CHAPITRE XIV.

1708

Cardinal de Bouillon à Rouen et à la Ferté. — Sa vanité et ses misères. — Baluze publie son Histoire de la maison d'Auvergne, fondée surtout sur le faux cartulaire de Brioude, dont le fabricateur se tue dans la Bastille. — Départ des princes pour l'armée de Flandre. — Duc de Bourgogne à Cambrai. — Conduite du roi d'Angleterre, incognito à l'armée de Flandre. — Villars à la cour; son dépit et sa morale. — Hanovre, général des Impériaux sur le Rhin. — Orage sur la Moselle. — Armée de Flandre de Mgr le duc de Bourgogne. — Duc d'Enghien nommé à seize ans chevalier de l'ordre. — Voyage de Fontainebleau par Petit-Bourg. — État désespéré de Mme de Pontchartrain; son mari résolu à la retraite. — Mort de Mme de Pontchartrain. — Folies et faussetés de son mari.

Le cardinal de Bouillon, outré de succomber dans toutes les entreprises qu'il avait tentées pour se soumettre la congrégation réformée de Cluni, et des insultes qu'il en recevait en personne, ne put durer davantage à Cluni, à Paray, ni dans ces environs. Il obtint permission d'aller passer quelque temps à Rouen, où son abbaye de Saint-Ouen lui donnait des affaires, mais ce fut à condition de prendre sa route de telle sorte qu'il n'approchât de nulle part plus près de trente lieues de Paris et de la cour. Il demanda la passade à plusieurs personnes dont les maisons étaient plus commodes que les méchants cabarets d'une route de traverse. Il eut le dépit d'être refusé de la plupart, entre autres de La Vrillière, qui ne crut pas de la politique d'héberger un exilé qui avait déplu au roi avec tant d'éclat et d'opiniâtreté. Il me lit demander par l'abbé d'Auvergne d'être reçu à la Ferté. Je ne crus pas devoir être si scrupuleux. La parenté si proche de Mme de Saint-Simon avec les Bouillon, l'intimité qui avait été entre eux et M. le maréchal de Lorges toute sa vie, la manière dont ils en avaient usé dans mon procès au conseil, puis à Rouen, contre le duc de Brissac, les sollicitations publiques que j'avais faites avec eux au grand conseil pour la coadjutorerie de Cluni et ses suites, m'engagèrent d'en user autrement. Ils en furent fort touchés. Le cardinal séjourna chez moi quelques jours, d'où il s'en alla à Rouen, où la singularité du caractère et la proximité d'Évreux le fit recevoir avec beaucoup d'empressement et de respects. Mais sa vanité extrême gâta tout. Il eut une bonne et grande table où il convia beaucoup de gens, mais il la fit tenir par deux ou trois personnes qui lui étaient là particulièrement attachées, et mangea toujours seul sous prétexte de santé; mais cette persévérante diète eu démasqua bientôt l'orgueil. Sa table devint déserte, bientôt après sa maison, et chacun s'offensa d'une hauteur inconnue, même aux princes du sang.

En même temps que cette fierté indigna, la faiblesse de ses plaintes ne lui attira pas l'estime. Sa situation lui était insupportable, et il ne pouvait s'en cacher. Elle le fit tomber dans un inconvénient tout à fait misérable. Il s'avisa de se faire peindre, et beaucoup plus jeune qu'il n'était. Le monde ne l'avait pas encore déserté à Rouen, il y en avait beaucoup dans sa chambre lorsqu'il dit au peintre qu'il fallait ajouter le cordon bleu à son portrait, parce qu'il le peignait dans un âge où il le portait encore. Cette petitesse surprit fort la compagnie. Elle la fut bien davantage lorsque le cardinal, voyant qu'on se mettait en soin d'en chercher quelqu'un pour le faire voir au peintre, dit qu'il n'était pas besoin d'aller si loin, et se déboutonnant aussitôt, en montra un qu'il portait par-dessous, pareil à celui qu'il portait par-dessus avant que le roi lui eût fait redemander l'ordre. Le silence des assistants le fit apercevoir de ce qui se passait en eux. Il en prit occasion d'une courte apologie pleine de vanité, et d'une explication des droits de la charge de grand aumônier.

Il prétendit n'en être pas dépouillé, parce qu'il n'en avait pas donné la démission, que cela était si vrai, que, pour ne pas embarrasser la conscience des maisons religieuses et hôpitaux soumis à sa juridiction comme grand aumônier, il avait donné tous ses pouvoirs aux cardinaux de Coislin et de Janson, comme à ses vicaires, lorsqu'ils étaient entrés dans sa charge; mais il n'ajouta pas qu'ils s'étaient bien gardés d'agir dans ces maisons en vertu de ces pouvoirs qu'ils n'avaient jamais demandés, et qu'ils avaient parfaitement méprisés. À l'égard de l'ordre, il dit que les deux charges de grand aumônier de France et de grand aumônier de l'ordre étant unies, et ayant prêté le serment des deux, il ne s'était pas cru délié de l'obligation de porter le cordon bleu et la croix du Saint-Esprit; mais que, par déférence pour lé roi, il se contentait de les porter par-dessous, et sans que cela parut. Avec cette délicatesse de conscience, ou plutôt avec cette misère de petit enfant, que faisait-il donc de la croix brodée? La portait-il aussi sur sa veste et par-dessous? Cette platitude et tout son discours acheva de le faire tomber dans l'esprit de ceux qui en furent témoins et de ceux qui l'apprirent. La privation de ces marques extérieures était une des choses du monde qui le touchaient le plus; et comme il n'osait continuer de les mettre à ses armes, il avait cessé depuis d'en avoir nulle part, en sorte que sa vaisselle et ses carrosses, tout n'était marqué que par des chiffres et des tours semées, sans écussons. C'était pour la même raison qu'il n'allait plus qu'en litière, sous prétexte de commodité. Il en avait une superbement brodée dedans et dehors, qui avait un étui pour la pluie et pour aller par pays.

