CHAPITRE XV.

1708

Je vais me promener vers la Loire. — Mort de la duchesse de Châtillon. — Mort de Mme de Razilly. — Mariage du fils du duc d'Aumont et de la fille de Guiscard. — Mariage du roi de Portugal avec une soeur de l'empereur, et de l'archiduc avec une princesse de Brunswick-Blankembourg-Wolfenbüttel. — Investiture de Montferrat au duc de Savoie. — Mort et deuil du duc de Mantoue. — Pensions à la duchesse de Mantoue. — Indigence et négligence de l'Espagne. — Haine de M. le Duc et de Mme la Duchesse pour M. le duc d'Orléans, et sa cause. — Époque de la haine implacable de Mme des Ursins et de Mme de Maintenon pour M. le duc d'Orléans. — Petit succès en Espagne. — Siège et prise de Tortose. — Perte de la Sardaigne. — Perte de Minorque et du Port-Mahon. — Prince Eugène en Flandre. — Projet sur Bruxelles rejeté. — Conspiration dans Luxembourg découverte. — Gand et Bruges surpris par les troupes du roi. — L'électeur retourne sur le Rhin, et le duc de Berwick amène une partie de l'armée en Flandre. — Paresse et funeste opiniâtreté du duc de Vendôme. — Combat d'Audenarde. — Insolence de Vendôme à Mgr le duc de Bourgogne. — Parole énorme de Vendôme à Mgr le duc de Bourgogne. — Retraite derrière le canal de Bruges. — Belle action du vidame d'Amiens, et autre belle de Nangis.

Quelque occupé que j'eusse été et de cette perte et de ses suites, je ne l'avais pas moins été d'être au fait de bien des choses considérables en leur moment, mais dont la plupart se fondent après comme les morceaux de glace, quoique bien des choses importantes dépendent souvent de celles qui se fondent ainsi. J'étais dans l'intime confiance de M. le duc d'Orléans; et ses amis, et sa position était telle qu'il n'y avait que moi qui pusse y être pour tout ce qui concernait la cour. J'avais grand soin de l'informer aussi de bien des choses qui le pouvaient guider ou qui lui pouvaient servir, et je lui écrivais en chiffres, mais par ses propres courriers quand ils s'en retournaient, et par-ci par-là, quelques lettres de paille, et en clair, pour amuser, par la poste ou par les courriers de la cour. J'étais demeuré un peu en arrière de choses dont il fallait pourtant l'informer, et j'étais si excédé de la vie dont je sortais que je fus bien aise aussi d'un peu de dissipation. La Vrillière s'en allait presque seul à Châteauneuf, il me pressa de l'y aller voir. J'y consentis. Je m'y enfermai une journée entière, matin et soir, à faire à M. le duc d'Orléans un volume en chiffres, que j'envoyai sûrement mettre à la poste d'Orléans, pour être à l'abri de l'ouverture. De là, j'allai voir Cheverny et sa femme dans leur belle maison de Cheverny, Chambord qui en est tout contre, dont j'entendais toujours parler, et que je n'enviai pas. L'évêque de Blois, qui vint à Cheverny, m'engagea aisément d'aller voir Blois, où j'avais grande curiosité de voir la salle des derniers états, la prison du cardinal de Guise et de l'archevêque de Lyon, et le lieu où mourut Catherine de Médicis. Je trouvai que, pour bâtir le château neuf, Gaston avait détruit la salle des états, et que le contrôleur, qui occupait l'appartement de cette funeste reine, était sorti avec la clef. Je vis aussi Menars, et j'eus lieu d'être content de ma curiosité par la singulière beauté des terrasses de cette maison, de la situation de l'évêché à Blois, et du grand parti que ce premier évêque a su en tirer pour le bâtiment qu'il y a fait. Après huit ou douze jours d'éclipse, je retournai à Fontainebleau.

La duchesse de Châtillon mourut. C'était Mlle de Royan, fille d'une soeur de la princesse des Ursins, et La Trémoille comme elle, qu'elle avait élevée et mariée chez elle à Paris, dont j'ai parlé à propos de mon mariage. Elle était devenue extrêmement grasse, et le roi l'avait fait prier de ne venir point à la cour quand Mme la duchesse de Bourgogne aurait des soupçons de grossesse; ni quand elle serait grosse. Elle avait acquis, en contrefaisant une religieuse du couvent où elle avait été avant de venir chez sa tante, un tic rare et peu perceptible jusqu'à quelque temps après son mariage, et qui depuis s'était augmenté à un point qu'à toutes minutes son visage se démontait à effrayer, sans qu'elle-même s'en aperçût le plus souvent par la continuelle habitude.

La femme de Razilly mourut aussi, et ce fut une perte pour son mari et pour sa famille, qui était fort nombreuse.

Le duc d'Aumont, qui avait beaucoup mangé et qui n'était pas d'humeur à s'en contraindre, maria Villequier, son fils unique, à la fille unique de Guiscard, à qui Langlée, frère de Mme de Guiscard, avait laissé un grand bien. Guiscard, outre l'honneur de cette alliance, s'accrocha volontiers à M. d'Aumont. Il était en disgrâce depuis Ramillies, et celle du maréchal de Villeroy ne lui promettait pas sitôt la fin de la sienne. Villequier, avec tout ce bien, trouvait des assaisonnements fâcheux: un beau-père disgracié, et ses deux frères roués ou pendus en effigie, passés aux ennemis, et qui faisaient parler bien mal d'eux en attendant une fin qui fut encore plus triste.

