CHAPITRE XIII.

1708

Éclat entre Chamillart et Bagnols, qui en quitte l'intendance de Flandre et met Chamillart en danger. — Mariage de Courcillon avec la fille unique de Pompadour. — Leur caractère et leur situation. — Mariage, état, caractère de Lanjamet et de sa femme. — Mariage de Louville avec la fille de Nointel, conseiller d'État. — Enlèvement de Mlle de Roquelaure par le prince de Léon. — Mariage du prince de Léon et de Mlle de Roquelaure.

Chamillart s'était brouillé avec Bagnols, intendant très accrédité de Lille et conseiller d'État, dans le court voyage qu'il avait fait en Flandre. Il chassa d'autorité un principal commis de l'extraordinaire de la guerre, résidant en Flandre, pour friponnerie. C'était un homme entièrement à Bagnols, qui fit auprès de Chamillart l'impossible pour le sauver; jusqu'à prendre fait et cause, et déclarer que, si cet homme avait volé, il fallait qu'il fût de moitié. Chamillart tint bon, l'autre aussi, qui leva l'étendard et qui entreprit de faire rétablir ce commis malgré le ministre. Il y eut des lettres fortes. Bagnols en demanda justice, tous ses amis se remuèrent, et tous les ennemis de Chamillart. Jamais on ne vit tant de vacarme pour si peu de chose, ni un intendant le prendre si haut contre un ministre, son supérieur. Chamillart l'emporta, mais à force de bras, et y usa beaucoup de son crédit. Alors Bagnols demanda à se retirer: nouvel éclat. Le roi qui en était content voulut le retenir, on lui fit des avances, il y eut force pourparlers; Chamillart même, qui sentit le roi fâché, se prêta. Plus on en faisait pour Bagnols, plus il en était gâté, et plus il prétendait. À la fin Chamillart l'emporta encore, mais il s'éreinta, et Bagnols quitta l'intendance et vint ameuter à Paris. C'était une bonne tête, débauché, fort au goût de tout ce qui avait servi en Flandre, par son esprit, sa bonne maison, sa grande chère et délicate, et le soin de plaire et d'obliger; d'excellente compagnie, toute sa vie du grand monde, avec beaucoup d'amis et considérables, fort proche du chancelier, des Louvois par sa femme, et fort porté par ce qui en restait, très capable et supérieur à son emploi, où il avait servi avec une grande utilité et distinction.

Mme de Maintenon ne regardait plus Chamillart depuis le mariage de son fils que comme un homme qui lui avait manqué. L'aversion avait succédé à l'amitié. J'ai expliqué ailleurs son intérêt pressant d'avoir un ministre à elle, et elle n'en avait aucun depuis qu'elle ne comptait plus sur Chamillart. C'était donc à ses dépens qu'elle en voulait un autre à elle, et il était tout trouvé en la personne de Voysin. Le roi, contre toute coutume, alla de Versailles dîner le 4 juin à Meudon, avec Mme la duchesse de Bourgogne, plusieurs dames et Mme de Maintenon, qui y vit en particulier Mlle Choin, et Mlle Choin était outrée contre Chamillart, qui naturellement opiniâtre, et devenu sujet à l'humeur par le mauvais état des affaires et de sa santé, n'avait jamais voulu procurer un petit régiment d'infanterie au frère de Mlle Choin, qui servait depuis longues années, quelque chose que Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy eussent pu lui dire, et qui, piquées du persévérant refus, et ne voulant pas qu'il tombât sur elles, expliquèrent à Mlle Choin tout ce qu'elles avaient dit et fait pour résoudre Chamillart. Je sus ce détail pansa fille Dreux, qui avait de l'esprit, et qui; étant la seule de la maison qui eût du sens, en était fort peinée. Je sus encore par le maréchal de Boufflers et par le duc et la duchesse de Villeroy les mouvements de la cabale formée des amis de Bagnols et des ennemis de Chamillart ralliés au maréchal de Villeroy.