Il fut visité à Rouen par fort peu de gens, de sa famille ou de ses amis. Il s'y occupa des affaires de son abbaye de Saint-Ouen, mais beaucoup plus du sieur Marsollier, chanoine d'Uzès, à qui la Vie du cardinal Ximénès avait donné de la réputation, que celle qu'il fit depuis de M. de la Trappe n'a pas soutenue, et qu'il faisait travailler à celle de M. de Turenne. Pendant ce séjour à Rouen, il perdit encore un procès fort important contre lés réformés de Cluni, et fort piquant. Il ne put se rendre maître de son désespoir, et acheva de se faire mépriser en Normandie comme il avait fait en Bourgogne. À la fin il eut ordre de s'y en retourner. Nouvelle rage. Il me fit demander encore passage par la Ferté, et quelques jours de séjour pour y faire des remèdes plus en repos qu'il ne l'eût pu à Rouen. Tout était ruse, dessein et fausseté. Il revint donc à la Ferté, où je ne lui envoyai personne pour le recevoir, pour ne pas excéder dans ce qui ne devait être qu'hospitalité à un exilé de sa sorte. Il y montra autant de faiblesse sur sa santé que sur sa fortune. Il était charmé du parc, où il se promenait beaucoup, mais il rentrait toujours avant l'heure du serein et couchait dans ma chambre, mangeait avec deux ou trois de ses gens dans mon antichambre, et ne sortait point de ces deux pièces, parce qu'elles ne donnaient point sur l'eau comme toutes les autres. Il disait quelquefois la messe à la chapelle, quelquefois à la paroisse. En sortant de l'église il lui échappait souvent de dire à ce qui s'y trouvait: « Regardez et remarquez bien ce que vous voyez ici, un cardinal-prince, doyen du sacré collège, le premier après lé pape, qui dit la messe ici; voilà ce que vous n'avez jamais vu et ce que vous ne reverrez plus après moi. » Jusqu'au peuple riait à la fin de cette vanité si déplorable.

Il alla à la Trappe, où l'amertume extrême de son état, qu'il témoigna sans cesse à l'abbé et à M. de Saint-Louis qui avait été fort connu, aimé et estimé de M. de Turenne, et que lui-même connaissait fort, leur fit grande pitié et ne les édifia pas. M. de Saint-Louis, qui, après avoir mérité l'estime et les grâces du roi qui en parlait toujours avec bonté et distinction, s'était retiré là, où depuis près de trente ans il n'était occupé que de prière et de pénitence, essaya vainement de le ramener un peu, et à la fin lui parla de la mort, de ce qu'on pense lorsqu'on y arrive, et de l'utilité de se représenter ce terrible moment. « Point de mort, point de mort! s'écria le cardinal, monsieur de Saint-Louis, ne me parlez point de cela, je ne veux point mourir. » Je m'arrête sur ces diverses bagatelles pour faire connaître quel était ce personnage si rapidement élevé au plus haut, lui personnellement de sa maison, par les grâces et la faveur de Louis XIV: un homme qui a fait tant de bruit dans le monde par son orgueil, par son ambition, qui a paru si grand tant qu'il a été porté par cette même faveur, qui a donné le plus étonnant spectacle par ses fausses adresses, son ingratitude et la lutte de désobéissance qu'il osa soutenir contre ce même roi, son bienfaiteur, et par ses propres bienfaits, et qui depuis sa disgrâce parut si petit, si vil, si méprisable jusque dans les pointes qu'il hasarda encore, d'où il tomba dans le plus grand mépris partout et jusque dans Rome, où nous le verrons languir pitoyablement et y mourir enfin d'orgueil, comme toute sa vie il en avait vécu. De la Ferté il dépêchait des courriers sans cesse; il lui est arrivé de s'y trouver avec trois ou quatre valets, tous les autres étant en course. Il y fut visité de quelques gens d'affaires. L'abbé de Choisy, si connu dans le grand monde, le même qui s'alla faire prêtre à Siam, dont on a une si agréable relation de ce voyage, et des lambeaux assez curieux de Mémoires, était de ses amis de tous les temps. Il passa plusieurs jours à la Ferté, d'où il fit un voyage à Chartres.

