CHAPITRE III.

1709

La Mothe rend Gand et est exilé. — La Boulaye, gouverneur d'Exilles, à la Bastille, pour l'avoir rendu. — La Junquière dégradé et prisonnier pour avoir rendu le Port-Mahon. — Mort de Mme de Villetaneuse. — Mort des deux neveux du maréchal de Boufflers. — Mort du président Molé. — Mort, fortune et caractère de la maréchale de La Mothe et de son mari. — Mort de la duchesse d'Holstein; sa postérité et ses prétentions. — Mort du prince Georges de Danemark. — Voyage oublié du prince royal de Danemark en France, qui pensa perdre Broglio, qui lors commandait en Languedoc, et est mort maréchal de France. — Projet de la reprise de Lille avorté. — Froid extrême et ruineux. — Vendôme exclu de servir. — Deux cent mille livres de brevet de retenue au duc d'Harcourt sur sa charge de Normandie. — Pensions de la duchesse de Ventadour. — Grâces pécuniaires à Mlle de Mailly. — Accidents de La Châtre; son caractère. — Prié plénipotentiaire, puis ambassadeur de l'empereur à Rome; sa fortune, son caractère. — Embarras et conduite de Tessé à Rome. — Mort de Quiros; sa fortune; sa défection.

Dès en arrivant à Douai, Boufflers se mit à rassembler une armée. Il y fut tôt après suivi des officiers généraux qu'on y envoya, et de tous les colonels qui, à leur retour, avaient salué le roi et en avaient été bien reçus. Boufflers, quoique tout occupé de l'exécution du grand projet de reprendre incontinent Lille, ne laissait pas de songer à délivrer Gand, en tombant sur les quartiers des ennemis séparés les uns des autres par les rivières; mais c'est bien dit qu'il y songea, car il n'eut pas même le temps d'y travailler. La tête tourna à La Mothe; car il était entièrement incapable de lâcheté et d'infidélité, et il n'avait qu'à mériter le bâton par une telle défense, sûr de l'obtenir. Il se laissa empaumer par un capitaine suisse qui eut peur pour sa compagnie et peut-être aussi pour sa peau, qui lui persuada si bien de se rendre au bout de trois jours de tranchée ouverte qu'il capitula, et sa garnison de vingt-neuf bataillons et de plusieurs régiments de dragons sortit tout entière le 29 décembre, et fut conduite à Gand. Elle y laissa quatre-vingt milliers de poudre, quatre mille mousquets de rechange et beaucoup de canon. Il n'y eut ni sédition, ni murmure des bourgeois, ni aucun coup de main depuis l'investiture jusqu'à la capitulation. La Mothe surprit extrêmement les chefs des corps qu'il assembla, non pour les consulter, mais pour leur déclarer la résolution qu'il avait prise, et sans prendre leur avis. Capres, lieutenant général des troupes espagnoles et qui avait le titre de gouverneur de Gand, ne put jamais être persuadé de signer la capitulation, et cet exemple fut suivi de beaucoup d'autres.

Gavaudan, aide de camp du comte de La Mothe, et fort attaché à M. du Maine, à qui il fut depuis, apporta cette belle nouvelle au roi qui ne voulut pas le voir, et qui pour réponse envoya au comte de La Mothe une lettre de cachet qui le reléguait chez lui près de Compiègne, en un lieu qui s'appelle Fayet. Ni la duchesse de Ventadour ni Chamillart ne purent enfin parer ce coup après tant d'autres sottises qu'ils lui avaient sauvées, et il y demeura plus d'un an sans être plaint de personne.

Les ennemis s'en moquèrent fort, et se trouvèrent bien heureux qu'il n'eût pas tenu deux jours davantage. Il plut si abondamment et si continuellement qu'ils auraient été forcés de lever le siège pour ne pas y être noyés, et la saison devint tout de suite si rigoureuse qu'ils n'auraient pu y revenir. La Mothe n'eut jamais d'autre excuse que celle que la place était mauvaise, et qu'il avait voulu conserver une si belle et nombreuse garnison; mais elle n'était pas meilleure quand il y entra avec elle; pour tenir trois jours ce n'était pas la peine de s'en charger. Jamais homme si inepte; et l'esprit de vertige et d'aveuglement était tellement répandu sur nous depuis très longtemps que l'ineptie était un titre de choix et de préférence en tout genre, sans que les continuelles expé riences en pussent désabuser.