Cette conversation si nouvelle et si recherchée par Mme de Maintenon avec Mlle Choin, jusqu'à aller exprès dîner à Meudon, et s'y couvrir du roi, sans y coucher, m'effaroucha dans ces circonstances, car l'affaire du commis et de la rupture s'était passée dès les premiers jours de l'arrivée de Chamillart en Flandre, et avait éclaté et fait de grands progrès avant même son retour. Je compris que Mme de Maintenon, qui jusqu'alors n'avait tenu le moindre compte de Monseigneur, ni gardé la plus petite mesure avec la Choin, voulait profiter de son dépit contre Chamillart, et qu'elle y était excitée par ce qui se passait entre le roi et Monseigneur sur les bâtiments, dont elle était informée par les Noailles. Je craignis un coup de foudre subit pour Chamillart, et je ne crus pas m'en pouvoir reposer sur personne. Je l'en avertis, je le trouvai instruit et embarrassé. Il n'était pas temps de contester avec lui, et de lui reprocher d'avoir pris son parti trop vite et trop haut sur Bagnols, ni sa folle opiniâtreté sur ce régiment pour Choin; il fallait aller au remède, et à temps. Je lui conseillai de parler dès le lendemain au roi, de lui dire que, quelque honoré qu'il fût de sa place, il y tenait peu dans le triste état présent, mais qu'il tenait infiniment à sa personne par son coeur et par reconnaissance; qu'il n'y avait biens ni fortuné pour lesquels il voulût lui donner une minute de peine; qu'il voyait avec douleur un orage se former contre lui qu'il n'avait pas mérité, mais que, pour peu que le roi fût embarrassé de lui, ou qu'il en aimât mieux un autre en sa place, il la lui remettrait de tout son coeur, uniquement pour lui plaire et pour mériter la conservation de ses bontés, et de l'honneur de ses bonnes grâces qui lui étaient plus chères que nuls établissements, et sans lesquels il ne pourrait vivre. Je l'exhortai à n'en pas dire davantage, et sur ce ton, et avec cette force et ce dégagement; de bien regarder cependant le roi entre deux yeux, dont le plus léger mouvement serait en ce moment très significatif; de saisir promptement ce qu'il lui répondrait, quand il ne serait simplement qu'honnête; surtout de ne pas insister à la retraite, et de se bien garder de la sottise de se vouloir faire prier. J'ajoutai qu'avec cette conduite, et à temps comme il était encore, j'osais lui répondre, sans être grand clerc à la cour, qu'il serait bien reçu quand bien même il embarrasserait le roi; et que de cette époque ce serait un nouveau bail passé avec lui, qui, sans en dire un seul mot, mais laissant faire le roi à l'égard de ceux qui l'attaqueraient, leur ferait tomber incontinent les armes des mains.

Chamillart goûta ma pensée; je n'eus pas besoin de l'exorciser, mais bien le dépit de se voir réduit là, et par ce dépit, l'envie de ne rien faire, et de se laisser culbuter, voilà ce que j'eus à combattre, et j'en vins à bout enfin avant de le quitter. Je lui recommandai bien que ce compliment se fit dans le cabinet du roi, et point du tout chez Mme de Maintenon, où elle aurait été présente; il me le promit, et que ce serait le lendemain. Il m'embrassa, me remercia, et me donna rendez-vous chez lui à son retour de cette espèce d'assaut. Moi-même j'en étais inquiet, quelque bonne espérance que j'en eusse. Je craignais le roi déjà peut-être circonvenu, de l'incertitude, la froideur de sa part, le dépit du ministre qui s'empêtrerait en allant trop loin et qui se ferait prendre au mot.

Le temps me dura fort pendant quinze ou vingt heures que j'allai au rendez-vous. Je fus soulagé du premier coup d'oeil. Je vis mon homme gai, léger, qui m'embrassa encore, et qui était assuré et ravi. Il me dit qu'il avait parlé précisément comme je le lui avais conseillé; que le roi s'était mis à sourire, et lui avait répondu qu'il était bien simple de penser que tout ce bruit fit sur lui la moindre impression; qu'il continuât à le bien servir, comme il avait toujours fait; que, pour lui, il l'aimerait toujours, qu'il le soutiendrait, et qu'il voulait qu'il prît confiance en ce qu'il lui disait. Respects, remercîments, tendresses de Chamillart, bontés encore du roi là-dessus, et puis parlèrent de leurs affaires. Chamillart en revint rajeuni, et une maison hors de dessus l'estomac. Il n'en parla à qui que ce soit qu'aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, après la chose faite, qui ne la croyaient pas à ce point de danger, mais qui furent très aisés du succès. Il est vrai que je m'en sus beaucoup de gré. Très peu de jours après, tous ces bruits et les menées tombèrent; le roi apparemment les avait nettement éconduits. Mais je crus devoir conjurer Chamillart de modérer sa confiance, de marcher la sonde à la main, et de comprendre par cette affaire qu'il n'était pas invulnérable, et que cet avortement de dessein ne ferait qu'irriter et raffiner davantage les personnes à qui il venait de le faire péter dans la main. Par ce changement d'intendant de Lille, il se fit un mouvement qui porta Le Blanc de l'intendance d'Auvergne à celle d'Ypres. Je le remarque à cause de tout ce qu'il lui arriva depuis.