Ce séjour à la Ferté dura plus de six semaines. Il avait projeté de faire entrer M. de Chartres dans ses affaires, malgré tout ce qui s'était passé dans celle de M. de Cambrai. Il était de toute sa vie vendu aux jésuites, qui de leur côté lui étaient livrés. Il crut donc qu'en mettant Mme de Maintenon de son côté par M. de Chartres, le roi ne pourrait tenir, attaqué, de ces deux côtés. Il fit ce qu'il put pour s'attirer une visite de M. de Chartres qui était à Chartres, à dix lieues de la Ferté. N'ayant pu l'obtenir, il se borna à un rendez-vous quelque part comme fortuit, il n'y réussit point encore. Il voulait engager ce prélat à faire revoir par le roi l'important procès qu'il venait de perdre et qui l'avait si fort piqué, pour de là l'embarquer. Ce fut l'objet du voyage de l'abbé de Choisy, qui y perdit toute son insinuation, son esprit et son bien-dire. Il revint à la Ferté avec force compliments, mais chargé de refus sur tout. On ne peut exprimer quels furent les transports de rage avec lesquels ils furent reçus, ni tout ce que vomit le cardinal de Bouillon contre un homme si distant de lui, devant lequel il s'était humilié, et en avait inutilement imploré la protection contre ses prétendus ennemis, contre le roi, contre les ministres, contre ses amis. Ce dernier trait de mépris acheva de lui tourner la tête. Il comprit son exil sans fin et les dégoûts journaliers, inépuisables, sans secours, sans ressource, sans espérance d'aucun moyen d'adoucir sa situation, beaucoup moins de la changer. Je sus tout cela par le curé de la Ferté, qui était homme d'esprit et savant, avec lequel il s'était familiarisé dans ses promenades, qu'il avait même fait manger quelquefois avec lui, lui qui n'avait pas voulu manger avec ce qu'il y avait de plus distingué à Rouen, et devant lequel il ne se cachait pas. J'ai lieu de croire, mais sans en être certain, que ce fut l'époque de la résolution qu'il exécuta près de deux ans après, parce qu'il lui fallut tout ce temps pour arranger dessus toutes ses affaires. Outre la consolation de se trouver [dans] un lieu agréable, d'entière solitude et de parfaite liberté, où choqué ni contraint sur rien, il faisait tout ce qu'il lui plaisait à son aise, il attendait sans le dire le départ de la cour pour Fontainebleau.

Ce long séjour que je n'avais pu prévoir ne laissait pas de me mettre en peine, et je craignais que le roi, si justement piqué contre lui, ne le trouvât mauvais. J'en parlai au chancelier et à M. de Beauvilliers; je leur dis mon embarras, je leur fis aisément comprendre que je ne pouvais chasser le cardinal de Bouillon de chez moi; que, comme il était vrai, je n'avais jamais eu avec lui aucun commerce et n'en avais encore actuellement aucun. Je me trouvai bien d'avoir pris cette précaution. À fort peu de jours de là, il fut parlé, au conseil, du cardinal de Bouillon à propos de ses procès perdus contre ces moines. Là-dessus le roi dit qu'il était bien longtemps à la Ferté; que, si on voulait le chicaner, on ne l'y laisserait pas; qu'il n'avait pas permission d'approcher plus près de trente lieues, et qu'il n'y en a que vingt de Versailles à la Ferté. Le chancelier saisit ce mot, et après lui le duc de Beauvilliers pour me servir, et il parut que cela fut bien reçu. Enfin, la cour arrivée à Fontainebleau, le cardinal de Bouillon partit aussi de la Ferté, sans que pas un de ses gens sussent où il allait. Il prit des chemins détournés, et il arriva enfin, toujours dans le même secret réservé à lui seul, à Auny près de Pontoise, où il demanda à coucher et où il fut reçu. C'était une maison de campagne du maréchal de Chamilly, qui était alors à la Rochelle avec sa femme, où il commandait et dans les provinces voisines, à qui il n'en avait ni écrit ni fait parler. C'était s'approcher de Paris bien plus que de la Ferté; la cause en fut pitoyable.

Il avait le prieuré de Saint-Martin de Pontoise, où il avait dépensé des millions et fait une terrasse admirable sur l'Oise et des jardins magnifiques. Il aima tant cette maison, et encore par vanité, car je lui ai ouï dire que tout ce qui était des dehors était royal, que dans sa faveur il obtint, moyennant un échange, de détacher cette maison et quelques dépendances du prieuré et d'en faire un patrimoine, qui en effet, est demeuré à M. de Bouillon. Il n'avait pu avoir permission d'y aller, et voulut au moins la revoir encore une fois par la chatière; et il donna le misérable spectacle de l'aller considérer tous les jours, pendant les sept ou huit qu'il demeura à Auny, tantôt de dessus la hauteur, tantôt tout autour par les ouvertures des murailles des bouts des allées, et à travers des grilles, sans avoir osé mettre le pied en dedans, soit qu'il voulût faire pitié au monde, par cette ridicule montre d'un extrême désir dont la satisfaction lui était refusée, soit qu'il espérât toucher par le respect de n'être pas entré dans sa maison ni dans ses jardins. Cette bassesse fut méprisée, et ce fut tout. De là il tira droit en Bourgogne, d'où il était venu, où il reçut enfin la permission de s'en aller tout auprès de Lyon s'établir dans une maison de campagne qui lui fut prêtée, pour n'être plus parmi des objets qui l'octroient sans cesse de douleur.

