1709
Mort et caractère du P. de La Chaise. — Surprenant aveu du roi. — Énorme avis donné au roi par le P. de La Chaise. — P. Tellier confesseur; manière dont ce choix fut fait. — Caractère du P. Tellier. — Pronostic de Fagon sur le P. Tellier. — Avances du P. Tellier vers moi. — Mort de Mme d'Heudicourt; son caractère, et de son mari, et de son fils. — Mort du chevalier d'Elboeuf; d'où dit le Trembleur. — M. d'Elboeuf ne passe point la qualité de prince aux Bouillon, en son contrat de mariage avec Mlle de Bouillon, en 1656. — Mort du comte de Benavente. — Sa charge de sommelier du corps donnée au duc d'Albe. — Fin et mort de Mme de Soubise. — Entreprise de M. de Soubise rendue vaine.
La cour vit en ce temps-ci renouveler un ministère qui par sa longue durée s'était usé jusque dans sa racine, et n'en était par là que plus agréable au roi. Le P. de La Chaise mourut-le 20 janvier, aux Grands-Jésuites de la rue Saint-Antoine. Il était petit-neveu du fameux P. Cotton, et neveu paternel du P. d'Aix qui le fit jésuite où il se distingua dans les emplois de professeur, et après dans ceux de recteur de Grenoble et de Lyon, puis de provincial de cette province; il était gentilhomme, et son père, qui s'était bien allié et avait bien servi, aurait été riche pour son pays de Forez s'il n'avait pas eu une douzaine d'enfants. Un de ceux-là, qui se connaissait parfaitement en chiens, en chasses, et en chevaux qu'il montait très bien, fut longtemps écuyer de l'archevêque de Lyon, frère et oncle des maréchaux de Villeroy, et commanda son équipage de chasse pour laquelle ce prélat était passionné. C'est le même que nous avons vu capitaine de la porte, et son fils après lui.
Les deux frères étaient à Lyon dans les emplois que je viens de dire, lorsque le P. de La Chaise succéda en 1675 au P. Ferrier, confesseur du roi; ainsi le P. de La Chaise le fut plus de trente-deux ans. La fête de Pâques lui causa plus d'une fois des maladies de politique pendant l'attachement du roi pour Mme de Montespan. Une entre autres, il lui envoya le P. Dechamps en sa place, qui bravement refusa l'absolution. Ce jésuite a été fort connu provincial de Paris, et par la confiance de M. le Prince le héros, dans les dernières années de sa vie.
Le P. de La Chaise était d'un esprit médiocre, mais d'un bon caractère, juste, droit, sensé, sage, doux et modéré, fort ennemi de la délation, de la violence et des éclats. Il avait de l'honneur, de la probité, de l'humanité, de la bonté; affable, poli, modeste, même respectueux. Lui et son frère ont toujours publiquement conservé une reconnaissance marquée jusqu'à une sorte de dépendance pour les Villeroy; il était désintéressé en tout genre quoique fort attaché à sa famille; il se piquait de noblesse, et il la favorisa en tout ce qu'il put. Il était soigneux de bons choix pour l'épiscopat, surtout pour les grandes places, et il y fut heureux tant qu'il y eut l'entier crédit. Facile à revenir quand il avait été trompé, et ardent à réparer le mal que la tromperie lui avait fait faire. On en a vu en son lieu un exemple sur l'abbé de Caudelet; d'ailleurs judicieux et précautionné, bon homme et bon religieux, fort jésuite, mais sans rage et sans servitude, et les connaissant mieux qu'il ne le montrait, mais parmi eux comme l'un d'entre eux. Il ne voulut jamais pousser le Port-Royal des Champs jusqu'à la destruction, ni entrer en rien contre le cardinal de Noailles, quoique parvenu à tout sans sa participation. Le cas de conscience et tout ce qui se fit contre lui de son temps, se fit sans la sienne. Il ne voulut point non plus entrer trop avant dans les affaires de la Chine, mais il favorisa toujours tant qu'il put l'archevêque de Cambrai, et fut toujours fidèlement ami du cardinal de Bouillon, pour lequel, en toutes sortes de temps, il rompit bien des glaces.
Il eut toujours sur sa table le Nouveau Testament du P. Quesnel qui a fait tant de bruit depuis, et de si terribles fracas; et quand on s'étonnait de lui voir ce livre si familier à cause de l'auteur, il répondait qu'il aimait le bon et le bien partout où il le rencontrait; qu'il ne connaissait point de plus excellent livre, ni d'une instruction plus abondante; qu'il y trouvait tout; et que, comme il avait peu de temps à donner par jour à des lectures de piété, il préférait celle-là à toute autre.