De cette affaire-là nous évacuâmes Bruges et le fort de Plassendal qui ne se pouvaient plus soutenir; ce qu'il y avait de troupes se retira à Saint-Omer. Ces faciles conquêtes couronnèrent la belle campagne du grincé Eugène et du duc de Marlborough. Ils séparèrent leurs armées, et ils s'en allèrent triompher à la Haye, et y donner leurs soins aux préparatifs de la campagne prochaine; ils y furent assez longtemps tous deux. Le prince Eugène s'en alla après à Vienne. Marlborough demeura à la Haye avec parole au prince Eugène, qu'il lui tint, de ne point passer la mer qu'il ne fût de retour à la Haye, pour ne point laisser leur ami Heinsius ni les États généraux sans l'un des deux.

La Boulaye, qui s'était rendu prisonnier de guerre avec sa garnison à Exilles, dont il était gouverneur, fut échangé en ce temps-ci. Il était chargé de choses fort fâcheuses; il vint demander d'être mis à la Bastille pour y être condamné ou justifié. Il y a apparence qu'il ne fit que prévenir ce qui était résolu. Il y fut interrogé plusieurs fois.

La Junquière, qui s'était laissé prendre si vilainement au Port-Mahon, fut mis à Toulon au conseil de guerre, où présida Langeron, lieutenant général des armées navales. Il fut jugé à être cassé et à garder prison; ensuite le roi lui ôta ses pensions et la croix de Saint-Louis, le fit casser et dégrader des armes, l'envoya dans un château de Franche-Comté, et fit mettre en diverses prisons les officiers qui étaient avec lui à Exilles [3] .

Mme de Villetaneuse, vieille bourgeoise fort riche et sans enfants, mourut les premiers jours de cette année, et enrichit par ses legs les enfants du duc de Brancas, fils de sa sueur, la duchesse de Luxembourg, fille de sa cousine germaine, et la comtesse de Boufflers, fille de Guénégaud, son cousin germain. Cette comtesse de Boufflers était veuve du frère aîné du maréchal, avec qui elle vivait en grande intelligence. Elle avait eu deux fils dont il prit soin. L'aîné mourut en sortant de l'Académie [4] ; l'autre, fort peu après, se battit en duel si imprudemment, que ce combat ne se put pallier, et qu'il lui fallut aller chercher fortune hors du royaume, où il est mort assez tôt après.

Molé, président à mortier, mourut aussi fort mal dans ses affaires; il avait obtenu sa survivance pour son fils fort jeune. Le roi n'avait jamais oublié les services que lui avait rendus pendant les troubles de sa minorité le premier président Molé, à qui il donna les sceaux.

La maréchale de La Mothe mourut le 6 janvier, dont la généalogie et la fortune méritent d'être expliquées pour la singularité. Elle était seconde fille de Louis de Prie, marquis de Toucy, et de Françoise, fille de Guy de Saint-Gelais, seigneur de Lansac, et de la fille du maréchal de Souvré, qui fut gouverneur de Louis XIII. Mme de Lansac fut gouvernante de Louis XIV. Elle était ainsi grand'mère de la maréchale de La Mothe, qui fut gouvernante des enfants de Louis XIV, de ses petits-fils et de ses arrière-petits-fils. Elle eut en survivance pour les derniers la duchesse de Ventadour, sa fille, qui ensuite a eu en survivance la princesse de Soubise, femme de son petit-fils, après la mort de laquelle elle a eu la duchesse de Tallard, sa petite-fille, qui par la démission longtemps depuis de Mme de Ventadour, est maintenant gouvernante en titre. Ainsi le maréchal de Souvré, Mme de Lansac, la maréchale de La Mothe, la duchesse de Ventadour, et les deux belles-soeurs petites-filles de celles-ci, font cinq générations de gouverneurs et gouvernantes des enfants de France, dont trois rois et plusieurs dauphins.