Baluze dont j'ai parlé, et de son Histoire de la maison d'Auvergne fondée sur les faussetés du cartulaire de Brioude, dont j'ai parlé (t. V, p. 322), avait presque toujours été avec le cardinal de Bouillon à Rouen. Son livre, prêt à paraître en 1706, avait été remis sous clef alors par l'étrange vacarme qu'excita l'imposture du cartulaire de Brioude, et l'arrêt de mort de la chambre de l'Arsenal contre le faussaire de Bar, convaincu de l'avoir fabriqué, et dont les Bouillon eurent le crédit de faire commuer la peine en une prison perpétuelle à la Bastille, où il avoua qu'ils le lui avaient fait faire. Depuis quinze mois de cet événement, il ne s'en parlait plus. L'ouvrage de Baluze, fait avec tout l'art possible, séparé de tout cet espace de temps de son ruineux fondement, parut aux Bouillon pouvoir enfin se montrer. Le chancelier leur ami, et sujet quelquefois à traiter les choses un peu légèrement, leur en accorda le privilège. Il parut donc en public, et y renouvela toute la scène du faussaire. Savants et ignorants, le soulèvement fut général, et le mondé indigné ne se contraignit ni sur les Bouillon ni sur le chancelier, qui leur avait passé cette impression. Je ne pus m'empêcher de lui en dire mon avis. Il en fut honteux à ne savoir où se mettre; et les Bouillon, avec toute leur hardiesse, fort embarrassés. Ce fut à propos de ce nouvel éclat, que Maréchal me conta que de Bar, désespéré de se voir confiné en prison pour le reste de sa vie, malgré les assurances de protection infaillible et des récompenses dont les Bouillon l'avaient repu pour lui faire exécuter cette insigne fausseté, et lassé de ces imprécations contre eux si inutiles, s'était cassé la tête contre les murailles; que lui, Maréchal, avait été appelé pour le visiter dans cette furie et dans cette blessure, de laquelle il était mort deux jours après.

Le roi, qui avait la faiblesse de ne partir jamais un vendredi, ne fut pas si scrupuleux pour son petit-fils. Il fixa son départ au 14 mai. Il semblerait néanmoins qu'à qui observerait les jours, celui de l'assassinat d'Henri IV et de la mort de Louis XIII devrait être réputé un jour malheureux pour la France, pour ses rois et pour ceux qui en sont si récemment sortis. Mais le roi, qui n'a jamais compté que lui pour roi de France, put s'apercevoir en cette occasion que sa cour ne le comptait pas seul, malgré ses adorations. La messe du roi qui, selon la coutume, fut de Requiem, frappa tout le monde et l'attrista sur le départ du jeune prince et [on] ne s'en put contenir. Je n'en fus pas témoin; j'étais à Saint-Denis à l'anniversaire de celui, dont par mon père, je tiens toute ma fortune; c'est à son exemple un devoir qui l'emporte sur tout autre, et auquel je n'ai jamais manqué. Il est vrai que je m'y suis toute ma vie trouvé tout seul, et que je n'ai jamais pu m'accoutumer à un oubli si scandaleux de tant de races comblées par ce grand monarque, dont plus d'une sans lui seraient inconnues et demeurées dans le néant. À mon retour de Versailles, je trouvai qu'on y était encore blessé du choix de ce jour funeste.

Mgr le duc de Bourgogne était parti à une heure après midi pour aller coucher à Senlis, chez l'évêque, frère de Chamillart, dont toute la famille était allée l'y recevoir. Il passa à Cambrai avec les mêmes défenses de la première fois, mais il y dîna. À la vérité ce fut à la poste même, où l'archevêque se trouva avec tout ce qui était à Cambrai. On peut juger de la curiosité de cette entrevue, qui fut au milieu de tout le monde. Le jeune prince embrassa tendrement son précepteur à plusieurs reprises. Il lui dit tout haut qu'il n'oublierait jamais les grandes obligations qu'il lui avait, et sans jamais se parler bas, ne parla presque qu'à lui, et le feu de ses regards lancé dans les yeux de l'archevêque, qui suppléèrent à tout ce que le roi avait interdit, eurent une éloquence avec ces premières paroles à l'archevêque; qui enleva tous les spectateurs, et qui, malgré la disgrâce, grossirent alors et depuis la cour de l'archevêque de tout ce qui était de plus distingué et qui; sous divers prétextes, de route et de séjour, s'empressait à mériter d'avance ses bonnes grâces présentes et sa protection future.

M. le duc de Berry partit le 15, dîna à Senlis chez l'évêque, ne passa point par Cambrai, et joignit Mgr le duc de Bourgogne à Valenciennes le soir même qu'il y était arrivé. C'était là qu'était M. de Vendôme depuis son arrivée de la cour, et là qu'était le rendez-vous de tout le monde. Le roi d'Angleterre ne tarda pas de s'y rendre dans un incognito si précis toute la campagne, qu'il en devint scandaleux. Il mangea chez Mgr le duc de Bourgogne jusqu'à l'arrivée de son équipage. Il eut après chez lui une table de seize couverts où il invitait et où il fut très gracieux, et mangea chez les officiers généraux qui l'en prièrent. Il choisit son poste, bien que volontaire, à la tête des troupes de sa nation, qui en furent comblées. Jusqu'aux Anglais de l'armée ennemie s'en sentirent de la satisfaction, et la laissèrent échapper. Ce prince vécut avec beaucoup de sagesse, mais fort parmi tout le monde, chercha à plaire et y réussit. Il acquit même l'estime et l'affection des troupes et des généraux par, son application et par toute la volonté qu'il montra. Il ne figura pas assez pour s'y étendre davantage. L'électeur gagna les bords du Rhin où le duc de Berwick l'était allé attendre.

