1709
Disgrâce de Chamillart. — Magnanimité de Chamillart. — Caractère de Chamillart et de sa famille. — Voysin secrétaire d'État; sa femme; leur fortune; leur caractère. — Spectacle de l'Étang. — Procédé infâme de La Feuillade. — Accueil du roi à Cani. — Beau procédé de Le Guerchois.
Le dimanche 9 juin, sur la fin de la matinée, la maréchale de Villars, qui logeait porte à porte de nous, entra chez Mme de Saint-Simon, comme elle faisait souvent, et d'avance nous demanda à souper pour causer, parce qu'elle croyait qu'il y aurait matière. Elle nous dit qu'elle s'en allait dîner en particulier avec Chamillart; qu'un temps était que c'eût été grande grâce, mais que, pour le présent, elle croyait la grâce de son côté. Ce n'était pourtant pas qu'elle sût rien, à ce qu'elle nous assura depuis, mais elle parlait ainsi sur les bruits du monde, qui, surtout depuis le mardi et le mercredi que le discours du nonce s'était su, étaient devenus plus forts que jamais.
Ce même matin, le roi, en entrant au conseil d'État, appela le duc de Beauvilliers, le prit en particulier, et le chargea d'aller l'après-dînée dire à Chamillart qu'il était obligé, pour le bien de ses affaires, de lui demander la démission de sa charge et celle de la survivance qu'en avait son fils; que néanmoins il voulait qu'il demeurât assuré de son amitié, de son estime, de la satisfaction qu'il avait de ses services; que, pour lui en donner des marques, il lui continuait sa pension de ministre, qui est de vingt mille livres, lui en donnait une autre particulière, encore à lui, d'autres vingt mille livres, et une à son fils aussi de vingt mille livres; qu'il désirait que son fils achetât la charge de grand maréchal des louis de sa maison, à quoi il avait disposé Cavoye, lequel, sa vie durant, en conserverait le titre, les fonctions et les appointements, que le futur secrétaire d'État lui payerait les huit cent quatre-vingt mille livres de son brevet de retenue, y compris la charge de secrétaire du roi; qu'il aurait soin de son fils; que, pour lui, il serait bien aise de le voir, mais que, dans ces premiers temps, cela lui ferait peine; qu'il attendit qu'il le fît avertir; qu'il ferait bien de se retirer ce jour-là même; qu'il pouvait demeurer à Paris, aller et venir partout où il voudrait; et réitéra tant et plus les assurances de son amitié. M. de Beauvilliers, touché au dernier point de la chose et d'une commission si dure, voulut vainement s'en décharger. Le roi lui dit qu'étant ami de Chamillart, il l'avait choisi exprès pour le ménager en toutes choses.
Un moment après, il rentra dans le cabinet du conseil, suivi du duc, où le chancelier, Torcy, Chamillart et Desmarets se trouvèrent. C'était conseil d'État, dans lequel il ne se passa rien, même dans l'air et dans le visage du roi, qui pût faire soupçonner quoi que ce fût. Il s'y parla même d'une affaire sur laquelle le roi avait demandé un mémoire à Chamillart, qui, à la fin du conseil, en prit encore son ordre. Le roi lui dit de le lui apporter le soir en venant travailler avec lui chez Mme de Maintenon.
Beauvilliers, dans une grande angoisse, demeura le dernier des ministres dans le cabinet, où, seul avec le roi, il lui exposa franchement sa peine, et finit par le prier de trouver bon, au moins, qu'il s'associât dans sa triste commission le duc de Chevreuse, ami comme lui de Chamillart, pour en partager le poids, à quoi le roi consentit, et dont M. de Chevreuse fut fort affligé.
