1706
Comte de Toulouse de retour à Versailles, et sa flotte à Toulon. — Levée du siège de Barcelone. — Le roi d'Espagne gagne Pampelune par le pays de Foix, puis Madrid. — Tessé revient à la cour. — Duc de Noailles fait lieutenant général seul, et commande en chef en Roussillon. — La reine d'Espagne, etc., à Burgos. — Le roi d'Espagne joint Berwick de sa personne. — Dispersion de sa cour. — Ses ennemis maîtres de Madrid. — Tessé salue le roi. — Vaset remet au roi les pierreries du roi et de la reine d'Espagne. — Zèle des évêques d'Espagne et des peuples. — Évêque de Murcie. — Madrid au pouvoir du roi d'Espagne, qui y rentre, et la reine. — Les ennemis chassés des Castilles. — Comte d'Oropesa passe à l'archiduc. — Patriarche des Indes arrêté y passant avec le comte et la comtesse de Lémos. — Soulagement du palais. — Contades fait major du régiment des gardes; son extraction; son caractère. — Cent cinquante mille livres à M. de Soubise, et la nomination de son fils au cardinalat déclarée. — Mort du chevalier de Courcelles et sa parenté. — Mort de Montchevreuil. — Mort de Bourlemont. — Mort de Mlle de Foix. — Mort de Brou, évêque d'Amiens; son caractère. — Mort de l'abbé Testu; son caractère; personnage singulier. — Mort de Rhodes; son caractère. — Mort de la mère du maréchal de Villars; son caractère. — Mort de Mme de Gacé. — Mort de la princesse de Tingry. — Mort de la duchesse Max. de Bavière. — Mort de Congis et sa dépouille. — Mort de Laubanie et sa dépouille. — Mort de la duchesse de Montbazon; son extraction; son caractère. — Mort de Mme Polignac; son caractère; ses aventures. — Trait étrange du Bordage.
Le soir même du jour que le roi avait appris à son réveil la cruelle nouvelle de la bataille de Ramillies, M. le comte de Toulouse arriva à Versailles, et fut trouver le roi chez Mme de Maintenon, où il demeura fort longtemps avec lui, ayant laissé le maréchal de Cœuvres pour quelques jours encore à Toulon. Il s'était tenu mouillé devant Barcelone jusqu'au 8 mai. Les frégates d'avis qu'il avait envoyées aux nouvelles de la flotte ennemie lui rapportèrent qu'elle approchait, forte au moins de quarante-cinq vaisseaux de guerre. Notre amiral, grâce aux bons soins de Pontchartrain, n'en avait pas une bastante pour les attendre. Lui et le maréchal de Coeuvres eurent, avant partir, une longue conférence avec le maréchal de Tessé et Puységur, et tout au soir levèrent les ancres. Ils rentrèrent le 11 mai à Toulon.
Le départ de notre flotte et l'arrivée de celle des ennemis à Barcelone y changea fort la face de toutes les choses. Les assiégés reprirent une vigueur nouvelle, les assiégeants rencontrèrent toutes sortes de nouveaux obstacles. Tessé, voyant l'impossibilité de continuer le siège et toute la difficulté de la retraite en le levant, persuada au roi d'Espagne de faire entrer le duc de Noailles dans toutes les délibérations qu'il avait à prendre là-dessus. Noailles était tout nouveau maréchal de camp. Il n'avait jamais fait quatre campagnes; sa longue maladie l'avait retenu les étés à la cour, et la petite vérole dont il avait été attaqué en arrivant devant Barcelone, et de laquelle il ne faisait que sortir, l'avait empêché de servir de maréchal de camp à ce siège, et assez longtemps même de savoir ce qu'il s'y passait, mais il était neveu de Mme de Maintenon, et comme tel bon garant pour Tessé. Tous les embarras où l'on était furent donc discutés en sa présence. Il se trouva que les ingénieurs étaient si lents et si ignorants, qu'il n'y avait aucun fond à faire sur eux, et que par la vénalité que le roi avait mise dans l'artillerie depuis quelque temps, comme je l'ai dit en son lieu, non seulement ces officiers vénaux n'y entendaient rien du tout, mais avaient perdu sans cesse en ce siège, et perdaient encore tout leur temps à remuer inutilement leur artillerie, et à placer mal leurs batteries, pour se mettre dans la nécessité de les changer, parce que de ces mouvements de canon résultait un droit pécuniaire qu'ils étaient bien aises de multiplier. L'armée assiégée par dehors, et depuis longtemps uniquement nourrie par la mer, n'avait plus cette ressource depuis la retraite de notre flotte et l'arrivée de celle des Anglais, et nulle autre d'ailleurs pour la subsistance journalière. Toutes ces raisons persuadèrent enfin le roi d'Espagne de la nécessité de lever le siège, quelque résistance qu'il y eût apportée jusqu'alors.
