CHAPITRE XXIII.

1709

Électeur de Bavière à Paris, incognito, voit le roi et Monseigneur. — Ses prétentions de rang surprenantes. — Dire l'électeur au lieu de M. l'électeur. — Courte réflexion. — Mort du cardinal Portocarrero; son humble sépulture. — Mort, fortune et caractère de Godet, évêque de Chartres. — M. de Chartres se choisit un successeur; son caractère et sa vertu. — Bissy, évêque de Meaux, et La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, succèdent à M. de Chartres auprès de Mme de Maintenon. — Caractère de La Chétardie. — Mort de Crécy, frère de Verjus; son caractère. — Mort, naissance et caractère de Marivaux. — Mort et caractère de Mme de Moussy. — Naissance de son mari. — Mort de la duchesse de Luxembourg. — Disputes sur la grâce. — Jésuites. — Molinisme. — Jansénisme. — Congrégation fameuse de Auxiliis. — Port-Royal. — Formulaire. — Affaire des quatre évêques. — Paix de Clément IX. — Casuistes. — Lettres provinciales. — Disputes sur les pratiques idolâtriques des Indes et les cérémonies de la Chine. — Beau jeu du P. Tellier. — Bulle Vineam Domini Sabaoth. — Projet du P. Tellier. — Port-Royal des Champs refuse de souscrire à l'acceptation de la bulle Vineam Domini Sabaoth, sans explication. — Port-Royal des Champs privé des sacrements. — Port-Royal des Champs innocent à Rome, criminel à Paris. — Destruction militaire de Port-Royal des Champs. — Cardinal de Noailles sans repos depuis cette époque jusqu'à sa mort.

L'électeur de Bavière, peu à peu exclu du commandement des armées, brouillé avec Villars à qui on avait voulu le donner, languissant dans les places de Flandre qui se raccourcissaient tous les jours, et quelquefois à Compiègne où il était venu de Mons sur la fin du siège de Tournai, avait jusqu'alors inutilement insisté pour obtenir la permission de venir saluer le roi sous le même incognito, et sans prétendre plus qu'avait fait son frère l'électeur de Cologne.

Le roi n'aimait point à avoir des compliments à faire, ni à se contraindre pour faire les honneurs de sa cour, quoiqu'il s'en acquittât avec une grâce et une majesté qui le relevaient encore. Peut-être craignait-il encore plus les reproches tacites de la présence d'un prince qui avait tout perdu par sa fidélité à ses engagements, et qui, n'ayant plus ni États ni subsistance, était encore assez mal payé, par les malheurs qui accablaient la France, de ce que le roi s'était obligé de lui donner. Néanmoins il pressa tant, et il assura si fort qu'il n'embarrasserait en rien, à l'exemple de son frère, qu'il n'y eut pas moyen de le refuser.

Il vint donc sous un autre nom descendre chez Monasterol son envoyé, où tout ce qu'il avait vu de gens de la cour à l'armée s'empressèrent de l'aller voir, et d'Antin eut ordre du roi de lui faire les honneurs avec une assiduité légère qui ne se préjudiciât point à l'entier incognito.

Il demeura quatre ou cinq jours à Paris, parmi le jeu, les spectacles, les curiosités de la ville, et les soupers avec des dames de compagnie facile et médiocre; après quoi d'Antin le mena dîner chez Torcy, à Marly, où le roi était, et où le ministre des affaires étrangères lui donna un grand repas avec compagnie choisie, et le conduisit après dans le cabinet du roi. Torcy y demeura fort peu en tiers; l'électeur resta seul avec le roi une heure et demie, ensuite le roi le mena dans le salon. Toutes les dames y étaient sous les armes; il y avait un grand lansquenet établi; le roi le présenta, sous le nom qu'il avait pris, à Monseigneur, à Mgr et à Mme la duchesse de Bourgogne, et aux dames: il ajouta que c'était un de ses amis qui l'était venu voir et à qui il voulait montrer sa maison. Il se retira un moment après; ces princes et les dames prirent soin d'entretenir l'électeur debout, qui parut gai et très poli, mais avec un air de hauteur et de liberté de maître du salon, parlant aux uns, s'informant des autres, qui ne seyait pas mal à un prince malheureux. Une demi-heure après le roi le vint prendre pour la promenade, monta dans un chariot à deux, traîné par quatre porteurs, et lui commanda d'y monter aussi, ce qu'il ne se fit pas répéter; entretint le roi et les courtisans qui marchaient autour du chariot, d'un air aisé et familier, pourtant respectueux avec le roi, et loua extrêmement les jardins. La promenade dura une heure et demie; le roi le remena dans le salon où se trouva la même compagnie qu'il avait laissée; le roi l'y laissa aussitôt, et lui, au bout d'un quart d'heure, prit congé, et s'en alla avec d'Antin et quelques courtisans à Paris, à l'Opéra, souper après et jouer chez d'Antin.

Il le mena deux jours après dîner chez lui à Versailles, lui fit voir le château et les jardins, lui donna à souper et à coucher, et le mena le lendemain au rendez-vous de chasse à Marly, où le roi et les daines l'attendaient, après laquelle il s'alla rafraîchir chez Torcy, lit un tour dans le salon, et s'en retourna à Paris. Deux jours après la même chose se répéta, et il acheva de voir à Versailles ce qu'il n'avait pu voir la première fois.

Monseigneur, étant allé de Marly à Meudon, y voulut donner à dîner à l'électeur; mais la surprise fut grande de la prétention qu'il forma d'y avoir la main. Elle était en tout sens également nouvelle et insoutenable; jamais électeur n'en avait imaginé une semblable sur l'héritier de la couronne, et celui-ci de plus était incognito, et hors d'état par là de pouvoir prétendre quoi que ce fût non seulement avec Monseigneur, mais avec personne. Il avait l'exemple de son frère auquel il cédait partout comme plus ancien électeur que lui; il avait proposé le premier de le suivre, et promis de ne faire aucun embarras, il n'était venu qu'à cette condition. Nonobstant tout cela, il y eut des pourparlers qui aboutirent à quelque chose de fort ridicule. Il fut à Meudon; Monseigneur le reçut en dehors, ils n'entrèrent point dans la maison à cause de la main; il se trouva une calèche dans laquelle ils montèrent tous deux en même temps par chacun un côté. Ils se promenèrent beaucoup; au sortir de la calèche, l'électeur prit congé et s'en alla à Paris, et de manière que Monseigneur ne le vit, ni en arrivant ni en partant, descendre ni monter en carrosse. De cette façon, quoique Monseigneur fût à droite dans la calèche, la main fut couverte par monter en même temps par différent côté, et par cette affectation de n'entrer pas dans la maison, et ne la voir que par les dehors.

Cette tolérance, colorée du prétexte des malheurs d'un allié si proche, parut une faiblesse qui scandalisa étrangement la cour. Une prétention si nouvelle, si fort inouïe, et quand elle aurait eu un fondement, qui lui manquait par l'incognito et l'exemple de l'électeur de Cologne, fut le fruit du mépris où le roi laissa si volontiers tomber les premières dignités de son royaume, d'où sa couronne même se sentit, et reçut en cette occasion une flétrissure marquée. On se contente de renvoyer [à ce qui a déjà été dit plus haut], sans répéter ce qui s'y trouve là-dessus.