Le maréchal de La Mothe fut fait maréchal de France avant trente-huit ans, en 1642, à force de grandes et de belles actions, à quantité desquelles il avait commandé en chef. Il continua avec le même bonheur encore deux ans, avec la vice-royauté de Catalogne. Il obtint en ce pays-là le duché de Cardone, confisqué sur le propriétaire demeuré fidèle à l'Espagne, et à ce titre il eut un brevet de duc, c'est-à-dire des lettres non vérifiées. En 1644, il perdit la bataille de Lerida contre les Espagnols, et leva le siège de Tarragone. Il fut calomnié, et les intrigues de la cour s'en mêlèrent. C'était un homme qui n'avait d'appui que ses actions et son mérite; il fut arrêté et demeura quatre ans à Pierre-Encise. Son innocence fut prouvée au parlement de Grenoble;. il épousa ensuite la maréchale de La Mothe, qui était fort belle et qui a toujours été fort vertueuse. En 1651, il fut une seconde fois vice-roi de Catalogne. Il y força les lignes de Barcelone, et défendit cette place cinq mois durant. Il mourut à son retour â Paris en 1657, à cinquante-deux ans, et laissa trois filles qui ont été duchesses d'Aumont, de Ventadour et de La Ferté, et la maréchale de La Mothe, pauvre, à trente-quatre ans.

Elle vécut la plupart du temps à la campagne. Elle y était lorsque Mme de Montausier, ne pouvant suffire à ses deux charges de gouvernante de Monseigneur et de dame d'honneur de la reine, obtint enfin d'être soulagée de la première. M. Le Tellier, et M. de Louvois son fils, étaient lors en grand crédit, et fort attentifs à procurer, tant qu'ils pouvaient, les principales places à des personnes sur qui ils pussent compter, au moins à en écarter celles qu'ils craignaient. M. de Louvois avait épousé l'héritière de Souvré, que le maréchal de Villeroy son tuteur lui sacrifia, ou plutôt à sa faveur. La maréchale de La Mothe était cousine germaine du père de Mme de Louvois; elle était belle et d'un âge convenable, d'une conduite qui l'était aussi. Ils furent avertis à temps que Mme de Montausier obtenait enfin de quitter Monseigneur. Ils bombardèrent la maréchale de La Mothe en sa place, que personne ne connaissait à la cour, avant que qui que ce soit sût qu'elle était enfin vacante. C'était la meilleure femme du monde, qui avait le plus de soin des enfants de France, qui les élevait avec le plus de dignité et de politesse, qui elle-même en avait le plus, avec une taille majestueuse et un visage imposant, et qui avec tout cela n'eut jamais le sens commun et ne sut de sa vie ce qu'elle disait; mais la routine, le grand usage du monde la soutint. Elle passa sa vie à la cour dans la plus grande considération, et dans une place où malgré une vie splendide, et beaucoup de noblesse d'ailleurs, elle s'enrichit extrêmement, et laissa encore de grands biens après avoir marié grandement ses trois filles. Sa santé dura autant que sa vie. Elle coucha encore dans la chambre de Mgr le duc de Bretagne la nuit du vendredi au samedi. Elle s'affaiblit tellement le samedi, qu'elle reçut les sacrements, et mourut le dimanche, à quatre-vingt-cinq ans.

