1710
Le roi me donne l'heure de mon audience. — Besons, mandé par Mme la duchesse d'Orléans, me fait de sa part ses premiers remercîments. — Mesures pour apprendre la rupture à Mme d'Argenton. — Naissance, fortune et caractère de Mlle de Chausseraye. — Audience que j'eus du roi. — Succès de mon audience. — Mme d'Argenton apprend que M. le duc d'Orléans la quitte. — Vacarme à la cour et dans le monde à l'occasion de la rupture. — Joie du roi de la rupture, avec qui M. le duc d'Orléans se rétablit, point avec Monseigneur. — Je passe pour avoir fait la rupture, et, par une aventure singulière, je suis pleinement révélé. — Liaison intime entre Mme la duchesse d'Orléans et moi. — Ma première conversation avec elle. — Politique du duc de Noailles, difficile à ramener à M. le duc d'Orléans. — Nancré; son caractère.
L'heure du dîner du roi arrivait, je sortis de chez la duchesse de Villeroy pour y aller, et pour la laisser habiller pour aller chez Mme la duchesse d'Orléans où elle avait impatience de s'épanouir avec elle à leur aise. C'était, comme je l'ai dit, un vendredi, 3 janvier, et le quatrième [jour] que je me présentais devant le roi dans l'attente de l'audience qu'il avait promis à Maréchal de me donner, et je commençais à être en peine de ce qu'elle ne venait point. Je trouvai le dîner avancé, je me mis le dos au balustre, et vers la fin du fruit, je m'avançai à un coin du fauteuil du roi, et lui dis que je le suppliais de se vouloir bien souvenir qu'il m'avait fait espérer la grâce de m'entendre. Le roi se tourna à moi et d'un air honnête me répondit: « Quand vous voudrez. Je le pourrais bien à cette heure, mais j'ai des affaires, et cela serait trop court, » et un moment après, il se retourna encore, et me dit: « Mais demain matin si vous voulez. » Je répondis que j'étais fait pour attendre ses moments et ses grâces, et que j'aurais l'honneur de me présenter le lendemain matin devant lui. Cette façon de me répondre me sembla de bon augure, un air affable et point importuné, et envie de m'écouter à loisir. Maréchal, le chancelier et Mme de Saint-Simon en furent persuadés comme moi.
Sortant du dîner du roi, et passant auprès de l'appartement de Mme la duchesse d'Orléans, je fus surpris de rencontrer le maréchal de Besons qui sortait de chez elle, et que je croyais déjà à Paris ou bien près d'y arriver. Il était en usage de la voir quelquefois. Il me dit qu'inquiète de tout ce qu'il lui était revenu par le domestique, elle l'avait envoyé chercher. À elle il avoua tout le fait, et redoubla la joie que quelques bruits avaient fait naître, et que Madame avait confirmés, qui en revenant de la messe avait passé chez elle, et lui avait appris la rupture. Le maréchal me dit qu'il lui avait grossièrement raconté les faits principaux, et me la représenta transportée de la plus vive joie, et de reconnaissance pour moi dont elle l'avait prié de m'assurer. Besons était si peiné de l'éclat qui allait suivre, et si pressé de s'aller mettre à couvert chez lui, qu'il n'osa demeurer que peu de moments avec moi, de peur qu'on ne nous vît ensemble, comme si nous avions fait tous deux quelque mauvais coup. Comme l'affaire principale était faite, je ne voulus pas le contraindre, et je le laissai s'enfuir.
Je passai toute l'après-dînée avec M. le duc d'Orléans, qui n'était pas moins vivement touché que le matin même. Il me dit que Mme de Maintenon avait envoyé chercher la duchesse de Ventadour aussitôt qu'il fut sorti de chez elle; qu'elle l'avait chargée de faire entendre à Mme d'Argenton ce dont était question, sur quoi lui et la duchesse étaient convenus d'envoyer chercher Chausseraye, à qui il avait envoyé sa chaise de poste à Madrid où elle avait une petite maison où elle était, et qui ne tarda pas à venir. La commission lui parut fort dure, mais les prières et les larmes de la duchesse de Ventadour, son amie intime, la persuadèrent enfin d'aller apprendre à leur bonne amie commune le changement de son sort.