L'empereur avait fait le mariage avec le roi de Portugal d'une de ses soeurs, qu'un frère de M. de Lorraine éonduisait à Lisbonne; et de l'archiduc son frère avec une princesse de Brunswick-Blankenbourg-Wolfenbüttel, conduite par le prince Maximilien d'Hanovre. Toutes deux étaient en voyage, et cette dernière avait passé Milan, où on lui avait fait une magnifique entrée, pour passer ensuite à Barcelone, où était l'archiduc, sur la flotte anglaise commandée par le chevalier Leake. M. de Savoie ne se pressait point de mettre en campagne. Il se plaignait d'avoir été trompé à la précédente guerre par l'empereur Léopold, qui ne lui avait pas tenu ce qu'il lui avait promis. Il tint donc si ferme à demeurer les bras croisés, jusqu'à ce qu'il eût reçu la satisfaction qu'il demandait, que l'empereur se vit forcé de finir avec lui. Il lui donna donc l'investiture de Montferrat, au grand regret et préjudice du droit de M. de Lorraine, et des promesses réitérées qu'il lui en avait faites.

M. le Prince ne le trouva pas meilleur, qui y prétendait aussi après la mort du duc de Mantoue, qui arriva le 5 juillet à Padoue assez promptement. Il laissa beaucoup d'argent comptant; de vaisselle, de pierreries, de meubles magnifiques et de beaux tableaux, mais pas un pouce de terre, depuis que l'empereur s'était emparé de ses États. En lui finit la branche des souverains de Mantoue. Les Gonzague l'avaient peu à peu usurpée, comme tous ces petits souverains d'Italie, et, comme eux, en avaient fait un État héréditaire. Il y avait encore deux branches de Gonzague, auxquelles l'empereur n'eut aucun égard. M. de Mantoue ne fit point de testament. Mme de Mantoue fit donner part au roi, par l'envoyé de Bantoue de sa part à elle, qui fut traité pour cette fois en envoyé de souverain. Le roi en prit le deuil en noir, et le quitta au bout de cinq jours. Il envoya un gentilhomme ordinaire faire compliment à Mme de Mantoue, à qui il donna quarante mille livres de pension, comme elle les touchait auparavant, sur les quatre cent mille livres qu'il donnait à M. de Mantoue, jusqu'à son rétablissement dans ses États, et qui se retenaient dessus pour elle. Elle eut aussi les trente mille livres de pension du roi d'Espagne qu'il donnait à son mari. Ainsi elle eut, outre son bien, soixante-dix mille livres de pensions. M. de Lorraine prétendit hériter de Charleville, et fit demander au roi de trouver bon qu'il en prît possession. M. le Prince s'y opposa fortement pour les droits de Mme la Princesse et l'emporta.

M. le duc d'Orléans s'était arrêté à Madrid plus longtemps qu'il n'avait cru. Rien de prêt d'aucune sorte, indigence de tout, négligence encore plus grande. Il fallut chercher des moyens d'y suppléer, et cela n'était pas facile; c'est ce qui allongea son séjour. On en prit occasion à Paris de faire courir le bruit qu'il était amoureux de la reine. M. le Duc, enragé de son oisiveté et de la réputation que M. le duc d'Orléans acquérait, Mme la Duchesse, qui le haïssait pour avoir été trop bien ensemble, se rendirent les promoteurs de ce bruit à la cour, à la ville, et qui gagna les provinces et les pays étrangers, excepté l'Espagne, où il n'en fut pas mention parce qu'il n'y avait ni vérité ni apparence. M. d'Orléans y était occupé à des choses plus, sérieuses, et plût à Dieu eût-il été moins touché de trouver des obstacles aux choses les plus urgentes, ou que sa douleur lui eût laissé plus d'empire sur sa langue! Un soir qu'après avoir travaillé tout le jour, comme il ne faisait autre chose depuis son arrivée, à chercher des expédients pour subvenir à l'incurie extrême de tous préparatifs les plus indispensables pour mettre en campagne et y faire quelque chose, il se mit à table avec plusieurs seigneurs espagnols et des François de sa suite, tout occupé de son dépit qui tombait sur Mme des Ursins qui gouvernait tout, et qui n'avait pas songé à la moindre des choses concernant la campagne. Le souper s'égaya et un peu trop. M. le duc d'Orléans, un peu en pointe de vin et toujours plein de son dépit, prit un verre, et regardant la compagnie (je fais excuse d'être si littéral, mais le mot ne peut se masquer) : « Messieurs, leur dit-il, je vous porte la santé du c..-capitaine et du c..-lieutenant. » Le propos saisit l'imagination des conviés; personne pourtant, ni le prince lui-même, n'osa faire de commentaire, mais le rire gagna chacun et fut plus fort que la politique. On fit raison de la santé, sans toutefois répéter lés mots, et le scandale fut étrange.