L'électeur ne vit personne autre que le roi chez lui; Torcy l'introduisit encore une fois dans son cabinet un matin, à Versailles, par le petit degré. La conversation fut courte et d'affaires; il retourna aussitôt à Paris, et peu de jours après à Compiègne. M. le duc d'Orléans lui avait donné un grand souper à Saint-Cloud, dont il sera parlé ailleurs.

Il ne faut pas oublier, parmi les entreprises et les prétentions de l'électeur de Bavière, un changement de langage fort remarquable de Monasterol son envoyé, et de toute sa petite cour, en parlant de lui. Jusqu'alors ils avaient suivi l'usage de tous les temps dans notre langue de dire M. l'électeur, et je ne sais que le pape, l'empereur et les rois qu'on nomme de leur dignité, parce que monseigneur ni monsieur ne sont pour eux d'aucun usage. Ce fut apparemment pour y égaler leur maître en tant qu'il fut en eux, qu'ils supprimèrent le monsieur, et ne dirent plus que l'électeur; cette gangrène passa aisément aux François, se communiqua à la cour, et changea l'usage ancien. M. l'électeur fut une façon de parler vieillie et abolie, et, sans aucune réflexion , l'électeur tout court s'introduisit, tellement que depuis on ne dit plus que l'électeur de Bavière, l'électeur de Saxe, l'électeur de Mayence, ainsi des autres, comme on dit simplement le roi d'Angleterre, le roi de Suède et des autres rois.

Ainsi tout passe, tout s'élève, tout s'avilit, tout se détruit, tout devient chaos, et il se peut dire et prouver, [pour] qui voudrait descendre dans le détail, que le roi dans la plus grande prospérité de ses affaires, et plus encore depuis leur décadence, n'a été pour le rang et la supériorité pratique et reconnue de tous les autres rois et de tous les souverains non rois, qu'un fort petit roi, en comparaison de ce qu'ont été à leur égard à tous, et sans difficulté aucune, nos rois Philippe de Valois, Jean, Charles V, Charles VI, que je choisis parmi les autres, comme ayant régné dans les temps les plus malheureux et les plus affaiblis de la monarchie.

Le fameux cardinal Portocarrero, duquel j'ai parlé tant de fois, mourut en ce temps-ci, après s'être longtemps survécu, et laissa Mme des Ursins plus puissante que jamais, délivrée d'un fantôme qui depuis longtemps ne l'embarrassait plus, mais qui intérieurement l'incommodait toujours. Ce cardinal, depuis qu'il ne fut plus de rien, s'était tourné entièrement à la plus exacte piété, et mourut d'une manière grande et édifiante à Madrid, qui est du diocèse de Tolède. Il voulut être enterré dans le tournant d'un bas-côté de son église de Tolède, devant l'entrée de la chapelle appelée des Nouveaux-Rois, qui est elle-même une magnifique église, quia son chapitre et son service particulier. Il défendit que sa sépulture fût élevée ni ornée en aucune sorte, mais qu'on pût passer et marcher dessus, et il ordonna pour toute épitaphe qu'on y gravât uniquement ces paroles: Hic jacet cinis, pelvis et nihil. Il a été exactement obéi. Je l'ai vu à Tolède, où il est en grande vénération. Il n'y a ni armes, ni quoi que ce soit sur sa tombe, toute plate et unie au pavé, que ces seules paroles. On a seulement mis à la muraille, auprès de la porte de cette chapelle des Nouveaux-Rois, ses armes, ses qualités, le jour de sa mort, le lieu de sa sépulture, et qu'on s'y est conformé à sa volonté.

L'évêque de Chartres mourut aussi consommé de travaux et d'étude, sans être encore vieux. C'était fort peu de chose pour la naissance, et néanmoins avec des alliances proches qui lui faisaient honneur. Il s'appelait Godet, et il était frère de Françoise Godet, femme d'un riche partisan nommé J. Gravé, dont ici fille épousa Ch. des Monstiers, comte de Mérinville, fils aîné du lieutenant général de Provence, reçu chevalier de l'ordre à la promotion de 1661, avec M. le prince de Conti et quelques autres, par le duc d'Arpajon, chargé de la commission du roi, et père de l'évêque de Chartres dont je parlerai bientôt.

Ce même Godet, évêque de Chartres, était cousin germain d'autre Françoise Godet, femme d'Antoine de Brouilly, marquis de Piennes, gouverneur de Pignerol et chevalier de l'ordre aussi en 1661, desquels la duchesse d'Aumont et la marquise de Châtillon étaient filles.

M. de Chartres, Godet, des premiers élèves de Saint-Sulpice, fut peut-être celui qui lit le plus d'honneur et de bien à ce séminaire, qui est depuis devenu une manière de congrégation et une pépinière d'évêques. C'était un grand homme de bien, d'honneur, de vertu, théologien profond, esprit sage, juste, net, savant d'ailleurs, et qui était propre aux affaires, sans pédanterie pour lui, et sachant vivre et se conduire avec le grand monde, sans s'y jeter et sans en être embarrassé. Ses talents et le crédit naissant de ce séminaire, ennemi du jansénisme, le fit connaître. Mme de Maintenon venait d'établir à Noisy ce qu'elle transporta depuis à Saint-Cyr, qui est du diocèse de Chartres. L'abbé Godet avait été porté à cet évêché après la mort du frère et de l'oncle des deux maréchaux de Villeroy, et y paraissait déjà un grand évêque, tout appliqué à son ministère. L'établissement de Saint-Cyr lui donna une relation nécessaire avec Mme de Maintenon. Ce fut avec lui et par lui que tous les changements de forme en ces commencements, et les règlements ensuite se firent. Mme de Maintenon le goûta au point qu'elle le fit le supérieur et le directeur immédiat de Saint-Cyr, son directeur à elle-même; et pour en dire le vrai, le dépositaire de son cour et de son âme, pour qui elle n'eut jamais depuis rien de caché; elle l'approcha du roi tant qu'elle put, pour contrebalancer le P. de La Chaise et les jésuites, qu'elle n'aimait pas, dans la distribution des bénéfices, et elle l'avança jusqu'à ce point, qu'il devint le confident de leur mariage. Il en parlait et en écrivait librement au roi, le félicitant souvent d'avoir une épouse si accomplie. Je n'en ai pas vu les lettres, mais son neveu et son successeur qui les a vues, et qui en a encore des copies, parce que dans quelques-unes il s'agissait aussi d'affaires, me l'a dit bien des fois, longues années depuis leur mort à tous.

Un homme, parvenu à ce point de confiance et de familiarité devient un personnage. Aussi le fut-il toute sa vie, devant qui le clergé rampait, et avec qui les ministres étaient à « plaît-il, maître? » et il en prit mal au chancelier de Pontchartrain d'avoir osé, quoiqu'il eût raison, lui tenir tête, dont il ne s'est jamais relevé, comme je l'ai rapporté ailleurs.

