'elle préparait, qu'il se hâta de rapporter l'affaire, et cacha pour cela à sa famille la mort d'une soeur qu'il aimait fort.

L'intérêt, qui amène la bassesse, avait introduit depuis plusieurs années la coutume de se faire accompagner aux jugements des grands procès. Nous parûmes donc, de part et d'autre, à l'entrée des juges au conseil avec une nombreuse parenté. Je causais dans la pièce du conseil avec quelques juges, tandis que M. de Brissac était à la porte à les voir entrer. Il lui échappa quelque bêtise sur Mme de Mailly, la dame d'atours, et tous les Bouillon entre autres qui étaient avec nous, et bavardait avec les juges qui entraient, avec affectation, pour empêcher Mme de Saint-Simon de leur parler. Quelque douce et modeste qu'elle fût, ce procédé lui déplut. Elle ne put s'empêcher de lui dire qu'elle était étonnée de le voir si vif contre moi. Il répondit avec quelque politesse que cinq cent mille livres de différence pour lui, lui en faisaient une si grande qu'il ne fallait pas s'étonner s'il y était sensible. « Mais, monsieur, lui répliqua Mme de Saint-Simon d'une voix mesurée, mais avec hauteur, c'en était une bien plus grande d'être M. de Cossé, ou de vous trouver duc de Brissac. » Il fit la pirouette et disparut. Il traversa la cour et s'en alla chez Livry, où il y avait toujours grand monde et grand jeu tout le jour. Il se mit à parler de son procès, qui était la nouvelle du jour. La Cour, qui jouait, et qui avait été capitaine des gardes de M. le maréchal de Lorges, lui demanda s'il n'avait pas ouï dire que je l'avais fait duc et pair. La force de la vérité le lui fit avouer formellement. Là-dessus chacun lui, tomba sur le corps. Pour fin, lui et Mme d'Aumont perdirent leur procès avec ignominie, c'est-à-dire avec amende et dépens, et l'affaire renvoyée à Rouen. On veut bien être ingrat, mais on ne veut pas en être soupçonné. La cour, qui en est pleine, cria fort contre Brissac et contre les chicanes de Mme d'Aumont, que nous n'avions pas laissé ignorer, et, depuis la maison royale, tous nous firent des félicitations.

Il y avait déjà des années que tout était prêt à juger sans y avoir pu parvenir. M. d'Aumont allait passer sept ou huit mois tous les ans à Boulogne, et tous les ans c'étaient des lettres d'État. Après sa mort, Mme d'Aumont, qui avait fait en sorte d'y mettre son beau-fils en quelque intérêt, voulut user de même de ses lettres d'État. Il était extrêmement de ma connaissance, et n'avait jamais eu lieu d'aimer ni d'estimer sa belle-mère. Il me donna sa parole qu'elle n'aurait point ses lettres d'État, et sur cette parole nous nous mîmes en état cette année-ci de faire juger ce procès à Rouen. J'y avais déjà été une fois qu'il fut appointé. Le Guerchois, avec qui ce procès m'avait lié de jeunesse, y était venu avec moi. Son père y était mort procureur général en première réputation, et sa famille la plus proche y occupait les premières places de la magistrature. M. de Bouillon, et tous les Bouillon qui se souvenaient de ce que j'avais fait dans leur procès de la coadjutorerie de Cluni, n'oublièrent rien pour me le rendre, et ils avaient grand crédit à Rouen. L'affaire, ce nous semblait, allait toute seule, nous ne songeâmes point à faire le voyage de Rouen. Tandis qu'on y travaillait à notre affaire, nous allâmes à la Ferté avec M. et Mme de Lauzun et bonne compagnie pour une quinzaine. Il n'y avait pas huit jours que nous y étions, qu'on nous manda de Rouen que MM. de Brissac et d'Humières y étaient, et que tous nos amis nous conseillaient fort d'y aller. Nous partîmes donc sur-le-champ pour nous y rendre, et nous allâmes loger dans la belle maison d'Hocqueville, premier président de la cour des aides, qui avait un frère président à mortier. La mère de Guerchois était leur soeur; j'avais eu occasion de faire des plaisirs considérables à plusieurs des principaux de ce parlement; ce fut donc, dans toute la ville, à qui nous festinerait le plus. Il fallut capituler pour dîner chez nous, parce que nous en voulions donner tous les jours à grand monde, et allions les soirs où nous étions retenus, et nous l'étions toujours et de huit jours d'avance. C'étaient des fêtes plutôt que des soupers. Chez moi, on s'y portait. Je ne vis jamais gens si polis, si aimables, ni plus magnifiques et de meilleure compagnie. Le mal était que nous n'y dormions point, parce qu'il fallait courir la matinée de bonne heure pour notre affaire. MM. de Brissac et d'Humières s'étaient mis dans une hôtellerie et furent peu accueillis. Ils étaient venus en poste et sans équipage; notre représentation plaisait davantage.

