1709
Fautes de Chamillart à l'égard de Monseigneur. — Énormes procédés de Mlle de Lislebonne à l'égard de Chamillart. — Vues et menées de d'Antin contre Chamillart. — Réunion contre Chamillart de Mme de Maintenon avec Monseigneur et Mlle Choin, qui refuse pension, Versailles et Marly. — Bruits fâcheux sur Chamillart. — Bon mot de Cavoye. — Grands sentiments et admirable réponse de Chamillart. — Durs propos de Monseigneur à Chamillart, qui achève de le perdre. — Cusani, nonce du pape, comble la mesure contre Chamillart.
Les armées étaient assemblées et les frontières en fort mauvais état; elles étaient toutefois plus tranquilles que l'intérieur de la cour, où la fermentation était extrême. Depuis qu'à la mort du cardinal Mazarin le roi s'était mis à gouverner lui-même, C'est-à-dire en quarante-huit ans, on n'avait vu tomber que deux ministres: Fouquet, surintendant des finances, qu'il ne tint pas à Colbert et à Le Tellier qu'il ne perdît la vie, et qui fut confiné dans le château de Pignerol, où, après trois ans de Bastille, il passa le reste de ses jours, qui durèrent plus de seize ans, jusqu'en mars 1681, qu'il mourut à soixante-cinq ans. M. de Pomponne est l'autre que MM. de Louvois et Colbert, d'ailleurs si ennemis, mais réunis pour le perdre, firent chasser, par leurs artifices, de sa charge de secrétaire d'État des affaires étrangères en 1679 [33] , assez contre le goût du roi, qui le rappela douze ans après dans le ministère à la mort de Louvois. Celui-ci mort subitement, la veille du jour qu'il devait être arrêté, ne peut passer pour le troisième exemple. Chamillart le fut, et le dernier de ce règne, et peut-être le plus difficile de tous à chasser, sans toutefois d'autre appui que la, seule affection du roi, qui ne céda qu'à regret à toutes les forces qui furent employées à le lui arracher.
Sans répéter ce que j'ai déjà dit des causes qui le perdirent et qui lui déchaînèrent Mme de Maintenon et Mme la duchesse de Bourgogne, il faut parler d'une faute précédente qu'il aggrava sur la fin, mais d'une nature qui n'a été funeste qu'à lui seul. Jamais il n'avait ménagé Monseigneur. Ce prince, qui était timide et mesuré sous le poids d'un père qui, jaloux à l'excès, ne lui lais soit pas prendre le moindre crédit, ne hasardait que bien rarement de recommandations aux ministres, encore était-ce pour peu de chose, et poussé par quelque bas domestiques de sa confiance. Du Mont était celui qu'il en chargeait, et qui, accoutumé à trouver Pontchartrain, lorsqu'il était contrôleur général, prompt à plaire à Monseigneur, et à en rechercher les occasions, se trouva bien étonné lorsqu'il eut affaire à Chamillart, successeur de l'autre aux finances. Celui-ci, faussement préoccupé, que, avec le roi et Mme de Mainte non pour lui, tout autre appui lui était inutile, et que, sur le pied où était Monseigneur avec eux, il se nuirait en faisant la moindre chose qui, en leur revenant, leur donnerait soupçon qu'il voulait s'attacher à lui, n'eut aucun égard aux bagatelles que Monseigneur désirait, en garde même qu'on ne [se] servit de son nom, reçut du Mont si mal, que celui-ci, glorieux de la faveur et de la confiance de son maître, et de la considération qu'elle lui, attirait des ministres et de tout ce qui était le plus relevé à la cour, se plaignit souvent à Monseigneur, le pria de charger tout autre que lui des commissions pour le contrôleur général, et l'aigrit extrêmement contre lui.
Je m'étais bien aperçu, à un voyage de Meudon, que Monseigneur n'était pas content de Chamillart. Quelques propos de du Mont et quelques bagatelles ramassées m'en avaient mis sur les voies. J'en avertis ses filles à Meudon même, où elles vinrent deux fois ce voyage-là. Elles s'informèrent et trouvèrent qu'il était vrai. Elles en firent parler à Monseigneur, qui en usa comme j'ai dit qu'avait fait Mme la duchesse de Bourgogne en pareil cas, et cela demeura ainsi jusqu'à la catastrophe de Turin.