On a vu aussi en son lieu toute la part qu'il eut dans l'affaire de Mme Guyon et de l'archevêque de Cambrai, avec quelle adresse il s'y conduisit dans sa naissance, avec quelle force dans ses suites, et avec combien d'union avec M. de Meaux et le cardinal de Noailles.

Avec tant de crédit qu'il a eu toute sa vie sans lacune, jamais homme plus simple, plus modeste, moins précieux; qui le fit moins sentir à personne. Il logeait à Paris dans un petit appartement fort court au séminaire de Saint-Sulpice, où il était parmi eux comme l'un d'eux, et partout l'homme le plus doux et le plus accessible, quoique accablé d'occupations. Il n'était que peu à Paris, et jamais que par nécessité d'affaires, souvent à Saint-Cyr, et ne couchait jamais à Versailles; il y faisait rarement sa cour, mais voyait le roi chez Mme de Maintenon ou chez lui par les derrières, jamais à Fontainebleau, et comme jamais à Marly, hors de quelque nécessité pressante, et pour le moment précis; assidu dans son diocèse, à ses visites tous les ans et à toutes ses fonctions, et au gouvernement de son diocèse, comme s'il n'eut pas eu d'autres soins, et celui-là passait devant tous il connaissait aussi tous ses curés, tous ses prêtres et tout ce qui se passait dans son diocèse si exactement et par lui-même, qu'il semblait qu'il n'avait que quelques paroisses à conduire, et son gouvernement entrait dans tous les détails avec une charité pleine d'égards, de douceur et de sagesse. Sa dépense, ses meubles, sa table, tout était frugal, et tout le reste pour les pauvres.

Parmi tant d'affaires particulières du diocèse, et générales de tout ce qui arrivait dans l'Église de France sur la doctrine et la discipline, les lettres longues et journalières qu'il recevait et qu'il répondait à Mme de Maintenon quand il n'était pas à Saint-Cyr, et quelquefois au roi, il ne laissait pas d'écrire des ouvrages de doctrine, et ce surcroît de travail le consuma.

L'impression lui coûtait, les voyages, ses visites; il n'avait ni le temps ni le goût de songer à ses affaires temporelles. Elles se trouvèrent si courtes qu'il demanda au roi une abbaye, et lui dit franchement ses besoins. Ce détail, qui n'a jamais été su, son neveu me l'a conté bien des années après. L'abbaye ne venait point; il en reparla à Mme de Maintenon. Enfin le roi lui dit que, dans la réputation où il était, une abbaye la ternirait et ferait parler le monde; qu'après y avoir bien pensé, il aimait mieux lui donner une pension de vingt mille livres qui ne se saurait point, qui n'aurait point de bulles, et qui le soulagerait davantage. Il la lui fit expédier et payer en secret jusqu'à sa mort, en sorte qu'elle a toujours été ignorée. Cette petite anecdote montre combien il lui était cher.

Avec tant de qualités, ce prélat n'a pas laissé de ruiner le clergé de France, et d'ouvrir par là une large porte à tout ce qui a coulé d'une source si empoisonnée. Sa petite naissance, ou plutôt vile et obscure, l'éloigna de la bonne comme par nature, et comme par une seconde nature puisée à Saint-Sulpice, non seulement il prit en haine le jansénisme, mais tout ce qui en put être soupçonné, particuliers, corps, écoles; et avec une intention droite, mais aveuglée, il ne fut pas moins ardent, ni moins aisément prévenu, ni moins capable de revenir là-dessus par zèle, que les jésuites, par intérêt et par ambition, quoiqu'il les connût et qu'il ne les aimât pas. Je me suis étendu (t. II, p. 422) sur la plaie qu'il fit à l'Église de France par l'introduction dans l'épiscopat de gens de rien, ignorants, ardents, sans éducation, dont l'abus a si fort grossi depuis par le P. Tellier, et que la même raison de naissance et d'autres qui se retrouveront peut-être ailleurs ont plus que jamais suivi sous le règne du cardinal Fleury.

M. de Chartres, dont les infirmités augmentaient tous les jours, mais qui n'en relâchait rien de ses travaux, se résolut à se donner un coadjuteur qui, élevé de sa main et dans son esprit, fût un autre lui-même pour le gouvernement de son diocèse. Il choisit l'abbé de Mérinville, son petit-neveu, dans l'élection duquel il crut que la chair et le sang cédaient toute la part à l'esprit. Il n'avait pourtant pas encore vingt-six ans, et il en faut vingt-sept pour être sacré; le proposer et le faire agréer fut pour lui la même chose, mais s'il n'eut pas la satisfaction de le sacrer, il eut au moins celle de pouvoir compter ne s'être pas trompé.

Son petit-neveu, le voyant au lit de la mort, lui témoigna ce qu'il pensait de la différence d'être longtemps formé sous lui, ou de se voir évêque en plein à son âge, et le pria instamment et avec larmes de le décharger de ce fardeau; l'oncle l'écouta, ne répondit point, et demeura longtemps recueilli; il le rappela ensuite, et lui dit qu'après y avoir bien pensé devant Dieu, il persistait à croire qu'il ferait bien et que c'était sa volonté qu'il fût évêque de Chartres.

Il mourut fort peu de temps après dans Chartres, fort saintement, laissant un regret universel dans son diocèse. Le coadjuteur pressa Mme de Maintenon, et par lettres, et dès qu'il put la voir, de faire nommer un autre évêque. Sa jeunesse et ses instances ne purent la persuader. Il fallut malgré lui demeurer évêque, et il fut sacré dès qu'il eut vingt-sept ans avec la même supériorité et direction de Saint-Cyr, qu'avait son oncle. Il a paru que Dieu a béni ce choix; il en a fait un des plus saints et des plus sages évêques de France, des plus assidus et appliqués en son diocèse, d'où il ne sort presque jamais, et qui, sans avoir la science ni le monde de son oncle, fait aimer et respecter la vertu et craindre le vice sans le poursuivre, sinon dans les cas de nécessité et avec charité. Il fait craindre aussi la cour par sa liberté à dire la vérité, et avec toute l'apparente saleté et grossièreté des séminaires, il ne laisse pas d'avoir de l'adresse et de la délicatesse dans le gouvernement; il vit austèrement, tout à ses fonctions et ses visites, est à peine nourri et vêtu, donne tout aux pauvres, et n'a jamais voulu demander d'abbayes ni recevoir celles qui lui ont été données.

La mort de M. de Chartres mit deux hommes sur le chandelier qu'il avait fort recommandés à Mme de Maintenon : Bissy, évêque de Meaux, auparavant de Toul, bientôt après cardinal, qui succéda à toute sa confiance pour les affaires de l'Église, dont il sut faire sa fortune et bien pis, et La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, fort saint prêtre, mais le plus imbécile et le plus ignorant des hommes.