Une demi-heure après au plus, Mme des Ursins en fut avertie [34] . Elle sentit bien qu'elle était le lieutenant et Mme de Maintenon le capitaine; et, si on se souvient de ce que j'ai raconté là-dessus (t. V, p. 9 et suiv.), on verra que cela ne pouvait s'entendre autrement. La voilà transportée de colère-, qui mande le fait en propres termes à Mme de Maintenon, laquelle, de son côté, entra en furie. Inde irae. Jamais elles ne l'ont pardonné à M. le duc d'Orléans, et nous verrons combien peu il s'en est fallu qu'elles ne l'aient fait périr. Jusqu'alors Mme de Maintenon n'avait ni aimé ni haï M. le duc d'Orléans, et Mme des Ursins n'avait rien oublié pour lui plaire. Ce fut aussi ce qui la piqua le plus, de voir qu'avec ses soins les manquements pour le service l'avaient porté à une plaisanterie si cruelle, et qui, en un seul mot, révélait toute sa politique avec un ridicule qui ne se pouvait effacer. De ce moment elles jurèrent la perte de ce prince. Il se peut dire qu'il la frisa de bien près; mais, échappé de ce péril, il ne cessa d'éprouver, tout le reste de la vie du roi, et jusque dans sa mort, combien Mme de Maintenon lui fut une implacable et cruelle ennemie, par toutes les sortes de persécutions qu'elle lui suscita. Ce fut encore merveilles comment il n'y succomba pas; mais ce n'en fut pas une moindre que l'étrange et triste état où elle sut, réduire un prince de son rang, état qui a même influé sur le reste de sa vie. Il ne tarda pas à s'apercevoir du changement de Mme des Ursins à son égard, qui n'accommoda pas les affaires qu'elle eût voulu depuis voir périr entre ses mains. Il est des choses qui ne se peuvent raccommoder, et il faut convenir que ce terrible mot était supérieurement de ce genre. Aussi M. le duc d'Orléans n'y songea-t-il pas, et alla toujours son chemin à l'ordinaire. Je ne sais même s'il a pu s'en repentir, quelque lieu qu'il en ait eu toute sa vie, tant il le trouvait plaisant; et il m'a depuis impatienté plus d'une fois en m'en parlant, riant de tout son coeur. J'en sentais tout le poids et toutes les cruelles suites; et toutefois ce qui m'en piquait le plus, tout en le lui reprochant, je ne pouvais m'empêcher d'en rire aussi, tant ce grand et funeste ridicule de gouvernement deçà et delà les Pyrénées était en deux mots clairement assené et plaisamment exprimé.

À la fin M. le duc d'Orléans trouva moyen d'entrer en campagne, mais sans voir jamais pour plus de quinze jours à la fois, et non pas même toujours, de subsistances assurées. Il prit au commencement de juin le camp de Ginestar, d'où il envoya Gaëtano, lieutenant général, avec trois mille hommes de pied et huit cents chevaux, enlever à Falcete, à cinq lieues de Ginestar, douze cents hommes de pied, quatre cents chevaux et mille miquelets. Ils furent surpris et se voulurent sauver dans les montagnes, mais ils furent suivis de si près, que leur cavalerie s'enfuit à toutes jambes, qu'on leur tua près de cinq cents hommes, et qu'on prit, outre cinq cents hommes prisonniers, beaucoup d'officiers, tous leurs bagages et toutes leurs munitions. Don Joseph Vallejo, détaché du même camp sur le chemin de Tortose à Tarragone, défit la garde de tous les bestiaux du pays amassés en un lieu, battit les miquelets qui s'opposèrent à sa retraite, et ramena mille boeufs et six mille moutons que M. le duc d'Orléans fit distribuer à ses troupes. Il fit enlever encore d'autres petits postes dont on lui amena beaucoup de prisonniers. Il en fit aussi beaucoup auprès de Tortose, enleva cinq barques qui y portaient des farines et des chairs salées, et l'investit le 12 juin.

Il avait établi deux ponts sur l'Èbre, l'un au-dessus, l'autre au-dessous de la place. Sa garnison était de neuf bataillons, deux escadrons et deux mille miquelets. La tranchée fut ouverte la nuit du 21 au 22 à demi-portée de mousquet. Le terrain, presque tout roc, causa bien de la difficulté, les vivres en causèrent, beaucoup davantage. D'Asfeld, longtemps depuis maréchal de France, y fit de grands devoirs d'homme de guerre, et de soins pour la subsistance. J'ai ouï dire à M. le duc d'Orléans qu'il n'en serait jamais venu à bout sans lui, et qu'il était le meilleur intendant d'armée qu'il fût possible. L'artillerie et le génie servirent si mal que M. le duc d'Orléans se voulut charger lui-même de ces deux parties si principales, qui lui causèrent beaucoup de soins et de peine. Un de ses ponts se rompit; point de bateaux, de planches, de cordages; tout manquait généralement. La réparation de ce pont, outre le temps et l'inquiétude, coûta des peines infinies à ce prince qui en vint enfin à bout. La nuit du 9 au 10 juillet, on se logea dans le chemin couvert. Les assiégés le défendirent fort valeureusement, et firent après une sortie pour en déloger les assiégeants qui les repoussèrent. Le lendemain ils capitulèrent pour livrer leurs portes, et partir quatre jours après, et être conduits à Barcelone. Ils firent rendre en même temps le château d'Arcès au royaume de Valence, qui était une retraite de miquelets qui incommodait beaucoup. Ils perdirent environ la moitié de leur garnison, et M. le duc d'Orléans environ six cents hommes, et personne de connu que Monchamp, son major général, un des six aides de camp que le roi envoya au roi d'Espagne en Italie, pour veiller sur sa personne, après la découverte de la conspiration dont j'ai parlé alors. Ce fut une perte, que ce Monchamp, en tout genre. Lambert, dépêché par M. le duc d'Orléans, vint apprendre cette bonne nouvelle au roi; qui en fut d'autant plus aise que M. le duc d'Orléans avait surmonté toutes les difficultés possibles. En Estramadure, ni ailleurs en Espagne, il ne se passa rien de marqué. M. le duc d'Orléans eut la gloire de resserrer, d'écarter et de pousser même Staremberg le reste de la campagne, quoique plus faible que lui. Mais il était dit que chaque année serait fatale à l'Espagne, et que, semblable à un puissant arbre usé par les siècles, il lui en coûterait ses plus grosses branche l'une après l'autre.

