NOTE III. ÉTAT DE L'ESPAGNE EN 1709.

Saint-Simon parle (p. 210 de ce volume) de l'effet que produisit en Espagne la nouvelle qu'on y avait répandue du rappel prochain des troupes françaises. Plusieurs lettres d'Amelot, ambassadeur de France, donnent des détails importants sur ce fait, et en général sur la situation de l'Espagne en 1709.

§ 1. AMELOT À LOUIS XIV [47] .

À Madrid, le 6 mai 1709.

« Sire,

« J'ai reçu la dépêche dont Votre Majesté m'a honoré le 22 du mois passé. Le roi d'Espagne a entendu avec plaisir le compte que je lui ai rendu de ce que Votre; Majesté me mande au sujet de la sortie du nonce. IL est certain, Sire, bien loin que les Espagnols aient désapprouvé la résolution de Sa Majesté Catholique, qu'il a paru, au contraire, qu'elle était applaudie, même par la plupart des religieux, que la juridiction du nonce fatigue en bien des choses, et dont elle tire beaucoup d'argent, par les petites grâces ou exemptions qu'ils sollicitent auprès du ministre de Sa Sainteté, et par les procès qu'ils ont continuellement les uns contre les autres. On a vu, même pendant le voyage du nonce depuis Madrid jusqu'à la frontière de France, que fort peu de prêtres et de moines se sont empressés à le voir dans les lieux de son passage.

« Votre Majesté, Sire, aura entendu bien au long, par ma dernière lettre, ce qui s'est passé ici pendant les trois derniers jours qui l'ont précédée. La déclaration que le roi d'Espagne a faite à plusieurs de ses ministres, s'étant répandue dans le public, a causé beaucoup de rumeur, et a donné lieu à des discours fort extraordinaires parmi les gens de toute espèce qui composent cette grande ville. On a rapporté ce que Sa Majesté Catholique avait dit d'une manière bien différente de la vérité, comme il arrive ordinairement lorsque les choses passent par plusieurs bouches, et sont redites par des gens ou ignorants ou malintentionnés. On a publié non seulement que Votre Majesté abandonnait l'Espagne, mais encore que le roi votre petit-fils était sur le point d'en sortir, et qu'il n'avait appelé ses principaux ministres que pour leur en faire part. Il a cependant paru en général de l'attachement pour le roi d'Espagne, et de l'amour pour Mgr le prince des Asturies, que les Espagnols regardent comme Espagnol, et comme devant les gouverner un jour à leur manière.

« L'ancienne haine contre la nation française s'est réveillée en cette occasion, et on ne parlait pas moins que de couper la gorge aux Français qui sont à Madrid, et de saccager leurs maisons. Les gens sensés ont connu l'injustice de ces emportements, sachant les prodigieux efforts que la France fait depuis huit ans pour conserver la monarchie d'Espagne en son entier, et conserver Sa Majesté sur le trône; mais cela ne peut empêcher le premier effet que fait dans le public une nouveauté de cette nature.

« Le roi d'Espagne a cru, Sire, après la démarche qu'il a faite, qu'il convenait de nommer des ministres pour les conférences de la paix. Quoique Votre Majesté ne lui ait pas encore mandé qu'il en fût temps, je n'ai pas jugé qu'il fût du bien de votre service de m'y opposer, outre que mes représentations auraient peut-être été inutiles. Il m'a paru, au contraire, que cette nomination pourrait peut-être calmer les esprits, en faisant voir qu'il n'y avait encore rien de conclu, puisque Sa Majesté Catholique nommait des ministres pour traiter la paix. Après avoir cherché des sujets propres pour une pareille négociation, on a trouvé tant de difficultés et d'inconvénients dans deux qu'on avait pu envoyer de Madrid, que le roi d'Espagne s'est déterminé au duc d'Albe et au comte de Bergheyck.