Après cela il fallut délibérer de la manière de l'exécuter et du lieu où l'armée se tournerait. On convint encore qu'il n'y avait nul moyen de se retirer par la Catalogne, pleine de révoltés qui tenaient la campagne, soutenus de tous ceux du royaume de Valence qui tenaient les places, et à travers cette cruelle multitude de miquelets qui les assiégeaient. Il fut donc résolu qu'on prendrait le chemin de la frontière de France, et que là, on délibérerait de nouveau, quand on serait en sûreté vers le Roussillon, de ce qu'on deviendrait.
On leva donc le siège la nuit du 10 au 11 mai, après quatorze jours de tranchée ouverte, et on abandonna cent pièces d'artillerie, cent cinquante milliers de poudre, trente mille sacs de farine, vingt mille de sevade [14] , quinze mille de grain, et un grand nombre de bombes, de boulets et d'outils. L'armée fut huit jours durant harcelée par les miquelets en queue et en flanc de montagne en montagne. Le duc de Noailles, dont l'équipage avait été constamment respecté par eux pendant le siège et dans cette retraite, parce qu'ils aimaient son père pour les avoir bien traités et avoir sauvé la vie à un de leurs principaux chefs, s'avisa de les appeler pour leur parler. À son nom, les principaux descendirent des montagnes et vinrent à lui. Il en obtint qu'ils n'inquiéteraient plus l'armée, qu'ils ne tireraient plus sur les troupes, à condition qu'on ne les brûlerait point. Cela fut exécuté fidèlement de part et d'autre, et de ce moment l'armée acheva sa marche en tranquillité, qui fut encore de trois jours, où elle aurait beaucoup souffert de ces cruelles guêpes.
L'armée n'en pouvait plus; elle perdit presque tous ses traîneurs et tous les maraudeurs dans cette retraite, en sorte qu'avec le siège il en coûta bien quatre mille hommes. Sa volonté néanmoins fut toujours si grande, que, malgré tant d'obstacles, elle aurait pris Barcelone, sans ceux de notre artillerie et de nos ingénieurs.
Arrivés à la tour de Montgris, il fut question de ce que deviendrait le roi d'Espagne. Quelques-uns voulaient qu'il attendît en France le dénouement d'une si fâcheuse affaire, et d'autres que, se trouvant dans cette nécessité, il poussât jusqu'à Versailles. Le duc de Noailles, à ce qu'il m'a dit, et que je ne garantis pas, ouvrit un avis tout contraire, et qui fut le salut du roi d'Espagne: il soutint que cette retraite en France, ou ce voyage à la cour perdrait un temps précieux, et serait sinistrement interprété; que les ennemis des deux couronnes le prendraient pour une abdication, et ce qui en Espagne restait affectionné, pour un manque de courage et pour un abandon d'eux et de soi-même: que, quelque peu de suite, de moyens, de ressources qu'il restât au roi d'Espagne, il devait percer par les montagnes du pays de Foix droit à Fontarabie, de là joindre à tous risques la reine et son parti, se présenter à ses peuples, tenter cette voie unique pour réchauffer leur courage, leur fidélité, leur zèle, faire des troupes de tout, pénétrer en Espagne, et jusque dans Madrid, sans quoi il n'y avait plus d'espérance par les efforts que les ennemis allaient faire pour s'établir par toute l'Espagne et dans la capitale même.
La résolution en fut heureusement prise. L'armée s'arrêta en Roussillon; et tandis que le roi d'Espagne s'en alla à Toulouse et par le pays de Foix gagner Pau, puis Fontarabie, avec deux régiments de dragons pour son escorte, quelques grands d'Espagne qu'il avait avec lui, et le duc de Noailles qui voulut l'accompagner jusqu'à Fontarabie, le marquis de Brancas fut dépêché au roi pour lui rendre compte de tout, recevoir ses ordres, et les porter à Pau au roi d'Espagne. Brancas arriva le 28 mai à Versailles, sur le soir, et vit en arrivant le roi chez Mme de Maintenon, où Chamillart le mena.