J'ai parlé en son temps du duc de Veragua qui, vice-roi de Sardaigne à l'avènement de Philippe V, fut beaucoup plus qu'accusé d'avoir voulu, pour de l'argent, livrer cette île à la maison d'Autriche, et en perdit sa vice-royauté. C'était un homme de beaucoup d'esprit, d'adresse et de souplesse, qui de retour à Madrid avait trouvé moyen de se mettre si bien avec Mme des Ursins que non seulement tout fut oublié, mais qu'il fut fait conseiller d'État, et de plus admis aux affaires dans le cabinet. Il avait un fils qui n'avait pas moins d'esprit, d'art et de capacité que lui, mais dont l'extérieur tortu, grossier, sale et laid démentait toutes ces qualités. Il s'appelait le marquis de La Jamaïque. Il vint, à je ne sais quelle occasion, chargé d'un compliment au roi, et il parut à tout le monde un gros vilain lourdaud, à qui le peu d'usage de notre langue augmentait encore les désagréments naturels. Ils étaient embarrassés en Espagne à qui confier la Sardaigne. Elle fut offerte à La Jamaïque, qui la refusa. On capitula avec lui, on lui promit cent mille écus, mais il ne voulait point partir sans les avoir touchés. Dans l'impossibilité de les lui compter on eut recours aux expédients. La Sardaigne abondait en blés, on lui permit d'en prendre jusqu'à concurrence du payement des cent mille écus; moyennant cela il partit. Barcelone, et toute la Catalogne, en souffrait une disette extrême, toute la côte en était dépourvue, Gènes se trouvait hors de moyens de les secourir, et la défense d'y transporter des grains était exactement observée; de manière qu'on se promettait tout en Espagne du murmure des troupes de l'archiduc et des pays qu'il avait occupés dans cette famine.

La Jamaïque profita de la conjoncture et leur fit passer des blés en abondance. Non content de se payer ainsi des cent mille écus qui lui avaient été accordés en blés de Sardaigne, il voulut profiter seul de cet étrange commerce qui rendait la vie et les forces au parti de l'archiduc. Cette tyrannie mit au désespoir la Sardaigne, qui ne peut vivre que de la vente de ses blés, et qui, ne pouvant fléchir l'avarice de son vice-roi, lui préféra l'archiduc, et traita secrètement, en sorte que cette conquête ne lui coûta que d'envoyer quelques vaisseaux se présenter devant Cagliari. Le vice-roi, abandonné en vingt-quatre heures, remit l'île au commandant des vaisseaux pour l'archiduc, à une condition qu'on lui tint: ce fut d'être porté libre, lui et tous ses effets, en Espagne, avec tous ceux qui le voudraient suivre. Peu de seigneurs s'embarquèrent avec lui, et nuls autres. Le merveilleux est qu'il fut reçu à Madrid avec acclamations. Disons d'avance que ce ne fut pas la plus considérable perte que fit l'Espagne cette année. Le chevalier Leake se présenta au mois d'octobre à l'île de Minorque, qui se soumit aussitôt à l'archiduc. Le port Mahon fit très peu de résistance, tellement que, avec cette conquête et Gibraltar, les Anglais se virent en état de dominer la Méditerranée, d'y hiverner avec des flottes entières, et de bloquer tous les ports d'Espagne sur cette mer. Il est temps de parler de la Flandre.

Le prince Eugène passa la Moselle le dernier juin, embarqua son infanterie à Coblentz, et marcha sur Maestricht. On avait eu, dans notre armée, quelque envie de surprendre Bruxelles, et il y avait quatre mille échelles préparées pour ce dessein. Il fallut consulter le roi, qui n'en fut pas d'avis, et ce projet demeura sans exécution. En même temps on découvrit une conspiration à Luxembourg. Quelques ouvriers et des gens du peuple crurent pouvoir profiter de la maladie du comte d'Hostel, gouverneur de la place, qui était à l'extrémité, pour y faire entrer les ennemis. Le prince Eugène s'en était mis à portée. Druy, lieutenant général et lieutenant des gardes du corps, très bon officier et fort galant homme, commandait là sous le comte d'Hostel. Il fit arrêter un boulanger qui découvrit tous les complices, qui furent pendus.

Bergheyck, cependant, cherchait les moyens de tirer quelque reste de parti de ce grand soulèvement qu'il avait si bien concerté, qui, selon toutes les apparences, aurait réussi, si le succès d'Écosse avait répondu à notre attente. Le grand bailli de Gand, fort accrédité dans la ville, y avait continué ses pratiques, et mis les choses au point d'exécution, tandis qu'à Bruges, Bergheyck procurait aussi les mêmes menées pour réussir à la fois. Il n'y avait pas un bataillon entier dans ces deux places, et les bourgeois y étaient fort bien intentionnés pour l'Espagne. L'armée de Mgr le duc de Bourgogne semblait ne songer qu'à subsister en attendant de voir ce que feraient les ennemis. Artagnan fut détaché le 3 juillet, avec un gros corps, sous prétexte de subsistance; et le soir du même jour, Chemerault partit du camp de Braine-l'Alleu, avec deux mille chevaux et deux mille grenadiers, pour faire un fourrage sur Tubise, mais en effet pour marcher diligemment à Ninove. Il s'y arrêta quelque temps, et continua après sa marché sur Gand. À six heures du matin, le 4, il s'en trouva à une lieue, où il reçut nouvelles de La Faye, brigadier des troupes d'Espagne. Il lui mandait qu'il était parti la veille de Pions avec soixante officiers ou soldats de son régiment déguisés, et qu'il était maître de la porte de la chaussée, dont il avait eu peu, de peine à s'emparer. Là-dessus, Chemerault avec ses troupes passa à Gand le plus diligemment qu'il put, mais non assez pour ne pas laisser La Faye en grand danger, et le grand bailli et ses bourgeois en grande peine. Enfin il arriva et se rendit maître de la ville sans essuyer un seul coup, et le peuple en témoignant sa joie.

