NOTE IV. MÉMOIRE POUR LE MARQUIS DE BLÉCOURT, ENVOYÉ EXTRAORDINAIRE DU ROI EN ESPAGNE.

Le [49] successeur d'Amelot, Blécourt, étant arrivé à Madrid le 23 août 1709, Amelot, avant son départ, rédigea pour lui un mémoire important sur les relations de la France et de l'Espagne, et sur la conduite que devait tenir l'ambassadeur français à Madrid. Voici ce mémoire, qui se trouve dans les papiers du maréchal de Noailles :

« Le roi ayant jugé à propos, dès le mois de juin dernier, de faire revenir son ambassadeur de Madrid, et lui ayant ordonné en môme temps de se retirer du maniement des, affaires du roi d'Espagne, à moins que Sa Majesté Catholique ne le désirât autrement pour le bien de son service, il semble que, dans la situation présente, M. de Blécourt doit donner uniquement ses soins à entretenir la correspondance entre les deux cours, à maintenir le roi et la reine d'Espagne dans les sentiments de reconnaissance et d'attachement pour le roi leur grand-père, dont ils ne se sont jamais écartés; à protéger la nation et le commerce de France, et à faire payer régulièrement les troupes du roi pour y servir à la solde de Sa Majesté Catholique.

« Il d'est pas besoin de s'étendre sur ces deux derniers points; il suffit de remettre à M. de Blécourt, comme je le fais, les différents décrets du roi d'Espagne qui ont été obtenus sur les matières qui se sont [présentées], et qui établissent en bien des choses de nouvelles règles plus avantageuses à la marine de France, au commerce et aux privilèges de la nation. Je remets en même temps à M. de Blécourt des états bien détaillés de toutes les troupes françaises qui restent en Espagne, de ce qu'il faut leur payer par mois, y compris les états-majors, l'artillerie et tout le reste de ce qui en dépend, et j'y joins un mémoire de ce qui a été payé à compte à Sa Majesté Catholique.

« Le premier point demande plus de réflexions. Leurs Majestés Catholiques sont certainement très bien disposées; elles pensent sur ce qui regarde la France comme il convient à leur sang et à leur élévation; elles connaissent parfaitement l'intérêt qu'elles ont de conserver l'union entre les cieux couronnes; elles sentent les obligations infinies qu'elles ont au roi leur grand-père; mais comme le système qui a duré pendant toute la guerre est sur le point de changer, par la retraite des troupes de France, qui apparemment ne demeureront pas encore longtemps en Espagne, et peut-être par la conclusion prochaine d'une paix particulière de la France avec les alliés, il y aura en ce cas plus de mesures à prendre qu'auparavant pour détourner tout ce qui pourrait altérer la bonne intelligence, pour dissiper et comme pour provenir les impressions sinistres et dangereuses que bien des gens s'efforceront de donner à Leurs Majestés Catholiques dans des conjonctures aussi délicates et aussi épineuses. C'est l'objet, ce me semble, de la principale application de M. de Blécourt. Il n'y a rien pour cela de plus convenable que de s'ouvrir avec franchise au roi et à la reine d'Espagne, de les informer de tout ce qu'il apprendra des vues et des intrigues des seigneurs et des ministres espagnols, et de leur en faire voir les inconvénients.

« Si Mme la princesse des Ursins demeure à Madrid, il n'y aura rien de mieux que d'agir de concert avec elle; de commencer par lui donner part de tout, et de profiter de ses conseils et de l'extrême confiance que Leurs Majestés Catholiques ont justement en elle. Si M. de Blécourt ne connaît pas à fond Mme des Ursins, il s'apercevra bientôt que rien n'est plus éloigné de la vérité que les idées qu'on a voulu donner du génie et de la conduite de cette dame. Il trouvera qu'on ne peut penser plus noblement qu'elle fait, agir avec plus de désintéressement, ni se conduire en tout avec plus de zèle pour le service du roi et plus d'attachement pour Leurs Majestés Catholiques qu'elle a toujours fait.