Il eut tout le crédit de la distribution des bénéfices pendant les quinze ou vingt dernières années de l'archevêque de Paris, Harlay. Son indépendance de Mme de Maintenon fut toujours entière et sans commerce avec elle; aussi le haïssait-elle, tant pour cette raison, que pour son opposition à la déclaration de son mariage, mais sans oser jamais lui montrer les dents, parce qu'elle connaissait de la disposition du roi à son égard. Elle se servit de Godet, évêque de Chartres, qu'elle introduisit peu à peu dans la confiance du roi, puis du cardinal de Noailles, après le mariage de sa nièce et à l'occasion de l'affaire de M. de Cambrai, pour balancer la distribution des bénéfices, et y entrer elle-même de derrière ses deux rideaux, ce qui commença à déshonorer le clergé de France, par les ignorants et les gens de néant que M. de Chartres et Saint-Sulpice introduisirent dans l'épiscopat, à l'exclusion tant qu'ils purent de tous autres.
Vers quatre-vingts ans, le P. de La Chaise, dont la tête et la santé étaient encore fermes, voulut se retirer: il en fit plusieurs tentatives inutiles. La décadence de son corps et de son esprit, qu'il sentit bientôt après, l'engagea à redoubler ses instances. Les jésuites, qui s'en apercevaient plus que lui, et qui sentaient la diminution de son crédit, l'exhortèrent à faire place à un autre qui eût la grâce et le zèle de la nouveauté. Il désirait sincèrement le repos, et il pressa le roi de le lui accorder tout aussi inutilement. Il fallut continuer à porter le faix jusqu'au bout. Les infirmités et la décrépitude qui l'accueillirent [6] bientôt après ne purent le délivrer. Les jambes ouvertes, la mémoire éteinte, le jugement affaissé, les connaissances brouillées, inconvénients étranges pour un confesseur, rien ne rebuta le roi, et jusqu'à la fin il se fit apporter le cadavre et dépêcha avec lui les affaires accoutumées. Enfin, deux jours après un retour de Versailles, il s'affaiblit considérablement, reçut les sacrements, et eut pourtant le courage, plus encore que la force, d'écrire au roi une longue lettre de sa main, à laquelle il reçut réponse du roi de la sienne tendre et prompte; après quoi il ne s'appliqua plus qu'à Dieu.
Le P. Tellier, provincial, et le P. Daniel, supérieur de la maison professe, lui demandèrent s'il avait accompli ce que sa conscience pouvait lui demander et s'il avait pensé au bien et à l'honneur de la compagnie. Sur le premier point, il répondit qu'il était en repos; sur le second, qu'ils s'apercevraient bientôt par les effets qu'il n'avait rien à se reprocher. Fort peu après, il mourut fort paisiblement à cinq heures du matin.
Les deux supérieurs vinrent apporter au roi, à l'issue de son lever, les clefs du cabinet du P. de La Chaise, qui y avait beaucoup de mémoires et de papiers. Le roi les reçut devant tout le monde, en prince accoutumé aux pertes, loua le P. de La Chaise surtout de sa bonté, puis souriant aux pères: « Il était si bon, ajouta-t-il tout haut devant tous les courtisans, que je le lui reprochais quelquefois, et il me répondait: « Ce n'est pas moi qui suis bon, mais vous qui êtes dur. » Véritablement les pères et tous les auditeurs furent surpris du récit jusqu'à baisser la vue. Ce propos se répandit promptement, et personne n'en put blâmer le P. de La Chaise.
Il para bien des coups en sa vie, supprima bien des friponneries et des avis anonymes contre beaucoup de gens, en servit quantité, et ne fit jamais de mal qu'à son corps défendant. Aussi fut-il généralement regretté. On avait toujours compris que ce serait une perte; mais on n'imagina jamais que sa mort serait une plaie universelle et profonde comme elle la devint, et comme elle ne tarda pas à se faire sentir par le terrible successeur du P. de La Chaise, à qui les ennemis mêmes des jésuites furent forcés de rendre justice après, et d'avouer que c'était un homme bien et honnêtement né, et tout fait pour remplir une telle place.