Ce dernier succéda à la confiance personnelle de Mme de Maintenon, il fut son confesseur, son directeur, et par là le fut un peu aussi de Saint-Cyr. Ce qui est étonnant à n'en pas revenir à qui a connu le personnage, c'est que fort tôt après, Mme de Maintenon avec tout son esprit n'eut plus de secret pour lui comme elle n'en avait point pour feu M. de Chartres, et qu'elle lui écrivait sans cesse pour le consulter, même sur les affaires, ou pour les lui mander; et, ce qui n'est pas moins inconcevable, c'est que ce bonhomme qui, non content des soins de sa vaste cure, était encore supérieur de la Visitation-Sainte-Marie de Chaillot, y portait très souvent les lettres de Mme de Maintenon, et les lisait à la grille, même devant de jeunes religieuses. Une soeur de Mme de Saint-Simon, religieuse en cette maison, dont elle a été depuis souvent supérieure, et qui a infiniment d'esprit, et d'esprit de gouvernement, avec toute la sainteté de son état, et toutes les grâces du monde, pâmait quelquefois de stupeur des secrets qu'elle entendait là avec d'autres religieuses, par lesquelles après mille choses se savaient, sans que personne pût comprendre par où ces mystères avaient pu transpirer, et sans que, tant que ce curé a vécu, ce qui fut encore quelques années, Mme de Maintenon l'ait su et s'en soit pu déprendre.

Il influait très gauchement à tout, gâtait force affaires, en protégeait de fort misérables, n'avait pas les premières notions de rien, et tout simplement se targuait de son crédit et se faisait une petite cour. Pour le Bissy, on lui verra incontinent prendre le plus grand vol.

Crécy mourut fort vieux; il était frère du P. Verjus, jésuite, ami intime du P. de La Chaise, qui avait fort contribué à sa fortune. C'était un petit homme accort, doux, poli, respectueux, adroit, qui avait passé sa vie dans les emplois étrangers, et qui en avait pris toutes les manières, jusqu'au langage très longtemps à Ratisbonne, puis dans plusieurs petites cours d'Allemagne; enfin, second ambassadeur plénipotentiaire au traité de paix de Ryswick. Il avait beaucoup d'insinuation, l'art de redire cent fois la même chose, toujours en différentes façons, et une patience qui, à force de ne se rebuter point, réussissait très souvent. Personne ne savait plus à fond que lui les usages, les lois et le droit de l'empire et de l'Allemagne, et [savait] fort bien l'histoire; il était estimé et considéré dans les pays étrangers, et y avait fort bien servi. Il était fort vieux, et homme de très peu.

Marivaux, lieutenant général, mourut aussi. Son nom était de L'Ile, de la seigneurie de l'Ile, qu'ils possédaient en la châtellenie de Pontoise, dès l'an 1069, qu'Adam Ier, seigneur de l'Ile, signa avec les officiers de la couronne, en cette année, la charte de confirmation que Philippe Ier fit à Pontoise de la fondation de Saint-Martin, lors Saint-Germain de Pontoise. Ce même Adam de L'Ile fit bâtir la forteresse et le bourg appelé de son nom l'Ile-Adam, qu'Isabelle, héritière de l'aîné, et femme de Jean, seigneur de Luzarches, de Jouy, etc., laissa à sa fille, veuve du seigneur de Joigny, laquelle vendit l'Ile-Adam en 1364, à Pierre de Villiers, seigneur de Macy, souverain maître d'hôtel, c'est-à-dire grand maître de France, bisaïeul du célèbre Philippe de Villiers, dernier grand maître de Rhodes et premier grand maître de Malte, ou il mourut en 1534.

Marivaux dont je parle descendait en droite ligne de cet Adam Ier qui bâtit l'Ile-Adam, qui des Villiers passa aux Montmorency, de là tomba dans la branche de Condé de la maison royale, enfin à M. le prince de Conti. Le grand-père de Marivaux était frère cadet du capitaine des gardes d'Henri III, si connu par son duel derrière les Chartreux, contre le seigneur de Marolles, ligueur; et de celui qui fût chevalier du Saint-Esprit en qui n'eurent point de postérité masculine. Ce grand-père de Marivaux avait épousé une Balzac; tua de sa main, à la bataille d'Ivry (1590), le général de la cavalerie espagnole, fut gouverneur de Corbeil, la Bassée, la Capelle, et d'Amiens. Son fils se maria mal et ne figura point. Celui dont je parle, sans protection et avec peu de bien, épousa une fille de Guénégaud, trésorier de l'épargne, et servit toute sa vie avec réputation de valeur et de capacité.

Il savait et avait beaucoup d'esprit, une fort belle figure, de la finesse et de la plaisanterie dans l'esprit, et la langue fort libre, qui le faisait craindre. Il me prit en amitié à l'armée, et je m'accommodais fort de lui; personne n'était de meilleure compagnie; les secrétaires d'État de la guerre ni leurs commis ne l'aimaient pas, et lui ne s'en contraignait guère.

Il pensa se noyer à un retour d'armée en traversant la Marne; le bac enfonça; cette aventure fit du bruit; le roi lui demanda comment il s'était sauvé: il avait été en effet longtemps rejeté par des bords escarpés, sur lesquels il s'était trouvé des gens peu empressés de le secourir. Il dit au roi que, désespérant de leur charité, il s'était avisé de s'écrier qu'il était le neveu de M. l'intendant, et qu'à ce nom il avait été secouru sur-le-champ et là-dessus fit une parenthèse au roi sur le pouvoir des intendants, qui divertit extrêmement l'assistance, mais qui ne plut pas tant au roi, et qui ne servit pas à son avancement.

Il mourut vieux, et a laissé un fils capitaine de gendarmerie qu'on dit aussi avoir beaucoup d'esprit. Marivaux eut des amis et conserva toute sa vie beaucoup de considération. Sa soeur, qui avait aussi beaucoup d'esprit, et qui était la femme du monde la plus haute, avait épousé Cauvisson, un des lieutenants généraux de Languedoc. Mme de Nogaret, dame du palais de Mme la duchesse de Bourgogne, était veuve sans enfants de son fils, de laquelle j'ai parlé plus d'une fois; le nom des Cauvisson est Louvet, gens nouveaux et de fort peu de chose.

Mme de Moussy, soeur du feu premier président Harlay, grande dévote de profession, avec tous les apanages de ce métier, et tout aussi composée que lui, mourut sans enfants. Elle avait toujours vécu avec son frère et son neveu dans une grande amitié, et presque toujours logée avec eux. Elle déshérita pourtant son neveu sans cause aucune de brouillerie, qui fut bien étonné de trouver un testament qui donnait tout aux hôpitaux. Elle était veuve du dernier Bouteiller; c'est du dernier de cette grande maison dans laquelle le comté de Senlis avait été longtemps, et à qui le nom de Bouteiller, ou de Bouteiller de Senlis, était demeuré pour avoir eu plusieurs fois ce grand office alors de grand bouteiller de France, dont on trouve la signature, c'est-à-dire le sceau et la présence citée dans les anciennes chartes de nos rois avec le dapifer, qui est le grand maître, ou comme ils disaient, le souverain maître d'hôtel, le grand chambellan, le connétable, qui n'était dans les premiers temps que le grand écuyer, et le chancelier le dernier de tous; plus anciennement encore le premier était le sénéchal [41] , monté en maire du palais, et descendu en grand maître, car le plus ou le moins de puissance fit ces trois noms du même office.