« Je crois, Sire, que ce choix sera plus agréable à Votre Majesté qu'aucun autre, puisque ces deux ministres ont l'honneur d'être connus de Votre Majesté; qu'ils se trouvent actuellement sur les lieux (ce qui épargne de la dépense, de l'embarras et du temps, s'il était question d'une prompte négociation), et que d'ailleurs Votre Majesté prendra plus aisément les mesures qu'elle jugera convenables avec ces deux ministres, qui sont au fait des affaires, et qui sont déjà occupés par d'autres emplois, qu'avec deux qui viendraient d'Espagne remplis d'idées et de maximes très opposées aux nôtres.

« Cette nomination de plénipotentiaires, que le roi a communiquée aussitôt aux ministres du Despacho et au conseil d'État, a été très approuvée; elle a même fort apaisé les bruits qui couraient et les mauvais discours qui se tenaient dans les conversations et dans les places. Sa Majesté Catholique fait travailler aux instructions par le marquis de Mejorada, et elle en donnera une secrète de sa main, qui, je crois, se réduira à ne jamais céder l'Espagne et les Indes, et à se rapporter du reste à tout ce que Votre Majesté jugera de plus convenable.

« Pour ce qui regarde, Sire, la nouvelle forme à donner au gouvernement, l'idée qu'on a toujours eue quand on en a parlé d'avance, même avec les Espagnols, et qui se renouvelle aujourd'hui, est de charger plusieurs ministres de différents départements d'affaires, indépendants les uns des autres, pour en rendre compte au roi d'Espagne séparément ou dans un Despacho, selon qu'il sera jugé plus à propos. La grande difficulté est de trouver des sujets dont ce prince puisse espérer d'être bien servi, et c'est ce qui s'agite tous les jours entre Leurs Majestés Catholiques, Mme la princesse des Ursins et votre ambassadeur, sans avoir pu encore se fixer sur aucun des nouveaux ministres, qu'il faut pourtant tirer du nombre de ceux qu'il y a présentement. Les Espagnols de confiance auxquels on en parle n'y sont pas moins embarrassés eux-mêmes.

« Je me confirme, au reste, Sire, de plus en plus dans l'opinion que ce changement est nécessaire, de quelque manière que les choses tournent. Si le roi d'Espagne demeure sur le trône, on a toujours dit, et il convient qu'il établisse un gouvernement certain, composé de ministres espagnols, et qu'on connaisse que Votre Majesté n'est entrée par son ambassadeur dans le détail et la direction des affaires que par la nécessité indispensable d'une guerre dont Votre Majesté supportait presque tout le poids. Si, au contraire, Sa Majesté Catholique est forcée d'abandonner l'Espagne, et qu'elle exécute la résolution qu'elle a prise de se défendre jusqu'à l'extrémité avec ses seules forces, en cas que Votre Majesté retire ses troupes, il y a beaucoup de raison encore de mettre le ministère dès à présent sur un autre pied, ainsi que Votre Majesté le jugera aisément, sans que je m'étende davantage pour le prouver. Lorsque Votre Majesté jugera à propos de m'instruire du progrès des négociations de M. Rouillé, je serai plus en état de représenter à Votre Majesté ce que j'estimerai du bien de son service en ce pays-ci, et d'agir en conformité.

« Sur l'article de mon congé, j'espère, Sire, que Votre Majesté ne désapprouvera pas ce que j'ai eu l'honneur de lui proposer, et qu'elle connaîtra que le système présent des affaires d'Espagne le demande ainsi beaucoup plus que mes convenances particulières, tant par rapport à ma santé que pour le reste. »

§ II. EXTRAIT D'UNE LETTRE d'AMELOT, AMBASSADEUR DE FRANCE EN ESPAGNE, AU ROI LOUIS XIV [48] .

« Madrid, 27 mai 1709.