Villars arriva avec sa femme presque à ses journées, fort lentement. Il parut outré de changer de pays et d'armée. Il lui fâchait fort de quitter de si abondantes sauvegardes, et n'était guère plus content de ne pouvoir traîner sa femme après lui. Elle en était ravie. Il lui échappa assez plaisamment qu'elle avait quitté le service. Villars assura le roi publiquement que tous ses bataillons en Allemagne excédaient le complet de cinq cents hommes chacun, et qu'ils étaient tous beaux à merveilles; puis s'étant mis peu à peu sur la morale, et toujours en public et parlant au roi, il dit tout haut que la meilleure maxime pour les rois était de faire espérer beaucoup et de donner peu. Je laisse à penser comment ce mot fut reçu d'un compagnon de sa sorte, élevé et comblé au point où il se trouvait. L'électeur et Berwick ne trouvèrent pas leur armée à beaucoup près telle que Villars la publiait, mais ce dernier ne s'était pas contraint de dire publiquement, et plus d'une fois, en parlant des puissances, que, s'il ne leur fallait que du plat, de la langue, il leur en donnerait tout leur soûl. À cette fois, il tint exactement parole.

Les Impériaux furent lents à s'assembler. Le duc d'Hanovre, depuis roi d'Angleterre, commandait leur armée. Il comptait qu'elle serait nombreuse et que le prince Eugène l'y suivrait bientôt. Ce dernier partit fort tard de Vienne, s'amusa chez divers princes en chemin, forma un puissant corps sur la Moselle, et sourd aux cris d'Hanovre, se fit joindre par de gros détachements de son armée, par des ordres précis de l'empereur, qui eut peine à apaiser M. d'Hanovre piqué et voulant s'en retourner chez lui. Pour le dire de suite, dès que cette armée de la Moselle ne put plus donner soupçons de torquets, l'électeur et Berwick laissèrent à du Bourg la garde des lignes d'Haguenau, avec le nécessaire pour les défendre contre les entreprises du duc d'Hanovre, et marchèrent avec tout le reste sur la Moselle, où il se forma un gros orage dont on ne put deviner la cause, tandis que Marlborough, à la tête de l'armée de Flandre, se tenait dans une grande tranquillité. On prétendit qu'il était convenu avec le prince Eugène d'attendre qu'il fût prêt, et de ne rien entreprendre sans lui.

L'armée de Mgr le duc de Bourgogne était d'abord de deux cent six escadrons et de cent trente et un bataillons en cinquante-six brigades. Il avait la maison du roi, la gendarmerie, les carabiniers et le régiment des gardes, dix-huit lieutenants généraux, et autant de maréchaux de camp en ligne, sans les gens du détail. Dix sont devenus depuis maréchaux de France, dont quatre n'étaient lors que brigadiers; et nous en voyons aussi qui n'étaient pas de cette armée et qui n'étaient alors que colonels. L'armée se trouva complète, belle, leste, de la plus grande volonté. Jamais armée fournie avec plus d'abondance, ni d'amas de toutes les sortes, avec un prodigieux équipage de vivres et d'artillerie. Tout ce qui y servait se pressa d'arriver sur le départ des princes. Il ne restait plus qu'à se mettre en mouvement. M. de Vendôme, qui prenait aisément racine partout où il se trouvait à son aise, montra peu de complaisance pour en sortir. Il fut seul de son avis, mais il se fit croire avec Un air de supériorité dont Puységur prévit les suites, et les écrivit au long à M. de Beauvilliers, qui ne me cacha pas ses alarmes. Je le fis souvenir de notre conversation de Marly, mais je le trouvai encore fort éloigné de penser que les choses pussent aller jusqu'où je les lui avoir prédites. Profitons de l'inaction de ce premier commencement de campagne pour raconter le peu qui se passa jusqu'à sa véritable ouverture, qui [ne] nous permettra guère après de la quitter.

Le roi nomma à la Pentecôte M. le duc d'Enghien chevalier de l'ordre pour le premier jour de l'an. Il n'avait que seize ans, et M. le Duc n'y songeait pas encore; mais il était fils de Mme la Duchesse.

Le roi alla coucher le 18 juin à Petit-Bourg, et le 19 à Fontainebleau. Mme de Pontchartrain était à Paris à l'extrémité. Ma liaison intime avec cette famille, et plus encore l'union et l'intimité plus que de soeurs qui était entre Mme de Saint-Simon et elle, nous arrêta à Paris. Elle ne voyait presque plus personne, et n'avait de consolation qu'avec Mme de Saint-Simon, qui n'en trouvait aussi qu'auprès d'elle. Le caractère de cette femme accomplie tiendrait trop de place ici; il la trouvera mieux parmi les Pièces [33] . Il est trop beau, trop singulier, trop instructif pour le laisser ignorer. Il y avait longtemps qu'une si grande perte était prévue. C'était une maladie de femme venue de trop de couches et trop près à près, de trop peu de ménagement d'abord, qui rendit tous les divers remèdes inutiles. Pontchartrain, qui avait là-dessus bien des reproches à se faire, en pouvait combler la mesure par la contrainte continuelle dans tout, et par son étrange humeur qu'il lui avait fait essuyer sans cesse. La patience et la douceur dont elle ne s'était jamais lassée, jusqu'à être outrée lorsqu'on pouvait s'apercevoir qu'elle en avait besoin, avait infiniment pris sur elle, et fort aigri son sang, qu'on ne put enfin calmer ni arrêter. Soit vérité, soit feinte, comme dans les suites cela ne parut que trop, Pontchartrain sentit toute la grandeur de sa perte, et plus d'un an avant qu'elle arrivât, il me confia que si ce malheur, qu'il ne prévoyait que trop, lui arrivait, il avait pris le dessein de se retirer; que, dès qu'il la verrait diminuer, il tiendrait sa démission toute prête; que, dès que le malheur serait arrivé, il l'enverrait au roi et se retirerait aussitôt dans un petit appartement que son père avait à l'institution de l'Oratoire, où il passait les bonnes fêtes; qu'il y demeurerait trois ou quatre mois jusqu'à ce qu'il se fût déterminé à un lieu et à un genre de vie qui lui convînt et qu'il pût continuer, sur quoi il exigea de moi un secret inviolable.