M. de Luxembourg, pendant son séjour à Rouen, y perdit sa femme. J'ai dit ailleurs qui elle était, et quelle aussi, par l'éclat que cela fit, qui fut toujours caché pour le seul mari avec qui elle avait l'art et le soin de vivre comme la femme la plus tendrement attachée à tous ses devoirs. Il en fut aussi tellement affligé, que ce contraste avec la vie qu'elle n'avait point cessé de mener fit le plus scandaleux ridicule. Abeille, qui avait été secrétaire du maréchal de Luxembourg; et que son esprit et son petit collet avait mêlé dans les meilleures et les plus brillantes compagnies, et mis dans les académies, était un homme d'honneur et de vertu, qui par reconnaissance et par attachement était demeuré chez M. de Luxembourg. Il ne put souffrir une scène si publique, et il apprit à M. de Luxembourg tout ce que lui-même avait été jusqu'alors le premier à lui cacher. Le pauvre homme fut étrangement surpris et très subitement consolé.

Cet automne fut la dernière saison qui vit debout le fameux monastère de Port-Royal des Champs, en butte depuis si longtemps aux jésuites, et leur victime à la fin. Je ne m'étendrai point sur l'origine, les progrès, les suites, les événements d'une dispute et d'une querelle si connue, ainsi que les deux partis moliniste et janséniste, dont les écrits dogmatiques et historiques feraient seuls une bibliothèque nombreuse, et dont les ressorts se sont déployés pendant tant d'années à Rome et en notre cour. Je me contenterai d'un précis fort court, qui suffira pour l'intelligence du puissant intérêt qui a tant remué de prodigieuses machines, parce qu'on n'en peut supprimer les faits qui doivent tenir place dans ce qui s'est passé de ce temps.

L'ineffable et l'incompréhensible mystère de la grâce, aussi peu à portée de notre intelligence et de notre explication que celui de la Trinité, est devenu une pierre d'achoppement dans l'Église, depuis que le système de saint Augustin sur ce mystère a trouvé presque aussitôt qu'il a paru des contradicteurs dans les prêtres de Marseille. Saint Thomas l'a soutenu ainsi que les plus éclairés personnages; l'Église l'a adopté dans ses conciles généraux, et en particulier l'Église de Rome et les papes.

De si vénérables décisions et si conformes à la condamnation faite et réitérée par les mêmes autorités, de la doctrine des pélagiens et des demi-pélagiens, n'a pu empêcher une continuité de sectateurs de la doctrine opposée qui, n'osant se présenter de front, ont pris diverses sortes de formes, pour se cacher à la manière des demi-ariens autrefois.

Dans les derniers temps, les jésuites, maîtres des cours par le confessionnal de presque tous les rois et de tous les souverains catholiques, de presque tout le public par l'instruction de la jeunesse, par leurs talents et leur art; nécessaires à Rome pour en insinuer les prétentions sur le temporel des souverains, et la monarchie sur le spirituel, à l'anéantissement de l'épiscopat et des conciles généraux, devenus redoutables par leur puissance et par leurs richesses toutes employées à leurs desseins, autorisés par leur savoir de tout genre, et par une insinuation de, toute espèce, aimables par une facilité et un tour qui ne s'était point encore rencontré dans le tribunal de la pénitence, et protégés par Rome, comme des gens dévoués par un quatrième voeu au pape, particulier à leur société, et plus propres que nuls autres à étendre son suprême domaine, recommandables d'ailleurs par la dureté d'une vie toute consacrée à l'étude, à la défense de l'Église contre les hérétiques, et la sainteté de leur établissement et de leurs premiers pères; terribles enfin par la politique la plus raffinée, la plus profonde, la plus supérieure à toute autre considération que leur domination, soutenue par un gouvernement dont la monarchie, l'autorité, les degrés, les ressorts, le secret, l'uniformité dans les vues, et la multiplicité dans les moyens sont l'âme; les jésuites, dis-je, après divers essais, et surtout après avoir subjugué les écoles de delà les monts, et tant qu'ils avaient pu, énervé celles de deçà partout, hasardèrent, par un livre de leur P. Molina, une doctrine sur la grâce tout à fait opposée au système de saint Augustin, de saint Thomas, de tous les Pères, des conciles généraux, des papes et de l'Église de Rome, qui, prête plusieurs fois à l'anathématiser, a toujours différé à le faire. L'Église de France surtout se souleva contre ces agréables nouveautés qui faisaient tant de conquêtes par la facilité du salut et l'orgueil de l'esprit humain.

Les jésuites, embarrassés d'une défensive difficile, trouvèrent moyen de semer la discorde dans les écoles de France, et par mille tours de souplesse, de politique et de force ouverte, enfin par l'appui de la cour, de changer la face des choses, d'inventer une hérésie qui n'avait ni auteur ni sectateur, de l'attribuer à un livre de Cornelius Jansenius; évêque d'Ypres, mort dans le sein de l'Église et en vénération; de se rendre accusateurs de défendeurs qu'ils étaient, et leurs adversaires d'accusateurs, défendeurs. De là est venu le nom de moliniste et de janséniste, qui distingue les deux partis.

Grands et longs débats à Rome sur cette idéale hérésie, enfantée ou plutôt inventée par les jésuites, pour faire perdre terre aux adversaires de Molina; discussion devant une congrégation formée exprès sous le nom De auxiliis, tenu un grand nombre de séances devant Clément VIII (Aldobrandin), et Paul V (Borghèse) qui, ayant enfin formé un décret d'anathème contre la doctrine de Molina, n'osa le publier, et se contenta de ne pas condamner cette doctrine sans oser l'approuver, en les consolant par tout ce qui les put flatter sur cette hérésie idéale, soutenue de personne, et dont ils surent si bien profiter.

Plusieurs saints et savants personnages s'étaient les uns après les autres retirés à l'abbaye de Port-Royal des Champs. Les uns y écrivirent, les autres y rassemblèrent de la jeunesse qu'ils instruisirent aux sciences et à la piété. Les plus beaux ouvrages de morale, et qui ont le plus éclairé dans la science et la pratique de la religion, sont sortis de leurs mains, et ont été trouvés tels par tout le monde.

Ces messieurs eurent des amis et des liaisons; ils entrèrent dans la querelle contre le molinisme. C'en fut assez pour ajouter à la jalousie que les jésuites avaient conçue de cette école naissante, une haine irréconciliable, d'où naquit la persécution des jansénistes, de la Sorbonne, de M. Arnauld, considéré comme le maître de tous, et la dissipation des solitaires de Port-Royal; de là l'introduction d'un formulaire, chose si souvent fatale et si souvent proscrite dans l'Église, par lequel la nouvelle hérésie, inventée et soutenue de personne, fut non seulement proscrite, ce qui aurait été accepté de tout le monde sans difficulté, mais fut déclarée contenue dans le livre intitulé Augustines composé par Cornelius Jansenius, évêque d'Ypres, et ce formulaire [42] proposé à jurer pour la croyance intérieure et littérale de son contenu.