La duchesse d'Holstein, sueur du roi de Suède, mourut de la petite vérole à Stockholm, où elle était demeurée auprès de la reine sa grand'mère, depuis la mort de son mari, tué en une bataille que le roi de Suède gagna, comme je l'ai dit en son lieu. L'un et l'autre étaient fort aimés du roi de Suède. Elle était l'aînée de la reine de Suède, qui vient de mourir épouse du roi de Suède, landgrave de Hesse-Cassel, qui est le même que nous avons vu prince héréditaire de Hesse-Cassel, battu par Médavy en Lombardie dans le temps de la bataille de Turin, et battu par le maréchal de Tallard à la bataille de Spire. Cette duchesse d'Holstein laissa un fils bossu et médiocre sujet, qui fut gendre du czar Pierre fer. Il mourut jeune après sa femme, et ne laissa qu'un fils tout à fait enfant sous la tutelle de l'évêque d'Eutin, [son] oncle paternel. Il a maintenant quatorze ans, et depuis la dernière révolution de Russie y est allé, appelé par la czarine Élisabeth, soeur cadette de sa mère, qui lui a fait une maison et le traite en héritier présomptif de la Russie. Il prétend que le roi de Suède l'est à son préjudice, et [qu'il doit] au moins lui succéder au titre de sa mère. Le roi de Suède n'a point d'enfants et voudrait bien que son neveu, fils de son frère, lui succédât en Suède, qui est gendre du roi d'Angleterre. La Suède s'est déclarée élective, et il y a deux partis dans les états. Ce duc d'Holstein prétend encore le duché d'Holstein et le comté d'Oldenbourg, que le roi de Danemark lui retient et à ses pères, quoique de même maison tous deux, et ces États ‘et tout l'apanage de ses cadets. Voilà bien des prétentions qui, si elles avaient -toutes lieu, feraient dans le Nord un trop formidable monarque.

Cette matière étrangère me rappelle la mort du prince Georges de Danemark, sans enfants de la reine Anne d'Angleterre, son épouse, arrivée dans les derniers temps de l'année qui vient de finir. Le peu de figure qu'il a faite toute sa vie, même en Angleterre où il l'a toute passée, m'y a fait faire moins d'attention. C'était un très bon homme, fils de Frédéric III, roi de Danemark, et frère de Christiern V, grand-père du roi de Danemark d'aujourd'hui. Il avait épousé en 1685 la seconde fille du duc d'York mort à Saint-Germain roi d'Angleterre, Jacques II. Ce prince Georges s'établit en Angleterre sans songer plus à son pays, y vit tranquillement la révolution qu'y fit le prince d'Orange en 1688, vécut paisible à sa cour, et ne se mêla jamais de rien, non pas même depuis que sa femme fut reine, qui avait toujours fort bien vécu avec lui avant et depuis. Il eut le titre de duc de Cumberland, la Jarretière, et depuis le couronnement de sa femme le vain titre d'amiral d'Angleterre, de généralissime de toutes les forces de la Grande-Bretagne, et le gouvernement des Cinq-Ports, sans s'être jamais mêlé de rien. Il avait eu plusieurs enfants, tous morts jeunes avant lui.

Il me fait souvenir de dire que le roi de Danemark son neveu, mal avec sa femme et sa mère, s'était mis à voyager sur la lin de l'année précédente, et qu'il était en ce temps-ci à Venise pour y voir le carnaval. Il était venu en France étant prince royal, et promettait fort peu, et je m'aperçois que j'ai oublié ce voyage: quoique incognito, il fut reçu partout en France avec une grande distinction; il s'arrêta assez longtemps à Montpellier venant d'Italie, et y fit l'amoureux d'une dame que Broglio aimait aussi. Il commandait en Languedoc par le crédit de Bâville, frère de sa femme. Il s'avisa de trouver mauvais que le prince royal tournât autour d'elle et qu'elle le reçût bien. Sa jalousie l'emporta à manquer de respect au prince jusqu'à le menacer. Son gouverneur à son tour le menaça de le faire jeter par les fenêtres. Sur cela courriers à la cour. Le roi suspendit Broglio de tout commandement, et ordonna à Bâville de le mener demander pardon en propres termes au prince. Bâville l'exécuta et s'entremit si bien, que le prince demanda au roi le rétablissement` de Broglio, auquel il ne laissa pas, et son gouverneur aussi, de faire essuyer force rudes mortifications. Le roi se fit prier et n'accorda le rétablissement de Broglio que lorsque le prince fut sur le point de partir de Montpellier.

Il ne vit le roi et Monseigneur qu'en particulier dans leur cabinet. Le roi le fit couvrir et demeura debout; Monseigneur lui donna la main et un fauteuil, mais sans sortir de son cabinet et seuls. Il y eut un grand bal paré, fort magnifique, dans le grand appartement du roi à Versailles, où il fut sans rang, incognito; mais le roi lui vint parler plus d'une fois, et [il eut] au rang près tous les honneurs et les distinctions les plus marquées. M. de La Trémoille, qui par sa mère était son cousin germain, en fit les honneurs. Il logea à Paris dans une maison garnie. Monsieur et Madame, aussi sa cousine germaine, eurent pour lui les plus grandes attentions. Il fut assez peu à Paris, et s'en retourna en Danemark en voyageant.