Maréchal, premier chirurgien du roi, qui avait sa confiance, homme droit et parfaitement vrai, que j'ai cité plus d'une fois, nous a conté, à Mme de Saint-Simon et à moi, une anecdote bien considérable et qui mérite de n'être pas oubliée. Il nous dit que le roi dans l'intérieur de ses cabinets, regrettant le P. de La Chaise et le louant de son attachement à sa personne, lui avait raconté une grande marque qu'il lui en avait donnée: que peu d'années avant sa mort, il lui avait dit qu'il se sentait vieillir, qu'il arriverait peut-être plus tôt qu'il ne pensait, qu'il faudrait choisir un autre confesseur, que l'attachement qu'il avait pour sa personne le déterminait uniquement à lui demander en grâce de le prendre dans sa compagnie, qu'il la connaissait, qu'elle était bien éloignée de mériter tout ce qui s'est dit et écrit contre elle, mais qu'enfin il lui répétait qu'il la connaissait, que son attachement à sa personne et à sa conservation l'engageait à le conjurer de lui accorder ce qu'il lui demandait, que c'était une compagnie très étendue composée de bien des sortes de gens et d'esprit dont on ne pouvait répondre, qu'il ne fallait point mettre au désespoir, et se mettre ainsi dans un hasard dont lui-même ne lui pouvait répondre, et qu'un mauvais coup était bientôt fait et n'était pas sans exemple. Maréchal pâlit à ce récit que lui fit le roi, et cacha le mieux qu'il put le désordre où il en tomba.
Cette considération unique fit rappeler les jésuites par Henri IV, et les fit combler de biens. La pyramide de Jean Châtel [7] les mettait au désespoir; ils trouvèrent, sous Louis XIV, Fourcy, prévôt des marchands, capable de les écouter, et en état de l'oser par le crédit de Boucherat, chancelier de France, son beau-père, qui, appuyé du roi, contint le parlement. Fourcy fit abattre la pyramide sans en laisser la moindre trace; son fils, sortant du collège, en eut l'abbaye de Saint-Vandrille de plus de trente-six mille livres à l'étonnement publie, et en jouit encore. C'est même un fort honnête homme et considéré, qui ne s'est pas soucié d'être évêque.
Le roi n'était pas supérieur à Henri IV; il n'eut garde d'oublier le document du P. de La Chaise, et de se hasarder à la vengeance de sa compagnie en choisissant hors d'elle un confesseur. Il voulait vivre et vivre en sûreté. Il chargea les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers d'aller à Paris, de s'informer, avec toutes précautions qu'ils pourraient y apporter, de qui d'entre les jésuites il pourrait prendre pour confesseur.
M. de Chartres et le curé de Saint-Sulpice ne regardaient pas ce choix avec indifférence; ils voulurent y influer. Toutefois ils n'en avaient nulle commission, elle n'était donnée qu'aux deux ducs dont ils n'étaient pas à portée. L'affaire de M. de Cambrai avait élevé un puissant mur de séparation entre eux. Le malheur voulut que la mort du P. de La Chaise arrivât dans la conjoncture où les affaires de Flandre entre Mgr le duc de Bourgogne et M. de Vendôme avaient rapproché Mme de Maintenon et M. de Beauvilliers jusqu'à l'entière confidence là-dessus, et aux mesures communes, comme je l'ai raconté. Ces affaires prenaient un cours qui répondait à leurs soins; mais elles n'étaient pas finies. Le commerce, la confiance, les mesures continuaient encore là-dessus. Mme de Maintenon profita de la conjoncture, et, malgré tout ce qui s'était passé, elle obtint que l'évêque de Chartres et le curé de Saint-Sulpice, qui n'était qu'un, seraient admis par les deux ducs à conférer sur le choix. L'un et l'autre étaient prévenus d'estime et d'affection pour Saint-Sulpice, comme l'était M. de Cambrai. La Chétardie en était curé, il n'existait pas lors de l'affaire de M. de Cambrai, et dans la vérité c'était un homme de bien, mais une espèce d'imbécile. J'aurai lieu d'en parler ailleurs. Mené par M. de Chartres; il appuya sur le P. Tellier. Les jésuites avaient dressé pour lui toutes leurs batteries, les deux ducs en furent les dupes, et bientôt après l'Église et l'État les victimes.
Le P. Tellier, lors provincial de Paris, eut l'approbation décisive des deux ducs; sur leur rapport le roi le choisit, et ce choix fut incompréhensible de ce même prince qui, pour beaucoup moins en même genre, avait ôté le P. Le Comte à Mme la duchesse de Bourgogne, dont il était confesseur depuis plusieurs années, et fort goûté d'elle et de toute la cour, et le fit aller à Rome sans que les jésuites avec tout leur art et leur crédit pussent parer le coup. La délibération du choix d'un confesseur dura un mois, depuis le 20 janvier que mourut le P. de La Chaise, jusqu'au 21 février que le P. Tellier fut nommé. Il fut comme son prédécesseur confesseur aussi de Monseigneur, contrainte bien dure à l'âge de ce prince. J'anticipe ici ce mois pour ne pas couper une matière si curieuse.