Au bout de huit ou dix jours que nous fûmes là, je reçus une lettre de Pontchartrain, qui me mandait que le roi avait appris avec surprise que j'étais à Rouen, et l'avait chargé de me demander de sa part pourquoi et pour combien j'y étais, tant il était attentif à ce que devenaient les gens marqués et qu'il avait accoutumé de voir autour de lui, quoique sans aucune privance. Ma réponse ne fut pas difficile.

J'étais d'enfance ami intime du duc d'Humières à nous voir tous les jours. Ce procès ne fit pas la plus légère altération dans notre amitié et dans notre conduite. Nous nous cherchâmes dès que je fus à Rouen. Il venait dîner chez moi, et comme j'eus fait entendre cette liaison, on le priait à souper avec nous. Pour le Brissac, j'affichai son ingratitude, et je déclarai que je ne voulais ni le voir ni le rencontrer. Il en fut si accablé de honte et d'embarras, qu'il nous évita si bien qu'en effet nous ne le vîmes nulle part. Il m'en fit parler avec douleur, mais je tins ferme dans cette conduite avec lui, et il me revint qu'il convenait partout de tout ce que j'avais fait pour lui. Au palais, qui fut le seul lieu où je le vis à l'entrée des juges, son air embarrassé avec moi, et, si je l'osais dire, respectueux, d'un homme qui ne me devait que par ce que je l'avais fait, montrait à tout le monde le poids du personnage qu'il faisait, et ce contraste de lui et de M. d'Humières avec moi était un spectacle pour la ville.

Ils étaient presque seuls au palais. Avec nous étaient une foule de gens et toutes les principales femmes, même celles de plusieurs de nos juges, presque toutes celles des présidents à mortier, ce qui nous surprit fort des femmes de nos juges. Le parlement eut la considération, c'est-à-dire la grand'chambre, de suspendre toute autre affaire pour juger la nôtre. Le rapport était déjà avancé, lorsqu'il fut suspendu par l'obstacle de tous le moins possible à prévoir. J'avais passé une partie de l'après-dînée à la promenade avec M. d'Humières. Il m'avait semblé peiné et embarrassé avec moi. Il y avait du monde avec nous, qui m'empêcha de lui demander ce qu'il avait, et lui aussi, à ce qu'il m'a dit depuis, eut plusieurs fois la bouche ouverte pour me parler. Je revins chez Mme de Saint-Simon, et nous nous disposions à nous en aller souper chez le président de Motteville, lorsque nous fûmes, avertis qu'il y avait des lettres d'État qui nous seraient signifiées le lendemain matin. Mon dessein n'est pas d'ennuyer par le récit de ce qui n'intéresse que moi; mais il faut expliquer ce qui a trait à des choses plus importantes qui se retrouveront. C'était le lundi au soir. Le parlement de Rouen, dont les vacances ne sont pas réglées aux mêmes temps que Paris, finissait le samedi suivant. La tournelle et le changement des présidents, tous là à mortier, et qui président tantôt à la grand'chambre, tantôt en celle des enquêtes, nous donnait, au parlement suivant, tous juges nouveaux, ni instruits ni au fait de cette affaire, qu'il aurait fallu recommencer comme toute neuve devant eux, sans savoir encore quand les chicanes auraient fini. D'un autre côté, le roi était à Marly, où il n'y avait point d'exemple qu'il eût ouï parler d'aucune affaire de particuliers, qu'elles se rapportassent ailleurs devant lui qu'aux conseils de dépêches qui se tenaient de quinzaine en quinzaine, et souvent plus rarement, ni que des lettres d'État et de gens de cette considération fussent cassées sans communication, ce qui emportait encore d'autres longueurs.

M. d'Hocqueville et Mme de Saint-Simon me conseillèrent d'aller à Marly, au lieu d'y envoyer un courrier et des lettres, comme je voulais faire, et de tenir ce voyage caché. Je les crus. J'y arrivai à huit heures du matin le mardi 8 août. Le chancelier, et Chamillart me plaignirent, mais jugèrent le remède impossible.