« Si Mme la princesse des Ursins se retire, M. de Blécourt sera certainement privé d'un grand secours et d'une grande consolation. Il faudra en ce cas, comme je l'ai marqué ci-dessus, non seulement qu'il s'explique avec franchise au roi et à la reine d'Espagne, mais qu'il les supplie de lui prescrire les règles de sa conduite, pour la leur rendre agréable; qu'il leur demande quelles sont les personnes de leur cour avec qui il doit former ses liaisons, et qui sont celles qu'il doit éviter; les consulter sur la manière dont il devra parler sur des matières de l'importance de celles qui peuvent se présenter tous les jours dans des temps aussi difficiles que ceux-ci, et leur dire que c'est l'ordre qu'il a reçu du roi. Rien, à mon sens, n'est plus propre à plaire à Leurs Majestés Catholiques, à gagner leur confiance, et à les entretenir clans les sentiments qu'ils doivent au roi leur grand-père. Je n'ai pas besoin de dire en cet endroit, à un homme comme M. de Blécourt, que tout ceci ne s'entend qu'autant qu'il n'y aura rien de contraire aux intentions du roi notre maître.

« J'ai dit en particulier mon sentiment à M. de Blécourt sur la plupart des ministres et des seigneurs de cette cour; mais je ne puis m'empêcher de remarquer ici que le duc de Veragua est un de ceux qui est le plus dévoué au roi d'Espagne, sur qui l'on peut le plus compter et avec qui on peut plus sûrement avoir des liaisons [50] . Le marquis de La Jamaïque son fils [51] a beaucoup d'esprit et est du même génie que son père. Ils sont haïs des autres grands, parce qu'ils ont constamment été attachés au gouvernement.

« Le duc de Popoli est homme de bon sens, de bon esprit, d'un zèle à toute épreuve, et Leurs Majestés Catholiques ont pour lui plus d'estime et de confiance que pour aucun autre homme de son rang. M. de Blécourt ne saurait mieux faire que de rechercher son amitié.

« Comme M. de Blécourt n'a pas connu sans doute les deux secrétaires du Despacho [52] , qui n'étaient pas en place de son temps, il est bon de les peindre ici en peu de mots.

« Le marquis de Mejorada est homme d'esprit, de mérite et attaché au roi son maître, mais il est entêté des anciens usages; il est opiniâtre, abonde dans son sers, et n'approuve presque jamais rien lorsqu'il ne l'a point pensé. Le roi et la reine d'Espagne le connaissent tel qu'il est et ils ne laissent pas d'en faire cas, parce qu'il a effectivement de très bonnes choses. Son département se réduit aux affaires politiques et ecclésiastiques, et à celles de justice; ce qui ne lui donne pas infiniment de travail dans un temps comme celui-ci.

« Don Joseph Grimaldo a du bon sens et de l'activité pour le travail. Il est modeste et désintéressé. Il a été mis en place de mon temps et il est plus au fait que personne de la nouvelle forme que l'on donné aux affaires de guerre et de finance, qui avec le commerce forment son département. La multiplicité des affaires dont il est chargé lui donne des occasions plus fréquentes d'approcher du roi. Sa Majesté Catholique s'est fort accoutumée à lui et fait passer par son canal presque toutes les affaires secrètes et extraordinaires, qui seraient naturellement du département de son collègue. Don Joseph de Grimaldo est fort aimé et u des manières polies; il n'a jamais abusé de tout ce qu'on lui a confié ni de l'estime qu'on lui a témoignée. C'est un homme à conserver. Il sait qu'il m'a obligation de son avancement, et j'ai lieu de croire qu'il ne changera pas de style et qu'il ne s'éloignera pas des lions sentiments où je l'ai toujours vu pour maintenir une étroite union entre les deux couronnes.

« J'ai informé en particulier M. de Blécourt des gens qui ont eu le malheur de déplaire à Sa Majesté Catholique, et avec qui par conséquent il ne convient pas d'avoir des liaisons. Il serait inutile de le répéter ici.