Dangeau maria son fils unique à la fille unique de Pompadour qui avait treize ans, d'une taille et d'une beauté charmante qui dure encore. Courcillon avait vingt et un ans. J'ai assez parlé de lui et de son père et de sa mère pour n'avoir rien à y ajouter. Ils ne pouvaient pas trouver un plus grand parti pour leur fils, ni M. et Mme de Pompadour un plus dans leur goût pour leur fille qu'ils vendirent. Ils étaient riches, mais fort obérés, et n'avaient rien à donner à leur fille. Ils étaient sans crédit et dans l'obscurité. Loin de pouvoir raccommoder leurs affaires, c'étaient des gens qui, avec de l'esprit l'un et l'autre, avaient sans cesse laissé tout fondre entre leurs mains, jusqu'aux biens de la fortune, à leurs alliances, à leur naissance, sans cesser d'être fort glorieux. Pompadour, avec un esprit orné de beaucoup de lecture, l'avait de travers et sans justesse, et toute sa vie avait fait autant de sottises que de pas. Son grand-père, qu'on appelait Laurière, était frère cadet et oncle des deux marquis de Pompadour, chevaliers de l'ordre en 1633 et 1661, le dernier mort en 1684, père de Mme de Saint-Luc et d'Hautefort en qui la branche aînée finit. Le fils de ce premier Laurière épousa une soeur de M. de Montausier, depuis duc et pair et gouverneur de Monseigneur, et de ce mariage vint le marquis de Pompadour dont il est ici question. Il était cadet et porta longtemps le petit collet. Son aîné mourut, et M. de Montausier l'approcha de Monseigneur; et lui fit donner un régiment d'infanterie et succéder à son père qui était sénéchal et gouverneur de Périgord. C'était un homme bien fait, qui avait même de beaux traits, mais dont la physionomie, le maintien et toute la figure serrait le coeur de tristesse; elle était toute faite pour être crieur d'enterrement. Cet extérieur ne trompait pas, rien de si ennuyeux ni de si affligeant que tout le reste. Il se mit à jouer gros jeu et à perdre; il devint amoureux de la troisième fille de M. et de Mme de Navailles, qui ne voulurent point de lui. Sa persévérance, le désir de la fille qui y répondait, les instances de ses deux soeurs, celles du duc de Montausier vainquirent enfin la résistance. La première nuit des noces ne fut pas modeste. Ils passèrent au lit trois jours et trois nuits, et cela se réitéra souvent dans la suite. Pompadour abandonna la guerre et puis la cour, fit le plongeon au grand monde, et s'enterra dans une entière obscurité. Il vendit son gouvernement et mit ses affaires dans le plus grand désordre. Sans se lasser l'un de l'autre, l'ennui leur prit enfin de leur état, leur fille leur parut propre à les en tirer, en la mariant, non pour elle, mais pour eux.

La duchesse douairière d'Elboeuf, qui les aimait par les respects infinis qu'ils, lui rendaient, vivait beaucoup avec Mme de Dangeau à la cour, et lui faisait la sienne par rapport à Mme de Maintenon. Elle imagina ce mariage pour leur plaire et pour s'ancrer de plus en plus. Dangeau, riche et jouissant de gros du roi, était en état d'attendre les biens d'une belle-fille dont l'alliance l'honorait infiniment, et à laquelle il ne serait pas parvenu s'il y avait eu du bien présent. C'était à l'âge de Mme de Maintenon une occasion à ne pas perdre pour obtenir des grâces qui lui fissent faire un mariage sans s'incommoder. Mme de Maintenon aimait extrêmement Mme de Dangeau, et plût à Dieu qu'elle n'eût approché d'elle que des femmes de ce caractère! Elle n'osait oublier d'avoir été accueillie par la mère de Mme de Navailles, et chez elle longtemps en arrivant d'Amérique, et elle se piquait d'amitié pour Mme d'Elboeuf. Par la même raison elle ne pouvait ne pas favoriser Mme de Pompadour sa soeur. Le mariage se fit donc sans rien donner à la fille, seule héritière, en tirant le père et la mère d'obscurité, qu'on vit naître à la cour à leur âge comme des champignons. Dangeau avec l'agrément du roi et de Monseigneur céda sa place de menin à Pompadour, et son gouvernement de Touraine à son fils, et Mme de Dangeau sa place, de dame du palais à sa belle-fille, que depuis longtemps sa santé et ses privantes ne lui laissaient plus guère exercer, et le roi lui fit la galanterie de lui conserver sa pension de six mille livres de dame du palais, sans qu'elle le demandât, et sans préjudice de celle de sa belle-fille. Voilà donc les Pompadour initiés tout à coup à la cour, à Marly, à Meudon, chez Mme de Maintenon quelquefois. La femme, qui avait été belle, avait toujours été désagréable. Jamais elle n'avait ouvert les yeux qu'à moitié. C'était une précieuse de quartier avec un esprit guindé et une politique accablante; toutefois avec de l'esprit et fort polie. Ils ne bougèrent de chez Dangeau. L'union entre eux fut continuelle. Ceux-là y mettaient la protection, les autres les respects et les adorations jusque des escapades de leur gendre qui se moquait d'eux avec peu de ménagement. Parmi tout cela leur contentement à tous fut extrême et durable.

On sut presque en même temps le mariage de Lanjamet avec la fille d'un procureur à Paris qu'il avait longtemps entretenue, puis épousée il y avait trois ou quatre ans secrètement. Elle avait eu de la beauté, mais de l'esprit et de l'intrigue comme quatre démons, de la méchanceté et de la noire scélératesse comme quatorze diables. Ce Lanjamet avait aussi beaucoup d'esprit, quelque petite intrigue et de la valeur. Il avait été longtemps lieutenant au régiment des gardes. C'était de ces insectes de cour qu'on est toujours surpris d'y voir et d'y trouver partout, et dont le peu de conséquence fait toute la consistance. C'était un fort petit homme, vieillot, avec grand nez de perroquet, étrangement élevé et recourbé qui lui tenait tout le visage; qui parlait, s'intriguait, décidait et se fourrait partout où il trouvait des maisons ouvertes, et fort peu d'autres le voulaient recevoir.