Chausseraye était une grande et grosse fille, qui avait infiniment d'esprit, de sens et de vues, et dont tout l'esprit était tourné à l'intrigue, au manège, à la fortune. Elle n'était rien du tout. Son nom était Le Petit de Verno. Son père avait une méchante petite terre en Poitou qui s'appelait Chausseraye. C'était apparemment un compagnon bien fait, et qui n'était jamais sorti de son petit État ni de son voisinage. La marquise de La Porte-Vezins, veuve, et qui demeurait dans ces terres-là, auprès, s'en amouracha et l'épousa. Elle mourut en 1687 et en laissa cette fille. Elle avait un fils de son premier lit, mort lieutenant général des armées navales en grande réputation, et fort honnête homme. Le duc de Brissac, père de la maréchale de Villeroy, la maréchale de La Meilleraye, Mme de Biron, mère du maréchal-duc de Biron, frère et soeurs de Mme de Vezins, indignés de ce second mariage, ne voulurent jamais la voir ni le mari encore moins, tellement que Mlle de Chausseraye demeura longtemps dans l'angoisse, l'obscurité et la misère. M. de La Porte-Vezins, son frère de mère, qui en devait être plus choqué qu'aucun de la parenté, en prit pitié, et parvint à leur faire voir cette étrange cousine. Sa figure et son esprit les gagna bientôt; jamais créature si adroite, si insinuante, si flatteuse sans fadeur, si fine ni si fausse, et qui en moins de temps reconnût ses gens et par où il les fallait prendre. N'en sachant que faire, et pour la recrépir et lui donner du pain, le maréchal de Villeroy qui, comme on l'a vu ici plus d'une fois, pouvait tout et à bonne cause sur la duchesse de Ventadour, la fit par elle entrer fille d'honneur de Madame qu'on éblouit du cousinage. Là, sous la protection de Mme de Ventadour, elle la gagna si bien qu'elle fut toute sa vie son amie la plus intime, et comme leurs moeurs étaient plus semblables que leurs esprits, elle fut son conseil en quantité de choses, dont elle ne lui en cacha toute sa vie aucune.
La galanterie, et après l'intrigue et l'intimité de Mme de Ventadour, lui acquirent des amis et de la considération, jusque-là que l'on comptait avec elle dans le monde. Elle fit toujours tout ce qu'elle voulut des ministres. Barbezieux, le chancelier de Pontchartrain, dès le temps qu'il avait les finances, Chamillart ne lui refusaient rien. Elle sut apprivoiser jusqu'à Desmarets et Voysin, et s'enrichit par eux. Mais ce fut tout autre chose pendant la régence, qu'elle eut plusieurs millions. Elle était amie intime de Mme d'Argenton, qu'elle avait fort connue chez Mme de Ventadour, et amie de toute cette séquelle, dont elle tirait du plaisir, et de l'argent de M. le duc d'Orléans. Elle avait quitté Madame il y avait longtemps comme surannée, mais elle était demeurée si bien avec elle qu'elle la voyait toujours en particulier à Versailles, et que Madame l'allait voir aussi quelquefois. Comme Mme de Ventadour elle était devenue dévote, mais elle n'en intriguait pas moins. Il est incroyable de combien de choses elle se mêlait. Elle joua toute sa vie tant qu'elle put, et y perdit littéralement des millions. Le roi la traitait bien, et lui a plus d'une fois donné des sommes considérables. Elle avait tout crédit sur Bloin et sur les principaux valets, et voyait même quelquefois Mme de Maintenon. Je la connaissois extrêmement; je l'avais connue chez Mmes de Nogaret et d'Urfé, ses cousines germaines, de chez qui elle ne bougeait à Versailles les matins. Elle était d'excellente compagnie, et savait mille choses de l'histoire de chaque jour par ses amis considérables. J'étais avec elle sur un pied d'amitié et de recherche; mais je m'aperçus que la rupture de M. le duc d'Orléans avec Mme d'Argenton m'avait fort gâté avec elle, et quand elle le put dans les suites, je l'éprouvai dangereuse ennemie. J'aurai occasion d'en parler ailleurs.