La Feuillade, noyé à sors retour, et dès auparavant courtisan assidu de Mlle Choin, comprit que de la lier à son beau-père, leur pouvait être à tous deux fort utile un jour, et à lui, en attendant, d'un grand usage auprès de Monseigneur. Il la tourna si bien, qu'elle y mordit; elle ne pouvait rien par Monseigneur, qui était en brassière fort étroite. Elle était donc réduite à ce que sa confiance lui donnait de considération pour l'avenir, et elle comprit que, en attendant, l'amitié et le commerce de Chamillart lui pourrait servir à beaucoup de choses.
La Feuillade, ravi d'avoir pu apprivoiser une créature si importante que la politique rendait si farouche, parla à son beau-père, et fut fort surpris de le trouver très froid. Il le pressa, il déploya son éloquence, et le tout pour néant. Il espéra en venir à bout, et cependant amusa bille Choin de compliments, de voyages et de temps mal arrangés. Elle ne laissa pas d'être surprise de voir ses avances languir, elle qui n'était occupée que de parades et de refus de commerce avec ce qu'il y avait de plus important qui faisait tout pour y être admis.
L'entrevue se différant toujours, parce que Chamillart n'y voulait point entendre, et que son gendre palliait toujours de prétextes, Mlle Choin en parla à Mlle de Lislebonne, si intimement avec Chamillart. Celle-ci craignit que cette liaison se fît sans elle, et d'être privée du mérite des deux côtés d'y avoir travaillé, se hâta d'en parler à Chamillart, qui, d'un ton de confiance, et d'un air de complaisance, pour ne pas dire de mépris, lui apprit que cette connaissance se serait faite depuis fort longtemps, s'il l'avait voulu; qu'on l'en pressait toujours; que La Feuillade le voulait; mais que, pour lui, il ne savait pas à quoi cela serait bon à Mlle Choin et à lui; qu'il était trop vieux pour des connaissances nouvelles; qu'il ne lui en fallait point au delà de son cabinet; que le roi et Mme de Maintenon lui suffi soient, et que les intrigues et les cabales de cour ne lui allaient point.
Qui fut étonné? ce fut Mlle de Lislebonne. Elle n'avait pas le même intérêt que La Feuillade; elle sentit le fait qu'il n'avait osé avouer à Mlle Choin qu'il amusait cependant; elle connaissait assez Chamillart pour comprendre que, avec ces belles maximes dont il s'applaudissait, elle ne lui en ferait pas changer; ainsi elle ne lui en dit pas davantage, pour ne pas lui déplaire inutilement. Mais ce que fit d'honnête cette bonne et sûre amie, sur laquelle Chamillart comptait si fort, fut de rendre à Mlle Choin cette conversation tout entière sans y manquer d'un mot, pour se faire un mérite auprès d'elle d'avoir découvert en un moment à quoi il tenait qu'elle ne vit Chamillart, et l'empêcher d'être plus longtemps la dupe du beau-père et du gendre.
Il est aisé de comprendre quel fut l'effet de ce rapport si fidèle dans une créature devant qui tout rampait, à commencer par Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne, que, comme Mme de Maintenon, elle voyait de son fauteuil sur un tabouret, et n'appelait, et devant Monseigneur, que « la duchesse de Bourgogne, » à continuer par Mme la Duchesse et par tout ce que la cour avait de plus grand, de plus distingué, de plus accrédité. La Feuillade sentit bientôt quelque altération dans cet esprit contre son beau-père; et Mlle de Lislebonne, qui connaissait parfaitement le terrain, compta d'un air de simplicité ce qui s'était passé aux filles de Chamillart, comme un office de prudence, pour faire passer plus doucement ce qu'une continuation de suspens eût bientôt révélé et avec plus d'aigreur; et le rare est, qu'elle les persuada, tant il est vrai qu'il est des personnes à qui nulle énormité ne nuit, et d'autres destinées à un aveuglement perpétuel. La bonne Lorraine, sachant bien à qui elle avait affaire, mit ce gabion devant elle, de peur de demeurer brouillée avec Chamillart, si sa délation lui revenait [autrement] que palliée de cet air de franchise qui n'y entendait point finesse. Chamillart n'y fit pas plus de réflexion qu'en avaient fait ses filles, et on a vu jusqu'où Mlle de Lislebonne et son cher oncle le conduisirent sur les affaires de Flandre. Longtemps après ce trait, il en arriva encore un autre presque tout pareil.