La Vrillière, qui avait Boulogne dans son département, et qui était celui par qui mon affaire devait passer, s'offrit à tout, au hasard d'être mal reçu du roi. Conseil pris, il me donna à dîner, dressa lui-même ma requête avec moi, et se proposa de demander le lendemain matin permission au roi de la rapporter à l'entrée du conseil d'État. Les deux ministres l'approuvèrent sans oser espérer de succès. J'allai instruire le duc de Beauvilliers de mon aventure et de mes mesures, qui envoya prier Torcy de venir chez lui pour que je l'instruisisse aussi sans me montrer, après quoi j'allai coucher à Versailles, et le lendemain matin y attendre La Vrillière chez lui. Il arriva sur le midi et m'apprit que les lettres d'État avaient été cassées de toutes les voix. Il dressa l'arrêt devant moi, me donna à dîner pendant lequel il fut mis au net. Il le signa. Je le portai au chancelier, qui était aussi venu dîner à Versailles, allant à Pontchartrain, et c'était merveille comme il avait couché à Marly. Il me scella sur-le-champ mon arrêt, et je partis pour retourner à Rouen, où j'arrivai le jeudi à deux heures du matin, trois heures après un courrier par lequel j'y avais envoyé cette nouvelle peu espérée.

M. de Brissac s'en était allé, faisant confidence de sa joie de m'avoir remis à longs jours à tous les maîtres de poste de la route, qui, de surprise de me voir repasser sitôt, me le contèrent. J'eus encore un ordre du chancelier au parlement de passer outre au jugement, quoi qu'il pût arriver. Pontcarré, premier président, était de nos amis. Il n'avait eu aucune opinion de mon voyage, qui lui avait été confié, et fut fort aise d'en apprendre le succès. Il fit avertir les juges de s'assembler le samedi 11 août, dernier jour du parlement, de grand matin. Nous eûmes, dès quatre heures, un nombre infini d'hommes et de femmes chez nous pour nous accompagner au palais. Ce ne fut qu'alors que la cassation des lettres d'État fut signifiée. Le parlement était fort irrité de ces lettres d'État, après avoir tout suspendu pour notre affaire. Nous la gagnâmes tout d'une voix avec amende et dépens, et une acclamation qui fit retentir le palais et qui nous suivit par les rues. Le premier président, extrêmement pressé d'affaires domestiques, avait bien voulu attendre le succès de mon voyage, quoiqu'il n'en espérât rien. Nous le fûmes remercier et notre ancien et nouveau rapporteur. Nous ne pûmes aborder notre rue, tant elle était pleine, et la foule était dans la maison. Le feu prit à la cuisine, et ce fut merveille qu'il fut éteint sans dommage, après avoir étrangement menacé et nous avoir converti notre joie en amertume. Il n'y eut que le maître de la maison qui ne s'en émut point, avec une fermeté admirable. Nous dînâmes pourtant en grande compagnie; et, nos remerciements faits pendant trois ou quatre jours, ma mère s'en retourna à la Ferté, et nous allâmes, Mme de Saint-Simon et moi, voir la mer à Dieppe, puis à Cani, belle maison et belle terre de notre hôte, qui avait fort désiré de nous y voir.

C'était de ces magistrats simples, droits, modestes, des anciens temps, généreux, capables d'amitié et de services, mais justes avant tout. Il était fort riche et sans enfants. Sa femme ne sortait jamais de ce château. Elle était soeur de l'abbé Le Boults, mort aumônier du roi, grande, bien faite et avait été longtemps extrêmement du monde. Comme elle avait beaucoup d'esprit et un esprit aimable, aisé, gai, elle en avait conservé toutes les grâces, les manières et la liberté, dans la plus haute dévotion et la vie la plus austère qu'elle menait depuis plusieurs années, dans une solitude et une oraison presque continuelle, et toujours occupée de bonnes oeuvres, et les plus pénibles et les plus pénitentes; mais tout cela n'était que pour elle, on ne s'en apercevait pas. Tous deux donnaient beaucoup aux pauvres et vivaient dans une grande intelligence. Ils étaient l'admiration de leur pays. Nous les quittâmes à regret pour nous en retourner nous reposer trois semaines à la Ferté, et de là à la cour.