Chemerault trouva dans la ville quantité d'artillerie et de munitions. Il dépêcha le chevalier de Nesle à Mgr le duc de Bourgogne., qu'il trouva sur le midi faisant faire halte à son armée sur le ruisseau de Pepingen, qui à cette nouvelle se remit aussitôt en marche. Comme la tête arrivait au moulin de Goiche, l'armée ennemie parut sur les hauteurs de Saint-Martin-Lennik. On crut qu'elle venait attaquer dans la marche. La cavalerie se mit en bataille pour donner le temps à l'infanterie d'arriver. Tout d'un coup on vit l'armée ennemie s'arrêter et commencer à camper. Là-dessus notre armée fila vers la Dendre. Les ennemis détendirent et marchèrent en arrière. L'arrière-garde de Mgr le duc de Bourgogne passa la Dendre à Ninove, le 6, à sept heures du matin, et toute l'armée vint camper, la droite sur Alost, la gauche à l'Escaut et à Schelebel. Deux jours après, la citadelle de Gand capitula, dont trois cents Anglais sortirent. Gacé, fils du maréchal de Matignon, apporta la première nouvelle au roi. Scheldon, mestre de camp, réformé anglais, aide de camp de M. de Vendôme, et qui avait fait la capitulation avec la citadelle, apporta la seconde; et en même temps Fretteville, dépêché par le comte de La Mothe, apprit au roi qu'il s'était rendu maître de Bruges avec la même facilité. Il n'y avait dans le secret de cette entreprise que Bergheyck qui la procura, les deux fils de France, le chevalier de Saint-Georges, M. de Vendôme, Puységur, et au moment de l'exécution les conducteurs de l'entreprise. Les deux fils de France, avec le chevalier de Saint-Georges, suivis de la principale généralité, entrèrent avec pompe à Gand, ou, pour marquer leur confiance, ils descendirent à l'hôtel de ville, où ils furent magnifiquement festoyés. Ce fut une joie à Fontainebleau qui se put dire effrénée, et des raisonnements sur les fruits de ce succès qui passaient de bien loin le but. Je fus fort sensible à un si agréable début, mais j'en craignis l'ivresse, et je ne pus m'empêcher de mander à M. le duc d'Orléans ce que j'en pensais.

La marche de l'armée du prince Eugène, de la Moselle en Flandre, fit séparer en deux celle de l'électeur qui l'avait suivie quelque temps. Il vint de sa personne passer quelques jours à Metz, retournant à Strasbourg. Avec ce qu'il remenait, l'armée du Rhin était de quarante-deux bataillons et de soixante-treize escadrons; le duc de Berwick mena en Flandre trente-quatre bataillons et soixante-cinq escadrons.

Il paraissait aisé de profiter de deux conquêtes si facilement faites en passant l'Escaut, brûlant Audenarde, barrant le pays aux ennemis, rendant toutes leurs subsistances très difficiles et les nôtres très abondantes, venant par eau et par ordre dans un camp qui ne pouvait être attaqué. M. de Vendôme convenait de tout cela et n'alléguait aucune raison contraire; mais, pour exécuter ce projet si aisé, il fallait remuer de sa place et aller occuper ce camp. Toute la difficulté se renfermait à la paresse personnelle de M. de Vendôme, qui, à son aise dans son logis, voulait en jouir tant qu'il pourrait, et soutenait que ce mouvement dont on était maître serait tout aussi bon différé. Mgr le duc de Bourgogne, soutenu de toute l'armée, et jusque par les plus confidents de Vendôme, lui représenta vainement que, puisque de son propre avis ce qui était proposé était le seul bon parti à prendre, il valait mieux pris qu'à prendre; qu'il n'y avait aucun inconvénient à le faire; qu'il s'en pouvait trouver à différer et à hasarder d'y être prévenu, [ce] qui, de l'aveu même de Vendôme, serait un inconvénient très fâcheux. Vendôme craignait la fatigue des marches et des changements de logis, cela renversait le repos de ses journées que j'ai décrit ailleurs. Il regrettait toujours les aises qu'il quittait; ces considérations furent les plus fortes.

Marlborough voyait clairement que Vendôme n'avait du tout de bon et d'important à faire que ce mouvement, ni lui que de tenter de l'empêcher. Pour le faire, Vendôme suivait la corde qui était très courte; pour l'empêcher, Marlborough avait à marcher sur l'arc fort étendu et courbé, c'est-à-dire vingt-cinq lieues à faire, contre Vendôme six au plus. Les ennemis se mirent en marche avec tant de diligence et de secret, qu'ils en dérobèrent trois forcées, sans que Vendôme en eût ni avis ni soupçon, quoique partis de fort proche de lui. Averti enfin il méprisa l'avis, suivant sa coutume, puis s'assura qu'il les devancerait en marchant le lendemain matin. Mgr le duc de Bourgogne le pressa de marcher dès le soir; ceux qui l'osèrent lui en représentèrent la nécessité et l'importance. Tout fut inutile, malgré les avis redoublés à tous moments de la marche des ennemis. La négligence se trouva telle qu'on n'avait pas seulement songé à jeter des ponts sur un ruisseau qu'il fallait passer jusqu'à la tête du camp. On dit qu'on y travaillerait toute la nuit.