Le lendemain samedi, 4 janvier, le dernier des quatre, si principaux pour moi par leurs suites, qui commencèrent cette année 1710, j'allai à l'issue du lever du roi, et le vis passer de son prie-Dieu dans son cabinet, sans qu'il me dît rien. C'était une heure de cour qui ne m'était pas ordinaire. Je me contentais de le voir aller et revenir de la messe; parce que depuis une longue attaque de goutte, il s'habillait presque entièrement sur son lit, où le service ne laissait guère de place. L'ordre donné, les entrées du cabinet sortaient, tout le monde allait causer dans la galerie jusqu'à sa messe. Il ne restait guère dans sa chambre que le capitaine des gardes en quartier, qu'un garçon bleu avertissait quand le roi allait sortir par la porte de son cabinet qui donne dans la galerie pour aller à la messe, lequel entrait alors dans le cabinet pour le suivre. Je demeurai après l'ordre donné, et le monde écoulé, seul avec le cabitaine des gardes dans la chambre. C'était Harcourt, qui fut assez étonné de me voir là persévérant, et qui me demanda ce que j'y faisais. Comme il allait me voir appeler dans le cabinet, je ne fis point de difficulté de lui dire que j'avais un mot à dire au roi, et que je croyais qu'il me ferait entrer dans son cabinet avant la messe. Le P. Tellier, dont le vrai travail se faisait le vendredi, était demeuré avec le roi; il sortit bientôt après, et presque aussitôt Nyert, premier valet de chambre en quartier, sortit du cabinet, chercha des yeux et me dit que le roi me demandait.
J'entrai aussitôt dans le cabinet. J'y trouvai le roi seul et assis sur le bas bout de la table du conseil, qui était sa façon de faire, quand il voulait parler à quelqu'un à son aise et à loisir. Je le remerciai en l'abordant de la grâce qu'il voulait bien me faire, et je prolongeai un peu mon compliment pour observer mieux son air et son attention, qui me parurent l'un sévère, l'autre entière. De là, sans qu'il me répondît un mot, j'entrai en matière. Je lui dis que je n'avais pu vivre davantage dans sa disgrâce (terme que j'évitais toujours par quelque circonlocution pour ne le pas effaroucher, mais dont je me servirai ici pour abréger) sans me hasarder de chercher à apprendre par où j'y étais tombé; qu'il me demanderait peut-être par quoi j'avais jugé du changement de ses bontés pour moi; que je répondrais que, ayant été quatre ans durant de tous les voyages de Marly, la privation m'en avait paru une marque qui m'avait été très-sensible, et par la disgrâce, et par la privation de ces temps longs de l'honneur de lui faire ma cour. Le roi, qui jusque-là n'avait rien dit, me répondit, d'un air haut et rengorgé, que cela ne faisait rien et ne marquait rien de sa part. Quand je n'eusse pas su à quoi m'en tenir sur cette privation, l'air et le ton de la réponse m'eût bien appris qu'elle n'était pas sincère; mais il la fallut prendre pour ce qu'il me la donnait: ainsi je lui dis que ce qu'il me faisait l'honneur de me dire me causait un grand soulagement, mais que, puisqu'il m'accordait l'honneur de m'écouter, je le suppliais de trouver bon que je me déchargeasse le coeur en sa présence, ce fut mon terme, et que je lui disse diverses choses qui me peinaient infiniment, et dont je savais qu'on m'avait rendu auprès de lui de fort mauvais offices, depuis que des bruits, que mon âge et mon insuffisance m'empêchaient de croire fondés, mais qui avaient fort couru, qu'il avait jeté les yeux sur moi pour l'ambassade de Rome (ils étaient très-réels comme on l'a vu ailleurs, mais il fallait parler ainsi, parce qu'il ne me l'avait pas fait proposer dans l'incertitude de la promotion du cardinal de La Trémoille;et que, dès qu'elle fut faite, il cessa d'y vouloir envoyer un ambassadeur), l'envie et la jalousie s'étaient tellement allumées contre moi, comme contre un homme qui pouvait devenir quelque chose et qu'il fallait arrêter de bonne heure; que depuis ce temps-là je n'avais pu dire ni faire rien d'innocent; que jusqu'à mon silence même ne l'avait pas été, et que M. d'Antin n'avait pas cessé de m'attaquer. « D'Antin! interrompit le roi, mais d'un air plus doux, jamais il ne m'a nommé votre nom. » Je répondis que ce témoignage me faisait un plaisir sensible, mais que d'Antin m'avait si attentivement poursuivi dans le monde en toutes occasions que je n'avais pu ne pas craindre ses mauvais offices auprès de lui.