Le P. Tellier était entièrement inconnu au roi; il n'en avait su le nom que parce qu'il se trouva sur une liste de cinq ou six jésuites que le P. de La Chaise avait faite de sujets propres à lui succéder. Il avait passé par tous les degrés de la compagnie, professeur, théologien, recteur, provincial, écrivain. Il avait été chargé de la défense du culte de Confucius et des cérémonies chinoises, il en avait épousé la querelle, il en avait fait un livre qui pensa attirer d'étranges affaires à lui et aux siens, et qui à force d'intrigues et de crédit à Rome, ne fut mis qu'à l'index; c'est en quoi j'ai dit qu'il avait fait pire que le P. Le Comte, et qu'il est surprenant que malgré cette tare il ait été confesseur du roi.
Il n'était pas moins ardent sur le molinisme, sur le renversement de toute autre école, sur l'établissement en dogmes nouveaux de tous ceux de sa compagnie sur les ruines de tous ceux qui y étaient contraires et qui étaient reçus et enseignés de tout temps dans l'Église. Nourri dans ces principes, admis dans tous les secrets de sa société par le génie qu'elle lui avait reconnu, il n'avait vécu depuis qu'il y était entré que de ces questions et de l'histoire intérieure de leur avancement, que du désir d'y parvenir, de l'opinion que pour arriver à ce but il n'y avait rien qui ne fût permis et qui ne se dût entreprendre. Son esprit dur, entêté, appliqué sans relâche, dépourvu de tout autre goût, ennemi de toute dissipation, de toute société, de tout amusement, incapable d'en prendre avec ses propres confrères, et ne faisant cas d'aucun que suivant la mesure de la conformité de leur passion avec celle qui l'occupait tout entier. Cette cause dans toutes ces branches lui était devenue la plus personnelle, et tellement son unique affaire, qu'il n'avait jamais eu d'application ni travail que par rapport à celle-là, infatigable dans l'un et dans l'autre. Tout ménagement, tout tempérament là-dessus lui était odieux, il n'en souffrait que par force ou par des raisons d'en aller plus sûrement à ses fins. Tout ce qui en ce genre n'avait pas cet objet était un crime à ses yeux et une faiblesse indigne.
Sa vie était dure par goût et par habitude, il ne connaissait qu'un travail assidu et sans interruption; il l'exigeait pareil des autres sans aucun égard, et ne comprenait pas qu'on en dût avoir. Sa tête et sa santé étaient de fer, sa conduite en était aussi, son naturel cruel et farouche. Confit dans les maximes et dans la politique de la société, autant que la dureté de son caractère s'y pouvait ployer, il était profondément faux, trompeur, caché sous mille plis et replis, et quand il put se montrer et se faire craindre exigeant tout, ne donnant rien, se moquant des paroles les plus expressément données lorsqu'il ne lui importait plus de les tenir, et poursuivant avec fureur ceux qui les avaient reçues. C'était un homme terrible qui n'allait à rien moins qu'à destruction, à couvert et à découvert, et qui, parvenu à l'autorité, ne s'en cacha plus.
Dans cet état, inaccessible même aux jésuites, excepté à quatre ou cinq de même trempe que lui, il devint la terreur des autres; et ces quatre ou cinq même n'en approchaient qu'en tremblant, et n'osaient le contredire qu'avec de grandes mesures, et en lui montrant que, par ce qu'il se proposait, il s'éloignait de son objet, qui était le règne despotique de sa société, de ses dogmes, de ses maximes, et la destruction radicale de tout ce qui y était non seulement contraire, mais de tout ce qui n'y serait pas soumis jusqu'à l'abandon aveugle.
Le prodigieux de cette fureur jamais interrompue d'un seul instant par rien, c'est qu'il ne se proposa jamais rien pour lui-même, qu'il n'avait ni parents ni amis, qu'il était né malfaisant, sans être touché d'aucun plaisir d'obliger, et qu'il était de la lie du peuple et ne s'en cachait pas; violent jusqu'à faire peur aux jésuites les plus sages, et même les plus nombreux et les plus ardents jésuites, dans la frayeur qu'il ne les culbutât jusqu'à les faire chasser une autre fois.
Son extérieur ne promettait rien moins, et tint exactement parole; il eût fait peur au coin d'un bois. Sa physionomie était ténébreuse, fausse, terrible; les yeux ardents, méchants, extrêmement de travers: on était frappé en le voyant.