Sur les quatre heures après midi, les deux beaux-frères s'acheminèrent et furent annoncés à Chamillart, qui travaillait seul dans son cabinet. Ils entrèrent avec un air de consternation qu'il est aisé d'imaginer. À cet abord, le malheureux ministre sentit incontinent qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire, et sans leur donner le temps de parler: « Qu'y a-t-il donc, messieurs? leur dit-il d'un visage tranquille et serein. Si ce que vous avez à me dire ne regarde que moi, vous pouvez parler, il y a longtemps que je suis préparé à tout. » Cette fermeté si douce les toucha encore davantage. À peine purent-ils lui dire ce qui les amenait. Chamillart l'entendit sans changer de visage, et du même air et du même ton dont il les avait interrogés d'abord: « Le roi est le maître, répondit-il. J'ai tâché de le servir de mon mieux, je souhaite qu'un autre le fasse plus à son gré et plus heureusement. C'est beaucoup de pouvoir compter sur ses bontés, et d'en recevoir en ce moment tant de marques. » Puis leur demanda s'il ne lui était pas permis de lui écrire, et s'ils ne voulaient pas bien lui faire l'amitié de se charger de sa lettre, et sur ce qu'ils l'assurèrent qu'oui, et que cela ne leur était pas défendu, du même sang-froid il se mit incontinent à écrire une page et demie de respects et de remercîments qu'il leur lut tout de suite, comme tout de suite il l'avait écrite en leur présence. Il venait d'achever le mémoire que le roi lui avait demandé le matin; il le dit aux deux ducs, comme en s'en réjouissant, le leur donna pour le remettre au roi, puis cacheta sa lettre, y mit le dessus et la leur donna. Après quelques propos d'amitié, il leur parla admirablement sur son fils, et sur l'honneur qu'il avait d'être leur neveu par sa femme. Après quoi les deux ducs se retirèrent, et il se prépara à partir.
Il écrivit à Mme de Maintenon, la fit souvenir de ses anciennes bontés, sans y rien mêler d'autre chose, et prit congé d'elle. Il écrivit un mot à La Feuillade, à Meudon où il était, pour lui apprendre sa disgrâce, manda verbalement à sa femme, qu'il attendait de Paris ce jour-là, de le venir trouver à l'Étang où il allait, sans lui dire pourquoi tria ses papiers, puis fit venir l'abbé de La Proustière, les lui indiqua, et lui donna ses clefs pour les remettre à son successeur. Tout cela fait sans la moindre émotion, sans qu'il lui fût échappé ni soupirs, ni regret, ni reproches, pas une plainte, il descendit son degré, monta en carrosse et s'en alla à l'Étang tête à tête avec son fils, comme s'il ne lui fût rien arrivé, sans que longtemps après on en sût rien à Versailles.
Son fils aussi porta ce malheur fort constamment. En arrivant à l'Étang, où sa femme l'avait devancé de quelques moments, il entra dans sa chambre, où il la manda avec sa belle-fille, où étant tous quatre seuls, il leur confirma ce qu'elles commençaient déjà fort à soupçonner. Il parla principalement à sa belle-fille sur l'honneur de son alliance, la combla de respects et d'amitiés qu'elle méritait par sa conduite, et par la manière dont elle vivait avec eux. Après avoir été quelque temps témoin de leurs larmes, il vit son frère l'évêque de Senlis, et passa chez la duchesse de Lorges, au lit, incommodée, qui avait sa soeur de La Feuillade auprès d'elle, et Mme de Souvré, qui de hasard s'y rencontra. On peut juger de l'amertume de cette première entrevue. Mme Dreux, qui était à Versailles, et qui avait appris la disgrâce par l'abbé de La Proustière que son père en avait chargé en partant, eut une force qui mérite de n'être pas oubliée. Elle sentit le néant où elle retombait, mariée si différemment de ses soeurs, et le besoin qu'elle avait de tout. Elle s'en alla chez Mme la Duchesse qu'elle trouva jouant au papillon, qui commençait, et la pria qu'elle lui pût parler en particulier après sa reprise. Mme la Duchesse lui offrit plusieurs fois de l'interrompre, Mme Dreux ne voulut pas; et ce qui est d'étonnant, c'est qu'on ne s'aperçut d'abord de rien à son air; dans la suite on remarqua que les larmes lui roulaient dans les yeux. Ce jeu dura une heure entière, après lequel elle suivit Mme la Duchesse dans son cabinet. Elle lui apprit son infortune, et lui parla comme une personne qui avait passé avec elle la plupart du temps que son père avait été en place, et qui s'en voulait faire une protection. La réponse fut pleine d'amitié, après quoi Mme Dreux se sauva chez elle, qui était tout proche, et de là à l'Étang.
Mme de Maintenon, en rentrant de Saint-Cyr chez elle, avait reçu la lettre de Chamillart. En même temps, Mme la duchesse de Bourgogne y entra. Mme de Maintenon lui demanda si elle ne savait rien, et lui montra la lettre de Chamillart. Quoique, après tout ce qui avait précédé, l'adieu qu'il lui disait fût assez clair, toutes deux n'y comprirent rien, ce qui toutefois est inconcevable jusque-là que Mme de Maintenon pria Mme la duchesse de Bourgogne de passer dans le cabinet de Mgr le duc de Bourgogne, qui par les derrières était tout contre, savoir s'il n'était pas plus instruit.