Il serait inutile de rapporter ici ce que je lui dis pour détourner un homme de son âge et chargé de famille d'une résolution si téméraire. Je compris que je ne gagnerais rien que par degrés. Quoiqu'il n'eût rien que de très rebutant, et que je le sentisse tel plus souvent que personne, parce que je le voyais plus souvent et plus intimement, j'avoue que je [fus] dupe, et qu'il me fit pitié. Je crus que la confiance de son père, qui ne me cachait rien, ni des affaires, ni de sa famille, et qui cent fois m'avait déposé ses douleurs sur son fils; que celle de sa mère, qui n'était pas moindre; que cette intime liaison de sa femme avec la mienne; que l'intérêt de ses enfants demandaient également de moi tous les soins possibles pour détourner une résolution qui serait un coup de mort pour le chancelier et la chancelière, et qui serait la perte de leur famille. Bientôt après je crus démêler qu'outre que ces sortes de résolutions sont souvent le fruit des grandes douleurs, il imaginait en devoir une signalée à une si grande perte, et que, privé de l'appui qu'il tirait de la considération de sa femme, il désespérait de pouvoir se soutenir dans sa place. Ces mélanges, qui venaient de la sensibilité du coeur et de l'orgueil de l'esprit, me parurent former une résolution bien difficile à rompre. Je ne crus donc pas faire une infidélité de communiquer ce secret à Mme de Saint-Simon pour me servir de son sage conseil. Elle en jugea comme moi. Lui-même bientôt après s'en ouvrit à elle. Cette inquiétude me fit quitter bonne compagnie, et mes ouvrages de la Ferté et mes plants que j'étais allé voir à Noël, sur un accident qu'on crut qui emporterait Mme de Pontchartrain, pour accourir à temps d'empêcher la démission. J'avais résolu de tâcher à la faire passer par les mains du chancelier. Cela lui était dû par toutes sortes de raisons, et c'était le meilleur moyen de l'arrêter.

La maladie, qui dura encore six mois, donna le temps à Pontchartrain de s'ouvrir au P. de La Tour, général de l'Oratoire, qui confessait Mme de Pontchartrain depuis son mariage, et à l'abbé de Maulevrier, aumônier du roi, grand intrigant, avec de l'esprit et de l'ambition, grand ami des jésuites et de M. de Cambrai, de qui j'ai parlé quelquefois. Celui-ci le détourna de se retirer à l'institution pour ne point faire cette peine aux jésuites, auxquels il était aussi livré que son père était éloigné d'eux, et pour ne point donner de soi des soupçons de jansénisme, qui pourraient attirer les affaires au P. de La Tour, lequel aussi le détermina à s'en aller à Pontchartrain quand le malheur serait arrivé, puis à différer sa démission de quelques semaines, enfin de quelques mois. Il y en avait près de deux que nous ne bougions presque point de cette funeste maison, lorsque Mme de Pontchartrain mourut enfin sur les onze heures du matin, le 25 juin. La cour était à Fontainebleau, le chancelier aussi qui n'avait pu quitter, que sa femme désolée alla trouver aussitôt; qui le trouva dans la plus amère affliction quoique prévue de si loin. Mme de Saint-Simon, que j'avais eu soin de détourner adroitement d'un si douloureux spectacle, avait, malgré sa vertu, besoin de toutes sortes de secours. Je voulus demeurer auprès d'elle. Elle savait où en était Pontchartrain et l'importance pour ses, enfants, ou plutôt pour ceux de son amie, d'empêcher les folies qu'il voulait exécuter, et me pressa tellement de ne le point abandonner, que je la laissai avec lime la maréchale de Lorges, Rime de Lauzun et ma mère, et m'en allai, sur un message pressant du P. de La Tour, le trouver chez Pontchartrain, d'où, pour abréger beaucoup de choses, nous partîmes tous trois en même carrosse, et Bignon, intendant des finances, en quatrième, et nous en allâmes à Pontchartrain. Les trois belles-soeurs y vinrent le jour même, et peu à peu la parenté et les liaisons y introduisirent plus de monde.

Dans la situation où était toute cette famille, le chancelier et la chancelière, qui n'aimaient point les belles-soeurs avec qui j'étais fort bien, n'avaient de confiance qu'au P. de La Tour et en moi, et Pontchartrain, qui voulait toujours parler de sa retraite qui n'était sue là que de nous, laissait toute la compagnie pour être sans cesse avec nous. Cela me força à demeurer pour arrêter toujours cette résolution, jusqu'à ce que, Bignon, prêt à partir pour Fontainebleau, cette résolution lui fût confiée pour la déclarer au chancelier, mais sans porter de démission. Alors voyant l'affaire entre les mains du chancelier, je m'en revins à Paris auprès de Mme de Saint-Simon, et le P. de La Tour retourna à ses affaires. Ce ne fut pas pour longtemps. Le chancelier, outré de plus d'une douleur, et de colère contre son fils, sut le rapport de Bignon, m'écrivit la lettre du monde la plus touchante pour me conjurer de n'abandonner pas ce fou dans ses transports, et pour me témoigner qu'il n'avait de ressource qu'au P. de La Tour et en moi, ni de repos qu'il ne me sût à Pontchartrain. Je différai pourtant d'y retourner.