Je ne sais par quel prodige il avait fait une campagne aide de camp du roi, qui lui avait donné un petit gouvernement en Bretagne. Il tenait ses assises chez Mme de Ventadour, chez la duchesse du Lude et chez M. le Grand. Il ne sortait point de ces lieux-là, et [allait] fort peu en d'autres. Sa fatuité se rebecquait à l'écart en insolence, mais ménagée avec art, quand il n'était pas content des gens. Il était familier à manger dans la main. Avec tout cela, c'était un Breton qui n'était pas gentilhomme, et à qui les états en firent un jour l'affront. M. de La Trémoille qui présidait me le conta. Il voulut faire opiner la noblesse. Les voix s'élevèrent confusément et crièrent qu'on fit sortir qui n'avait pas droit d'opiner, qu'ont les plus pauvres et plus jeunes gentilshommes. M. de La Trémoille jeta les yeux partout, et dit qu'il ne voyait là personne qui n'eût droit d'opiner. À ce mot toutes les voix se mirent à crier: « Lanjamet! Lanjamet! qu'il sorte ou nous n'opinerons point; » et tout de suite Lanjamet sortit sans se défendre et sans prononcer un mot. Son effronterie de s'être fourré là pour s'en faire après un titre fut payée de cet affront. Il ne parut plus depuis aux états, mais il n'en revint pas moins impudent à la cour; c'est-à-dire à Versailles, car il n'était pas sur le pied de Marly et de Meudon. Cette aventure apprit à M. de La Trémoille qu'il n'était pas gentilhomme. Sa femme, galante et veuve aussi d'un procureur, fut pour lui, quelque néant qu'il fût, un mariage honteux. Il ne laissa pas de la produire chez M. le Grand, dont par la suite elle brouilla toute la famille, et s'en fit chasser, et de presque partout où son mari l'avait fourrée. Depuis la mort, du roi, je ne sais ce qu'ils sont devenus, et je n'en ai ouï parler que sur cette brouillerie qui la fit chasser avec éclat de chez M. le Grand.

Louville se maria aussi dans ce temps-ci. Depuis son retour d'Espagne, il n'avait songé qu'à raccommoder ses affaires, se bâtir très agréablement, mais sagement, à Louville, et vivre à Paris avec ses amis sans regret à la fortune, et comme si elle ne lui eût jamais présenté des cours et des royaumes à gouverner. Il chercha à se marier sagement aussi. Il épousa une fille de Nointel, conseiller d'État, frère de la duchesse de Brissac et de la femme de Desmarets, contrôleur général, et dans une grande liaison avec lui. La noce s'en fit à Bercy chez le gendre de Desmarets, qui, outre les familles, fut honorée de la meilleure compagnie. Il eut le bonheur d'épouser une femme bien faite, vertueuse, sensée, gaie, entendue, qui vécut comme un ange avec lui, et qui ne songea qu'à ses devoirs et à entretenir ses amis, quoique beaucoup plus jeune, et qui se fit aimer, estimer et considérer partout. Nointel était [fils] de Béchameil, surintendant de Monsieur, duquel j'ai parlé ailleurs [32] .

Le prince de Léon n'espérant plus de ravoir sa comédienne, et pris par famine, non seulement consentit, mais désira se marier. Son père et sa mère, qui avaient pensé mourir de peur qu'il n'épousât cette créature, ne le souhaitaient pas moins. Ils songèrent à la fille aînée du duc de Roquelaure qui devait être extrêmement riche un jour, et qui bossue et fort laide, ayant dépassé la première jeunesse, ne pouvait guère espérer un parti de la naissance du prince de Léon qui serait duc et pair, et à qui cinquante mille écus de rente étaient assurés, sans les autres biens qui le regardaient. Une si bonne affaire de part et d'autre s'avança jusqu'à conclusion; mais, sur le point de signer, tout se rompit avec aigreur par la manière altière dont la duchesse de Roquelaure voulut exiger que le duc de Rohan donnât plus gros à son fils. Il en était justement très mécontent. Il était taquin encore plus qu'avare; lui et sa femme se piquèrent, tinrent ferme et rompirent. Voilà les futurs au désespoir; le prince de Léon, qui craignait que son père ne traitât des mariages sans dessein de les faire pour ne lui rien donner; la prétendue, dans la frayeur de l'avarice de sa mère qui ne la marierait point et la laisserait pourrir dans un couvent. Elle avait plus de vingt-quatre ans, elle, avait beaucoup d'esprit, de ces esprits hardis, décidés, entreprenants, résolus. Le prince de Léon en avait plus de vingt-huit. On a vu, il n'y a pas longtemps, quel était son caractère.