En cet endroit le roi, qui avait déjà commencé à se rasséréner, prenant un visage encore plus ouvert, et montrant une sorte de bonté et presque de satisfaction à m'entendre, me coupa la parole comme je commençais un autre discours par ces mots: « Il y a encore un autre homme.... » et me dit: «Mais aussi, monsieur, c'est que vous parlez et que vous blâmez, voilà ce qui fait qu'on parle contre vous.» Je répondis que j'avais grand soin de ne parler mal de personne; que, pour [parler mal] de Sa Majesté, j'aimerais mieux être mort, en le regardant avec feu entre deux yeux; qu'à l'égard des autres, encore que je me mesurasse beaucoup, il était difficile que des occasions ne donnassent pas lieu à parler quelquefois un peu naturellement. « Mais, me dit le roi, vous parlez sur tout, sur les affaires, je dis sur ces méchantes affaires, avec aigreur... » Alors à mon tour j'interrompis le roi, observant qu'il me parlait de plus en plus avec bonté; je lui dis que des affaires j'en parlais ordinairement fort peu et avec de grandes mesures; mais qu'il était vrai que, piqué quelquefois par de fâcheux succès, il m'échappait d'abondance de coeur des raisonnements et des blâmes; qu'il m'était arrivé une aventure qui, ayant fait un grand bruit contre mon attente, m'avait aussi fait le plus de mal; que j'allais l'en rendre juge, afin de lui en demander un très-humble pardon si elle lui avait déplu, ou que, s'il en jugeait plus favorablement, il vît que je n'étais pas coupable.
Je savais à n'en pas douter qu'on avait fait un prodigieux et pernicieux usage de mon pari à Lille; j'avais résolu de le conter au roi, et j'en saisis ici l'occasion qu'il me donna belle, mais avec la légèreté qu'il convenait sur les acteurs avec lui. Je continuai donc à lui dire que, lors du siége de Lille, touché de l'importance de sa conservation, au désespoir de voir avec quelle diligence les ennemis s'y fortifiaient, avec quelle lenteur son armée se mettait en mouvement, après trois courriers dépêchés coup sur coup portant ordre de marcher au secours, impatienté d'entendre continuellement assurer une levée de siége si glorieuse et si nécessaire, laquelle je voyais impossible par le temps que ces lenteurs donnaient aux ennemis de se mettre tout à fait à couvert de cette crainte, il m'était échappé, dans le dépit d'une de ces disputes, de parier quatre pistoles que Lille ne serait pas secouru et qu'il serait pris. « Mais, dit le roi, si vous n'avez parlé et parié que par intérêt de la chose, et par dépit de voir qu'elle ne réussissait pas, il n'y a point de mal, et au contraire, cela n'est que bien; mais quel est cet autre homme dont vous me vouliez parler? » Je lui dis que c'était M. le Duc, sur lequel il garda le silence, et ne me dit point, comme il avait fait sur d'Antin, qu'il ne lui avait point parlé de moi, et je lui racontai en peu de mots autant que je pus, sans rien omettre d'utile, le fait et le procédé de Mme de Lussan; et comme sur le pari de Lille j'avais soigneusement évité de lui nommer les noms de Chamillart, de Vendôme et de Mgr le duc de Bourgogne, j'évitai ici avec le même soin de lui nommer Mme la Duchesse sa fille, pour en mieux tomber sur M. le Duc. Je dis donc au roi que je n'entrais point dans le fond de l'affaire de Mme de Lussan pour ne l'en pas importuner, mais que M. le chancelier et tout le conseil, M. le premier président et tout le parlement où elle avait été portée, en avaient été indignés jusqu'à lui en avoir fait de fâcheuses