Le droit, c'est-à-dire la proscription des cinq propositions hérétiques, que personne ne soutenait, ne fit aucune difficulté: le fait, c'est-à-dire qu'elles étaient contenues dans ce livre de Jansenius, en fit beaucoup. Jamais on ne put en extraire aucune: on se sauva par soutenir qu'elles s'y trouvaient éparses, sans pouvoir encore citer où ni comment. Jurer sur son Dieu et sur son âme de croire ce qu'on ne croit point fondé en chose de fait, qu'on ne peut montrer ce qu'on propose de croire, parut un crime à tout ce qu'il y avait de gens droits. Un très grand soulèvement éclata donc dès que ce formulaire parut.

Mais ce qui en sembla encore plus insupportable, c'est que, pour détruire Port-Royal, qu'on jugeait bien qui ne se résoudrait jamais à ce serment, on le proposa à signer aux religieuses par tout le royaume. Or proposer de jurer qu'un fait est contenu dans un livre qu'on n'a point lu, dans un livre même qu'on n'a pu lire, parce qu'il est en latin et qu'on ignore cette langue, c'est une violence qui n'eut jamais d'exemple, et qui remplit les, provinces d'exilés, et les prisons et les monastères de captifs.

La cour ne ménagea rien en faveur des jésuites, qui lui firent oublier la ligue et ses suites, et accroire que les jansénistes étaient une secte d'indépendants, qui n'en voulaient pas moins à l'autorité royale, qu'ils se montraient réfractaires à celle du pape, que les jésuites appelaient l'Église, qui avait approuvé, puis prescrit la signature du formulaire. La distinction du fait d'avec le droit, soufferte quelque temps, fut enfin proscrite, comme une rébellion contre l'Église, encore que non seulement elle n'eût point parlé, mais qu'elle n'ait jamais exigé la croyance des faits qu'elle a décidés par ses conciles généraux; et les plus reconnus pour oecuméniques, de plusieurs desquels, décidés de la sorte, on doute et on dispute encore sans être, pour cela, ni répréhensible ni repris. Les bénéfices attachés à la protection des jésuites, dont le confesseur du roi était distributeur; le crédit ou l'inconsidération, et pis encore; qu'éprouvaient les prélats à proportion que la cour et les jésuites étoient contents ou mécontents, échauffèrent la persécution jusqu'à la privation des sacrements, même à la mort.

De tels excès réveillèrent enfin quelques évêques, qui écrivirent au pape, et qui s'exposèrent à la déposition à laquelle on commençait à travailler lorsqu'un plus grand nombre de leurs confrères vinrent à leur secours, et soutinrent la même cause.

Alors Rome et la cour craignirent un schisme. D'autres évêques s'interposèrent, et avec eux le cardinal d'Estrées, évêque-duc de Laon alors, et cardinal quatre ou cinq ans après. La négociation réussit par ce que l'on nomma la paix de Clément IX (Rospigliosi) [43] , qui déclara authentiquement que le saint-siège ne prétendait et n'avait jamais prétendu que la signature du formulaire obligeât à croire que les cinq propositions condamnées fussent implicitement ni explicitement dans le livre de Jansenius, mais seulement de les tenir et de lés condamner comme hérétiques en quelque livre et en quelque endroit qu'elles se pussent trouver. Cette paix rendit la liberté et les sacrements aux personnes qui en avaient été privées, et les places aux docteurs et autres qui en avaient été chassés.

Je n'en dirai pas davantage, parce que ce peu que j'ai expliqué suffira pour faire entendre ce qui doit être rapporté présentement et dans la suite, et je continuerai à me servir des mots jansénisme et de jansénistes, de molinisme et de molinistes pour abréger.

Les jésuites et leurs plus affidés furent outrés de cette paix que tous leurs efforts ici et à Rome n'avaient pu empêcher. Ils avaient su habilement donner le change [sur le jansénisme] et sur le molinisme, et de défendeurs devenir agresseurs. Les jansénistes, tout en se défendant sur les cinq propositions qu'ils condamnaient et que personne n'avait jamais soutenues, et sur le formulaire quant au fait, n'avaient point quitté prise sur la doctrine de Molina, ni sur les excès qui s'ensuivaient de cette morale, que le fameux Pascal rendit également palpables, existants dans la doctrine et la pratique des casuistes jésuites, et ridicules, dans ces ingénieuses lettres au provincial, si connues sous le nom de Lettres provinciales. L'aigreur et la haine continuèrent, et la guerre se perpétua par les écrits, et les jésuites se fortifièrent de plus en plus dans les cours pour accabler et pour écarter leurs adversaires ou les suspects de toutes les places de l'Église et des écoles.

Vinrent longtemps après les disputes des jésuites avec les autres missionnaires des Indes, surtout à la Chine, sur les cérémonies que les uns prétendaient purement politiques, les autres idolâtriques, dont j'ai parlé (t. II, p. 417) à l'occasion du changement de confesseur de Mme la duchesse de Bourgogne, et depuis encore à l'occasion du choix du P. Tellier pour confesseur du roi, engagé fort avant dans cette dispute, qui en écrivit, dont le livre fut mis à l'index, sauvé de pis à toute peine, et lui contraint de sortir de Rome et de se retirer en France.

La querelle s'échauffait et bâtait mal pour les jésuites; le P. Tellier y prenait une double part. C'était, comme je l'ai dit, un homme ardent et dont la divinité était son molinisme et l'autorité de sa compagnie. Il se vit beau jeu : un roi très ignorant en ces matières, et qui n'avait jamais écouté là-dessus que les jésuites et les leurs, suprêmement; plein de son autorité, et qui s'était laissé persuader que les jansénistes en étaient ennemis, qui voulait se sauver, et qui, ne sachant point la religion, s'était flatté toute sa vie de faire pénitence sur le dos d'autrui, et se repaissait de la faire sur celui des huguenots et des jansénistes qu'il croyait peu différents, et presque également hérétiques; un roi environné de gens aussi ignorants que lui et dans les mêmes préjugés, comme Mme de Maintenon et MM. de Beauvilliers et de Chevreuse par Saint-Sulpice et feu M. de Chartres, ou par des courtisans et des valets principaux qui n'en savaient pas davantage, ou qui ne pensaient qu'à leur fortune; un clergé détruit de longue main, en dernier lieu par M. de Chartres, qui avait farci l'épiscopat d'ignorants, de gens inconnus et de bas lieu qui tenaient le pape une divinité, et qui avaient horreur des maximes de l'Église de France, parce que toute antiquité leur était inconnue, et qu'étant gens de rien, ils ne savaient ce que c'était que l'État; un parlement débellé et tremblant, de longue main accoutumé à la, servitude, et le peu de ceux qui par leurs places ou leur capacité auraient pu parler, dévoués comme le premier président Pelletier, ou affamés de grâces.