Mme d'Aumont ne pouvait comprendre le succès de son affaire, dont elle devint furieuse. Elle avait escamoté d'autorité les lettres d'État à l'intendant de son beau-fils, qui de Boulogne où il était les désavoua, et me le manda dès qu'il le sut, mais l'affaire déjà finie. Mme de Brissac, passant devant notre logis à Paris, y vit un feu que les domestiques que nous y avions laissés s'avisèrent d'allumer. Elle en fit demander la cause, et apprit par là l'événement de son procès. Son mari eut une telle honte, qu'il fut longtemps à m'éviter partout.

Cette affaire fit des fortunes que je dus à l'amitié de Chamillart. Il envoya Méliant intendant à Pau et de là à l'armée d'Espagne, où, par Mme des Ursins et par M. le duc d'Orléans, je lui procurai beaucoup d'agréments, et pendant la régence je lui obtins, et à Guerchois, à chacun une place de conseiller d'État. J'avais fait donner à ce dernier l'intendance d'Alençon, d'où il passa à celle de Franche-Comté. Son frère était capitaine aux gardes, et mourait d'envie de se tirer d'une situation où on ne chemine point. Le roi s'était fait une règle de ne jamais laisser passer ceux de ce corps à des régiments. Chamillart voulut bien en parler au roi, et fut repoussé par deux différentes fois. Il m'en vit si affligé que, sans que je lui en parlasse plus, ni lui à moi, il hasarda une troisième tentative, et emporta le régiment de la vieille marine. Le Guerchois fit merveilles à la tête de ce corps. Il fut bientôt maréchal de camp, puis lieutenant général, très distingué par sa capacité et fort employé. On a su par toute l'armée d'Italie que c'est à lui à qui fut dû le gain de la bataille de Parme, par la justesse de son coup d'oeil, et la hardiesse avec laquelle, étant de jour, il prit sur lui de faire occuper des cassines et de changer la disposition déjà faite, qui fut le salut de cette action. Mais il y reçut une blessure dont il mourut quelque temps après, avec les regrets de toutes les troupes, de tous les généraux, de tout le pays, par la netteté de ses mains et son exacte discipline, et avec les miens très sensibles.

La Vrillière, qui avait la Guyenne dans son département, avait eu des occasions de me faire des plaisirs sensibles sur mon gouvernement de Blaye. Son grand-père et son père étaient fort amis du mien. Ce dernier service couronna les autres, et lui valut la figure, unique dans le naufrage des secrétaires d'État, que celui-ci fit dans la régence. Cela se retrouvera en son lieu.

Avant que finir cette année, il faut ébaucher une anecdote dont la suite se retrouvera en son temps. L'abbé de Polignac, après ses aventures de Pologne et l'exil dont elles furent suivies, était enfin revenu sur l'eau. C'était un grand homme très bien fait avec un beau visage, beaucoup d'esprit, surtout de grâces et de manières, toute sorte de savoir, avec le débit le plus agréable, la voix touchante, une éloquence douce, insinuante, mâle, des termes justes, des tours charmants, une expression particulière; tout coulait de source, tout persuadait. Personne n'avait plus de belles-lettres; ravissant à mettre les choses les plus abstraites à la portée commune, amusant en récits, et possédant l'écorce de tous les arts, de toutes les fabriques, de tous les métiers. Ce qui appartenait au sien, au savoir et à la profession ecclésiastique, c'était où il était le moins versé. Il voulait plaire au valet, à la servante, comme au maître et à la maîtresse. Il butait toujours à toucher le coeur, l'esprit et les yeux. On se croyait aisément de l'esprit et des connaissances dans sa conversation; elle était en la proportion des personnes avec qui il s'entretenait, et sa douceur et sa complaisance faisaient aimer sa personne et admirer ses talents; d'ailleurs tout occupé de son ambition, sans amitié, sans reconnaissance, sans aucun sentiment que pour soi; faux, dissipateur, sans choix sur les moyens d'arriver, sans retenue ni pour Dieu ni pour les hommes, mais avec des voiles et de la délicatesse qui lui faisaient des dupes; galant surtout, plus par facilité, par coquetterie, par ambition que par débauche; et si le coeur était faux et l'âme peu correcte, le jugement était nul, les mesures erronées et nulle justesse dans l'esprit, ce qui, avec les dehors les plus gracieux et les plus trompeurs, a toujours fait périr entre ses mains toutes les affaires qui lui ont été commises.