réprimandes; que cette femme m'ayant attaqué partout et par toutes sortes de mensonges, j'avais été contraint de me défendre par des vérités poignantes à la vérité, mais justes et nécessaires; qu'avant de les publier j'avais supplié M. le Prince d'en entendre la lecture; que je la lui avais faite, et qu'il avait trouvé très-bon que je les publiasse; que je n'avais jamais pu approcher de Mme la Princesse ni de M. le Duc; qu'il était étrange qu'il s'intéressât plus dans l'affaire de la dame d'honneur de Mme la Princesse que M. le Prince même, lequel avait fort gourmandé Mme de Lussan là-dessus; qu'enfin Sa Majesté trouvait bon que ses sujets eussent tous les jours des procès contre elle, et qu'il serait étrange qu'on n'osât se défendre des mensonges de Mme de Lussan, dont la place serait plus que la première du royaume, si elle lui donnait le droit de plaider et de mentir sans réplique. J'ajoutai que M. le Duc ne me l'avait jamais pardonné depuis, qu'il n'y avait point d'occasion où je ne m'en fusse aperçu, et que c'était une chose horrible que moi, absent naturellement et à la Ferté, comme j'avais accoutumé à Pâques, et sans savoir M. le Prince en état de mourir, M. le Duc eût dit à Sa Majesté, sur l'affaire des manteaux, que c'était dommage que je n'y fusse et que je me donnerais bien du mouvement.
Le roi, qui m'avait laissé tout dire, et sur qui je remarquai que j'avais fait impression, me répondit avec l'air et la façon d'un homme qui veut instruire, qu'aussi je passais pour être vif sur les rangs, que je m'y étais mêlé de beaucoup de choses, que je poussais les autres, et me mettais à leur tête. Je répondis qu'à la vérité cela m'était arrivé quelquefois, et qu'en cela même je n'avais pas cru rien faire qui lui pût déplaire, mais que je le suppliais de se souvenir que, depuis l'affaire de la quête dont je lui avais rendu compte, il y avait quatre ans, je n'étais entré en aucune sorte d'affaire. Je lui remis en deux mots le fait de celle-là, et de celle de la princesse d'Harcourt; et sur ce que je lui dis que j'avais eu lieu de croire qu'il en avait été content, il en convint, et m'en dit des choses de lui-même, qui me montrèrent qu'il s'en souvenait parfaitement, sur quoi je ne manquai pas de lui dire que la maison de Lorraine ne l'avait pas oublié, et n'avait cessé de me le témoigner depuis. Revenant tout de suite d'où je m'étais écarté, j'ajoutai que c'était bien assez de ne m'être mêlé de rien depuis quatre ans, pour que M. le Duc, à qui je n'avais jamais rien fait, ne fit pas souvenir de moi dans un temps d'absence où je ne pensais à rien moins. L'air de familiarité que j'avais usurpé dans la parenthèse des Lorrains, et en retombant sur M. le Duc, et celui d'attention, d'ouverture et de bonté non ennuyée que je vis dans le roi, me fit ajouter que j'avais beau d'entrer en rien, puisque, dans ma dernière absence dont j'arrivais, il m'avait été mandé de beaucoup d'endroits qu'on avait extrêmement parlé de moi sur ce qui était arrivé entre les carrosses de Mmes de Mantoue et de Montbazon, et que j'osois lui demander ce que je pouvais faire pour éviter ces méchancetés, et des propos qui se tenaient gratuitement, moi absent depuis longtemps, et dans la parfaite ignorance de l'aventure de ces dames. « Cela vous fait voir, me dit le roi en prenant un vrai air de père, sur quel pied vous êtes dans le monde, et il faut que vous conveniez que cette réputation, vous la méritez un peu. Si vous n'aviez jamais eu d'affaires de rangs, au