Dans ce moment-là même, le roi entra, et ce qui n'arrivait jamais, le duc de Beauvilliers à sa suite. Le roi fit à l'ordinaire sa révérence à Mme de Maintenon, congédia le capitaine des gardes, et prit Beauvilliers dans une fenêtre, qui tira des papiers de sa poche, c'était la lettre et le mémoire de Chamillart, et tous deux se mirent à parler bas. Mme la duchesse de Bourgogne, voyant cela, dit à Mme de Maintenon qu'apparemment c'était pour elle, et qu'elle s'allait retirer pour les laisser en liberté. En effet, comme elle allait sortir par le grand cabinet, elle vit le roi s'avancer vers Mme de Maintenon, et le duc de Beauvilliers s'en aller. Ce mouvement ne mit encore rien au jour; et Mme la Duchesse n'avait rien voulu dire chez elle depuis que Mme Dreux en fut sortie.
J'allai chez le chancelier, comme je faisais fort souvent les soirs, que je trouvai avec La Vrillière. Un peu après, son fils y entra, qui lui parla bas, et s'en alla aussitôt. C'était la nouvelle qu'il venait lui apprendre, et que par considération pour moi ils ne me voulurent pas dire. Revenu chez moi, je me mis à écrire en haut quelque chose sur les milices de Blaye, ce que je cite parce qu'on en verra de grandes suites. Comme j'y travaillais, la maréchale de Villars entra en bas qui me demanda. J'envoyai mon mémoire à Pontchartrain, et je descendis. Je trouvai la maréchale debout et seule, parce que Mme de Saint-Simon était sortie, qui me demanda si je ne savais rien, et qui me dit : « Le Chamillart n'est plus. » À ce mot, il m'échappa un cri comme à la mort d'un malade quoique dès longtemps condamné et dont pourtant on attend la fin à tous moments. Après quelques lamentations, elle s'en alla au souper du roi, et moi par les cours, pour n'être point vu, et sans flambeaux, chez M. de Beauvilliers, que je venais d'apprendre par la maréchale de Villars avoir été chez lui le congédier. M. de Beauvilliers, qui était d'année, était allé chez le roi, quoique le duc de Tresmes servît toujours pour lui les soirs. Je trouvai Mme de Beauvilliers avec Mme de Chevreuse, Desmarets et Louville. Je jetai d'abord un regard sur le contrôleur général dans la curiosité de le pénétrer, et je n'eus pas de peine à sentir un homme au large et qui cachait sa joie avec effort. J'abordai Mme de Beauvilliers, qui avait les larmes aux yeux, et de qui je ne sus pas grand'chose dans cette émotion. J'y fus peu et me retirai chez moi, où la maréchale de Villars vint souper.
Mme de Saint-Simon était allée faire sa cour à Mme la duchesse de Bourgogne dans ce grand cabinet de Mme de Maintenon, où elle entendit quelque bruit confus et tout bas de la nouvelle. Elle demanda à Mme la duchesse de Bourgogne si cela avait quelque fondement. Elle ne savait rien, parce qu'elle n'avait pas été rappelée dans la chambre depuis qu'elle en toit sortie, et n'avait osé y rentrer ce soir-là d'elle-même. Apparemment que les grands coups s'y ruaient pour le successeur, dont personne ne parlait encore, et que c'était pour cela qu'on la laissait dehors. Elle dit à Mme de Saint-Simon d'aller au souper du roi, où elle lui apprendrait ce qu'elle aurait découvert en passant dans la chambre. Mme de Saint-Simon y fut et s'y trouva, assise derrière Mme la duchesse de Bourgogne, qui lui dit la disgrâce, les pensions, et la charge de Cavoye. Au sortir du souper, que Mme de Saint-Simon trouva bien long, Mme la duchesse de Bourgogne, prête à entrer dans le cabinet du roi, vint à elle, et la chargea de faire mille amitiés pour elle aux filles de Chamillart, mais plus particulièrement à l'aînée, et à la duchesse de Lorges qu'elle aimait, de leur dire combien elle les plaignait, et de les assurer de sa protection et de tous les adoucissements à leur malheur qui pourraient dépendre d'elle.
Le duc de Lorges n'était content d'aucun de la famille. Il passa jusque fort tard avec nous et s'en alla à l'Étang, en résolution de faire merveilles pour eux, et les fit en effet constamment. Je le chargeai d'un mot de tendre amitié pour Chamillart; et par mon billet je le priai de me mander verbalement s'il voulait absolument être seul ce premier jour, ou s'il voulait bien nous voir.