À ce portrait exact et fidèle d'un homme qui avait consacré corps et âme à sa compagnie, qui n'eut d'autre nourriture que ses plus profonds mystères, qui ne connut d'autre Dieu qu'elle, et qui avait passé sa vie enfoncé dans cette étude, du génie et de l'extraction qu'il était, on ne peut être surpris qu'il fût sur tout le reste grossier et ignorant à surprendre, insolent, impudent, impétueux, ne connaissant ni monde, ni mesure, ni degrés, ni ménagements, ni qui que ce fût, et à qui tous moyens étaient bons pour arriver à ses fins., Il avait achevé de se perfectionner à Rome dans les maximes et la politique de sa société, qui pour l'ardeur, de son naturel et son roide avait été obligée de le renvoyer promptement en France, lors de l'éclat que fit à Rome son livre mis à l'index.
La première fois qu'il vit le roi dans son cabinet, après lui avoir été présenté, il n'y avait que Bloin et Fagon dans un coin. Fagon, tout voûté et appuyé sur son bâton, examinait l'entrevue et la physionomie du personnage, ses courbettes et ses propos. Le roi lui demanda s'il était parent de MM. Le Tellier. Le père s'anéantit: « Moi, sire, répondit-il, parent de MM. Le Tellier! je suis bien loin de cela; je suis un pauvre paysan de basse Normandie, où mon père était un fermier. » Fagon qui l'observait jusqu'à n'en rien perdre, se tourna en dessous à Bloin, et faisant effort pour le regarder: « Monsieur, lui dit-il en lui montrant le jésuite, quel sacré..! » et haussant les épaules se remit sur son bâton. Il se trouva qu'il ne s'était pas trompé dans un jugement si étrange d'un confesseur. Celui-ci avait fait toutes les mines, pour ne pas dire les singeries hypocrites d'un homme qui redoutait cette place, et qui ne s'y laissa forcer que par obéissance à sa compagnie.
Je me suis étendu sur ce nouveau confesseur parce que de lui sont sorties les incroyables tempêtes sous lesquelles l'Église, l'État, le savoir, la doctrine et tant de gens de bien de toutes les sortes, gémissent encore aujourd'hui, et parce que j'ai eu une connaissance plus immédiate et plus particulière de ce terrible personnage qu'aucun homme de la cour.
Mon père et ma mère me mirent entre les mains des jésuites pour me former à la religion, et y choisirent fort heureusement; car, quelque chose qu'il se publie d'eux, il ne faut pas croire qu'il ne s'y trouve par-ci par-là des gens fort saints et fort éclairés. Je demeurai donc où on m'avait mis, mais sans commerce avec d'autres qu'avec celui à qui je m'adressais; celui-là avait le soin en premier des retraites qu'ils donnaient à leur noviciat à des séculiers plusieurs fois l'année. Il s'appelait le P. Sanadon, et son emploi le mettait en relations nécessaires avec les supérieurs, par conséquent avec le P. Tellier, provincial, lorsqu'il fut choisi pour être confesseur. Ce P. Tellier, de son goût et de son habitude farouche, ne voulut voir que ce qui lui fut impossible d'éviter. À son goût se joignit aussi la politique, pour se montrer au roi plus isolé, en effet pour être plus indépendant et se dérober mieux aux égards et aux sollicitations.
Je fus fort surpris que quinze jours ou trois semaines après qu'il fut dans ce ministère, car c'en était un très réel, fort séparé des autres, le P. Sanadon me vint dire qu'il voulait m'être présenté, ce furent ses termes et ceux du P. Tellier lorsqu'il me l'amena le lendemain. Je ne l'avais jamais vu, et je n'avais été, ni [n'avais] envoyé lui faire compliment; il m'en accabla, et conclut par me demander la permission de me venir voir quelquefois, et la grâce de vouloir bien le recevoir avec bonté. En deux mots, c'était qu'il voulait lier avec moi; et moi qui m'en défiais, et qui n'en avais que faire par la situation de ma famille où personne n'était dans l'Église, j'eus beau m'écarter poliment, je fus violé. Il redoubla ses visites, me parla d'affaires, me consulta, et pour le dire, me désola par le danger de le rebuter d'une manière grossière, et celui d'entrer en affaires avec lui. Cette liaison forcée, à laquelle je ne répondis que passivement, dura jusqu'à la mort du roi; elle m'apprit bien des choses qui se trouveront chacune en leur temps.
Il fallait qu'il se fût informé de moi au P. Sanadon qui apparemment lui apprit mes intimes liaisons avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, peut-être celle que j'avais avec Mgr le duc de Bourgogne qui était alors profondément cachée, et avec M. le duc d'Orléans. Il était vrai que dès lors je pointais fort, mais c'était sous cloche, et quoique j'entrasse depuis longtemps en beaucoup de choses importantes, le gros du monde ne s'en apercevait pas encore parfaitement.