Mlle Choin avait un frère major dans le régiment de Mortemart, qu'elle désirait passionnément avancer. Il était bon sujet, et passait pour tel dans ce régiment et dans les troupes. Il était question l'obtenir un de ces petits régiments d'infanterie de nouvelle création, qui vaquait, dont on avait donné plusieurs à des gens qui ne le valaient pas. Quelque rebutée et dépitée qu'elle fût sur Chamillart; l'extrême désir d'avancer ce frère, et l'impossibilité d'y réussir sans le secrétaire d'État de la guerre, la forcèrent d'en parler à La Feuillade. Celui-ci, ravi d'une occasion si naturelle de l'apaiser par son beau-père, se chargea avec joie de l'affaire. Il en parla à Chamillart, ne doutant pas d'emporter d'emblée une chose si raisonnable en soi, dans un temps encore où les avancements avaient si peu de règle, et où celui-ci devait sembler si précieux à Chamillart pour réparer le passé s'il était possible; mais quelques raisons qu'il pût lui alléguer, quelque crédit qu'il eût auprès de lui, jamais il ne put rien gagner. Il se figura gauchement un mérite auprès du roi de laisser ce major dans la poussière des emplois subalternes il s'irrita des plus essentielles raisons de l'en tirer; en deux mots, sa soeur lui devint un obstacle invincible auprès du ministre.
La Feuillade, outré, espéra de sa persévérance, et amusa encore une fois. Mlle Choin qui, surprise dès le premier délai et instruite par l'autre aventure, lâcha encore en celle-ci Mlle de Lislebonne à Chamillart, ou pour réussir par ce surcroît auprès de lui, ou pour en avoir le coeur net. Mlle de Lislebonne en parla à La Feuillade, et tous deux ensemble à Chamillart pour essayer de le réduire; mais ce fut en vain jusque-là qu'il s'irrita de nouveau, et qu'il s'échappa un peu sur le crédit que Mlle Choin se figurait qu'elle pouvait prétendre. Le régiment fut incontinent donné à un autre, et Mlle Choin instruite de point en point de ce qui s'était passé par Mlle de Lislebonne. Ce dernier procédé mit le comble dans le coeur de Mlle Choin, et la rendit la plus ardente ennemie de Chamillart et la plus acharnée.
Je sus ces deux anecdotes dans les premiers moments, trop tard pour y pouvoir rien faire; je n'aurais pas même espéré de réussir où La Feuillade et Mlle de Lislebonne avaient échoué, mais j'en augurai mal. D'Antin était trop initié dans les mystères de Meudon pour ignorer ces diverses lourdises, le dépit de Mlle Choin, tous les mauvais offices qu'elle rendait à Chamillart auprès de Monseigneur, d'ailleurs irrité contre lui de plus ancienne date, que du Mont n'adoucissait pas. D'Antin n'ignorait pas, comme je l'ai dit plus haut, la haine que Mme la duchesse de Bourgogne et Mme de Maintenon avaient conçue contre ce ministre à qui il se flattait de succéder, et dans cette vue il mit Mme la duchesse de Bourgogne au fait de tout ce qui vient d'être expliqué. Il eut bientôt après le contentement de le voir germer.
Mme de Maintenon n'était pas à s'apercevoir de toutes les forces dont elle avait besoin pour arracher au roi un ministre en qui il avait mis toute sa complaisance. Vendôme subsistait encore, et tout cela ne faisait qu'un, et lui était également odieux. Pour la première fois de sa vie elle crut avoir besoin de Monseigneur. C'est ce qui l'engagea à déterminer le roi à lui destiner l'armée de Flandre, afin de les mettre dans la nécessité, Monseigneur de se mêler de ce qui regardait cette armée, et le roi de le trouver bon, pour se servir après contre Chamillart du fils auprès du père qui, sans ce chausse-pied, n'aurait osé parler. De là profitant de quelque chose que le roi marqua sur les voyages de Meudon, si continuels pendant l'été, qui emmenaient du monde, et laissait Versailles fort seul, elle le ramassa en ce temps-ci; et pour le faire court, persuada au roi que pour les rendre rares et combler Monseigneur à bon marché, il fallait donner à Mlle Choin une grosse pension, un logement à Versailles, la mener tous les voyages à Marly, et mettre ainsi Monseigneur en liberté de la voir publiquement, ce qui le rendrait plus sédentaire à Versailles, et les Meudons moins fréquents.