Par tout ce qui a été dit de lui en différentes occasions, on a vu quel était son caractère, doux, simple, obligeant, vrai, droit, grand travailleur, aimant l'État et le roi comme sa maîtresse, attaché à ses amis, mais s'y méprenant beaucoup, nullement soupçonneux ni haineux, allant son grand chemin à ce qu'il croyait meilleur, avec peu de lumière; opiniâtre à l'excès, et ne croyant jamais se tromper, confiant sur tous chapitres, et surtout infatué que, marchant droit et ayant le roi pour lui, comme il n'en douta jamais, tout autre ménagement, excepté Mme de Maintenon, était inutile; et avec cette opinion, trop ignorant de la cour au milieu de la cour, il se l'aliéna par le mariage de son fils, il augmenta son aversion par son entraînement en faveur de M. de Vendôme contre Mgr le duc de Bourgogne, comme un aveugle qui ne voit que par autrui, enfin il se la déchaîna sciemment par amour de l'État, et par sa passion pour la personne du roi, et pour sa gloire, et par le projet de le mener reprendre Lille sans elle.
Cette cabale si puissante, qui lui fit voir, croire et faire tout ce qu'elle voulut, sans aucun ménagement, sur les choses d'Italie, mais surtout sur celles de Flandre, ne lui fut après d'aucun usage. M. de Vendôme était perdu; M. de Vaudemont sur le côté pour avoir trop prétendu; Mlle de Lislebonne, on a vu comme elle en usa entre Mlle Choin et lui, conséquemment sa soeur qui n'était qu'un avec elle; et M. du Maine avait trop besoin de Mme de Maintenon pour ne lui pas sacrifier Chamillart, après lui avoir sacrifié sa propre mère.
Chamillart eut un autre malheur, qui est extrême pour un ministre. Il n'était environné que de gens qui n'avaient pas le sens commun, et qui n'avaient pu acquérir à la cour et dans le monde les connaissances les plus communes; et, ce qui n'est pas moins fâcheux que le défaut du solide, qui tous avaient un maintien, des façons et des propos ridicules.
Tels étaient ses deux frères; tels, et très impertinents de plus, étaient Le Rebours, son cousin germain, et Guyet, beau-père de son frère, qu'il avait faits intendants des finances. Ses deux cadettes étaient les meilleures créatures du monde, et la duchesse de Lorges, avec de l'esprit, mais des folles dont l'ivresse de la fortune et des plaisirs a même cessé à peine à sa disgrâce. L'aînée était la seule qui, avec de l'esprit, eût du sens et de la conduite, et qui se fit aimer, estimer, plaindre et recueillir de tout le monde. Mais outre qu'elle ne voyait et ne savait pas tout, elle n'était pas bastante pour arrêter et gouverner les autres, ni être le conseil de son père, qui n'aimait ni ne croyait aucun avis. Mme Chamillart passait ses matinées entre son tapissier et sa couturière, son après-dînée au jeu, ne savait pas dire deux mots, ignorait tout, et comme son mari ne doutait de rien, et voulant être polie se faisait moquer d'elle, quoique la meilleure femme du monde; sans avoir en elle de quoi ni tenir ses filles ni leur donner la moindre éducation, incapable de tous soins de ménage, de dépense, de bien et d'économie, qui fut abandonné en total à l'abbé de La Proustière, leur parent, qui y entendait aussi peu qu'elle, et qui mit leurs affaires en désarroi.
Le lundi matin, on sut que le triomphe de Mme de Maintenon était entier; et qu'à la place de Chamillart, chassé la veille, Voysin, sa créature, tenait cette fortune de sa main. Il figurera maintenant jusqu'à la mort du roi si grandement et si principalement qu'il faut faire connaître ce personnage et sa femme, qui lui fit sa fortune.
Voysin avait parfaitement la plus essentielle qualité, sans laquelle nul ne pouvait entrer et n'est jamais entré dans le conseil de Louis XIV en tout son règne, qui est la pleine et parfaite roture, si on en excepte le seul duc de Beauvilliers; car M. de Chevreuse, quoiqu'il en fût, n'y entra et n'y parut jamais, le premier maréchal de Villeroy ne fut point ministre, et l'autre ne l'a pas été un an.