Il y avait longtemps que le roi s'attendait à cette triste nouvelle; il approuva le parti qui avait été pris, donna au roi d'Espagne trente bataillons et vingt escadrons qu'il avait ramenés du siège en Roussillon, et tous les officiers généraux qui y servaient, donna permission à Tessé de revenir, fit le duc de Noailles lieutenant général seul, et le destina à commander en chef en Roussillon, à son retour d'avec le roi d'Espagne. C'est ainsi que le duc de Noailles, au quart de sa troisième ou quatrième campagne pour le plus, escalada rapidement tous les grades en neveu favori de Mme de Maintenon. On en avait bien fait autant pour le gendre bien-aimé de Chamillart; mais La Feuillade était l'ancien du duc de Noailles de près de vingt ans. Tessé eut l'honneur d'avoir prêté l'épaule à tous les deux. On a vu en son temps ce qu'il fit pour La Feuillade; ici il ne voulait point retourner en Espagne, où il voyait tout perdu. Il aimait mieux en laisser tout le poids à Berwick, qui était sur les lieux, et il en savait trop pour ne pas faire place au duc de Noailles en Roussillon. Il fit le malade comme il l'avait su faire en Savoie et en Italie, s'amusa, prit quelques jours des eaux à Balaruc, et regagna la cour.
En même temps que Brancas, longtemps depuis maréchal de France, fut dépêché à Versailles, le roi d'Espagne envoya le duc d'Havré à la reine d'Espagne, que ce seigneur trouva encore à Madrid, où elle avait été laissée régente, et de Pau le roi d'Espagne s'en alla en poste à cheval à Pampelune, et non à Fontarabie, suivi du connétable de Castille son majordome-major, duc de Medina-Sidonia, âgé lors de plus de soixante ans, son grand écuyer, du duc d'Ossone, capitaine de ses gardes, et de peu de valets, et y arriva le 1er juin aux acclamations du peuple. Il en partit le 2 vers Madrid. Le roi apprit le 14 juin par un courrier du duc de Noailles que le roi d'Espagne y était arrivé aux plus grandes acclamations de joie, et le duc de Noailles à sa suite, qui s'en revint aussitôt après droit en Roussillon.
Berwick était cependant dans une étrange presse à la tête d'une poignée de troupes mal en ordre vis-à-vis l'armée portugaise devant laquelle il ne pouvait se présenter, qui prenait tout ce qu'il lui plaisait, allait librement où elle voulait, et le faisait reculer et se retirer partout. Il se tenait néanmoins toujours à portée d'elle, faisant mine de lui disputer les gorges et les rivières, et ralentissant ses mouvements et ses progrès autant que la capacité pouvait suppléer aux forces. Tout son art et ses chicanes ne purent empêcher les Portugais de tourner sur Madrid et de s'en approcher. La reine en sortit avec ses enfants et sa suite, le 18 juin, pour aller à Burgos, sur le chemin de Pampelune. Le roi en partit, le 21, pour s'aller mettre à la tête de la petite armée de Berwick. Amelot le suivit, et les conseils suivirent la reine. Quantité de grands s'en allèrent sur leurs terres, le cardinal Portocarrero à Tolède, laissant la plus grande consternation dans Madrid, dont, incontinent après, les Portugais se rendirent les maîtres. Ils n'y trouvèrent aucun grand ni aucun membre des conseils. Le roi d'Espagne et Berwick tournèrent vers Burgos, où les vingt escadrons et les trente bataillons français du siège de Barcelone les devaient rejoindre. Quelques grands le joignirent d'autres allèrent trouver la reine à Burgos. Six semaines et plus se passèrent dans ces extrémités, pendant lesquelles la reine confia toutes les pierreries du roi son mari et les siennes à Vaset, ce valet français dont j'ai parlé, et l'envoya les porter en France. Il arriva à Versailles en même temps que le maréchal de Tessé. Vaset les remit au roi, et parmi elles cette fameuse perle en poire appelée la Pérégrine, qui, pour sa forme, son poids, son eau parfaite et sa grosseur, est sans prix et sans comparaison avec aucune qu'on ait jamais vue.
Enfin les troupes françaises arrivèrent en Espagne et joignirent le roi et Berwick tout à la fin de juillet. L'archiduc se tenait cependant à Saragosse, et laissait faire ses armées.