Tandis que Boufflers achevait d'user sa santé pour les préparatifs secrets de la reprise de Lille, Mme de Maintenon n'oubliait rien pour en faire avorter le projet. La première vue l'avait fait frémir, la réflexion combla la mesure de son dépit, de ses craintes, et de sa résolution de rompre ce coup. Être séparée du roi pendant un long siège, le laisser livré à un ministre à qui il saurait gré de tout le succès, et pour qui son goût ne s'était pu démentir jusqu'alors, un ministre sa créature à elle, qui avait osé mettre son fils dans la famille de ceux qu'elle regardait comme ses ennemis, qui, sans elle, et par cette même famille, avait eu le crédit de ramener Desmarets sur l'eau, de vaincre la répugnance extrême du roi à son égard, de le faire contrôleur général des finances, enfin ministre, c'étaient déjà des démérites qui allaient jusqu'à la disgrâce. Mais sa conduite sur Mgr le duc de Bourgogne et M. de Vendôme, et le projet fait et résolu à son insu au siège de Lille, et sans l'y mener, lui montra un danger si pressant qu'elle crut ne devoir rien épargner pour -le rompre et pour se défaire après d'un ministre assez hardi pour oser se passer d'elle, assez accrédité auprès du roi pour y réussir, et assez puissant par ses autres liaisons pour avoir soutenu Vendôme, malgré elle, contre Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne. Elle alla d'abord au plus pressé, et profita de tous les moments avec tant d'art, que le projet de Lille ne parut plus au roi si aisé, bientôt après difficile, ensuite trop hasardeux et ruineux; en sorte qu'il fut abandonné, et que Boufflers eut ordre de tout cesser et de renvoyer tous les officiers qu'on avait fait retourner en Flandre.

Mme de Maintenon fut heureuse d'avoir à s'avantager de l'excès du froid. Il prit subitement la veille des Rois, et fut près de deux mois au delà de tout souvenir. En quatre jours la Seine et toutes les autres rivières furent prises, et, ce qu'on n'avait jamais vu, la mer gela à porter le long des côtes. Les curieux observateurs prétendirent qu'il alla au degré où il se fait sentir au delà de la Suède et du Danemark. Les tribunaux en furent fermés assez longtemps. Ce qui perdit tout et qui fit une année de famine en tout genre de productions de la terre, c'est qu'il dégela parfaitement sept ou huit jours, et que la gelée reprit subitement et aussi rudement qu'elle avait été. Elle dura moins, mais jusqu'aux arbres fruitiers et plusieurs autres fort durs, tout demeura gelé. Mme de Maintenon sut tirer parti de cette rigueur de temps si extraordinaire, qui, en effet, aurait causé d'étranges contretemps pour un siège. Elle y joignait toutes les autres raisons dont elle se put aviser, et vint ainsi à bout de ce qu'elle crut la plus importante affaire de sa vie, avec le mérite d'avoir approuvé d'abord ce qu'elle ne parut détruire que par les plus fortes raisons. Chamillart en fut très touché mais peu surpris. Dès qu'il vit le secret échappé et Mme de Maintenon instruite, il n'espéra plus que faiblement. Ce prélude put dès lors lui faire craindre l'accomplissement personnel de ce que Chamlay lui avait prédit.