Voysin était petit-fils du premier commis au greffe criminel du parlement, qui le devint après en chef, et qui mourut dans cette charge. On juge bien qu'il ne faut pas monter plus haut. Le frère aîné du père de Voysin, dont je parle, passa avec grande réputation d'intégrité et de capacité par les intendances, fut prévôt des marchands, et devint conseiller d'État très distingué. C'était de ces modestes et sages magistrats de l'ancienne roche, qui était fort des amis de mon père, et que j'ai vu souvent chez lui. Il maria sa fille unique, très riche héritière, à Lamoignon, mort président à mortier, fils du premier président, et frère aîné du trop célèbre Bâville; et le père de notre Voysin fut maître des requêtes et eut diverses intendances, dans lesquelles il mourut. Son heureux fils fut le seul des trois frères qui parût dans le monde, et une seule fille, mariée à Vaubourg mort conseiller d'État après beaucoup d'intendances, frère aîné de Desmarets, contrôleur général.
Voysin épousa, en 1683, la fille de Trudaine, maître des comptes, et cinq ans après, étant maître des requêtes, fut, je ne sais par quel crédit, envoyé intendant en Hainaut, d'où il ne sortit que conseiller d'État en 1694. Sa femme avait un visage fort agréable, sans rien d'emprunté ni de paré. L'air en était doux, simple, modeste, retenu et mesuré, et d'être tout occupée de son domestique et de bonnes oeuvres; au fond, de l'esprit, du sens, du manège, de l'adresse, de la conduite, surtout une insinuation naturelle, et l'art d'amener les choses sans, qu'il y parût. Personne ne s'entendait mieux qu'elle à tenir une maison, et à la magnificence quand cela convenait sans offenser par la profusion; à être libérale avec choix et avec grâce, et à porter l'attention à tout ce qui lui pouvait concilier le monde.
L'opulence de sa maison, et plus encore ses manières polies et attrayantes, mais avec justesse à l'égard des différences des personnes, l'avaient extrêmement fait aimer, surtout des officiers, pour le soulagement desquels elle fit merveille, pendant les sièges et après les actions qui se passèrent en Flandre, et de soins et d'argent et de toutes façons. Elle avait fait beaucoup de liaison avec M. de Luxembourg qui y commandait tous les ans les armées, et avec la fleur la plus distinguée des généraux qui y servirent, surtout avec M. d'Harcourt qui y eut toujours des corps séparés.
M. de Luxembourg l'avertit de bonne Heure de ce qu'il fallait faire pour plaire à Mme de Maintenon venant sur la frontière, et elle en sut profiter parfaitement. Elle la reçut chez elle à Dinan, où elle fut pendant que le roi assiégeait Namur, la salua à son arrivée, pourvut avec le dernier soin à la commodité et à l'arrangement de son logement, courtisa jusqu'à ses moindres domestiques, se renferma après dans sa chambre sans se montrer à elle, ni aux autres dames de la cour, que précisément pour le devoir, donnant ordre à tout de cette retraite, de manière à contenter tout le monde, mais comme si elle n'eût pas habité sa maison. Une réception si fort dans le goût de Mme de Maintenon la prévint favorablement pour son hôtesse. Ses gens, charmés d'elle, s'empressèrent à lui raconter tout ce qu'elle avait fait après Neerwinden pour les officiers et les soldats blessés, la libéralité, le bon ordre de sa maison, et à lui vanter sa piété et ses bonnes oeuvres.
Une bagatelle heureuse, et heureusement prévue, toucha tout à fait Mme de Maintenon. En un instant le temps passa d'une chaleur excessive à un froid humide et qui dura longtemps; aussitôt une belle robe de chambre, mais modeste et bien ouatée, parut dans un coin de sa chambre. Ce présent, d'autant plus agréable que Mme de Maintenon n'en avait point apporté de chaude, ne lui en parut que plus galant par la surprise, et par la simplicité de s'offrir tout seul.