Il restait encore quelques personnes à craindre pour les jésuites, c'est-à-dire pour leurs entreprises, comme les cardinaux d'Estrées, Janson et Noailles, et le chancelier: ce dernier était, comme je l'ai dit ailleurs, éreinté, et le P. Tellier ne l'ignorait pas; Estrées était vieux et courtisan, Janson aussi, et de plus fort tombé de santé; Noailles n'avait rien de tout cela, il était de plus dans la liaison la plus grande avec Mme de Maintenon, puissant à la cour par le goût du roi, par sa famille, par sa réputation soutenue de sa vie et de sa conduite, archevêque de Paris, et en vénération dans son diocèse et dans le clergé, à la tête duquel il se trouvait par tout le royaume; celui-là était capitalement en butte aux jésuites par sa doctrine, non suspecte, mais qui n'était pas la leur, et pour avoir été mis à Chatons, puis à Paris, sans leur participation, et promu de même à la pourpre; ils savaient que les jansénistes n'étaient pas contents de lui, parce qu'il n'avait pas voulu s'en laisser dominer ni donner dans toutes leurs vues, et que lui était encore moins content d'eux depuis la découverte du véritable auteur du fameux cas de conscience dont j'ai parlé. Le P. Tellier, bien ancré auprès du roi, résolut de commettre le cardinal de Noailles avec le roi d'un côté, avec les jansénistes de l'autre, et d'achever en même temps l'ouvrage auquel ils travaillaient depuis tant d'années, par la destruction entière de Port-Royal des Champs.

Le P. de La Chaise s'était contenté, depuis que la paix de Clément IX avait rétabli ces religieuses, de les empêcher de recevoir aucune fille à profession, pour faire périr la maison par extinction, sans y commettre d'autre violence; on a vu (t. IV, p. 122), par ce qui a été rapporté que le roi dit à Maréchal, sur le voyage qu'il lui avait permis et même ordonné d'y faire, qu'il se repentait de les avoir laissé pousser trop loin, et qu'au fond il les regardait comme de très saintes filles. Le nouveau confesseur vint à bout en peu de temps de changer ces idées.

Il réveilla ensuite une constitution faite à Rome, depuis trois ou quatre ans, à la poursuite des molinistes toujours attentifs à revenir, à donner le change, et ardents à chercher les moyens de troubler la paix de Clément IX. Rome, qui les ménageait comme les athlètes des prétentions ultramontaines, auxquelles elle a tant sacrifié de nations, n'osa tout refuser, mais ne voulut pas aussi aller de front contre l'autorité de Clément IX; elle donna donc une constitution ambiguë contre le jansénisme, mais en effleurant, et faite avec assez d'adresse pour que ceux qui étaient attachés à cette paix pussent, sans la blesser, recevoir cette constitution, d'ailleurs parfaitement inutile; les molinistes furent affligés de n'avoir pu obtenir qu'un si faible instrument, qui en effet ne faisait que condamner les cinq propositions déjà proscrites et dont personne n'avait jamais pris la défense, et qui d'ailleurs ne prescrivait rien de nouveau; mais comme dans les disputes longues, et dans lesquelles la puissance séculière prend parti jusqu'à la persécution, les esprits s'échauffent, et de part et d'autre passent les bornes, il était arrivé que quelques jansénistes avaient soutenu secrètement une, plusieurs, et même les cinq propositions hérétiques, mais en grand secret; ce mystère avait été révélé dans les papiers saisis dans l'abbaye de Saint-Thierry, dont il a été parlé à propos de l'affaire que cette recherche fit à l'archevêque de Remis; tout le parti janséniste se récria contre, renouvela sa soumission de cœur et d'esprit à la condamnation de toutes les cinq propositions, que sans ménagement il dit être cinq hérésies, et contre l'injustice de lui attribuer celle de quelques tètes brûlées qu'il désavouait entièrement, et avec qui il rompait de tout commerce et de société. Ces particuliers mêmes, qui soutenaient l'erreur condamnée, étaient on ne peut pas ni plus rares ni en plus petit nombre, et là-dessus, les uns criant à l'injustice, les autres au péril de l'Église, le bruit se renouvela, qui donna lieu à la constitution dont il vient d'être parlé.

Faute de mieux, le P. Tellier résolut d'en faire usage, dans l'espérance d'en tirer parti au moins contre Port-Royal, plus délicat là-dessus que personne d'entre les jansénistes, et d'y embarrasser le cardinal de Noailles, à qui le roi ordonna de faire signer cette constitution; comme elle n'altérait point dans le fond la paix de Clément IX, il n'osa contredire, et se mit à faire signer les plus faciles à conduire, et des uns aux autres gagner les moins aisés.

Cette conduite lui réussit si bien que Gif même signa. C'est une abbaye de filles à cinq ou six lieues de Versailles qui a toujours été considérée comme la soeur cadette de Port-Royal des Champs, en tout genre, par amis et ennemis, et deux maisons qui en tout temps avaient conservé l'union entre elles la plus intime.

Avec cette signature, le cardinal de Noailles se crut fort, et se persuada que Port-Royal ne ferait point de difficultés. Il y fut trompé. Ces filles, tant de fois et si cruellement traitées, en garde contre des signatures captieuses qu'on leur avait si souvent présentées, dans une solitude qui était sans cesse épiée, et qu'on ne pouvait aborder sans péril d'exil et quelquefois de prison, par conséquent destituées de conseils de confiance, ne purent être amenées à une nouvelle signature. Aucune de celles qu'on leur montra ne les toucha, non pas même celle de Gif. En vain le cardinal les exhorta, leur expliqua ce qu'on leur demandait, qui ne blessait en rien la paix de Clément IX, ni les vérités auxquelles elles étaient attachées; rien ne put rassurer la frayeur de ces âmes saintes et timorées. Elles ne purent comprendre qu'une signature nouvelle ne renfermât pas quelque venin et quelque surprise, et leur courage ne put être ébranlé par la considération de tout ce dont leur refus les menaçait.

C'était là ce qu'avaient espéré les jésuites, d'engager le cardinal de Noailles et de parvenir enfin à détruire une maison qu'ils détestaient, et dont ils n'avaient cessé depuis tant d'années de machiner la dernière ruine. Ils mouraient de peur que les religieuses qui restaient ne survécussent le roi, qu'après lui ils ne pussent continuer d'avoir le crédit de les empêcher de recevoir des filles à profession, et que cette maison ennemie subsistât, et se relevât, qui était toujours regardée comme le centre, le chef-lieu et le ralliement du parti janséniste, dès qu'on oserait y aborder.

Le cardinal, qui prévit un orage, mais non le destructif qui ne se pouvait imaginer, pressa ces filles à plusieurs reprises, par d'autres et par lui-même; il y alla plusieurs fois, toujours inutilement. Le roi le pressait vivement, poussé de même par son confesseur, tant qu'enfin le cardinal lâcha pied, procéda et leur ôta les sacrements.