La cour fut délivrée d'une manière de démon domestique en la personne de Mme d'Heudicourt, qui mourut sur les huit heures du matin, à Versailles, le jeudi 24 janvier. J'ai parlé suffisamment d'elle (t. Ier, p. 367), de sa fortune, de son mariage par l'hôtel d'Albret, et de l'intime liaison qu'elle y fit avec Mme de Maintenon qui dura toute leur vie, et de tout ce qui s'en est suivi. Elle était devenue vieille et hideuse; on ne pouvait avoir plus d'esprit ni plus agréable, ni savoir plus de choses, ni être plus plaisante, plus amusante, plus divertissante, sans vouloir l'être. On ne pouvait aussi être plus gratuitement, plus continuellement, plus désespérément méchante, par conséquent, plus dangereuse, dans la privance la plus familière dans laquelle elle passait sa vie avec Mme de Maintenon, avec le roi; tout aussi, faveur, grandeur, places, ministres, enfants du roi, même bâtards, tout fléchissait le genou devant cette mauvaise fée, qui ne savait que nuire et jamais servir. Mme la Duchesse était fort bien avec elle et sut toujours s'en servir. Son appartement était un sanctuaire où n'était pas admis qui voulait. Mme de Maintenon, qui ne la quitta point durant sa maladie, et qui la vit mourir, en fut extrêmement affligée; elle et le roi y perdirent beaucoup de plaisir, et le monde, aux dépens de qui elle le donnait, y gagna beaucoup, car c'était une créature sans âme.
Son mari en tirait parti le bâton haut, sans presque vivre avec elle, mais il s'en était fait craindre. C'était un vieux vilain, fort débauché et horrible, qui était souffert à cause d'elle, et [ils] ne laissaient pas de se tourmenter l'un l'autre. Il était gros joueur, le plus fâcheux et le plus emporté, et toujours piqué et furieux. C'était un plaisir de le voir couper à Marly, au lansquenet, et faire de brusques reculades de son tabouret à renverser ce qui l'importunait derrière, et leur casser les jambes; d'autres fois cracher derrière lui au nez de qui l'attrapait.
Sa femme, avec tout son esprit, craignait les esprits jusqu'à avoir des femmes à gages pour la veiller toutes les nuits. Cette folie alla au point de mourir de peur d'un vieux perroquet qu'elle perdit après l'avoir gardé vingt ans. Elle en redoubla d'occupées, c'était le nom qu'elle donnait à ses veilleuses. Son fils, qui n'était point poltron, avait la même manie, jusqu'à ne pouvoir être jamais seul le soir ni la nuit dans sa chambre.
C'était une manière de chèvre-pied [8] aussi méchant et plus laid encore que [son] père; très commode aux dames, et par là dans toutes les histoires de la cour, ivrogne à l'excès, il y a de lui mille contes plaisants de ses frayeurs des esprits et de ses ivrogneries. Il faisait les plus jolies chansons du monde, où il excellait à peindre les gens avec naïveté, et leurs ridicules avec le sel le plus fin. Le grand prévôt et sa famille, honnêtes gens d'ailleurs, en étaient farcis et n'étaient mêlés à la cour avec personne. Heudicourt s'avisa de faire une chanson sur eux, si naturelle et si ridiculement plaisante, qu'on en riait aux larmes. Le maréchal de Boufflers, en quartier de capitaine des gardes, étant derrière le roi à la messe, où le silence et la décence étaient extrêmes, vit parler et rire autour de lui. Il voulut imposer. Quelqu'un lui dit la chanson à l'oreille. À l'instant voilà cet homme si sage, si grave, si sérieux, si courtisan, qui s'épouffe de rire, et qui, à force de vouloir se retenir, éclate. Le roi se tourne une fois, puis une seconde, le tout pour néant. Les rires continuèrent aux larmes. Le roi, dans la plus grande surprise de voir le maréchal de Boufflers en cet état, et derrière lui, et à la messe, lui demanda, en sortant de la chapelle, et assez sévèrement à qui il en avait eu. Le maréchal à rire de nouveau qui lui répondit comme il put, que cela ne pouvait lui être conté que dans son cabinet. Dès qu'il y fut entré, le roi reprit la question. Le maréchal la satisfit par la chanson, et voilà le roi aux éclats à l'entendre de sa chambre. Il fut plusieurs jours sans pouvoir regarder aucun de ces Montsoreau sans éclater, toute la cour de même. Ils furent réduits à disparaître pour quelque temps [9] .
À force de boire, Heudicourt s'abrutit tout à fait, mais fort longtemps depuis la mort du roi, et s'est enfin cassé la tête sur un escalier de Versailles, dont il mourut le lendemain. Sa mère, qui mettait les gens en, pièces, en sérieux ou en ridicule, et qui avait toujours quelques mais accablants quand elle entendait dire du bien de quelqu'un devant le roi ou Mme de Maintenon, ne fut regrettée que d'elle. Je disais d'elle et de Mme de Dangeau qui, dans les mêmes privantes, en était la contrepartie parfaite qu'elles étaient le mauvais, ange et le bon ange de Mme de Maintenon.