Les évêques d'Espagne s'étaient signalés entre tous à lever des troupes à leurs dépens, et à donner au roi des sommes très considérables. L'évêque de Murcie fit plus qu'aucun, qui avait été simple curé de village avec tant de réputation et de vertu, que le roi d'Espagne l'avait élevé à cet épiscopat, d'où il donna l'exemple à tous les autres. Le cardinal Portocarrero, quoique si justement mécontent, donna beaucoup et continua toujours de signaler son attachement. Celui des prélats fut très important au roi. Ils s'appliquèrent à envoyer des prédicateurs choisis dans tous les lieux de leurs diocèses affermir les peuples dans leur fidélité et leur zèle, qui aussi en donnèrent les plus grandes marques et les plus utiles.
Berwick, renforcé de vingt escadrons et de trente bataillons français, changea toute la face de cette guerre. Il se présenta à l'armée ennemie avec le roi d'Espagne: il chercha partout à la combattre. À son tour, elle se tint sur la défensive et recula partout. Partout elle fut poussée et perdit les lieux qu'elle avait pris ou occupés. Les peuples armés par toute la Castille reprirent vigueur, et, sans troupes avec eux, firent rebrousser l'archiduc qui venait joindre son armée. Ils reprirent Ségovie, où les Portugais avaient laissé cinq cents hommes en garnison, qui sortit du château à condition de se retirer en Portugal par le chemin qui lui fut prescrit, et de ne servir de six mois contre le roi d'Espagne. Ce prince, alors au large, envoya Mejorada avec cinq cents chevaux à Madrid, d'où les Portugais s'étaient éloignés. Il y fut reçu avec les plus grandes acclamations, et peu à peu les ennemis se trouvèrent chassés de toute la Castille. Le roi d'Espagne rentra dans Madrid à la fin de septembre, la reine incontinent, avec les plus grandes marques de joie.
Pendant ce temps-là Berwick poursuivait l'armée de l'archiduc qui se retirait devant lui de lieu en lieu. Il prit Cuença, mais Malaga et l'île de Majorque demeurèrent encore à l'archiduc, à qui ils s'étaient donnés dans cette prospérité de ses affaires. Le comte d'Oropesa, président du conseil de Castille, que le roi d'Espagne avait trouvé exilé depuis deux ans à son arrivée en Espagne, et qu'il y avait toujours laissé, alla, en ce même temps de prospérité, trouver l'archiduc avec toute sa famille. Le patriarche des Indes fut arrête avec le comte et la comtesse de Lémos qui y allaient aussi ensemble. Mme des Ursins, retournée avec la reine à Madrid, profita de l'occasion de soulager le palais de trois cents femmes qui avaient ou refusé de la suivre, ou dont les parents avaient montré leur attachement pour l'archiduc. Tel fut l'étrange succès du siège mal entrepris de Barcelone, et la rapidité avec laquelle il pensa renverser Philippe V de son trône, qui avec la même célérité y fut reporté par son courage, l'affection de la Castille, la sagesse et la capacité de Berwick et les secours si prompts du roi son grand-père. Il ne fallait pas couper ce grand événement par des choses moins intéressantes, auxquelles il faut retourner présentement.
Le roi disposa assez promptement des emplois que la bataille de Ramillies avait fait vaquer. Contades, dont il sera mention dans la suite, fut fait major du régiment des gardes. C'était un gentilhomme d'Anjou dont le père était connu du roi par plusieurs présents de chiennes couchantes fort belles et fort bien dressées. Le fils, assez bien fait, d'un visage agréable, eut le langage de la cour et celui des dames, auxquelles il plut beaucoup. Il fut galant, mais souvent pour sa fortune; il s'attacha extrêmement au duc de Guiche qui lui valut cet emploi qu'il fit très bien et fort noblement. Il sut se tenir en sa place avec tout le monde, plaire aux courtisans, aux généraux, ne se mettre mal avec personne, cultiver les maris dont il l'était par leurs femmes, et toutefois cheminer honnêtement et vivre recherché à Paris, à la cour, aux armées, de la meilleure, de la plus utile et de la plus brillante compagnie, se soutenir encore en toutes sortes de temps et de changements dans la même situation, être dans la confiance de ceux qui gouvernaient et qui commandaient; et le miracle de tout cela, c'est qu'il avait fort peu d'esprit, et qu'il ne sut jamais faire une lettre.