Alors le P. Tellier les noircit auprès du roi de toutes les anciennes couleurs qu'il renouvela, les fit passer dans son esprit pour des révoltées, qui seules dans l'Église refusaient une signature trouvée partout orthodoxe, et lui persuada qu'il ne serait jamais en repos sur ces questions tant que ce monastère, fameux par ses rébellions contre les deux puissances, subsisterait; enfin que sa conscience était pour le moins aussi engagée que son autorité à une destruction si nécessaire, et qui n'avait tardé que trop d'années. Le bon père piqua et tourna si bien:le roi que les fers furent mis au feu pour la destruction.

Port-Royal de Paris n'était qu'un hospice de celui des Champs. Celui-ci fut en entier transporté à Paris pendant plusieurs années, pendant lesquelles on entretint les bâtiments du monastère des Champs, lequel ne fut plus qu'une ferme. Ensuite, les religieuses, qu'on avait pris soin de diviser dans les diverses persécutions qui leur furent suscitées, furent séparées en deux monastères. Celles qui firent tout ce qu'on voulut formèrent la maison de Paris, les autres celle des Champs, qui n'eurent pas de plus grandes ennemies que celles de Paris, à qui tous les biens presque furent adjugés dans l'espérance de faire tomber les Champs par famine, mais qui se soutint par le travail, l'économie et les aumônes.

Lorsqu'il fut question de la destruction, Voysin, encore conseiller d'État, mais homme sûr et à tout faire pour la fortune, fut commis pour les prétentions sur les Champs, où on peut juger de l'équité qui y fut gardée.

Mais ce qui surprit étrangement, c'est que les religieuses des Champs se mirent en règle et se pourvurent à Rome, où elles furent écoutées. Comme la bulle ou la constitution Vineam Domini Sabaoth n'y avait jamais été accordée pour détruire la paix de Clément IX, on n'y trouva point mauvais les difficultés de ces filles à la signer sans l'explication qu'elles offraient d'ajouter en signant: sans préjudice de la paix de Clément IX à laquelle elles adhéraient. Ce qui était leur crime en France, digne d'éradication et des dernières peines personnelles, parut fort innocent à Rome. Elles se soumettaient à la bulle, et dans le même esprit qu'elle avait été donnée; on n'y en voulait pas d'avantage.

Cela fit changer de batterie aux jésuites, parce que cela affichait le criminel usage qu'ils voulaient faire de cette bulle; et qu'ils ne savaient comment réussir dès que Rome, sur qui ils avaient compté, leur devenait plus que suspecte. Ils craignirent encore les longueurs des procédures à Paris, à Lyon, à Rome, des commissaires in partibus. C'était un noeud gordien qu'il leur parut plus facile de couper que de dénouer.

On agit donc sur le principe qu'il n'y avait qu'un Port-Royal, que ce n'était que par tolérance qu'on en avait fait deux de la même abbaye; qu'il convenait remettre les choses sur l'ancien pied; qu'entre les deux il convenait mieux de conserver celui de Paris que l'autre, qui avait à peine de quoi subsister, situé en lieu malsain, uniquement peuplé de quelques vieilles opiniâtres, qui depuis tant d'années avaient défense de recevoir personne à profession.

Il fut donc rendu un arrêt du conseil, en vertu duquel la nuit du 28 au 29 octobre, l'abbaye de Port-Royal des Champs se trouva secrètement investie par les détachements des régiments des gardes françaises et suisses, et vers le milieu de la matinée du 29, d'Argenson arriva dans l'abbaye avec des escouades du guet et d'archers. Il se fit ouvrir les portes, fit assembler toute la communauté au chapitre, montra une lettre de cachet; et sans leur donner plus d'un quart d'heure, l'enleva tout entière. Il avait amené force carrosses attelés, avec une femme d'âge dans chacun; il y distribua les religieuses suivant les lieux de leur destination, qui étaient différents monastères à dix, à vingt, à trente, à quarante, et jusqu'à cinquante lieues du leur, et les fit partir de la sorte, chaque carrosse accompagné de quelques archers à cheval, comme on enlève des créatures publiques d'un mauvais lieu. Je passe sous silence tout ce qui accompagna une scène si touchante et, si étrangement nouvelle. Il y en a des livres entiers.

Après leur départ, Argenson visita la maison des greniers jusqu'aux caves, se saisit de tout ce qu'il jugea à propos, qu'il emporta; mit à part tout ce qu'il crut devoir appartenir à Port-Royal de Paris, et le peu qu'il ne crut pas pouvoir refuser aux religieuses enlevées, et s'en retourna rendre compte au roi et au P. Tellier de son heureuse expédition.

Les divers traitements que ces religieuses reçurent dans leurs diverses prisons pour les, forcer à signer sans restriction, est la matière d'autres ouvrages, qui, malgré la vigilance des oppresseurs, furent bientôt entre les mains de tout le monde, dont l'indignation publique éclata à tel point que la cour et les jésuites même en furent embarrassés.

Mais le P. Tellier n'était pas homme à s'arrêter en si beau chemin. Il faut achever cette matière de suite, quoique le reste en appartient aux premiers mois de l'année suivante. Ce ne furent qu'arrêts sur arrêts du conseil, et lettres de cachet sur lettres de cachet. Il fut enjoint aux familles qui avaient des parents enterrés à Port-Royal des Champs de les faire exhumer et porter ailleurs; et on jeta dans le cimetière d'une paroisse voisine tous les autres comme on put, avec l'indécence qui se peut imaginer. Ensuite on procéda à raser la maison, l'église et tous les bâtiments comme on fait les maisons des assassins des rois, en sorte qu'enfin il n'y resta pas pierre sur pierre. Tous les matériaux furent vendus, et on laboura et sema la place; à la vérité ce ne fut pas de sel, c'est toute la grâce qu'elle reçut. Le scandale en fut grand jusque dans Rome. Je me borne à ce simple et court récit d'une expédition si militaire et si odieuse.

Le cardinal de Noailles en sentit l'énormité après qu'il se fut mis hors d'état de parer un coup qui avait passé sa prévoyance, et qui en effet ne se pouvait imaginer. Il n'en fut pas mieux avec les molinistes, mais beaucoup plus mal avec les jansénistes, ainsi que les jésuites se l'étaient bien proposé; et depuis cette funeste époque, il ne porta quasi plus santé, je veux dire qu'il fut presque incontinent attaqué, et peu à peu poussé, sans relâche aux dernières extrémités jusqu'à la fin de sa vie.

Suite
[41]
Le sénéchal fut jusqu'en 1191 le premier des grands officiers de la couronne. Philippe Auguste supprima cette charge comme donnant trop de puissance à celui qui en était revêtu.
[42]
Le formulaire, ou déclaration par laquelle on condamnait les cinq propositions en affirmant qu'elles étaient contenues dans le livre de Cornelius Jansenius, avait été rédigé dès 1656. Mais les résistances que la signature du formulaire avait rencontrées décidèrent Louis XIV à venir au parlement le 29 avril 1664 pour faire enregistrer une déclaration qui imposait cette signature à tous les ecclésiastiques et aux membres des communautés religieuses d'hommes et de femmes.
[43]
La paix de Clément IX est de l'année 1668. Elle suspendit pour quelque temps les querelles du jansénisme.