Avec une figure et des talents si propres à imposer, il était aidé par une naissance à laquelle les biens ne répondaient pas, ce qui écartait l'envie et lui conciliait la faveur et les désirs. Les dames de la cour les plus aimables, celles d'un âge supérieur les plus considérables, les hommes les plus distingués par leurs places ou par leur considération, les personnes des deux sexes qui donnaient le plus le ton, il les avait tous gagnés. Le cardinalat était de tout temps son grand point de vue. Deux fois il avait entrepris une licence, deux fois il l'avait abandonnée. Les bancs, le séminaire, l'apprentissage de l'épiscopat, toutes ces choses lui puaient, il n'avait pu s'y captiver. Il lui fallait du grand, du vaste, des affaires, de l'intrigue. Celles du cardinal de Bouillon, auquel il s'était attaché, l'avaient fort écarté, et plus d'une fois, avaient pensé le perdre. Torcy, que pour ses vues il avait toujours particulièrement cultivé, l'avait sauvé plusieurs fois, et était toujours son ami intime, et depuis ce dernier retour, toute la fleur de la cour l'environnait sans cesse, il y brillait avec éclat, il en faisait les délices. Le roi même s'était rendu à lui par M. du Maine, à la femme duquel il s'était livré. Il était de tous les voyages de Marly, et c'était à qui jouirait de ses charmes. Il en avait pour toutes sortes d'états, de personnes, d'esprit.

Avec tout le sien, il lui échappa une flatterie dont la misère fut relevée, et dont le mot est demeuré dans le souvenir et le mépris du courtisan. Il suivait le roi dans ses jardins de Marly, la pluie vint; le roi lui fit une honnêteté sur son habit peu propre à la parer. « Ce n'est rien, sire, répondit-il; la pluie de Marly ne mouille point. » On en rit fort, et ce mot lui fut fort reproché.

Dans une situation si agréable, celle de Nangis qui était permanente, celle où il avait vu Maulevrier un temps, excita son envie. Il chercha à participer au même bonheur; il prit les mêmes routes. Mme d'O, la maréchale de Coeuvres, devinrent ses amies, il chercha à se faire entendre et il fut entendu. Bientôt il affronta le danger des Suisses, les belles nuits, dans les jardins de Marly. Nangis en pâlit. Maulevrier, bien que hors de gamme, à son retour en augmenta de rage. L'abbé eut leur sort: tout fut aperçu; on s'en parla tout bas, le silence d'ailleurs fort observé. Triompher de son âge ne lui suffit pas, il voulait du plus solide. Les arts, les lettres, le savoir, les affaires qu'il avait maniées, le faisaient aspirer à être reçu dans le cabinet de Mgr le duc de Bourgogne, dont il se promettait tout s'il pouvait y être admis.

Pour y aborder, il fallut gagner ceux qui en avaient la clef. C'était le duc de Beauvilliers qui, après l'éducation achevée, avait conservé toute la confiance du jeune prince. Son ministère et sa charge occupaient tout son temps. Il n'était ni savant, ni homme de beaucoup de lettres, l'abbé n'était lié avec personne qui le fût avec lui, il ne put donc frapper là directement. Mais le duc de Chevreuse, en apparence moins occupé (et cet en apparence j'aurai bientôt lieu de l'expliquer), Chevreuse, dis-je, parut à l'abbé plus accessible. Il l'était par les lettres et les sciences, et une fois entamé, il était facile; ce fut par là qu'il fut attaqué. Tourné d'abord dans le peu de moments qu'il paraissait chez le roi en public, tenté par l'hameçon de quelque problème, ou de quelque question curieuse à approfondir, arrêté après aisément et longtemps dans la galerie, l'abbé de Polignac s'ouvrit la porte de son appartement si ordinairement fermée. En peu de temps, il charma M. de Chevreuse, il eut d'heureux hasards d'y voir arriver M. de Beauvilliers, il parut discret, retenu, fugitif. Peu à peu il se fit retenir en des moments de loisir. Chevreuse le vanta à son beau-frère; l'abbé épiait tous les moments: les deux ducs n'étaient qu'un coeur et qu'une âme; plaisant à l'un il plut à l'autre, et reçu chez le duc de Chevreuse, il le fut bientôt chez le duc de Beauvilliers.