M. de Soubise eut cinquante mille écus pour lui sur ce qui vaqua dans les gens d'armes, y compris la charge du fils qu'il y avait perdu, et déclara à Marly, le 12 juin, la nomination de son fils au cardinalat dont les beaux yeux de Mme de Soubise avaient tiré parole du roi il y avait déjà quelque temps.
Plusieurs personnes moururent en ce même temps :
Le chevalier de Courcelles, lieutenant général, qui servait à Luxembourg et qui s'était distingué à la guerre; il s'appelait Champlais, d'une noblesse fort commune; sa grand'mère était soeur du premier maréchal de Villeroy; elle avait épousé en premières noces le vicomte de Tallard, du nom de Bonne, du feu connétable de Lesdiguières; la fille unique de ce mariage fut mère du maréchal de Tallard. En secondes noces elle épousa Courcelles, lieutenant général d'artillerie, et fit fort parler d'elle par des galanteries éclatantes auxquelles on n'était pas accoutumé en ce temps-là, et qui la brouillèrent avec toute sa famille. Elle mourut en 1688, dans une grande vieillesse, et avait beaucoup d'esprit.
Montchevreuil, dont j'ai parlé si souvent qu'il ne me reste plus rien à en dire; il mourut à Saint-Germain. Mornay son fils avait la survivance de ce gouvernement et de la capitainerie.
Bourlemont, du nom d'Anglure; il était lieutenant général, avait fort servi autrefois, et s'était brouillé avec M. de Louvois qui lui rasa, de pique, Stenay dont il était gouverneur. C'était un très galant homme, ami de mon père, qui avait, je ne sais comment tonnelé, marié sa fille unique à Chamarande, qui était à la vérité très laide, mais avec beaucoup de mérite et de vertu. Il était fort vieux. Son frère était mort archevêque de Bordeaux.
Une vieille Mlle de Foix, tante paternelle du duc de Foix, fort riche et de beaucoup d'esprit, à ce que j'ai ouï dire à M. de Lauzun, qui en hérita en partie; elle n'avait jamais voulu sortir de ses terres, où elle vivait en grande dame et avec des hauteurs qu'on passait à l'âge et à la coutume, et qui ne seraient de mise aujourd'hui.
L'évêque d'Amiens, qui était Brou, d'une famille de Paris, et fort distingué dans le clergé par ses moeurs, sa piété, le gouvernement de son diocèse, sa science, sa capacité en affaires du clergé, son attachement aux maximes du royaume et à la bonne morale, avec beaucoup de sagesse et de discernement; il avait été aumônier du roi, et avait toujours conservé les grâces du monde. Il était fort considéré de la bonne compagnie et recherché de ce qu'il y avait de meilleur. Ami intime du grand évêque de Meaux et de ce qu'il y avait de plus réglé et de plus éclairé dans l'épiscopat. Il était oncle paternel de la femme du président de Mesmes, depuis premier président. Son évêché y perdit tout et fut donné à une barbe sale de Saint-Sulpice.
L'abbé Testu, qui était un homme fort singulier, mêlé toute sa vie dans la meilleure compagnie de la ville et de la cour, et de fort bonne compagnie lui-même; il ne bougeait autrefois de l'hôtel d'Albret, où il s'était lié intimement avec Mme de Montespan, qu'il voyait tant qu'il voulait dans sa plus grande faveur, et à qui il disait tout ce qu'il lui plaisait; il s'y lia de même avec Mme Scarron; il la voyait dans ses ténèbres avec les enfants du roi et de Mme de Montespan qu'elle élevait; il la vit toujours et toutes les fois qu'il voulut depuis le prodige de sa fortune; ils s'écrivirent toute leur vie souvent, et il avait un vrai crédit auprès d'elle; il était ami de tout ce qui l'approchait le plus, et en grand commerce surtout avec M. de Richelieu et sa femme, dame d'honneur, et avec Mme d'Heudicourt et Mme de Montchevreuil. Il avait une infinité d'amis considérables dans tous les états, ne se contraignait pour pas un, pas même pour Mme de Maintenon; ne l'avait pas qui voulait. C'est un des premiers hommes qui aient fait connaître ce qu'on appelle des vapeurs; il en était désolé, avec un tic qui à tous les moments lui démontait tout lé visage. Il primait partout, on en riait, mais on le laissait faire. Il était très bon ami et serviable, il a fait sous la cheminée beaucoup de grands plaisirs, et avancé et fait même des fortunes; avec cela simple, sans ambition, sans intérêt, bon homme et honnête homme, mais fort vif, fort dangereux, et fort difficile à pardonner, et même à ne pas poursuivre quiconque l'avait heurté. Il était grand, maigre et blond, et à quatre-vingts ans, il se faisait verser peu à peu une aiguière d'eau à la glace sur sa tête pelée, sans qu'il en tombât goutte à terre, et cela lui arrivait souvent depuis beaucoup, d'années; il a fort servi l'archevêque d'Arles, depuis cardinal de Mailly, et grand nombre d'autres, rompu le cou aussi à quelques-uns. Ce fut une perte pour ses amis, et une encore pour la société. C'était en tout un homme fort considéré et recherché jusqu'au bout.