Jusqu'alors ces deux si singulières personnes s'étaient comme ignorées. Un si grand changement flatta Monseigneur; il combla Mlle Choin, mais il ne séduisit ni l'un ni l'autre. Monseigneur, en acceptant, y aurait perdu la liberté qu'il croyait trouver à Meudon; et Mlle Choin, qui y primait, n'aurait été que fort en second vis-à-vis Mme de Maintenon. Elle craignit de plus qu'un tel changement, qui ne serait plus soutenu de l'imagination du mystère, car il n'en restait encore que cela, n'apportât avec le temps du changement à sa fortune, qui n'était pas comme celle de Mme de Maintenon appuyée de la base du sacrement. Elle se jeta donc dans les respects, la confusion, l'humilité, le néant; Monseigneur, sur ce qu'il ne l'avait pu résoudre; et refusa jusqu'à la pension, sur ce que, dans la situation malheureuse des affaires et à la vie cachée qu'elle menait et voulait continuer, elle en avait assez.
Tout cela se conduisit avec une satisfaction tellement réciproque, que d'Antin par qui une partie de ces choses avaient passé, fut chargé des confidences contre Chamillart, et que le dîner qu'on a vu que le roi et Mme de Maintenon firent à Meudon, sans y coucher, et qui causa la dernière catastrophe de M. de Vendôme, ne fut à l'égard du roi que pour presser Mlle Choin par Mme de Maintenon elle-même, qui n'avait jamais occasion de la voir, d'accepter ce qu'on vient de voir qui lui était offert et qui était dès lors refusé, mais en effet pour s'entretenir de toutes les mesures à prendre pour la chute de Chamillart, et y faire agir Monseigneur pour la première fois de sa vie qu'il fût entré avec le roi en chose importante, si on en excepte le conseil d'État.
Ces mesures réciproques firent encore que non seulement Villars, chargé du commandement de l'armée de Flandre sous Monseigneur, travailla plusieurs fois avec lui, mais qu'Harcourt y travailla aussi, quoiqu'il allât sur le Rhin, et que, après mémé qu'il fut déclaré qu'aucun des princes ne sortirait de la cour, ces généraux, contre tout usage, continuèrent de travailler avec Monseigneur, parce que Mme de Maintenon voulut qu'Harcourt le pût conduire sur ce qu'il avait à faire et à dire contre Chamillart, et qu'il lui fit même sa leçon pour jusqu'après son départ. La même raison de pousser Chamillart fit tenir au roi et l'assemblée et le conseil de guerre desquels j'ai parlé, et qui excita tout ce qu'on put à attaquer ce ministre.
Toutes ces choses qui touchèrent Monseigneur par une considération qu'à sort âge il n'avait pas encore éprouvée, le rapprochèrent de Mme de Maintenon. Jusqu'alors ils étaient réciproquement éloignés. Il lui fit deux ou trois visites tête à tête. Là se prirent les dernières résolutions contre Chamillart, et ce prince [y prit] le courage et l'appui qui lui étaient nécessaires pour venger son ancien mécontentement, et servir la haine de Mlle Choin, en l'attaquant à découvert auprès du roi, comme un sacrifice indispensable au soutien des affaires.
Harcourt, lâché par Mme de Maintenon, avait jusqu'à son départ eu de longues et de fréquentes audiences du roi, et y avait frappé de grands coups. Villars, qui avait été mal avec lui, mais qui était raccommodé, y fut plus sobre; mais il ne put refuser ni se hasarder pour autrui de tromper Mme de Maintenon. Boufflers était l'enfant perdu par les raisons qu'on a vues et par son dévouement à Mme de Maintenon. Il avait les grandes entrées; il était en quartier de capitaine des gardes; il jouissait encore auprès du roi de toute la verdeur de ses lauriers. Il avait cent occasions par jour de particuliers avec le roi; il en était toujours bien reçu. Il marchait en puissante troupe. Il rompit glaces et lances, et ne donna aucun repos au roi. Monseigneur fit son personnage avec force; et jusqu'à M. du Maine, que le pauvre Chamillart croyait son protecteur, n'osa refuser à Mme de Maintenon des lardons secrets et acérés. Tout marchait en ordre et en cadence, et toujours avec connaissance et sagesse, pour ne pas rebuter en poussant toujours et toujours avec la même ardeur.