Biron, maintenant duc et pair et doyen des maréchaux de France, avait pensé être mis auprès de la personne de M. le duc de Berry cette campagne. Il était lieutenant général, commandait une des deux réserves, et il était à quelque distance du camp, d'où il communiquait d'un côté, et de l'autre à un corps détaché plus loin. Ce même soir il reçut ordre de se faire rejoindre par ce corps plus éloigné, et de le ramener avec le sien à l'armée. En approchant du camp, il trouva un ordre de s'avancer sur l'Escaut, vers où l'armée allait s'ébranler pour le passer. Arrivé à ce ruisseau où on achevait les ponts et dont j'ai parlé, Motet, capitaine des guides, fort entendu, lui apprit les nouvelles qui avaient enfin fait prendre la résolution de marcher. Alors, quelque accoutumé que fût Biron à M. de Vendôme par la campagne précédente, il ne put s'empêcher d'être étrangement surpris de voir que ces ponts non encore achevés ne le fussent pas dès longtemps, et de voir encore tout tendu dans l'armée. Il se hâta de traverser ce ruisseau, d'arriver à l'Escaut, où les ponts n'étaient pas faits encore, de le passer comme il put, et de gagner lés hauteurs au delà. Il était environ deux heures après midi du mercredi 11 juillet, lorsqu'il les eut reconnues, et qu'il vit en même temps toute l'armée des ennemis, les queues de leurs colonnes à Audenarde, où ils avaient passé l'Escaut, et leur tête prenant un tour et faisant contenance de venir sur lui. Il dépêcha un aide de camp aux princes et à M. de Vendôme, pour les en informer et demander leurs ordres, qui les trouva pied à terre et mangeant un morceau. Vendôme, piqué de l'avis si différent de ce qu'il s'était si opiniâtrement promis, se mit à soutenir qu'il ne pouvait être véritable. Comme il disputait là-dessus avec grande chaleur, arriva un officier par qui Biron envoyait confirmer le fait, qui ne fit qu'irriter et opiniâtrer Vendôme de plus en plus. Un troisième avis confirmatif de Biron le fit emporter; et pourtant se lever de table, ou de ce qui en servait, avec dépit, et monter à cheval, en maintenant toujours qu'il faudrait donc que les diables les eussent portés là, et que cette diligence était impossible. Il renvoya le premier aide de camp arrivé dire à Biron qu'il chargeât les ennemis, et qu'il serait tout à l'heure à lui pour le soutenir avec des troupes. Il dit aux princes de suivre doucement avec le gros de l'armée, tandis qu'il allait prendre la tête des colonnes et se porter vers Biron le plus légèrement qu'il pourrait. Biron cependant posta ce qu'il avait de troupes le mieux qu'il put dans un terrain fort inégal et fort coupé, occupant un village et des haies, et bordant un ravin profond et escarpé, après quoi il se mit à visiter sa droite, et vit la tête de l'armée ennemie très proche de lui. Il eut envie d'exécuter l'ordre qu'il venait de recevoir de charger, mais dans aucune espérance qu'il conçût d'un combat si étrangement disproportionné que pour se mettre à couvert des propos d'un général sans mesure, et si propre à rejeter sur lui, et sur n'avoir pas exécuté ses ordres, toutes les mauvaises suites qui se prévoyaient déjà. Dans ces moments de perplexité arriva Puységur avec le campement, qui, après avoir reconnu de quoi il s'agissait, conseilla fort à Biron de se bien garder d'engager un combat si fort à risquer. Quelques moments après survint le maréchal de Matignon qui, sur l'inspection des choses et le compte que Biron lui rendit de l'ordre qu'il avait reçu de charger, lui défendit très expressément de l'exécuter, et le prit même sur lui.

Tandis que cela se passait, Biron entendit un grand feu sur sa gauche, au delà du village. Il y courut et y trouva un combat d'infanterie engagé. Il le soutint de son mieux avec ce qu'il avait de troupes, pendant que plus encore sur la gauche les ennemis gagnaient du terrain. Le ravin, qui était difficile, les arrêta et donna le temps d'arriver à M. de Vendôme. Ce qu'il amenait de troupes était hors d'haleine. À mesure qu'elles arrivèrent, elles se jetèrent dans les haies, presque toutes en colonnes, comme elles venaient, et soutinrent ainsi l'effort des ennemis et d'un combat qui s'échauffa, sans qu'il y eût moyen de les ranger en aucun ordre; tellement que ce ne fut jamais que les têtes des colonnes qui, chacune par son front et occupant ainsi chacune un très petit terrain, combattirent les ennemis, lesquels étendus en lignes et en ordre profitèrent du désordre de nos troupes essoufflées et de l'espace vide laissé des deux côtés de ces têtes de colonnes, qui ne remplissaient qu'à mesure que d'autres têtes arrivaient, aussi hors d'haleine que les premières. Elles se trouvaient vivement chargées en arrivant, et redoublant et s'étendant à côté des autres qu'elles renversaient souvent, et les réduisaient, par le désordre de l'arrivée, à se rallier derrière elles, c'est-à-dire derrière d'autres haies, parce que la diligence avec laquelle nos troupes s'avançaient, jointe aux coupures du terrain, causait une confusion dont elles ne se pouvaient débarrasser. Il en naissait encore l'inconvénient de longs intervalles entre elles, et, que les pelotons étaient repoussés bien loin avant qu'ils pussent être soutenus par d'autres, qui survenant avec le même désordre ne faisaient que l'augmenter, sans servir beaucoup aux premiers arrivés à se rallier derrière eux à mesure qu'ils se présentaient au combat. La cavalerie et la maison du roi se trouvèrent mêlés avec l'infanterie, ce qui combla la confusion au point que nos troupes se méconnurent les unes les autres. Cela donna loisir aux ennemis de combler le ravin de fascines assez pour pouvoir le passer, et à la queue de leur armée de faire un grand tour par notre droite pour en gagner la tête, et prendre en flanc ce qui s'y était le plus étendu, et avait essuyé moisis de feu et de confusion dans ce terrain moins coupé que l'autre.