Cependant M. de Vendôme continuait à être payé comme un général d'armée qui sert l'hiver, et d'avoir cent places de fourrage, quoique dans Anet, et des voyages de Marly et de Meudon. Cela avait tout à fait l'air de servir la campagne suivante; personne n'osait en douter, et la cabale en prenait de nouvelles forces. Ce petit triomphe ne fut pas long. M. de Vendôme vint à Versailles pour la cérémonie ordinaire de l'ordre, à la Chandeleur. Il y apprit qu'il ne servirait point, et qu'il ne serait plus payé de général d'armée. Le camouflet fut violent, il le sentit en entier; mais, en homme alors aussi mesuré qu'il l'avait été peu dans la confiance en ses appuis, il avala la pilule de bonne grâce parce qu'il en craignit de plus amères qu'il sentait n'avoir que trop méritées, et auxquelles celle-ci le pouvait si naturellement conduire. C'est ce qui le rendit pour la première fois de sa vie si endurant. Il n'en fit pas mystère, sans néanmoins s'expliquer si c'était de son gré ou non, s'il en était aise ou fâché, mais comme d'une nouvelle qui aurait regardé un indifférent, et sans changer de conduite sur rien, sinon en discours dont l'audace fût rabattue comme n'étant plus de saison. Il fit vendre ses équipages.

Le duc d'Harcourt avait voulu vendre sa charge de lieutenant général de Normandie. Marché fait à trois cent mille livres avec Le Bailleul; capitaine aux gardes, le roi refusa l'agrément. Harcourt se plaignit fort de l'embarras où cela le mettait, et obtint par là deux cent mille livres de brevet de retenue sur cette charge qu'il garda.

En même temps le roi conserva à la duchesse de Ventadour douze mille livres de pension qu'elle avait comme survivancière de sa mère, une autre de dix mille livres qu'elle avait antérieurement, tellement que, avec quarante-huit mille livres d'appointements de gouvernante en titre par la mort de sa mère, elle eut du roi soixante-dix mille livres de rente.

Mlle de Mailly, fille de la dame d'atours, eut aussi six mille livres de pension et vingt-cinq mille écus sur l'hôtel de ville, en récompense d'un avis que sa mère donna à Desmarets dont le roi tira quelque chose. Cela s'appelle faire des affaires, et Desmarets n'était pas homme, tout rébarbatif qu'il fût, à ne se pas prêter là-dessus aux dames, surtout à celles qui tenaient à Mme de Maintenon de si près.

Il arriva, le jeudi 17 janvier, un accident à La Châtre, à la comédie à Versailles, qui en apprit de précédents. C'était un homme de qualité, fort bien fait, qui ne le laissait point ignorer, fils du frère de la maréchale d'Humières, fort honnête homme, fort brave, extrêmement glorieux, fort dans le monde et toute sa vie amoureux et galant. On l'appelait le beau berger, et volontiers on se moquait de lui. Il était lieutenant général, mais homme sans nul esprit et de nul talent à la guerre, ni pour aucune autre chose. Ses manières étaient naturellement impétueuses, qui redoublèrent peu à peu, et qui le menèrent à des accès fâcheux. Ce soir-là, au milieu de la comédie, le voilà tout d'un coup à s'imaginer voir les ennemis, à crier, à commander, à mettre l'épée à la main, et à vouloir faire le moulinet sur les comédiens et sur la compagnie. La Vallière, qui se trouva assez près de lui, le prit à bras-le-corps, lui fit croire que lui-même se trouvait mal, et le pria de l'emmener. Par cette adresse, il le fit sortir par le théâtre, mais toujours voulant se ruer sur les ennemis. Cela fit grand bruit en présence de Monseigneur et de toute la cour.