Le roi, déjà accoutumé par Mme de Maintenon, par lés généraux de ses armées, par d'autres cardinaux plus obscurs mais qui n'en réussissaient pas moins, par Mme la duchesse de Bourgogne, par quelques mots de Mgr le duc de Bourgogne que son épouse obtenait de lui, par d'Antin excité par l'espérance, à entendre dire beaucoup de mal de son ministre, et c'était déjà beaucoup, était ébranlé par raison, mais le coeur tenait ferme. Il le regardait comme son choix, comme son ouvrage dans tous ses emplois, jusqu'au comble où il l'avait porté, et dans ce comble même comme son disciple. Pas un de tous ses ministres ne lui avait tenu les rênes si lâches; et, depuis que toute puissance lui eut été confiée, le roi n'en avait jamais senti le joug. Tout l'hommage lui en était reporté. Une habitude longue avant qu'il fût en place, une dernière confiance depuis plus de dix ans, sans aucune amertume la plus passagère, le réciproque attentif de cette confiance par une obéissance douce, et un compte exact de tout, avaient joint le favori au ministre. Une admiration vraie et continuelle, une complaisance naturelle avaient poussé le goût jusqu'où il pouvait aller. C'était donc beaucoup que tant de coups concertés et redoublés eussent pu ébranler la raison. Elle l'était; mais quel obstacle ne restait-il point à vaincre par ce qui vient d'être expliqué ! Plus il était grand et plus il irritait, et plus il donnait d'inquiétude à ceux qui formaient l'attaque, et qui commandaient les travailleurs.
Mme de Maintenon, qui savait que Monseigneur avait fortement parlé, et qu'il avait été écouté, redoubla d'instances auprès de Mlle Choin et de lui pour le faire recharger. Ce prince s'était laissé persuader par d'Antin de travailler à lui faire tomber la guerre. L'estime et l'amitié sont rarement d'accord chez les princes; celui-ci désira de tout son coeur de mettre là d'Antin, et s'en flatta beaucoup. Mme de Maintenon, sans s'engager, se montra favorable pour mieux les exciter.
Tant de machines ne pouvaient être en si grand mouvement sans quelque sorte de transpiration. Il s'éleva au milieu de la cour je ne sais quelle voix confuse, sans qu'on en pût désigner les organes immédiats, qui publiait qu'il fallait que l'État ou Chamillart périssent; que déjà son ignorance avait mis le royaume à deux doigts de sa perte; que c'était miracle que ce n'en fût déjà fait, et folie achevée de le commettre un jour de plus à un péril qui était inévitable tant que ce ministre demeurerait en place. Les uns ne rougissaient pas des injures, les autres louaient ses intentions, et parlaient avec modération des défauts que beaucoup de gens lui reprochaient aigrement. Tous convenaient de sa droiture, mais un successeur tel qu'il fût ne leur paraissait pas moins nécessaire. Il y en avait qui, croyant ou voulant persuader qu'ils porteraient l'amitié jusqu'où elle pouvait aller, protestaient de la conserver toujours et de n'oublier jamais les plaisirs et les services qu'ils avaient reçus de lui, mais qui avouaient avec délicatesse qu'ils préféraient l'État à leur avantage particulier et à l'appui qu'ils s'affligeaient de perdre, mais que si Chamillart était leur frère, ils concluraient également à l'ôter, par l'évidence de la nécessité de le faire. Sur la fin on ne comprenait pas ni comment il avait pu être choisi, ni comment il était demeuré en place
Cavoye, à qui un si long usage de la cour et du grand monde tenait lieu d'esprit et de lumière, et fournissait quelquefois d'assez bons mots, disait que le roi était bien puissant et bien absolu et plus qu'aucun de ses prédécesseurs, mais qu'il ne l'était pas assez pour soutenir Chamillart en place contre la multitude. Les choses les plus indifférentes lui étaient tournées à crime ou à ridicule. On eût dit que, indépendamment de toute autre raison, c'était une victime que le roi ne pouvait plus refuser à l'aversion publique. Force gens s'en expliquaient tout nettement ainsi, et pas un qui pût énoncer une seule accusation particulière. On s'en tenait à un vague qui se pouvait appliquer à qui on voulait, sans que de tant de personnes qu'il avait si fort obligées aucune prît sa défense, parmi tant d'autres qui, naguère adorateurs de la fortune, se piquaient de louanges, d'admiration et d'une adulation servile pour un homme qu'ils voyaient si rudement attaqué; et si l'excès de ce qui se donnait en reproches poussait quelqu'un à répondre, on insistait à demander des comptes, ou absurdes, ou de choses sur lesquelles un respect supérieur fermait la bouche. Les troupes dénuées de tout, les places dégarnies, les magasins, vides sautaient aux yeux; mais on ne voulait plus se souvenir des deux incroyables réparations des armées, l'une après Hochstedt en trois semaines, l'autre en quinze jours seulement après Ramillies, qui tenaient du Prodige, et qui néanmoins avaient deux fois sauvé l'État, pour ne parler que de deux faits si importants et si publics. Il n'en restait plus la moindre trace, une fatale éponge avait passé dessus; et si quelqu'un encore osait les alléguer, faute de, réponse on tournait le dos. Tels furent les derniers présages de la chute de Chamillart.