La retenue de Mme Voysin acheva de la charmer. Souvent deux jours de suite sans la voir, non pas même à son passage. Elle n'allait chez elle que lorsqu'elle l'envoyait chercher, à peine s'y voulait-elle asseoir; toujours occupée de la crainte d'importuner, et de l'attention à saisir le moment de s'en aller. Une telle circonspection, à quoi Mme de Maintenon n'était pas accoutumée, tint lieu du plus grand mérite. La rareté devint la source du désir, qui attira à l'habile hôtesse les agréables reproches qu'elle était la seule personne qu'elle n'eût pu apprivoiser. Elle prit un véritable goût à sa conversation et à ses manières. Mme Voysin ne s'ingéra jamais de rien, même après qu'elle fut initiée, et finalement plut si fort à Mme de Maintenon, dans ce long séjour qu'elle lit chez elle, qu'elle s'offrit véritablement à elle, et lui ordonna de la voir toutes les fois qu'elle irait à Paris. Il parut toujours plus d'obéissance dans l'exécution que d'empressement, et [elle] réussit de plus en plus par ses manières si respectueuses et si réservées. Le voyage de Flandre de 1693 donna un nouveau degré à cette amitié, qui valut, l'année suivante, une place de conseiller d'État à Voysin. Fixés de la sorte à Paris, sa femme se tint dans sa même réserve, ne voyait Mme de Maintenon que rarement, presque toujours mandée; et, devenue plus familière venait quelquefois d'elle-même par reconnaissance, par attachement, toujours de loin en loin, toujours obscurément, en sorte que ce commerce demeura fort longtemps inconnu, à l'abri de l'envie, des réflexions et des mauvais offices.
Avec le même art, mais diversifié suivant les convenances, elle sut cultiver tous les gens principaux qu'elle avait le plus vus en Flandre, et jusqu'à Monseigneur qui y avait commandé en 1694, et à qui M. de Luxembourg, général de l'armée sous lui, en avait dit mille biens, et d'autres gens encore depuis.
Le mari, de son côté, assidu à ses fonctions, ne parut songer à rien, jusqu'à ce que Chamillart, trop chargé d'affaires, remit celles de Saint-Cyr, que Mme de Maintenon donna à Voysin. La relation par ce moyen devint entre eux continuelle, et la femme de plus en plus rapprochée, et tous deux d'autant plus goûtés qu'ils se tinrent toujours sagement dans leurs mêmes bornes de retenue qui les avait si bien servis. Alors néanmoins les yeux s'ouvrirent sur eux, et Voysin devint comme le candidat banal de toutes les grandes places. Lassé de n'en espérer aucune par la stabilité où il voyait toutes celles du ministère, il désira ardemment, et Mme de Maintenon pour lui, celle de premier président. Il fut heureux que Chamillart tint ferme pour Pelletier, pour plaire au duc de Beauvilliers, et pour soi-même, [ce] qui par la cascade fit avocat général un fils de son ancien ami Lamoignon, qui tôt après le paya d'une étrange ingratitude. Comme on juge par les événements, on regarda comme une faute grossière en Chamillart de ne s'être pas défait de ce rival à toutes places, en lui faisant tomber celle de premier président. Mais, comme je l'ai remarqué en son temps, rien n'eut tant de part à la promotion de Pelletier que le crédit que son père, qui ne mourut de plus de quatre ans après, conserva toute sa vie auprès du roi, qui se piqua toujours de l'aimer, et qui lui fit plus de grâces pour sa famille, depuis sa retraite, qu'il n'en avait obtenu pendant son ministère.
Voysin eut grand besoin de la femme dont la Providence le pourvut. Devenu maître des requêtes sans avoir eu le temps d'apprendre dans les tribunaux, et de là passé promptement à l'intendance, il demeura parfaitement ignorant. D'ailleurs sec, dur, sans politesse ni savoir-vivre, et pleinement gâté comme le sont presque tous les intendants, surtout de ces grandes intendances, il n'en eut pas même le savoir-vivre, mais tout l'orgueil, la hauteur et l'insolence. Jamais homme ne fut si intendant que celui-là, et ne le demeura si parfaitement toute sa vie, depuis les pieds jusqu'à la tête, avec l'autorité toute crue pour tout faire et pour répondre à tout. C'était sa loi et ses prophètes; c'était son code, sa coutume, son droit; en un mot, c'était son principe et tout pour lui. Aussi excella-t-il dans toutes les parties d'un intendant, et grand, facile et appliqué travailleur, d'un grand détail et voyant et faisant tout par lui-même; d'ailleurs farouche et sans aucune société, non pas même devenu conseiller d'État et après ministre; incapable jusque de faire les honneurs de chez lui. Le courtisan, le seigneur, l'officier général et particulier, accoutumés à l'accès facile et à l'affabilité de Chamillart, à sa patience à écouter, à ses manières douces, mesurées, honnêtes, proportionnées de répondre, même à des importuns et à des demandes et à des plaintes sans fondement, et au style semblable de ses lettres, se trouvèrent bien étonnés de trouver en Voysin tout le contre-pied: un homme à peine visible et fâché d'être vu, refrogné, éconduiseur, qui coupait la parole, qui répondait sec et ferme en deux mots, qui tournait le dos à la réplique, ou fermait la bouche aux gens par quelque chose de sec, de décisif et d'impérieux, et dont les lettres dépourvues de toute politesse n'étaient que la réponse laconique, pleine d'autorité, ou l'énoncé court de ce qu'il ordonnait en maître; et toujours à tout: « le roi le veut ainsi. » Malheur à qui eut avec lui des affaires de discussion dépendantes d'autres règles que de celles des intendants! elles le sortaient de sa sphère, il sentait son faible, il coupait court et brusquait pour finir. D'ailleurs il n'était ni injuste pour l'être, ni mauvais par nature, mais il ne connut jamais que l'autorité, le roi et Mme de Maintenon, dont la volonté fut sans réplique sa souveraine loi et raison.