moins que vous n'y eussiez pas paru si vif sur celles qui sont arrivées, et sur les rangs mêmes, on n'aurait point cela à dire. Cela vous doit montrer aussi combien vous devez éviter tout cela, pour laisser tomber ce qu'on en peut dire, et faire tomber cette réputation par une conduite sage là-dessus, et suivie, pour ne point donner prise sur vous. » Je répondis que c'était aussi ce que j'avais continuellement fait depuis quatre ans, comme je venais d'avoir l'honneur de le lui dire, et ce que je ferais continuellement à l'avenir, mais qu'au moins le suppliais-je de voir combien peu de part j'avais eu en ces dernières choses, desquelles néanmoins je ne me trouvais pas quitte à meilleur marché; que j'avais une telle crainte de me trouver en tracasseries et en discussions, surtout devant lui, qu'il fallait donc que je lui disse maintenant la véritable raison qui m'avait fait rompre le voyage de Guyenne qu'il m'avait permis de faire; que cette raison était celle des usurpations, étranges du maréchal de Montrevel sur mon gouvernement, qui étaient telles que je n'y pouvais aller qu'elles ne fussent décidées; que M. le maréchal de Boufflers, qui avait commandé en chef en Guyenne, à qui j'avais exposé mes raisons, avait jugé en ma faveur, et cru que M. de Montrevel l'en voudrait bien croire; mais que ce dernier s'étant opiniâtré à vouloir que Sa Majesté décidât, j'avais mieux aimé perdre mes affaires qui avaient grand besoin de ma présence, et laisser encore le maréchal de Montrevel usurper tout ce que bon lui semblait et semblerait, que d'en importuner Sa Majesté, tant j'étais éloigné de toutes querelles, et surtout de l'en fatiguer.
Le roi goûta tellement ce propos qu'il l'interrompit plusieurs fois par des monosyllabes de louanges pour ne pas troubler le fil de mon discours, à la fin duquel il me loua davantage et m'applaudit plus à son aise, sans pourtant entrer en rien sur ces différends de Guyenne, tant il abhorrait toute discussion, et aimait mieux que tout s'usurpât et se confondit, souvent même au préjudice connu de ses affaires, que d'ouïr parler de cette matière, et surtout de décision. Je lui parlai aussi de la longue absence que j'avais faite de douleur de me croire mal avec lui, d'où je pris occasion de me répandre moins en respects, qu'en choses affectueuses sur mon attachement à sa personne, et mon désir de lui plaire en tout, que je poussai avec une sorte de familiarité et d'épanchement, parce que je sentis à son air, à ses discours, à son ton et à ses manières, que je m'en étais mis à portée. Aussi furent-ils reçus avec une ouverture qui me surprit, et qui ne me laissa pas douter que je ne me fusse remis parfaitement auprès de lui. Je le suppliai même de daigner me faire avertir, s'il lui revenait quelque chose de moi qui pût lui déplaire, qu'il en saurait aussitôt la vérité, ou pour pardonner à mon ignorance, ou pour mon instruction, ou pour voir que je n'étais point en faute. Comme il vit qu'il n'y ayait plus de points à traiter, il se leva de dessus sa table. Alors je le suppliai de se souvenir de moi pour un logement, dans le désir que j'avais de continuer à lui faire une cour assidue; il me répondit qu'il n'y en avait point de vacant, et avec une demi-révérence riante et gracieuse, s'achemina vers ses autres cabinets, et moi après une profonde révérence je sortis en même temps par où j'étais entré, après plus d'une demi-heure d'audience la plus favorable; et fort au delà de ce que j'avais pu espérer.