Je ne lui laissai pas ignorer tant de menaces, ni tous les ressorts qui se remuaient contre lui, et je le pressai de parler au roi, comme il a voit déjà fait une autre fois à ma prière, et dont il s'était si bien trouvé que l'orage prêt, à fondre sur lui en avait été dissipé; mais il pensa trop grandement pour un ministre de robe. Il me répondit qu'il ne croyait pas que sa place valût la peine de soutenir un siège, ni devoir, ajouter au travail qu'elle demandait celui de s'y défendre; que tant que l'amitié du roi serait d'elle-même assez forte, il y demeurerait avec agrément, mais que si cet appui avait besoin d'art, l'art le dégoûterait de l'appui et lui rendrait son état insupportable; qu'en un mot, des temps aussi fâcheux demandaient un homme tout entier au timon de la guerre; que se partager entre les affaires de l'État et les siennes particulières ne pouvait aller qu'à une lutte honteuse à lui et dommageable au gouvernement par la dissipation où il se laisserait aller, d'où il résultait qu'il fallait laisser aller les choses au gré du sort, ou, pour mieux dire, de la Providence, content de céder à un homme plus heureux, ou de continuer son ministère avec honneur et tranquillité. Des sentiments pratiques si relevés me touchèrent d'une admiration qui me fit redoubler d'efforts pour l'engager de parler au roi. Jamais il ne voulut y entendre, ni s'écarter d'une ligne de son raisonnement; et dès lors je compris sa chute très prochaine et sans remède..
Lés choses en étaient là lorsque Chamillart fut à Meudon rendre compte à Monseigneur de l'état de la frontière et de l'armée de Flandre, et lui dire, ce qu'il savait déjà par le roi, qu'il ne la commandait plus. Monseigneur, qui avait déjà parlé contre lui au roi avec une force qui lui avait été jusque-là inconnue, et qu'il ne tenait que des encouragements de Mlle Choin et de Mme de Maintenon, prit ce temps pour reprocher à Chamillart que tous ces manquements n'arrivaient que par ses fautes, et alla jusqu'à lui dire que son La Cour aurait mieux fait de bien fournir les vivres des armées, dont il avait été chargé, que de lui bâtir de si belles maisons, puis sortit avec lui de son bâtiment neuf où cette conversation s'était faite tête à tête, et revenus au gros du monde, le lui montra tout entier comme s'il ne s'était rien passé, et se hâta après d'aller se vanter à Mlle Choin de ce qu'il venait de dire. Elle applaudit fort à de si rudes propos, et s'en avantagea pour exciter Monseigneur à ne pas différer auprès du roi d'achever un ouvrage si nécessaire et si bien commencé, ce qu'il exécuta aussi, et il donna le dernier coup de mort à ce ministre.
Un hasard lui en prépara la voie et combla la mesure de tout ce qui s'était brassé contre lui. J'ai parlé, il y a peu, d'une longue audience que le maréchal de Tessé eut du roi pour lui rendre compte de son voyage d'Italie. Cusani, Milanais, mort cardinal il n'y a pas fort longtemps, avait été accepté ici pour succéder au cardinal Gualterio. Il était frère d'un des généraux de l'empereur, et se montra si autrichien, pendant tout le cours de sa nonciature, qu'on eut lieu de se repentir de s'y, être si lourdement mépris. Ce fut avec lui que se négocia à paris la ligue d'Italie, dont on a parié, et lui qui sollicita la permission des levées et de l'achat des armes pour le pape en Avignon, qui ne fut accordée qu'avec des difficultés et une lenteur inexcusables. Ce nonce en avait fait des plaintes amères en ce temps-là.