Quelque apparent qu'il fût, vers les derniers temps de Chamillart, que Voysin lui succéderait, l'incertitude en dura jusqu'à sa déclaration. Le choix ne fut déterminé que le soir même de la retraite de Chamillart entre le roi et Mme de Maintenon. Au sortir du souper, Bloin eut ordre de mander à Voysin, à Paris, de se trouver le lendemain de bon matin chez ce premier valet de chambre, et sans paraître, qui le mena par les derrières dans les cabinets du roi, qui là lui parla seul un moment après son lever, et qui lui fit un accueil médiocre; il le déclara ensuite. Voysin avait auparavant été remercier et recevoir les, ordres et les instructions de sa bienfaitrice.
De chez le roi, il alla dans le cabinet de son prédécesseur, prit possession des papiers et des clefs que lui donna et montra l'abbé de La Proustière, manda les commis, et de ce jour habita l'appartement avec, les meubles de Chamillart, en sorte qu'il n'y parut de changement qu'un autre visage jusqu'au mercredi suivant qu'on alla à Marly, pendant lequel les meubles se changèrent.
Le soir, Mme Voysin arriva à petit bruit droit chez Mme de Caylus, son amie d'ancien temps, et avant qu'elle fût rappelée à la cour. Celle-ci aussitôt la conduisit chez sa tante, où les transports de la protectrice et le néant où se jeta la protégée furent égaux. Peu après, le roi entra, qui l'embrassa jusqu'à deux fois différentes pour plaire à sa dame, l'entretint de l'ancienne connaissance de Flandre, et la pensa faire rentrer sous terre. De là, se dérobant à toute la cour, elle regagna son carrosse et Paris pour y donner ordre à tout, et se mettre en état de ne plus quitter son mari à qui plus que jamais elle était nécessaire auprès de Mme de Maintenon, et à porter l'abord du monde et le poids délicat de la cour qui s'empressa autour d'eux avec sa bassesse ordinaire, et jusqu'à Monseigneur se piqua de dire qu'il était des amis de Mme Voysin depuis leur connaissance de Flandre. Il oublia ainsi de s'être mépris pour d'Antin, et d'Antin lui-même se fit un de leurs plus grands courtisans. Vaudemont et ses nièces, si intimes de Chamillart, s'oublièrent auprès d'eux moins que personne, et avec les plus grands empressements.
La Feuillade, ce gendre si chéri, avait gardé le secret, à Meudon, de l'avis qu'il avait reçu par le billet de son beau-père. Dès le lundi matin, l'air libre et dégagé, il vint prier le roi, qui allait à la messe, de se souvenir qu'il avait donné sa vaisselle, et de lui conserver le logement que Chamillart lui avait donné. Le roi ne répondit que par un froid et méprisant signe de tête. Son maintien ne réussit pas mieux dans le public, et tout à la fin de la matinée, il se résolut enfin d'aller à l'Étang.
J'y allai au sortir de table avec Mme de Saint-Simon et la duchesse de Lauzun. Quel spectacle! une foule de gens oisifs et curieux, et prompts aux compliments, un domestique éperdu, une famille désolée, des femmes en pleurs dont les sanglots étaient les paroles, nulle contrainte en une si amère douleur. À cet aspect, qui n'eût cherché la chambre de parade et le goupillon pour rendre ce devoir au mort? On avait besoin d'effort pour se souvenir qu'il n'y en avait point, et pour ne trouver pas à redire qu'il n'y eût point de tenture et d'appareil funèbre; et on était effrayé de voir ce mort, sur qui on venait pleurer, marcher et parler d'un air doux, tranquille, le front serein, sans rien de contraint ni d'affecté, attentif à chacun, point ou très peu différent de ce qu'il avait coutume d'être.