Dalles de Roquelaure étaient au faubourg Saint-Antoine, aux Filles de la Croix, où M. de Léon avait eu la permission de voir celle qu'il devait épouser. Dès qu'il sentit leur mariage rompu il courut au couvent, il l'apprit à Mlle de Roquelaure, fit le passionné, le désespéré; lui persuada que jamais leurs pères et mères ne les marieraient, et qu'elle pourrirait au couvent. Il lui proposa de n'en être pas les dupes, qu'il était prêt à l'épouser si elle voulait y consentir; que ce n'était point eux qui avaient imaginé leur mariage, mais leurs parents qui l'avaient trouvé convenable, et que leur avarice rompait; que, dans quelque colère qu'ils entrassent, il faudrait bien qu'ils s'apaisassent, et qu'ils demeureraient mariés et affranchis de leurs caprices; en un mot, il lui en dit tant qu'il la persuada, et encore qu'il n'y avait pas un moment à perdre. Ils convinrent de leurs faits pour que la fille pût recevoir de ses nouvelles, et il s'en alla donner ordre à l'exécution de ce projet. Mme de Roquelaure et Mme de La Vieuville, qui fut depuis dame d'atours de Mme la duchesse de Berry, étaient de tout temps les deux doigts de la main, et Mme de La Vieuville était l'unique personne à qui, ou à l'ordre de qui Mme de Roquelaure avait permis à la supérieure de la Croix de confier ses filles, ensemble ou séparément, toutes les fois qu'elle les irait prendre ou qu'elle les enverrait chercher. M. de Léon, qui en était instruit, fait ajuster un carrosse de même forme, grandeur et garniture semblable à celui de Mme de la Vieuville, avec ses armes et trois habits de sa livrée, un pour le cocher, deux pour les laquais; contrefait une lettre de Mine de La Vieuville avec un cachet de ses armes; et envoie cet équipage avec un laquais des deux bien instruit porteur de la lettre aux Filles de la Croix, le mardi matin, 29 mai, à l'heure qu'il savait que Mme de La Vieuville les envoyait chercher quand elle les voulait avoir. Mlle de Roquelaure, qui avait été avertie, porte la lettre à la supérieure, lui dit que Mme de La Vieuville l'envoie chercher seule, et si elle n'a rien à lui mander.

La supérieure accoutumée à cela, et la gouvernante aussi, ne prirent pas la peine de voir la lettre, et, avec le congé de la supérieure, sortent sur-le-champ, et montent dans le carrosse qui marcha aussitôt, et qui s'arrêta au tournant de la première rue, où le prince de Léon attendait, qui ouvrit la portière, sauta dedans, et voilà le cocher à fouetter de son mieux, et la gouvernante, presque hors d'elle de ce qui arrivait, à crier de toute sa force. Mais au premier cri, M. de Léon lui fourra un mouchoir dans la bouche, qu'il lui tint bien ferme. Ils arrivèrent de la sorte, et en fort peu de temps, aux Bruyères, près du Ménilmontant, maison de campagne du duc de Lorges, élevé [avec le prince de Léon], et de tout temps son ami intime, qui les y attendait, avec le comte de Rieux, dont l'âge et la conduite s'accordaient mal ensemble, et qui était venu là pour servir de témoin avec le maître du logis. Il avait un prêtre interdit et vagabond, Breton, tout prêt à les marier. Il dit la messe, et fit la célébration sur-le-champ, puis mon beau-frère mena ces beaux époux dans une belle chambre. Le lit et les toilettes y étaient préparées. On les déshabilla, on les coucha, on les laissa seuls deux ou trois heures, on leur donna ensuite un bon repas, après lequel ils mirent l'épousée dans le même carrosse qui l'avait amenée, et sa gouvernante qui se désespérait. Elles rentrèrent au couvent. Mlle de Roquelaure s'en alla tout délibérément dire à la supérieure tout ce qui venait de se passer; et sans la moindre émotion des cris, qui de la supérieure et de la gouvernante gagnèrent bientôt toute la maison, s'en alla tranquillement dans sa chambre écrire une belle lettre à sa mère, pour lui rendre compte de son mariage, l'excuser et lui en demander pardon.

On peut juger de ce que, la duchesse de Roquelaure put devenir à cette nouvelle. La gouvernante, tout éperdue qu'elle était, lui écrivit en même temps tous les faits, la ruse, la violence qu'elle avait soufferte, sa justification comme elle put, ses désespoirs. Mme de Roquelaure, dans sa première fureur, ne raisonne point, croit que son amie l'a trahie, court chez elle, la trouve, et dès la porte se met à hurler les reproches les plus amers. Voilà Mme de La Vieuville dans un étonnement sans pareil, qui lui demande à qui elle en a, ce qui peut être arrivé, et parmi les sanglots et les furies n'entend rien et comprend encore moins. Enfin, après une longue et furieuse quérimonie, elle commence à découvrir le fait, elle le fait répéter, expliquer, proteste d'injure, qu'elle n'a pas songé à Mlle de Roquelaure, fait venir tous ses gens en témoignage que son carrosse n'est point sorti de la journée, ni qu'aucun de ses gens n'est allé au couvent. Mme de Roquelaure, toujours en furie, en reproches, qu'après l'avoir assassinée elle l'insulte encore et veut se moquer d'elle; l'autre à dire et à faire tout ce qu'elle peut pour l'apaiser, et à se mettre en furie à son tour de la supercherie qu'on lui a faite. Enfin, après avoir été très longtemps sans s'entendre, puis sans se calmer, Mme de Roquelaure commença enfin à se persuader de l'innocence de son amie; et toutes deux à jeter feu et flammes contre M. de Léon, et contre ceux qui l'avaient aidé à lui faire cette injure. Mme de Roquelaure était particulièrement outrée contre M. de Léon, qui pour la mieux amuser, l'avait continuellement vue depuis la rupture avec des respects et des assiduités qui l'avaient gagnée, en sorte que, nonobstant l'aigreur avec laquelle l'affaire s'était rompue, l'amitié entre elle et lui s'était de plus en plus réchauffée avec promesse réciproque de durer toujours. Elle était en ragée contre sa fille, non seulement de ce qu'elle avait commis, mais de la gaieté et de la liberté d'esprit qu'elle avait marquée aux, Bruyères, et des chansons dont elle avait diverti le repas.