C'étaient deux hommes uniquement occupés, n'osant dire noyés, dans leurs devoirs, et qui, au milieu de la cour où leurs places et leur faveur les rendait des personnages, y vivaient comme dans un ermitage, dans la plus volontaire ignorance de ce qui se passait autour d'eux. Charmés de l'abbé de Polignac, et n'en connaissant rien de plus, tous deux crurent faire un grand bien d'approcher un homme si agréablement instruit de Mgr le duc de Bourgogne, qui l'était tant lui-même, et si capable de s'amuser et de profiter encore dans des conversations telles que Polignac saurait avoir avec lui. Le résoudre, le vouloir, l'exécuter, fut pour eux une même chose; et voilà l'abbé au comble de ses souhaits. Nous verrons dans quelque temps jusqu'où il se poussa avec le jeune prince; ce n'est pas encore le temps d'en parler, mais celui de revenir un peu sur nos pas.

Je vis tout le manège de Polignac autour de Chevreuse. Malheureusement pour moi, la charité ne me tenait pas renfermé dans une bouteille comme les deux ducs. J'allai un soir à Marly, comme je faisais presque tous les jours, causer chez le duc de Beauvilliers tête à tête. Dès lors sa confiance dépassait mon âge de bien loin, et j'étais à portée et même [dans] l'usage de lui parler de tout, et sur lui-même. Je lui dis donc ce que je remarquais depuis un temps de l'abbé de Polignac et du duc de Chevreuse; j'ajoutai qu'il n'y avait pas deux autres hommes à la cour, qui se convinssent moins que ces deux-là; que, excepté Torcy, tous les gens avec qui cet abbé avait les plus grandes liaisons étaient pour eux de contrebande; qu'aussi n'était-ce que depuis peu que je voyais former et tout aussi naître cette liaison nouvelle; que M. de Chevreuse était la dupe de l'abbé, et qu'il n'était que le pont par lequel il se proposait d'aller jusqu'à lui, de le charmer par son langage comme il faisait Chevreuse par les choses savantes; que le but de tout cela n'était que de s'ouvrir par eux le cabinet de Mgr le duc de Bourgogne. Je m'y prenais trop tard; Beauvilliers était déjà séduit, mais il n'était pas encore en commerce bien direct, et par conséquent encore il n'était pas question dans son esprit de l'approcher du jeune prince. « Eh bien! me dit-il, où va ce raisonnement, et qu'en concluez-vous? — Ce que j'en conclus, lui dis-je, c'est que vous ne connaissez ni l'un ni l'autre ce que c'est que l'abbé de Polignac; vous serez tous deux ses dupes, vous l'introduirez auprès de Mgr le duc de Bourgogne, c'est tout ce qu'il veut de vous. — Mais quelle duperie y a-t-il à cela? me dit-il en m'interrompant, et si en effet ses conversations peuvent être utiles à Mgr le duc de Bourgogne, que peut-on mieux faire que de le mettre à portée d'en profiter? — Fort bien, lui dis-je, vous m'interrompez et suivez votre idée, et moi je vous prédis, qui le connais bien, que vous êtes les deux hommes de la cour qui lui convenez le moins, qui l'entraveriez le plus, et qu'une fois établi par vous auprès de Mgr le duc de Bourgogne, il le charmera comme une sirène enchanteresse, et vous même à qui je parle, qui, avec tant de raison, vous croyez si avant dans le coeur et dans l'esprit de votre pupille, il vous expulsera de l'un et de l'autre, et s'y établira sur vos ruines. » À ce mot, toute la physionomie du duc changea, il prit un air chagrin et me dit avec austérité: qu'il n'y avait plus moyen de m'entendre, que je passais le but démesurément, que j'avais trop mauvaise opinion de tout le monde, que ce que je prétendais lui prédire n'était ni dans l'idée de l'abbé, ni dans la possibilité des choses, et que, sans pousser la conversation plus loin, il me priait de ne lui en plus parler. « Monsieur, lui répondis-je fâché aussi, vous serez obéi, mais vous éprouverez la vérité de ma prophétie, je vous promets de ne vous en dire jamais un mot. » Il demeura quelques moments froid et concentré; je parlai d'autre chose, il y prit et revint avec moi à son ordinaire. C'est ici qu'il faut s'arrêter jusqu'à un autre temps, et cependant commencer à voir les cruelles révolutions de l'année en laquelle nous allons entrer.

Suite
[5]
Ce passage, jusqu'à d'un beau-frère qui avait été le fléau de ma soeur, est omis dans les précédentes éditions.
[6]
Nouveau passage omis, jusqu'à Cossé se trouva comblé.
[7]
Voy., sur le conseil des parties et ses attributions, t. Ier, note II.