On en sut après bien d'autres. Un de ses premiers accès lui arriva chez M. le prince de Conti, qui avait la goutte, à Paris, et qui était auprès de son feu sur une chaise longue, mais assez reculée de la cheminée, et sans pouvoir mettre les pieds à terre. Le hasard fit qu'après quelque temps La Châtre demeura seul avec M. le prince de Conti. L'accès lui prit, et c'était toujours les ennemis qu'il voyait et qu'il voulait charger. Le voilà tout à coup qui s'écrie, qui met l'épée à la main et qui attaque les chaises et le paravent. M. le prince de Conti, qui ne se doutait de rien moins, surpris à l'excès, voulut lui parler. Lui toujours à crier: « Les voilà! à moi! marche ici! » et choses pareilles, et toujours à estocades et à ferrailler. M. le prince de Conti à mourir de peur, qui était trop loin pour pouvoir ni sonner ni pouvoir s'armer de pelle ou de pincettes, et qui s'attendait à tout instant à être pris pour un ennemi et à le voir fondre sur lui. De son aveu jamais homme ne passa un si mauvais quart d'heure; enfin quelqu'un entra qui surprit La Châtre et le fit revenir. Il rengaina et gagna la porte. M. le prince de Conti exigea le secret et le garda fidèlement; mais il chargea le domestique qui était entré de ne le laisser jamais seul avec La Châtre. Il envoya prier le lendemain le duc d'Humières qu'il lui pût dire un mot de pressé, et qu'il savait bien qu'il avait la goutte, et ne pouvait sortir. Il lui confia son aventure, comme au plus proche parent, pour en avertir Mme de La Châtre, l'assurer qu'elle demeurerait secrète et voir entre eux ce qu'il y avait à faire. Il en eut depuis quantité d'autres avec un air toujours égaré, empressé, turbulent, qui le faisait éviter, mais qu'il soutint, et qui ne le séquestra point du monde ni même de la cour. On verra en son temps ce qu'il devint.

Nous avons laissé Rome dans un cruel embarras. La ligue d'Italie n'avait aucune exécution 5 et sa conclusion et sa publicité précoce ne fit qu'ouvrir les yeux à la grande alliance sur le danger qu'elle courait de perdre l'Italie, et irriter extrêmement l'empereur contre le pape, qui, dans l'espérance d'entraîner par son exemple, avait, pris le premier les armes contre ses troupes, comme je l'ai raconté et avec succès tant qu'elles n'eurent affaire qu'à ce peu qui étaient demeurées éparses en Italie et dont le gros formait toute la force de l'armée du duc de Savoie. Mais sitôt que ce gros eut quitté cette armée, qui fit finir la campagne de ce côté-là de meilleure heure, et qu'il eut paru en Italie, les troupes du pape n'osèrent plus tenir la campagne, ni tenir nulle part contre elles. Les Impériaux se mirent à ravager I'État ecclésiastique et à y vivre à la tartare. Ils tirèrent des contributions immenses et chassèrent de partout les troupes du pape. L'empereur, content de sa vengeance et des insultes qu'il faisait faire au pape par le cardinal Grimani, de Naples, où il était vice-roi par intérim, ne voulait que le forcer à reconnaître l'archiduc comme roi d'Espagne. Le pape était aux hauts cris, alléguait le respect dû à sa dignité, sentait où on voulait l'amener, et ne savait que devenir. On n'était plus au temps des excommunications, et l'empereur savait très bien séparer le spirituel du temporel du pape.

Il avait envoyé le marquis de Prié en Italie avec le caractère de son plénipotentiaire à Rome, où on ne voulait point le recevoir. Tessé, qui prévit aisément quel serait le succès de ce ministre impérial s'il était une fois admis, fit tout ce qu'il put pour l'empêcher; mais il n'avait que des paroles, et point de secours à prêter d'aucune espèce. Les cris de tout l'État du pape, et de. Rome même qui se sentait cruellement de la ruine des campagnes, devinrent si grands, que le pape commença à en craindre presque autant que des Impériaux, et consentit enfin à recevoir le plénipotentiaire impérial dans Rome et à entrer en affaires avec lui.

Prié était peut-être l'homme de l'Europe le plus propre à cette commission: c'était un Piémontais de fort peu de naissance, de beaucoup d'esprit et fort orné, de beaucoup d'ambition et de talents qui l'avaient assez rapidement élevé dans les armées et dans la cour de Savoie, où pour la première fois l'ordre de l'Annonciade, qui constitue seul les grands de cette cour, fut avili pour lui. Parvenu dans son pays à tous les honneurs où il n'aurait osé prétendre, il le trouva désormais trop étroit pour la fortune qu'il se proposait, et se servit de ce qu'il y avait acquis pour passer au service de l'empereur avec plus de considération. Il y parvint aux premiers grades. Son génie avantageux, audacieux, plut à une cour aussi superbe et aussi entreprenante que fut toujours celle de Vienne, et lui parut propre à la bien servir. Il en obtint cet emploi de plénipotentiaire, et ne trompa point les espérances qu'elle en avait conçues.