Vers cette même droite étaient les princes, qu'on avait longtemps arrêtés au moulin de Royenghem-Capel pour voir cependant plus clair à ce combat si bizarre et si désavantageusement enfourné. Dès que nos troupes de cette droite en virent fondre sur elles de beaucoup plus nombreuses, et qui les prenaient par leur flanc, elles ployèrent vers leur gauche avec tant de promptitude, que les valets de la suite de tout ce qui accompagnait les princes tombèrent sur eux, avec un effroi, une rapidité, une confusion qui les entraînèrent avec une extrême vitesse, et beaucoup d'indécence et de hasard, au gros de l'action à la gauche. Ils s'y montrèrent partout, et aux endroits les plus exposés, y montrèrent une grande et naturelle valeur, et beaucoup de sang-froid parmi leur douleur de voir une situation si fâcheuse, encourageant les troupes, louant les officiers, demandant aux principaux ce qu'ils jugeaient qu'on dût faire, et disant à M. de Vendôme ce qu'eux-mêmes pensaient. L'inégalité du terrain que les ennemis trouvèrent en avançant, après avoir poussé notre droite, donna à cette droite le temps de se reconnaître, de se rallier, et, malgré ce grand ébranlement, pour n'en rien dire de plus, de leur résister. Mais cet effort fut de peu de durée. Chacun avait rendu des combats particuliers de toutes parts, chacun se trouvait épuisé de lassitude et du désespoir du succès parmi une confusion si générale et si inouïe. La maison du roi dut son salut à la méprise d'un officier des ennemis qui porta un ordre aux troupes rouges, les prenant pour des leurs. Il fut pris, et voyant qu'il allait partager le péril avec elles il les avertit qu'elles allaient être enveloppées, et leur montra la disposition qui s'en faisait, ce qui lit retirer la maison du roi un peu en désordre. Il augmentait de moment en moment. Personne ne reconnaissait sa troupe. Toutes étoient pêle-mêle, cavalerie, infanterie, dragons; pas un bataillon, pas un escadron ensemble, et tous en confusion les uns sur les autres.

La nuit tombait, on avait perdu un terrain infini; la moitié de l'armée n'avait pas achevé d'arriver. Dans une situation si triste, les princes consultèrent avec M. de Vendôme ce qu'il y avait à faire, qui de fureur de s'être si cruellement mécompté brusquait tout le monde. Mgr le duc de Bourgogne voulut parler, mais Vendôme, enivré d'autorité et de colère, lui ferma à l'instant la bouche en lui disant d'un ton impérieux devant tout le monde: « Qu'il se souvînt qu'il n'était venu à l'armée qu'à condition de lui obéir. » Ces paroles énormes et prononcées dans les funestes moments où on sentait si horriblement le poids de l'obéissance rendue à sa paresse et à son opiniâtreté, et qui par le délai de décamper était cause de ce désastre, firent frémir d'indignation tout ce qui l'entendit. Le jeune prince à qui elles furent adressées y chercha une plus difficile victoire que celle qui se remportait actuellement parles ennemis sur lui. Il sentit qu'il n'y avait point de milieu entre les dernières extrémités et l'entier silence, et fut assez maître de soi pour le garder. Vendôme se mit à pérorer sur ce combat, à vouloir montrer qu'il n'était point perdu, à soutenir que, la moitié de l'armée n'ayant pas combattu, il fallait tourner toutes ses pensées à recommencer le lendemain matin, et pour cela profiter de la nuit, rester dans les mêmes postes où on était, et s'y avantager au mieux qu'on pourrait. Chacun écouta en silence un homme qui ne voulait pas être contredit, et qui venait de faire un exemple aussi coupable qu'incroyable, dans l'héritier nécessaire de la couronne, de quiconque hasarderait autre chose que des applaudissements. Le silence dura donc sans que personne osât proférer une parole, jusqu'à ce que le comte d'Évreux le rompit pour louer M. de Vendôme, dont il était cousin germain et fort protégé. On en fut un peu surpris, parce qu'il n'était que maréchal de camp.

Il venait cependant des avis de tous côtés que le désordre était extrême. Puységur, arrivant de vers la maison du roi, en fit un récit qui ne laissa aucun raisonnement libre, et que le maréchal de Matignon osa appuyer. Sousternon, venant d'un autre côté, rendit un compte semblable. Enfin Cheladet et Puyguyon, survenant chacun d'ailleurs, achevèrent de presser une résolution. Vendôme ne voyant plus nulle apparence de résister davantage à tant de convictions, et poussé à bout de rage: « Oh bien! s'écria-t-il, messieurs, je vois bien que vous le voulez tous, il faut donc se retirer. Aussi bien, ajouta-t-il, en regardant Mgr le duc de Bourgogne, il y a longtemps, monseigneur, que vous en aviez envie. » Ces paroles, qui ne pouvaient manquer d'être prises dans un double sens, et qui furent par la suite appesanties, furent prononcées exactement telles que je les rapporte, et assenées de plus, de façon que pas un des assistants ne se méprit à la signification que le général leur voulut faire exprimer. Les faits sont simples, ils parlent d'eux-mêmes; je m'abstiens de commentaires pour ne pas interrompre le reste de l'action. Mgr le duc de Bourgogne demeura dans le parfait silence, comme il avait fait la première fois, et tout le monde, à son exemple, en diverses sortes d'admirations muettes. Puységur le rompit à la fin pour demander comment on entendait de faire la retraite. Chacun parla confusément. Vendôme, à son tour, garda le silence, ou de dépit, ou d'embarras, puis il dit qu'il fallait marcher à Gand, sans ajouter comment, ni aucune autre chose.