Phélypeaux cependant, frère du chancelier, arrivant de Bourbon, avait été à Pontchartrain, où son neveu lui avait parlé comme à Bignon, et l'avait aussi chargé de déterminer son père, qui lui avait écrit très fortement et plusieurs fois, à le laisser faire. Phélypeaux, tout apoplectique qu'il était revenu des eaux, ne put rien gagner sur son neveu. Il se traîna à Fontainebleau où il acheva d'effaroucher son frère par tous les détails qu'il lui rapporta, et de l'outrer contre son fils. Il m'écrivit par son frère une lettre si forte et si pressante pour retourner à Pontchartrain, que je ne pus m'en défendre, mais en même temps si précise d'en chasser les belles-soeurs et toute la compagnie, que je crus qu'elle excédait. Le fait était que, encore que le chancelier travaillât avec le roi en la place de son fils, les affaires périssaient faute de signatures et de manutention ordinaire; que le roi, qui est l'homme du monde à qui les afflictions allaient le moins, commençait à s'en lasser jusqu'à le trouver mauvais; que la cour en parlait fort et blâmait en ridicule; que ce qui s'amassait de gens à Pontchartrain, quoique parenté ou familiers, y donnait un air d'assemblée et de fête tout à fait déplacé; d'appareil de spectacle, et faisait une sorte d'amusement à son fils qui le retenait où il ne devait pas être, et qui scandalisait par le contraste et le ridicule éloigné de toute la bienséance de son état. Surtout le chancelier insistait sur ce que son fils allât enfin à Fontainebleau, ce qu'il s'éloignait entièrement de faire. Phélypeaux me fit une triste peinture de l'état où il avait laissé son frère sur la ruine de sa famille et de sa fortune; et, outre la lettre qu'il m'avait apportée, me conjura encore de la part du chancelier de vouloir bien retourner à Pontchartrain pour, tâcher d'en arracher son fils. À tant d'instances Mme de Saint-Simon joignit ses représentations les plus fortes de ne pas refuser un service si important qui m'était demandé avec tant d'instance et de confiance. Je me résolus donc à y retourner, mais avec le P. de La Tour, et en nous faisant précéder par l'abbé de Maulevrier, à qui le chancelier avait parlé très fortement à Fontainebleau, dès qu'il le sut instruit par son fils même.

Cet abbé qui aimait tant à se mêler de tout, et si principalement chez les ministres, qui était sec, était chargé d'essayer de ramener l'esprit de Pontchartrain aux volontés de son père, et d'insinuer à la compagnie de s'en aller, belles-soeurs et autres. Nous le laissâmes partir et n'allâmes que le lendemain, le P. de La Tour et moi. Nous trouvâmes que l'abbé, armé des ordres du père et de la mère, ne les avait adoucis, ni à la compagnie, ni aux belles-soeurs même, ni au fils. Ces trois femmes, qui ignoraient pleinement le dessein de leur beau-frère, ne cherchaient qu'à lui plaire, à profiter d'une douleur qui les réunissait, peut-être à le soustraire tout à fait de père et de mère pour disposer de lui plus à leur gré, et en tirer plus gros qu'elles ne faisaient, bien qu'elles ne s'y fussent jamais épargnées. Elles lui firent des plaintes amères du traitement scandaleux qu'elles recevaient pour l'amour de lui. Pontchartrain, de longue main impatient des moindres apparences de joug, frappé de l'idée de s'unir plus étroitement à ce qui était de plus proche à sa femme, piqué d'honneur de plus, s'emporta d'une façon étrange, s'opposa nettement au départ, et n'eut pas peine à arrêter des personnes qui ne voulaient s'en aller que pour être retenues. L'abbé de Caumartin nous vint conter l'histoire en descendant de carrosse, sur quoi le P. de La Tour et moi jugeâmes qu'il n'était plus du tout question d'exécuter ce que le chancelier m'avait si précisément demandé par sa lettre et par son frère, mais d'adoucir l'irritation que l'abbé de Maulevrier avait causée.

Le P. de La Tour aborda Pontchartrain, tandis que j'allai trouver les dames. J'essuyai d'abord une sortie de la comtesse de Roucy; je m'adressai à Mme de Blansac comme plus liante, mais qui, avec infiniment d'esprit et une apparente douceur, était encore bien plus fausse; et n'en allait que mieux à ses fins; je leur abandonnai la sécheresse de l'abbé de Maulevrier tant qu'elles voulurent; je leur dis que le chancelier, qui trouvait toujours son fils si bien avec elles, espérait de sa solitude un retour nécessaire à la cour, en un mot, je les apaisai et leurs maris. L'abbé de Maulevrier s'en retournait à Fontainebleau. Je le chargeai d'une lettre pour le chancelier en secret, qui m'en écrivit plusieurs avec la même précaution. Les déclamations, les désespoirs, les égarements, les raisonnements sans raison et sans fin de Pontchartrain; ses fureurs, ses menaces, et parmi tout cela, ses emportements contre son père, uniquement mais sans cesse partagés entre le P. de La Tour et moi, nous mettaient sans cesse aussi à bout d'expédient, de patience et de compassion. Je n'osais me laisser aller au soupçon de quelque feinte. Le P. de La Tour, moins scrupuleux que moi, m'en parla. Nous nous y confirmâmes. Les belles-soeurs crurent y voir clair à des vapeurs, à des hurlements, à des transports qui leur parurent peu naturels. Elles s'en ouvrirent même à nous.