« Il y a, au reste, trois idées dont il me semble qu'il est bon d'être prévenu, pour s'en expliquer dans les occasions qui se présenteront de s'entretenir avec les grands et les ministres d'Espagne. La première regarde l'intérêt que les principaux seigneurs peuvent avoir à faire en sorte que la monarchie sait réunie en son entier en la personne de l'archiduc, supposant qu'elle ne pourrait se conserver entre les mains de Philippe V qu'avec des démembrements très considérables. Outre que la vanité de la nation serait flattée par cette réunion prétendue, les grands y croiraient trouver en particulier leur avantage, par les vice-royautés et les grands gouvernements de Naples, de Sicile, de Flandre et de Milan, auxquels ils auraient espérance de parvenir. Il est important de détruire le fondement d'une pareille tentation, qui pourrait être dangereuse. Il n'y a pour cela qu'à leur faire faire attention sur les articles préliminaires que les alliés ont proposés en dernier lieu à la Haye, et qu'ils ont fait imprimer dans toutes les langues. On voit dans ces articles qu'il y a des démembrements promis aux Hollandais, au roi de Portugal et au duc de Savoie, et qu'on se réserve encore le pouvoir de régler d'autres conventions entre l'archiduc et les alliés; ce qu'on ne peut presque douter qui ne regarde les États d'Italie, qu'on sait que l'empereur veut s'approprier. Si l'on prend soin de faire faire là-dessus de sérieuses réflexions aux Espagnols, ceux qui sont de bonne foi et non prévenus de passion ne pourront s'empêcher de convenir qu'ils ne trouveront aucun avantage particulier à avoir l'archiduc pour maître.

« La seconde idée, dont on peut faire usage avec gens de toute condition, surtout avec les ecclésiastiques, c'est qu'il est visible que la religion souffrirait beaucoup par un changement de domination. On ne peut douter que les Anglais et les Hollandais, qui ne font la guerre que pour leur commerce, ne se rendissent maîtres absolus de celui des Indes et par conséquent des principaux ports de ces vastes royaumes, où ils ne manqueraient pas d'introduire leur religion. Il faut s'attendre en même temps qu'ils s'établiraient de la même manière à Cadix, à Bilbao, à Mahon et peut-être dans d'autres ports d'Espagne, et que la cour de Madrid ne pourrait plus s'y faire obéir que sous leur bon plaisir. On sait ce qu'ils ont fait en Aragon et en Valence, pendant qu'ils en ont été les maîtres; que la doctrine catholique y a été corrompue en bien des endroits, et que l'on a trouvé sur un vaisseau anglais qui a été pris, quatorze mille exemplaires du catéchisme de la liturgie anglicane, que la reine Anne envoyait pour faire distribuer dans ces deux royaumes.

« La troisième idée consiste à faire connaître aux Espagnols qu'il leur convient beaucoup plus par rapport à leur repos et à leur sûreté que le roi Philippe V demeure sur le trône que d'y laisser monter l'archiduc. On ne peut disconvenir, dans ce dernier cas, que, malgré l'usurpation violente du prince autrichien, les droits du roi d'Espagne et du prince des Asturies, juré et reconnu par les états, ne demeurent en leur entier, surtout ceux du prince des Asturies, qui n'est pas en âge de faire une renonciation. La France rétablira ses affaires après quelques années de paix, comme les alliés le publient eux-mêmes; elle sera en état de remettre sur pied de nouvelles et nombreuses armées, et dix ans ne se passeront pas que Philippe V, ou en son nom ou en celui du prince des Asturies, ne rentre en Espagne et n'en fasse la conquête. Ce royaume deviendra alors le théâtre de la guerre, et Dieu sait à combien de désolations et de nouveaux malheurs il se trouvera exposé, au lieu que conservant leur roi légitime sur le trône, tout demeure tranquille, sans trouble et sans fondement légitime de craindre de nouvelles révolutions. Il semble que ce raisonnement peut frapper les Espagnols. »

Suite
[49]
Bibl. imp. du Louvre, F 325, 1. XXVI, pièce 74.
[50]
Voy. Mémoires de Saint-Simon, t. III. p. 5.
[51]
Ibidem. t. VI, p. 305.
[52]
Secrétaires d'État.