La journée avait été fort fatigante, la retraite était longue et périlleuse; chacun mettait son espérance pour l'avenir dans l'armée que le duc de Berwick amenait de la Moselle. On proposa de faire avancer les chaises des princes, et de les mettre dedans pour les conduire plus commodément vers Bruges, et au-devant de cette armée. Cette idée vint de Puységur, d'O y applaudit fort, Gamaches ne s'y opposa pas. On les demanda, et sur-le-champ on commanda cinq cents chevaux d'escorte. Là-dessus Vendôme cria que cela seront honteux; les chaises furent contremandées, et l'escorte déjà commandée servit depuis à ramasser les fuyards. Alors ce petit conseil tumultueux se sépara. Les princes, avec ce peu de suite qui, les avait accompagnés, prirent à cheval le chemin de Gand. Vendôme, sans plus donner nul ordre, ni s'informer de rien, ne parut plus en aucun lieu; ce qui s'était trouvé là d'officiers généraux retournèrent à leurs postes, ou, pour mieux dire, où ils purent, ainsi que le maréchal de Matignon, et firent passer en divers endroits de l'armée l'ordre de se retirer. La nuit était tantôt close; on entendait encore plusieurs combats particuliers en divers endroits; enfin les premiers avertis s'ébranlèrent.

Cependant les officiers généraux de la droite et ceux de la maison du roi tenaient leur petit conseil entre eux, et ne pouvaient comprendre comment il ne leur venait point d'ordre, lorsque celui de la retraite leur arriva. Mais tandis qu'ils demeuraient en cette attente et en suspens, ils se trouvèrent environnés et coupés de toutes parts. Chacun d'eux alors fut bien étonné. Ils recommençaient à raisonner sur les moyens d'exécuter leur retraite, lorsque le vidame d'Amiens qui, comme tout nouveau maréchal de camp, ne disait pas grand'chose, se mit à leur remontrer que, tandis qu'ils délibéraient, ils allaient être enfermés; puis, voyant qu'ils continuaient en leur incertitude, il les exhorta à le suivre, et se tournant vers les chevau-légers de la garde dont il était capitaine: « Marche à moi! » leur dit-il, en digne frère et successeur du duc de Montfort; et, perçant à leur tête une ligne de cavalerie ennemie, il en trouva derrière elle une autre d'infanterie dont il essuya tout le feu, mais qui s'ouvrit pour lui donner passage. À l'instant, le reste de la maison du roi, profitant d'un mouvement ‘si hardi, suivit cette compagnie, puis les autres troupes qui se trouvèrent là, et toutes firent leur retraite ensemble toute la nuit et en bon ordre jusqu'à Gand, toujours menés par le vidame, qui, pour avoir su prendre à temps et seul son parti avec sens et courage, sauva ainsi une partie considérable de cette armée. Les autres débris se retirèrent comme ils purent, avec tant de confusion, que le chevalier du Rosel, lieutenant général, n'en eut aucun avis, et se trouva le lendemain matin, avec cent escadrons qui avaient, été totalement oubliés. Sa retraite ainsi esseulée, et en plein jour, devenait très difficile, mais il n'était pas possible de soutenir le poste qu'il occupait jusqu'à la nuit. Il se mit donc en marche.

Nangis, aussi tout nouveau maréchal de camp, aperçut des pelotons de grenadiers épars, il en trouva de traîneurs, bref, de pure bonne volonté, il en ramassa jusqu'à quinze compagnies, et par cette même volonté, fit avec ces grenadiers l'arrière-garde de la colonne du chevalier du Rosel, si étrangement abandonnée. Les ennemis passèrent les haies et un petit ruisseau, l'attaquèrent souvent; il les soutint toujours avec vigueur. Ils firent une marche de plusieurs heures qui fut un véritable combat. À la fin, ils se retirèrent par des chemins détournés que l'habitude d'aller à la guerre avait appris au chevalier du Rosel, grand et excellent partisan. Ils arrivèrent au camp après y avoir causé une cruelle inquiétude pendant quatorze ou quinze heures qu'on ignora ce qu'ils étaient devenus.

Mgr le duc de Bourgogne ne fit que traverser Gand sans s'y arrêter, et continua de marcher jusqu'à Lawendeghem avec la tête des troupes qui y arrivait. Il y établit son quartier général et son camp le long et derrière le canal de Bruges, pour y faire reposer ses troupes en sûreté, avec l'abondance des derrières, en attendant qu'on prit un parti et la jonction de Berwick. M. de Vendôme (je continue de rapporter simplement les faits) arriva séparément à Gand entre sept et huit heures du matin, trouva des troupes qui entraient dans la ville, s'arrêta avec le peu de suite qui l'avait accompagné, mit pied à terre, défit ses chaussés, et poussa sa selle tout auprès des troupes en les voyant défiler. Il entra aussitôt après dans la ville sans s'informer de quoi que ce fût, se jeta dans un lit, et y demeura plus de trente heures sans se lever, pour se reposer de ses fatigues. Ensuite il apprit par ses gens que l'armée était à Lawendeghem. Il l'y laissa, continuant à ne s'embarrasser de rien, à bien souper et à se reposer de plus en plus dans Gand plusieurs jours de suite, sans se mêler en aucune sorte de l'armée, dont il était à trois lieues. Peu de jours après le comte de La Mothe prit le fort de Plassendal, dont la garnison passa toute au fil de l'épée, qui fut un poste important à la communication des canaux. Les ennemis allèrent prendre le camp de Warwick, et se rendirent maîtres de nos lignes, où il n'y avait que de petits détachements d'infanterie.

Suite
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Voy. notes à la fin du volume.