Arrivé à Rome, il demeura froid et tranquille en attendant qu'on vint à lui. Le pape attendait de son côté quelles propositions il voudrait faire puisqu'il n'était venu que pour négocier; mais à la fin, lassé d'une présence muette, qui n'apportait aucun soulagement au pillage qui l'avait fait recevoir, [il] envoya savoir de lui ce qu'il était chargé de faire. Sa réponse fut désolante. Il répondit qu'il n'était point venu pour parler, mais seulement pour écouter ce qu'on lui voudrait dire; et sur les représentations de la nécessité urgente d'arrêter les excès des Impériaux qui continuaient toujours, il s'en défendit modestement sur ce qu'il n'avait aucun pouvoir de leur imposer. On entendit de reste une réponse si dure et en même temps si méprisante. Le pape sentit qu'il n'y avait point de paix ni de trêve à espérer de ces cruels saccagements que par terminer tous différends avec l'empereur. L'humiliation était extrême, mais le couteau était dans la gorge; il fallut ployer.

Dans ces circonstances, Tessé se trouva dans une situation violente. Il n'avait pu parer l'admission de Prié; il avait senti combien sa présence lui serait pesante et même personnellement embarrassante, du génie hardi dont il était, poussé par Grimani, et soutenu de l'armée impériale qui ravageait l'État ecclésiastique. Il prit donc le parti d'éviter au moins les inconvénients personnels, et d'être malade avant l'arrivée de Prié à Rome. Il se plaignit d'une fistule et s'enferma chez lui. De son cabinet, il se débattit comme il put; et j'ajouterai, pour n'avoir pas à revenir à une affaire dont la suite fut longue, qu'il écrivit trois lettres au pape. Elles sont si propres à caractériser ce maréchal, qu'on a vu depuis 1696 surtout, dans les principaux emplois de guerre et de paix et qu'on venait de choisir pour la plus importante de ce règne, que j'ai cru les devoir mettre parmi les Pièces avec les réflexions qu'elles m'ont paru mériter. Ces trois pièces serviront à faire juger de ce qui a réussi avec tant d'avantage et de continuité à la cour de Louis XIV, et de ce qui aussi a été si utilement employé en ses affaires, surtout depuis la révolution d'Espagne. Tessé se complut tellement en ces trois productions de son esprit qu'il les envoya à là cour et à Paris, où il les fit répandre.

Don François-Bernard de Quiros mourut vieux aux [eaux] d'Aix-la-Chapelle qu'il était allé prendre dans la rigueur du mois de janvier. Il avait été toute sa vie dans les négociations, et il s'y était rendu habile, toujours dans les cours étrangères ou dans lès assemblées pour la paix. À la révolution d'Espagne, il se donna à Philippe V qui l'employa de même; la bataille de Ramillies et ses rapides suites le retournèrent vers la maison d'Autriche. Il fut ambassadeur de l'archiduc comme roi d'Espagne, à la Haye où il avait passé beaucoup d'années avec le même caractère que lui avait donné Charles II. Cette défection ne lui fit pas honneur, et les intérêts de Philippe V ne laissèrent pas d'en souffrir. Mais la passion des alliés était telle contre les deux couronnes, et surtout en Hollande où le pensionnaire [5] Heinsius gouvernait tout, que la considération de Quiros n'en fut point altérée. Pour la naissance, elle était fort commune et bien au-dessous des emplois et de la capacité.

Suite
[3]
Nous reproduisons textuellement le manuscrit qui porte le nom d'Exilles, dont il a été question dans le paragraphe précédent. Il faut lire probablement Port-Mahon.
[4]
Ce mot désignait, aux XVIIe et XVIIIe siècles, une école d'équitation pour les jeunes nobles. Mme de Motteville, parlant de l'entrée des ambassadeurs de Pologne à Paris en 1645, appelle ces jeunes gens académistes; « après eux (les ambassadeurs) venaient nos académistes. »
[5]
On appelait pensionnaire ou grand pensionnaire de Hollande le député de cette province aux États généraux des Provinces-Unies; il avait la présidence de l'assemblée.