« Les choses, Sire, sont ici au même état que j'ai eu l'honneur de l'expliquer à Votre Majesté par mes dernières lettres. Le roi d'Espagne paraît plus résolu que jamais à ne point abandonner sa couronne, et à se défendre avec ses seules forces jusqu'à l'extrémité, si Votre Majesté retire ses troupes. Il songe en ce cas à M. l'électeur de Bavière pour commander son armée sur la frontière de Catalogne, et il écrit à Votre Majesté pour la prier de permettre qu'il prenne à son service les quatre bataillons irlandais de Votre Majesté qui servent en ce pays-ci; savoir: les deux de Berwick, un de Dillon et un de Bourck, et le bataillon allemand de Reding, dont le colonel est Suisse. Comme je ne sais point sur quel pied la paix se traite, ni quelles seront les intentions de Votre Majesté sur le dessein du roi son petit-fils de se maintenir en Espagne tant qu'il pourra, je ne puis ni ne dois lui déconseiller des choses qui vont à son but; et quand je le ferais, ce serait fort inutilement. Il me paraît donc absolument nécessaire que Votre Majesté ait agréable de m'instruire au plus tôt, et plus particulièrement de la conduite que je dois tenir, afin que je m'y conforme sans abuser de la confiance que le roi d'Espagne a encore en moi, ce que je sais bien que Votre Majesté ne m'ordonnera jamais.

« Plus je réfléchis sur l'état des choses, Sire, plus je suis persuadé qu'il est du service de Votre Majesté de m'accorder le congé que je lui ai demandé, sans attendre que Votre Majesté déclare au roi son petit-fils les articles dont elle sera convenue pour la conclusion de la paix. Il est certain que, dès le moment de cette déclaration faite, le roi d'Espagne, persistant dans sa résolution, sera forcé de se mettre entièrement entre les mains de ses ministres espagnols. Ceux-ci ne manqueront pas de demander l'éloignement de votre ambassadeur, ne croyant pas ou ne voulant pas croire qu'il puisse demeurer ici sans avoir part à la confiance du roi leur maître, ce qui leur servirait de motif et d'excuse pour ne pas s'efforcer de bien servir, et pour dire qu'on ferait échouer leurs desseins par des avis et des insinuations secrètes.

« Il faut cependant, Sire, que Votre Majesté ait, dans tous les cas, un ministre à Madrid. Celui que vous honorez du caractère de votre ambassadeur ne serait pas ici, dans une pareille conjoncture, aussi agréablement qu'il convient à un représentant du premier ordre. Il ne serait aussi nullement à propos qu'un homme tout neuf, qui ne connaîtrait pas le terrain, et qui ne trouverait pas les mêmes accès que ses prédécesseurs, fût choisi pour un emploi de cette nature. Ces deux réflexions me font prendre la liberté de dire à Votre Majesté que personne, à mon sens, ne serait plus propre à être chargé des ordres de Votre Majesté en Espagne, dans cette conjoncture, que M. de Blécourt, qui a été revêtu de la qualité de votre envoyé extraordinaire pendant quelque temps, sans compter le séjour qu'il a fait avec M. le maréchal d'Harcourt. Je ne connais point M. de Blécourt, mais je sais qu'il a ici la réputation d'un honnête homme, que les Espagnols se sont bien accommodés de lui, et que comme il connaît et le pays et les sujets, il peut servir Votre Majesté plus utilement qu'un autre, sans donner trop d'inquiétude à ceux qui auront le plus de part au gouvernement. Je conçois, du reste, que l'envoi de M. de Blécourt ne serait que pour un temps, et jusqu'à ce que le changement des affaires et le système de cette cour donnassent lieu à Votre Majesté d'envoyer un ambassadeur. »

Suite
[47]
Bibl. imp. du Louvre, F 325, papiers de la famille de Noailles, t. XXVI, pièce 2, copie du temps.
[48]
Bibl. imp. du Louvre, F 32S, t. XXVI, pièce 12.