Le duc et la duchesse de Rohan aussi furieux, mais moins à plaindre, firent de leur côté un étrange bruit. Leur fils, bien en peiné de se tirer de ce mauvais pas, eut recours à sa tante de Soubise, pour s'assurer du roi dans une affaire qui ne pouvait pas lui être indifférente, quelque mal qu'elle fût avec son frère. Elle l'envoya à Pontchartrain trouver le chancelier; il y arriva le lendemain de ce beau mariage à cinq heures du matin, comme le chancelier s'habillait, à qui il demanda conseil ‘et secours. Il l'exhorta à faire l'impossible pour fléchir son père, et surtout Mme de Roquelaure, et cependant de tenir le large. À peine avaient-ils commencé à parler, que Mme de Roquelaure lui manda qu'elle était au haut de la montagne, où elle le priait de lui venir parler. Ils étaient de tout temps extrêmement amis. Elle avait appris en chemin que le prince de Léon avait passé pour aller à Pontchartrain. Elle ne voulut pas se commettre à l'y voir; c'est ce qui la fit arrêter à un demi-quart de lieue où le chancelier vint aussitôt à cheval la trouver. Il monta dans son carrosse, et y trouva la fureur même. Elle lui dit qu'elle n'était pas venue lui demander conseil, mais lui rendre compte, comme à son ami, de ce qu'elle allait faire, et verser sa douleur dans son sein, et comme au chef de la justice la lui demander tout entière. Le chancelier lui laissa tout dire, puis voulut lui parler à son tour; mais, dès qu'elle sentit qu'il la voulait porter à quelque raison, elle s'emporta de plus en plus, et de ce pas s'en alla tout droit à Marly, où le roi était, et dont elle n'était pas ce voyage. Elle y descendit chez la maréchale de Noailles; la grand'mère paternelle du maréchal de Noailles était fille du maréchal de Roquelaure, et l'envoya dire son malheur à Mme de Maintenon, et la conjurer qu'elle pût voir le roi en particulier chez elle. En effet, elle y entra sur la fin du dîner du roi, par les fenêtres du jardin qui étaient toutes des portes, et comme au sortir de table le roi y entra à son ordinaire, suivi de ce qui avait coutume d'y être admis à ces heures-là, Mme de Maintenon alla au-devant de lui contre sa coutume, lui parla bas, et l'emmena sans s'arrêter dans sa petite chambre, dont elle ferma la porte aussitôt. Mme de Roquelaure se jeta à ses pieds et lui demanda justice du prince de Léon dans toute son étendue. Le roi la releva avec la galanterie d'un prince à qui elle n'avait pas été indifférente, et chercha à la consoler; mais, comme elle insistait toujours à demander justice, il lui demanda si elle connaissait bien toute l'étendue de ce qu'elle voulait, qui n'était rien moins que la tête du prince de Léon. Elle redoubla toujours ses mêmes instances, quoi que le roi lui pût dire, tellement que le roi lui promit enfin que, puisqu'elle le voulait, elle aurait justice tout entière, et qu'il la lui promettait. Avec cela, et force compliments, il la quitta et repassa droit chez lui, d'un air fort sérieux, sans s'arrêter à personne.

Monseigneur, les princesses et ce peu de dames qui étaient dans le premier cabinet avec lui et elles, qui entraient toujours dans la petite chambre, et qui cette fois étaient demeurés avec les dames, ne pouvaient comprendre ce qui causait cette singularité unique, et l'inquiétude se joignit à la curiosité en voyant repasser le roi comme je viens de dire. Le hasard avait fait que personne n'avait vu entrer Mme de Roquelaure, et ils, en étaient [là] lorsque Mme de Maintenon sortit de la petite chambre, et apprit à Mgr et à Mme la duchesse de Bourgogne de quoi il s'agissait. Cela se répandit incontinent dans la chambre, où la bonté de la cour brilla incontinent dans tout son lustre. À peine eut-on plaint un moment Mme de Roquelaure, que les uns par aversion des grands airs impérieux de cette pauvre mère, la plupart saisis du ridicule de l'enlèvement d'une créature que l'on savait très laide et bossue par un si vilain galant, s'en mirent à rire et promptement aux grands éclats, et jusqu'aux larmes avec un bruit tout à fait scandaleux. Mme de Maintenon s'y abandonna comme les autres, et corrigea tout le mal sur la fin en disant que cela n'était guère charitable, d'un ton qui n'était pas monté pour imposer. Elle avait ses raisons pour avoir des égards pour Mme de Roquelaure, et cependant pour ne l'aimer pas; du duc de Rohan, ni de son fils, elle ne s'en souciait, en façon du monde. La nouvelle gagna incontinent le salon et y reçut tout le même accueil. Néanmoins, après avoir bien ri, la réflexion et l'intérêt propre (et il y avait là bien des pères et des mères, et des gens qui le pouvaient devenir) rangea tout le monde du côté de Mme de Roquelaure; et, à travers les moqueries et la malignité, il n'y eut personne qui ne la trouvât, fort à plaindre, et n'excusât sa première furie.