La mort du chevalier d'Elboeuf, arrivée sept ou huit jours après, fit moins de bruit dans le monde. Il était fils aîné du duc d'Elboeuf et de sa première femme, qui n'eut que lui et Mme de Vaudemont. Elle était fille unique du comte de Lannoy, chevalier de l'ordre en 1633, premier maître d'hôtel du roi, et gouverneur de Montreuil, mort en 1649. Elle épousa en 1643 le comte de La Rocheguyon, premier gentilhomme de la chambre du roi en survivance de son père. Il était fils unique des célèbres M. et Mme de Liancourt, et fut tué au siège de Mardick en 1646, ne laissant qu'une fille unique, qui épousa M. de La Rochefoucauld, le grand maître de la garde-robe, le grand veneur, et si bien toute sa vie avec le roi. Sa veuve, épousa M. d'Elboeuf, avec qui elle ne fut pas heureuse. Ce fut en 1648, il en eut le gouvernement de Montreuil, qu'il joignit à celui de Picardie qu'il avait eu de son père. Il s'emporta si étrangement contre sa femme qui était grosse, qu'il la prit entre ses bras pour la jeter par la fenêtre. La frayeur qu'elle en eut la saisit à tel point, que le fils dont elle accoucha naquit tremblant de tout son corps, et ne cessa de trembler toute sa vie. Elle mourut à Amiens en 1654, à 28 ans.
Deux ans après, M. d'Elboeuf se remaria à Mlle de Bouillon, à qui non plus qu'à ses parents, il ne voulut jamais passer la qualité de prince dans le contrat de mariage, parmi tout le lustre dont brillait alors M. de Turenne. Il en eut le duc d'Elboeuf d'aujourd'hui et le prince Emmanuel son frère. L'état de l'aîné leur fit prendre le parti de l'engager aux voeux de Malte, à se contenter de ce qu'il en put tirer, et à lui faire tout céder à son cadet du second lit. Il choisit on ne sait pourquoi le Mans pour sa demeure, où il vit toujours la meilleure compagnie du pays. Il n'était pas ignorant, avait de l'esprit et de la politesse, même de la dignité, et ne laissait pas d'être considéré dans sa famille.
Il n'était point mal fait et avait cinquante-neuf ans. Lui et Mme de Vaudemont étaient frère et soeur de mère, de la mère du duc de La Rocheguyon et de M. de Liancourt qui furent leurs héritiers. Ils en eurent la terre de Brunoy, et fort peu de choses d'ailleurs, et je crois rien de Mme de Vaudemont lorsqu'elle mourut.
Le comte de Benavente, de la maison de Pimentel, grand d'Espagne de la première classe, chevalier du Saint-Esprit, et sommelier du corps, mourut à Madrid dans une grande considération. Il a été ci-devant assez parlé de lui, à propos du testament de Charles II et de l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne, pour n'avoir rien à y ajouter. Il laissa un fils, savant, obscur, toujours hors de Madrid et fort des jésuites. Le roi d'Espagne manda au duc d'Albe, son ambassadeur en France, par un courrier exprès, qu'il lui donnait la charge de sommelier du corps, qui est une des trois grandes et de laquelle je parlerai en son lieu c'est notre grand chambellan, mais tel qu'il était autrefois.
Mme de Soubise touchait enfin au bout de sa brillante et solide carrière. Sa beauté lui coûta la vie. Soutenue de son ambition et de l'usage qu'elle avait fait de l'une et de l'autre, je ne sais si elle fut fort occupée d'autres pensées prête à voir des choses bien différentes. Elle avait passé sa vie dans le régime le plus austère pour conserver l'éclat et la fraîcheur de son teint. Du veau et des poulets ou des poulardes rôties ou bouillies, des salades, des fruits, quelque laitage, furent sa nourriture constante, qu'elle n'abandonna jamais, sans aucun autre mélange, avec de l'eau quelquefois rougie; et jamais elle ne fut troussée comme les autres femmes, de peur de s'échauffer les reins et de se rougir le nez. Elle avait eu beaucoup d'enfants dont quelques-uns étaient morts des écrouelles, malgré le miracle qu'on prétend attaché à l'attouchement de nos rois. La vérité est que, quand ils touchent les malades, c'est au sortir de la communion. Mme de Soubise, qui ne demandait pas la même préparation, s'en trouva enfin attaquée elle-même quand l'âge commença à ne se plus accommoder d'une nourriture si rafraîchissante. Elle s'en cacha et alla tant qu'elle put; mais il fallut demeurer chez elle les deux dernières années de sa vie, à pourrir sur les meubles les plus précieux, au fond de ce vaste et superbe hôtel de Guise qui, d'achat ou d'embellissements et d'augmentations, leur revient à plusieurs millions.