M. de Rhodes, le dernier de ce nom de Pot si ancien, si distingué, et qui eut un collier de là Toison d'or en la première promotion que Philippe le Bon fit à l'institution de cet ordre; il avait été grand maître des cérémonies comme ses pères pour qui Henri III fit cette charge. Fort de la cour et du grand monde, extrêmement galant, et avec grand bruit, qui fit chasser Mlle de Tonnerre de la chambre des filles de Mme la Dauphine. Il avait bien servi et eut toujours beaucoup d'amis; c'était un grand homme fort bien fait, avec beaucoup d'esprit et fort orné, mais un esprit trop libre qui n'était pas fait pour la cour de Louis XIV. Aussi s'en dégoûta-t-il et se retira-t-il à Paris, en espèce de philosophe, où il épousa une Simiane, veuve d'un autre Simiane, dont il ne laissa qu'une fille qui n'eut point d'enfants du prince d'Isenghien, de laquelle on a vu la mort, il n'y a pas longtemps. Rhodes mourut avant la vieillesse, mais rongé de la goutte depuis fort longtemps. C'est de lui et des Gesvres qu'on a dit que l'ouvrage valait mieux que l'ouvrier.
Le maréchal de Villars perdit en ce même temps sa mère, tante paternelle du feu maréchal de Bellefonds. C'était une petite vieille ratatinée, tout esprit et sans corps, qui avait passé sa vie dans la meilleure compagnie, et qui y vécut avec toute sa tête et sa santé jusqu'à sa mort à quatre-vingt-cinq ou six ans. Elle était salée, plaisante, méchante; elle s'émerveillait plus que personne de l'énorme fortune de son fils; elle le connaissait, et lui recommandait toujours de beaucoup parler de lui au roi, et jamais à personne; elle avait beau se contraindre, le peu de cas qu'elle faisait de lui perçait; elle avait des apophtegmes incomparables, et ne semblait pas y toucher.
Gacé, depuis le maréchal de Matignon, perdit sa femme qui passait sa vie fort renfermée chez elle; elle était fort vertueuse, horriblement laide, riche, et Bertelot, soeur de Plénoeuf, de qui j'aurai lieu de parler. Qui aurait cru qu'un nom si vil eût fait dans la suite la fortune des deux fils qu'elle laissa?
La vieille Tingry les suivit de près à Versailles, où elle ne sortait presque plus de sa chambre. J'ai expliqué qui elle était et sa singulière histoire à propos du procès de M. de Luxembourg. Elle vécut longtemps fort délaissée, et dans de grands scrupules sur ses voeux, et d'avoir changé son voile contre un tabouret.
La veuve sans enfants du duc Max. de Bavière, soeur de M. de Bouillon, ne survécut presque pas son mari, de la mort duquel j'ai parlé, il n'y a pas longtemps, et sans enfants, comme je l'ai dit.
Congis, ancien capitaine aux gardes, espèce d'officier général hébété, et en qui il n'y avait jamais eu grand'chose, mourut employé à la Rochelle sous le maréchal de Chamilly. Il avait le gouvernement et capitainerie des Tuileries et son fils la survivance. Il valait encore moins que son père. Le roi voulut qu'il en accommodât Catelan pour peu de chose, qu'il voulut dédommager de la Muette et du bois de Boulogne, donnés à Armenonville, et à son fils, comme je l'ai dit lorsque le comte de Toulouse acheta Rambouillet.
Laubanie ne jouit pas longtemps de la gloire d'avoir si bien défendu Landau et de la récompense qu'il en avait eue. Sa grand'croix de Saint-Louis fut donnée à Maupertuis, lieutenant général et capitaine des mousquetaires gris. Comme il n'était pas commandeur, cette grâce passa pour une distinction très particulière. Les capitaines de mousquetaires étaient bien éloignés alors de penser à être chevaliers de l'ordre.