Nous étions demeurés à Paris, Mme de Saint-Simon et moi, et nous savions avec tout Paris cet enlèvement fait la veille, mais nous ignorions tout le reste, surtout le lieu où le mariage s'était fait, et la part que M. de Lorges y avait, lorsque, le surlendemain de l'aventure, je fus réveillé à cinq heures du matin en sursaut, et vis en même temps ouvrir mes fenêtres et mes rideaux, et Mme de Saint-Simon et son frère devant moi. Ils me contèrent tout ce que je viens de dire, au moins pour l'essentiel de l'affaire; un homme de beaucoup d'esprit et de capacité, qui avait soin des nôtres, entra en robe de chambre, avec qui ils allèrent, consulter, tandis qu'ils me firent habiller et mettre les chevaux au carrosse. Je ne vis jamais homme si éperdu que le duc de Lorges. Il avait avoué le fait à Chamillart qui l'avait envoyé à Doremieu, avocat alors fort à la mode, qui l'avait extrêmement effrayé. En le quittant, il accourut au logis pour nous faire aller à Pontchartrain; et, comme les choses les plus sérieuses sont très souvent accompagnées de quelques circonstances ridicules, il vint frapper de toutes ses forces à un cabinet qui était devant la chambre de Mme de Saint-Simon. Ma fille était assez malade, elle la crut plus mal, et, dans la pensée qui la saisit d'abord que c'était moi qui frappais ainsi, elle accourut m'ouvrir. La vue de son frère l'épouvanta doublement. Elle s'enfuit dans son lit, où il la suivit pour lui conter sa déconvenue. Elle sonna pour faire ouvrir ses fenêtres et voir clair, et justement elle avait pris la veille une jeune fille de la Ferté, de seize ans, qui couchait dans le cabinet, de l'autre côté, joignant sa chambre. M. de Lorges, pressé de son affaire, lui dit de se dépêcher d'achever d'ouvrir, de s'en aller et de fermer sa porte. Voilà une petite créature troublée, qui prend sa robe et son cotillon, qui monte chez une ancienne femme de chambre qui l'avait donnée, qui l'éveille, qui veut dire, qui n'ose, et qui enfin lui conte ce qui lui vient d'arriver, et qu'elle a laissé au chevet du lit de Mme de Saint-Simon un beau monsieur, tout jeune, tout doré, frisé et poudré, qui l'a chassée fort vite de la chambre. Elle était toute tremblante et fort étonnée. Elles surent bientôt qui c'était. On nous en fit le conte en partant, qui nous divertit fort malgré l'inquiétude.

Le chancelier nous raconta les visites matinales qu'il avait eues la veille et ce qui s'y était passé. Il nous conseilla fort l'évasion du prêtre et de tous ceux qui pouvaient témoigner, la soustraction des signatures, et une négative bien résolue, avec quoi il nous assura que M. de Lorges n'avait rien à craindre. Delà nous allâmes à l'Étang, où nous trouvâmes Chamillart fort déplaisant d'une si désagréable affaire, mais peu alarmé. Le roi avait ordonné qu'on lui rendît compte de tout, et à mesure, de chaque pas et de chaque procédure. Tout cela passait par Pontchartrain qui devenait par là un peu le modérateur des juges; et moyennant sa femme qui lui avait écrit, peut-être beaucoup plus par le mouvement que Mme de Soubise s'était donné, nous étions sûrs de lui. Nous revînmes à Paris descendre chez Mme la maréchale de Lorges, fort persuadés que nous n'en aurions que la peine; nous y apprîmes que le prêtre et les valets étaient déjà évadés, et qu'on travaillait à faire disparaître l'acte et les signatures. Mme de Roquelaure avait fait partir Montplaisir, lieutenant des gardes du corps, fort galant homme et leur ami particulier, pour aller porter cette fâcheuse nouvelle au duc de Roquelaure à Montpellier, qui fut, s'il se peut, plus furieux que sa femme. Toutefois, après de grands vacarmes, tant à Paris qu'en Languedoc, on commença à comprendre que le roi, qui voulait être si exactement et si continuellement informé de tout sur cette affaire, n'abandonnerait pas au déshonneur public la fille de Mme de Roquelaure, ni beaucoup moins à l'échafaud, ou à la mort civile en pays étranger, le propre neveu de Mme de Soubise.