Étant le mardi 4 juin dans la galerie de Versailles, attendant que le roi allât à la messe, il avisa le maréchal de Tessé qui causait avec le maréchal de Boufflers, tous deux seuls et séparés de tout le monde. Le nonce, qui n'avait point vu Tessé depuis son retour, alla à lui; et après les premières civilités, se mirent bientôt sur les affaires qui avaient mené Tessé en Italie. Les plaintes dont je viens de parler trouvèrent promptement leur place dans la conversation, auxquelles Cusani ajouta qu'il ne serait jamais venu à bout d'obtenir la permission qu'il demandait, sans un millier de pistoles qu'il s'était enfin avisé de faire offrir à la femme de Chamillart, dont le payement avait opéré avec promptitude.
Il parlait à deux ennemis de Chamillart, et il ne fut guère douteux qu'il ne s'y méprenait pas. On a vu les causes de l'acharnement du maréchal de Boufflers contre le ministre. Tessé, plus en douceur, ne le haïssait pas moins: il ne pouvait lui pardonner ce qu'il avait exigé de lui en Dauphiné, en Savoie et en Italie, en faveur de La Feuillade, [ce] qu'on a vu en son lieu, pour le porter rapidement au commandement des armées, ce qui ne put se faire qu'à ses dépens. En flexible Manceau il s'y était prêté de bonne grâce dans cette toute-puissance de Chamillart, mais il n'en avait pas moins senti l'injure d'être obligé de s'anéantir, et de se faire lui-même le pont de La Feuillade pour lui monter sur les épaules et le chasser pour lui succéder, sans oser n'en être pas lui-même le complice. En arrivant il trouva le temps de la vengeance venu, et de l'exercer encore en plaisant à Mme de Maintenon, à Monseigneur, à Mgr [le duc] et à Mme la duchesse de Bourgogne, à tous les gens encore avec qui il tâchait d'être uni, et qui étaient tous des personnages. Il se jeta donc à eux tout en arrivant.
Ce fut le lendemain de cette aventure qu'il devait avoir audience de Mme de Maintenon, et du roi ensuite, pour la première fois depuis son retour. Soit de hasard, soit de concert, Boufflers alla le même lendemain matin chez Mme de Maintenon, où les portes lui étaient toujours ouvertes, et y trouva le maréchal de Tessé. Boufflers lui demanda s'il avait bien rendu compte de toutes choses, Mme de Maintenon en tiers. « De toutes celles que madame m'a demandées, répondit Tessé. — Mais cela ne suffit pas, répliqua le maréchal de Boufflers, il ne lui faut laisser rien ignorer. » Et par ce petit débat la curiosité de Mme de Maintenon étant excitée, elle voulut en savoir la raison. Il y eut encore quelques circuits adroits. Boufflers demanda à Tessé s'il avait rendu compte à madame du discours que le nonce leur avait tenu la veille, et publiquement. Tessé ayant répondu que non d'un air à augmenter la curiosité, Mme de Maintenon voulut en être informée. Tessé lui en fit le récit, mais en se récriant que cela ne pouvait pas être, et se fondant sur la modicité de la somme, et prise d'un étranger. Boufflers, au contraire, exagéra le crime, et tout ce dont était capable une femme en cette place, qui n'avait pas honte de recevoir si peu, et d'un étranger; combien de malversations elle avait faites puisqu'elle avait pu se porter à celle-là, comment le roi pouvait être servi, puisqu'une affaire de cette importance s'achetait, et ne réussissait que par un présent; qu'enfin une femme tentée, et succombant à si peu, l'était de tout, depuis un écu jusqu'à un million. Tessé peu à peu se mit doucement de la partie, et sans mettre en aucun doute la vérité de ce que le nonce leur avait dit, ils paraphrasèrent le danger de laisser les affaires entre les mains du mari d'une femme si avide, et laissèrent Mme de Maintenon presque persuadée du fait, et ravie de la découverte.