Jusqu'aux valets l'écumèrent et ne s'en turent pas. Quoique nous eussions obtenu enfin qu'il fit des signatures pressées, son père s'impatientait cruellement. Il m'écrivit une lettre si vive, si touchée de la perte commune, si éloquente sur ses malheurs, si offensée contre son fils et contre ses belles-sœurs, si remplie de confiance et de reconnaissance pour moi, que m'ayant prié en même temps de la brûler après l'avoir montrée au P. de La Tour, je crus qu'il était de cette même confiance de la lui renvoyer. Je lui mandai nos pensées au P. de La Tour et à moi, et j'obtins qu'il m'écrivît une lettre que je pusse montrer à son fils, qui, sur, une réponse qu'il en avait reçue, ne voulait plus lui écrire. Enfin, comme le P. de La Tour et moi ne savions plus que devenir, un valet de chambre de Phélypeaux m'apporta secrètement une lettre de la chancelière, par laquelle elle m'avertissait qu'elle avait pris le parti de venir elle-même, sans que personne en sût rien que son mari, et qu'elle arriverait le lendemain. Ce parti nous plut extrêmement, au P. de La Tour et à moi, qui fut d'avis que je lui écrivisse pour l'instruire en chemin de la situation où elle trouverait les choses, et de ce que nous croyions de la conduite qu'elle devait tenir. Je l'envoyai attendre par un de mes gens fort sûr, avec ma lettre, à deux lieues de Pontchartrain, qui l'arrêta et qui la lui donna. Elle m'en a souvent bien remercié depuis comme de chose qui lui avait été bien utile.

Peu après le dîner, il parut deux carrosses dans la montagne qui surprirent fort tout le monde, parce qu'on ne venait plus guère à Pontchartrain, mais qui étonnèrent bien plus lorsqu'à leur approche on reconnut que c'était la chancelière. Une bombe eût moins effrayé les belles-soeurs, qui furent sur le point de s'aller cacher. Le P. de La Tour et moi, seuls dans la confidence, fîmes si bonne contenance que personne ne s'en douta, ni ne soupçonna depuis que nous en sussions la moindre chose. Le P. de La Tour gagna doucement sa chambre, et moi un corridor pour voir la réception sans contrainte. Elle fut bonne, et à la porte du cabinet qui donne dans la cour. La mère et le fils s'enfermèrent d'abord seuls. Phélypeaux et les deux Bignon venus avec elle vinrent à la compagnie. Le P. de La Tour tâcha de remettre la tête fort étourdie aux belles-soeurs. La chancelière leur fit au mieux, et dit qu'elle n'était point venue pour chasser personne, ni pour presser son fils sur Fontainebleau, mais pour être avec lui tant qu'il demeurerait à Pontchartrain, et en effet pour les importuner tous si bien de sa présence et de ses compliments, qu'elle fît finir un séjour si ridiculement poussé. Cela réussit bientôt. Je donnai encore une journée à la chancelière, avec qui j'eus beaucoup d'entretiens, et je m'en revins enfin à Paris pour ne plus retourner. Peu de jours se passèrent dans l'embarras que j'avais laissé. Les belles-soeurs, peut-être pour se raccommoder, ou pour abréger leur ennui, furent les premières à porter leur beau-frère au départ. Il capitula sur la réception que lui ferait son père, sur la vie particulière qu'il voulait mener à la cour, où il ne voulait, disait-il, demeurer qu'une année. Qui l'eût pris au mot l'aurait bien fâché. Enfin tout le monde partit à la fois. La mère et le fils allèrent droit à Fontainebleau, où le chancelier se contraignit à bien recevoir son fils, mais outré de tout ce qui s'était passé, persuadé du jeu d'affliction, et que de Pontchartrain il avait percé jusqu'à Fontainebleau où on en parlait trop.

La conduite qu'il y tint, les personnages ridicules et différents qu'il y fit, les affectations de parade et cent sortes de singularités en public, achevèrent de l'y démasquer et de l'y faire mépriser, dont le chancelier et sa femme étaient sans cesse désolés. Mme de Saint-Simon plus simple, mais plus intimement touchée, eut grand'peine à se résoudre à rentrer dans sa vie accoutumée et à retourner à la cour. J'en étais d'autant plus pressé que le roi ne s'accommodait ni des douleurs ni des absences, et que sur les derniers temps de la vie de Mme de Pontchartrain, Mme de Saint-Simon s'était excusée d'une fête dont le roi l'avait nommée, qui l'avait trouvé mauvais. Nous logions à notre ordinaire à Fontainebleau, chez Pontchartrain, au château. Nous y fûmes presque continuellement occupés du chancelier et de la chancelière et de leur fils, avec eux et avec le monde. Un détail si long et si peu intéressant paraîtra sans doute étrange, aussi m'en serais je bien gardé sans ce qui se verra en son temps et à quoi il était tout à fait nécessaire.

Suite
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On voit par ce passage que les morceaux renvoyés aux Pièces par Saint-Simon étaient quelquefois de sa composition; c'est un motif de plus pour regretter que le public ne puisse encore profiter de cette partie de"ses oeuvres. Voy. t. I°, p. 437, note.