La duchesse de Montbazon, mère du prince de Guéméné, femme du duc de Montbazon, mort fou, enfermé à Liège, belle-soeur du chevalier de Rohan, qui eut la tête coupée devant la Bastille à la fin de 1674, belle-fille de la belle et célèbre Montbazon qu'on a vue avoir commencé par son obscur tabouret d'abord la princerie des Rohan et du frère de la fameuse duchesse de Chevreuse, de la seconde duchesse de Luynes, et de M. de Soubise. La duchesse de Montbazon était fille posthume, unique du second mariage du premier maréchal de Schomberg, et de la seconde fille de M. de La Guiche, grand maître de l'artillerie, ainsi nièce de la duchesse d'Angoulême; elle était soeur de père du second maréchal de Schomberg qui fut duc et pair d'Halluyn, par son mariage, et de cette sainte et illustre duchesse de Liancourt, à laquelle elle ressembla si peu. La vie de cette duchesse de Montbazon fut obscure, et ses moeurs et sa tête fort mal timbrée avaient beaucoup fait parler d'elle. Elle avait soixante-seize ans; elle s'avisa de faire exécuteur de son testament le duc de La Rochefoucauld, avec qui elle n'avait jamais eu grand commerce, et qui se mêlait fort à peine de ses propres affaires. Il avait épousé la petite-fille, héritière de la duchesse de Liancourt, sa soeur.
Mme de Polignac, seul reste de la maison de Rambures avec Mme de Caderousse sa soeur. Elle avait été fille d'honneur de Mme la Dauphine, et depuis son mariage, chassée de la cour pour avoir été trop bien avec Monseigneur; et M. de Créqui hors du royaume pour avoir été trop bien avec elle dans le temps qu'il était leur confident. Elle s'en consola à Paris où, avec un mari qui eut toujours pour elle des égards jusqu'au ridicule, et pour qui elle n'en eut jamais le plus léger, elle mena une vie fort libre, et joua tant qu'elle put le plus gros jeu du monde. Elle eut à la fin permission de se montrer à la cour, où elle ne parut que très rarement et des instants. Le Bordage, à qui la paresse et la passion du jeu avaient fait quitter promptement le service, était de toutes les parties chez elle, et partout où elle allait. Il en devint passionné, quoique fort accusé de n'avoir pas de quoi l'être. C'était une créature d'esprit et de boutades, qui ne se mettait en peine de rien que de se divertir, de ne se contraindre sur quoi que ce fût, et de suivre toutes ses fantaisies. Elle joua tant et si bien, qu'elle se ruina sans ressource, et que, ne pouvant plus vivre ni peut-être se montrer à Paris, elle s'en alla au Puy dans les terres de son mari. La tristesse et l'ennui (quelques-uns l'ont accusée d'un peu d'aide) l'y firent tomber bientôt fort malade. Dès que le Bordage l'apprit, il y courut, et presque aussitôt après son arrivée il fut témoin de sa triste mort. Il en fut si outré de douleur, qu'il avala tout ce qu'il fallut d'opium pour le tuer, se jeta dans sa voiture, et ordonna qu'on le menât droit chez lui en Bretagne. Il n'eut pas fait grand chemin, que l'opium opéra. Ses valets, sur le soir, s'en aperçurent qu'il était comme mort et tout près de passer. Leur surprise et quelque manège qu'ils avaient vu leur fit deviner ce que ce pouvait être. Dans l'incertitude, ils le secouèrent et lui firent avaler du vinaigre tant qu'ils purent, puis tout ce qu'ils purent trouver de spiritueux, et avec beaucoup de peine et de temps le réchappèrent. Il le trouva si mauvais dès qu'il put être revenu à soi, qu'ils le veillèrent de bien près de peur de récidive, et, malgré lui, le ramenèrent à Paris où ils avertirent ses amis et des médecins. Cette aventure fit grand bruit, et plut extrêmement aux dames. Il fut longtemps sans se pouvoir consoler, et les médecins sans le pouvoir guérir. Il languit ainsi plus d'une année, et reprit après son jeu et sa vie accoutumée. Le singulier est qu'à plus de soixante-dix ans il la mène encore sans avoir été un moment incommodé depuis.