Le duc et la duchesse de Foix, soeur de Roquelaure, commencèrent à adoucir sa femme et lui ensuite. Eux et leurs amis leur firent peur de la difficulté des preuves juridiques, des volontés de porter l'affaire à la dernière extrémité de rigueur, de la honte et de la rage du démenti après l'avoir entreprise et suivie; et peu à peu les rendirent capables d'entendre dire qu'il valait encore mieux faire un mariage convenable en soi, qu'eux-mêmes avaient voulu, que de s'exposer à ces cruels inconvénients et à déshonorer leur fille. Le rare fut que le duc et la duchesse de Rohan se rendirent les plus épineux. Le mari était plein de chimères; il n'eût pas été fâché de voir son fils, dont il avait toujours été mécontent, aller tenter fortune et s'établir en Espagne. La mère, qui avait une grande prédilection pour le second, aurait été bien aise d'en faire l'aîné. Ils ne se soucièrent donc point de hasarder le succès ni de hâter la délivrance de leur fils, réduit à se tenir caché; et n'eurent point de honte de chercher à profiter du malheur de M. et de Mme de Roquelaure, et de leur tenir le pied sur la gorge pour en tirer plus que ce dont ils s'étaient contentés lorsque le mariage avait pensé être conclu, et qui ne s'était rompu sur le combien de la dot. Ils voulurent encore exiger des conditions plus fortes; il se fit plusieurs négociations là-dessus. Le chancelier, ami de Mme de Roquelaure, et le duc d'Aumont, à la prière du prince de Léon, s'étaient mêlés du mariage la première fois. La même raison les y fit entrer la seconde, mais à bout avec des gens incapables d'aucune considération, la combustion entre les deux maisons devenait inévitable, si le roi, à la prière de Mme de Soubise, n'eût fait ce qu'il n'avait fait de sa vie. Il entra lui-même dans tous les détails particuliers; il pria, puis commanda en maître. Il manda à diverses fois le duc et la duchesse de Rohan qui n'y voulaient point aller, leur parla tantôt séparément dans son cabinet, tantôt ensemble et longtemps avec une grande bonté, quoiqu'il ne les aimât guère, et une grande patience; et finalement leur donna le duc d'Aumont et le chancelier, non plus pour arbitres, mais pour juges des conditions du mariage qu'il leur déclara vouloir absolument être fait et célébré avant qu'il allât à Fontainebleau.

Sur le compte que le chancelier et le duc d'Aumont rendirent que le duc et surtout la duchesse de Rohan ne voulaient demeurer d'accord en rien, ni finir, le roi envoya chercher Mme de Rohan, et lui déclara, après tout ce qu'il put d'honnête, que les choses n'en étaient pas venues où elles en étaient pour en demeurer là, et qu'il en eût le démenti; et que, si elle et son mari ne consentaient, il saurait bien achever validement le mariage sans feux par son autorité souveraine, dans une conjoncture de cette qualité. Il permit ensuite au prince de Léon de le venir remercier, et lui demander pardon de toutes ses fautes; et finalement après tant de bruit, d'angoissés et de peines, le contrat fut signé par les deux familles assemblées chez la duchesse de Roquelaure, mais fort tristement. Les bans furent publiés, et avec la permission du cardinal de Noailles, qui ne se donne guère, les deux familles se rendirent à l'église du couvent de la Croix, où Mlle de Roquelaure était gardée à vue depuis son beau mariage par cinq ou six religieuses qui se relayaient. Elle sortit du dedans et entra dans l'église; le prince de Léon par une autre porte en même temps, sans compliments de personne, car cela avait été concerté ainsi, et qu'ils ne se diraient mot. Le curé dit la messe et les maria. La cérémonie finie, chacun signa, et sans se dire une parole chacun s'en alla de son côté. Les mariés montèrent ensemble dans un carrosse pour se rendre à quelques lieues de Paris chez un financier, des amis du prince de Léon, en attendant qu'ils eussent une maison dans Paris, où ils payèrent leur folie d'une cruelle indigence, qui ne finit presque qu'avec leur vie, n'ayant presque pas survécu ni l'un ni l'autre le duc de Rohan et M. et Mme de Roquelaure. Ils ont laissé plusieurs enfants.

Pour être correct, il faut ajouter que tout fut signé et consommé avant Fontainebleau, mais que le duc de Rohan, qui était tombé malade de dépit, et qui ne voulut jamais donner que douze mille livres de rente à son fils, quoique Mme de Roquelaure en offrît dix-huit mille si M. de Rohan voulait aller jusque-là, profita de l'empressement du roi pour en obtenir des lettres patentes, qui, nonobstant toute règle du royaume et toutes lois et coutumes de Bretagne, qui n'y permettent aucune substitution, lui permissent d'en faire une graduelle à l'infini de tous ses biens de Bretagne, où les cadets et les filles seraient fort maltraités. Mme de Soubise et Mme de Roquelaure emportèrent ce consentement, qui ne coûtait rien au roi, après quoi il fallut faire la substitution. Il se passa encore deux mois à cet ouvrage, pendant lesquels le roi envoya plus d'une fois le duc d'Aumont au duc de Rohan pour le presser de finir, et le manda à Fontainebleau pour l'en presser lui-même. Enfin cet ouvrage fut achevé au bout de deux mois, les, lettres patentes expédiées et enregistrées comme il le voulut, et le mariage célébré immédiatement après en la manière que je l'ai rapportée.

Suite
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Phrase omise dans les précédentes éditions.