De là, plus que jamais occupée de faveur, et d'ambition, elle entretenait son commerce de lettres avec le roi et Mme de Maintenon, et se soutint dans sa même considération à la cour et dans son même crédit. On a vu avec quelle attention elle suivit la promotion de son fils, à propos de ce que j'ai raconté du chapeau demandé par l'empereur pour le prince de Lorraine, évêque d'Olmutz. Elle avait souvent dit que, quelque rang que les maisons eussent acquis, il n'y avait de solide que la dignité de duc et pair, et c'était aussi à quoi elle avait toujours tendu. Je ne sais par quelle fatalité son crédit, qui emporta tant de choses si étranges, ne put obtenir celle-là. Elle se trouvait à la portée d'autres gens considérables dont le roi craignit peut-être les cris et l'entraînement contre son goût, à l'occasion de cette grâce accordée à Mme de Soubise. Quoi qu'il en soit, elle n'y put parvenir; ce devait être un des miracles de la constitution Unigenitus, comme on le verra dans la suite.
Cependant Mme de Soubise, hors d'espérance d'y arriver de plein saut, cherchait à s'y échafauder. La mort de Mme de Nemours lui parut ouvrir une porte, non pas telle qu'elle la voulait, mais pour bien marier une fille du prince de Rohan pour rien. Matignon, parvenu par son ami Chamillart au comble des richesses, cherchait partout un mariage pour son fils qui pût le faire duc. Il comptait d'avoir le duché d'Estouteville de la succession de Mme de Nemours; il espéra du crédit de Mme de Soubise, joint à celui de Chamillart, y réussir. Il convint de prendre pour rien une fille du prince de Rohan, et d'en reconnaître trois cent mille livres de dot, moyennant cette grâce. Mme de Soubise y mit les derniers efforts de son crédit; mais elle était mourante, la grâce d'ailleurs impossible au point qu'il eût été plus aisé, d'obtenir franchement une érection, comme on le verra parmi-les Pièces, et l'affaire avorta. Mme de Soubise n'eut donc pas le plaisir de voir son fils duc, ni sa petite-fille en faire un. Elle ne vécut pas assez pour avoir la joie de voir la calotte rouge sur la tête de son second fils, par les délais de la promotion des couronnes.
Elle mourut à soixante et un ans, le dimanche matin, 3 février, laissant la maison de la cour la plus riche et la plus grandement établie, ouvrage dû tout entier à sa beauté et à l'usage qu'elle en avait su tirer. Malgré de tels succès, elle fut peu regrettée dans sa famille. Son mari ne perdit pas le jugement; la douleur ne l'empêcha pas de chercher à tirer parti de la mort de sa femme et du local de sa maison pour faire un acte de prince, non même étranger, mais du sang.
La Merci est vis-à-vis l'hôtel de Guise, et le portail de l'église vis-à-vis la porte de cette maison, le travers étroit de la rue entre-deux. Il s'y était fait accommoder une chapelle. De longue main il prévoyait la mort de sa femme, et il résolut de l'y faire enterrer. La fin de ce projet était, sous prétexte d'un si proche voisinage, de l'y faire porter tout droit sans la faire mener à la paroisse, distinction qui n'est que pour les princes et les princesses du sang, qu'on ne porte point aux leurs, mais tout droit au lieu de leur sépulture. Sa femme morte, il brusqua un superbe enterrement, embabouina le curé, qui ne, se douta jamais de la cause réelle, et qui se rendit en dupe à la commodité de la proximité, tellement que Mme de Soubise fut portée droit de chez elle à la Merci, et plus tôt enterrée qu'on ne se fût aperçu de l'entreprise. La chose faite, le cardinal de Noailles la trouva mauvaise, gronda le curé, et ce fut tout. Il était des amis de Mme de Soubise. Mais le monde, réveillé par ce peu de bruit, mit incontinent le doigt sur la lettre. On en parla beaucoup et tant et si bien que les mesures furent prises contre les récidives. En effet, M. de Soubise étant mort en 1712, il fut porté à sa paroisse et de là à la Merci. J'ai voulu ne pas omettre cette bagatelle qui montre de plus en plus ces entreprises en toutes occasions, et par quels artifices les rangs et les distinctions de ce qu'on appelle princes étrangers, de naissance ou de grâce, se sont peu à peu formés.