Deux heures après, Tessé entra dans le cabinet du roi pour son audience. Boufflers, qui vit le roi de loin à l'ouverture de la porte, fit quelques pas en dedans après Tessé, et le prenant par le bras, lui dit d'un ton élevé pour que le roi l'entendit: « Au moins, monsieur, vous devez la vérité au roi. Dites-lui bien tout et ne lui laissez rien ignorer. » Il répéta encore une autre fois plus haut et se retira, laissant [au] roi un grand sujet de curiosité, et au maréchal de Tessé la nécessité de lui dire ce qu'il avait déjà appris à Mme de Maintenon.
Les deux maréchaux avaient déjà répandu le discours du nonce; qui fit un étrange bruit, et ce bruit fut le dernier éclair qui précéda le coup de foudre, qu'une dernière conversation que Monseigneur, venu exprès un matin de Meudon, eut ensuite avec le roi, acheva de déterminer. Cependant le roi ne fit aucun semblant d'avoir su cette histoire, ni Mme de Maintenon; et ce silence de leur part fut une des choses que les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers regardèrent comme un signal le plus sinistre. Ils ne s'y trompèrent pas.
Je ne sais s'il eût encore été temps pour Chamillart. Cette audience de Tessé fut le mercredi, et Chamillart m'a conté depuis sa disgrâce, que, près de succomber, il avait toujours éprouvé le même accueil et le même visage du roi, jusqu'au vendredi, surveille de sa chute et surlendemain de l'audience de Tessé; que ce jour-là, il le remarqua embarrassé avec lui; et que, frappé qu'il fut d'un changement si soudain, il fut sur le point de lui demander s'il n'avait plus le bonheur de lui plaire, et en cas de ce malheur, la permission de se retirer plutôt que de le contraindre. S'il l'eût fait, il y a lieu de croire par tout ce qui parut depuis que le roi n'aurait pu y tenir et qu'il serait demeuré en place. Mais il hésita, et le roi, qui craignit peut-être qu'il n'en vint là, et qui, par la faiblesse qu'il se sentait peut-être, ne lui donna pas le temps, à ce qu'il m'ajouta, de se déterminer lui-même, et ce fut la dernière faute qu'il fit contre soi-même, et peut-être la plus lourde de toutes; et si, avant ce dernier coup de poignard de l'audience de Tessé et de la conversation de Monseigneur avec le roi ensuite, Chamillart m'eût voulu encore croire à son retour de Meudon à l'Étang, où il me conta ces propos si durs que Monseigneur lui avait tenus dans son bâtiment neuf, et que, comme je l'en pressai pour la seconde fois vainement de parler au roi il l'eût fait, il ne paraît pas douteux qu'il ne se fût raffermi.
Dans ces derniers jours, Mme de Maintenon, se comptant sûre enfin de la perte de Chamillart, et de n'avoir plus besoin de Monseigneur ni de d'Antin pour jeter par terre un homme qu'elle tenait pour sûrement abattu, ne crut plus avoir de mesures à garder, et se donna tout entière à profiter de tous les instants pour élever sa créature. Le détail de ce fait si pressé et si court, et qui n'eut point de témoins entre le roi et elle, m'a échappé; elle ne l'a raconté depuis à personne, ou, si elle l'a fait, l'anecdote n'en est pas venue jusqu'à moi. Tout ce qu'on en a pu conjecturer, c'est qu'elle n'y réussit pas sans peine, par deux faits qui suivirent incontinent et qui seront remarqués en leur temps. Je n'ai pu découvrir non plus si le roi en voulait un autre, ou s'il n'était point fixé. Monseigneur l'avait osé presser pour d'Antin, profitant de la nouvelle liberté, qu'à l'appui de Mme de Maintenon il avait usurpée sans danger, de parler au roi de la situation des affaires et de la nécessité d'en ôter Chamillart et de se voir écouté. D'Antin était reçu aussi à parler au roi de ses troupes, de ses frontières, à lui en montrer des états qu'il s'était fait envoyer, aller même jusqu'à se faire écouter sur des projets d'opérations de campagne, appuyé de Monseigneur, ayant M. du Maine favorable et Mme de Maintenon, et à ce qu'il se figurait de leurs discours obligeants, il espérait tout dans ces derniers jours de la crise, et fut bientôt après outré de douleur, et Monseigneur fort fâché de s'y trouver trompé. Le samedi coula à l'ordinaire et sans rien de marqué.