Nous nous embrassâmes tendrement. Il me remercia, pénétré des termes de mon billet de la veille. Je l'assurai que je n'oublierais point les services et les plaisirs que j'en avais reçus, et je puis dire que je lui ai tenu plus que parole, et à sa famille après lui.
Son fils parut tout consolé, moins sensible à une chute qui le mettait en poudre qu'à l'a délivrance d'un travail dont il n'avait ni le goût ni l'aptitude; des frères stupides qui parfois s'émerveillaient comment le roi s'était pu séparer de leur frère. La Feuillade voltigeait et philosophait sur l'instabilité des fortunes, avec une liberté d'esprit qui ne scandalisa pas moins qu'il avait indigné le matin à Versailles.
Tout est mode et curiosité à la cour. Des uns aux autres il n'y eut personne qui n'allât à l'Étang; et à y voir Chamillart y répondre à tout le monde, on eût dit qu'encore en place, il y donnait audience à toute la cour, tant il y paraissait tranquille et naturel. Une ignorance de magistrat de beaucoup de choses de la cour et du monde qu'aucun des siens ne suppléait, et un air excessif de naïveté, avec une démarche dandinante, lui avait fait grand tort et nier trop entièrement l'esprit. Le mardi se passa dans le même abord, ou plutôt dans la même foule. Nous y passâmes encore ce jour-là et le lendemain; mais il leur vint le mardi tant d'avis de l'aigreur avec laquelle Mme de Maintenon s'en expliquait, de son dépit de ce qu'elle prit pour une marque de considération, du blâme amer de ce que Chamillart avait laissé forcer, puis ouvert sa porte, que de peur de pis, quoique le roi ne l'eût pas trouvé mauvais, Chamillart accepta l'offre de sa maison des Bruyères près de Ménilmontant, où il s'en alla le mercredi, où nous fûmes toujours avec lui, et où M. de Lorges n'épargna rien pour qu'il s'y trouvât au mieux qu'il fût possible.
Le mercredi matin que le roi devait aller coucher à Marly, Cani alla pour lui faire la révérence; il attendit à la porte du cabinet, avec tout le monde, qu'il rentrât de la messe. Le roi s'arrêta à lui, le regarda d'un air d'affection et de complaisance, l'assura qu'il aurait soin de lui, et qu'il lui voulait faire du bien; et, se sentant attendrir, il se hâta d'entrer. On fut bien surpris que quelques moments après le roi rouvrit la porte du cabinet, les yeux rouges qu'il venait d'essuyer, rappela Cani, lui répéta encore les mêmes choses, et plus fortement.
On vit par là quel fut l'effort que le roi se fit pour se laisser arracher son ministre, combien il fallut de puissants et d'habiles ressorts, et qu'il ne put encore leur céder que lorsque, par le retour de Torcy, il vit la paix tout à fait, désespérée. Le froid accueil fait contre sa coutume à un ministre au moment de son choix, qu'on a vu que Voysin avait essuyé, ce que nous verrons bientôt qui lui arriva encore dans une nouveauté toujours si brillante, et cette réception faite à Cani, montra bien que, si son père m'eût voulu croire une seconde fois et parler au roi, ce monarque ne se serait jamais pu défendre de lui, et qu'il serait demeuré en place.
La famille de la femme de son fils, bien empêchée de lui à son âge, le détermina, et la sienne, à entrer dans le service, quelque dégoût qu'il y eût pour lui, qui en avait été comme le petit roi, de dépendre du successeur de son père et de lui-même, d'avoir affaire à ses propres commis, et de devenir camarade, et beaucoup moins, de cette foule de jeunes gens qui lui faisaient leur cour.
Le Guerchois, qui avait la Vieille-marine [34] et qui venait d'être fait maréchal de camp, et que Chamillart, à ma prière, avait fort servi, n'eut pas plutôt appris ce dessein par le public, qu'il lui envoya d'où il était sa démission sans stipulation quelconque, et tous les autres régiments vendus. Chamillart en fut fort touché et lui en donna le prix, sans que Le Guerchois s'en voulût mêler en façon quelconque. Le jeune homme, qui, par un prodige unique, ne s'était point gâté dans la place qu'il avait occupée, s'y fit aimer, et de tous les militaires, s'y fit estimer, et y servit le peu qu'il vécut avec une valeur, une distinction et une application qui dans un autre genre lui aurait réconcilié la fortune; et le roi, qui prit toujours plaisir à en ouïr dire du bien, ne cessa point de le traiter avec une amitié tout à fait marquée.