J'allai tout droit chez Maréchal, par un juste tribut, lui raconter tout ce qui se venait de passer, et que je lui devais uniquement, dont il fut ravi et en augura au mieux; de là chez le chancelier à qui la messe du roi me donna loisir de tout conter. Il pesa attentivement chaque chose, et fut tellement surpris de la façon dont le roi était descendu dans tous les détails, de ses réponses, de ses interruptions, et puis de ses reprises, qu'il me protesta qu'il ne connaissoit pas encore quatre hommes à la cour, de quelque sorte qu'ils fussent, avec qui le roi en eût usé ainsi. Il m'exhorta à une grande circonspection, à une grande assiduité, à bien espérer, et m'assura que, connaissant le roi comme il faisait, pour ainsi dire à revers, je pouvais compter, non-seulement qu'il ne lui restait aucune impression contre moi, mais qu'il était bien aise qu'il ne lui en restât aucune, et que j'étais très-bien avec lui. Ce qui me surprit le plus et qui me donna encore plus de confiance, fut la conformité de l'avis de M. de Beauvilliers, et même de ses paroles, qu'il ne connaissoit pas un autre homme avec qui le roi se fût ouvert, et fût entré de la sorte.
On ne peut exprimer la joie de ces amis, et combien le chancelier traita avec élargissement le chapitre de ma retraite que son adresse avait arrêtée, et combien je sentis et lui témoignai l'obligation que je lui en avais. J'allai ensuite tirer Mme de Saint-Simon d'inquiétude que je changeai en une grande joie. C'était elle qui m'avait aposté le chancelier et tous mes amis, et qui par là m'avait forcé, comme je l'ai dit, à ce dernier remède, dont le succès fut tel que le roi m'a toujours depuis, non-seulement bien traité, mais avec une distinction marquée pour mon âge, jusqu'à sa mort, et sans lacune; je dis pour mon âge quoiqu'à trente-cinq ans que j'allais avoir ce ne fût plus jeunesse, mais à son égard, c'était encore au-dessous, surtout pour un homme sans charge, et sans occasion de familiarité avec lui, et voilà quel trésor est une femme sensée et vertueuse. Elle m'avoua alors l'extrême éloignement du roi qu'elle avait su de Mme la duchesse de Bourgogne, et qu'elle m'avait prudemment caché pour ne me pas éloigner moi-même davantage. Elle crut sagement aussi qu'ayant eu recours à celte princesse qui l'avait si bien reçue, elle lui devait rendre compte de ce qui venait de se passer, sur quoi elle lui témoigna beaucoup de joie et toutes sortes de bontés. Comme rien n'était plus rare qu'une audience du roi à ceux qui n'avaient point de particulier naturel avec lui, celle que je venais d'avoir, et surtout sa longueur, fit plus de bruit que je ne désirais. Je laissai dire et me tins en silence, parce qu'on n'est point obligé de rendre compte de ses affaires. Maréchal me dit deux jours après que le roi m'avait fort loué à lui, et [avait] témoigné toutes sortes de satisfaction de mon audience. Retournons maintenant à M. le duc d'Orléans avec qui je passai encore toute cette après-dînée.
Chausseraye était allée la veille tout droit chez la duchesse de Ventadour à Versailles, chez Mme d'Argenton à Paris, où elle ne la trouva point, et sut qu'elle était allée jouer et souper chez la princesse de Rohan, d'où elle ne reviendrait que fort tard, sur quoi elle lui manda qu'elle avait à lui parler et qu'elle l'attendait chez elle. Mme d'Argenton ne se pressant point de revenir, Mlle de Chausseraye renvoya et la fit arriver. Elle lui dit que ce qu'elle avait à lui apprendre était si sérieux qu'elle eût bien voulu qu'une autre en fût chargée; et avec ces détours comme pour annoncer la mort de quelqu'un, elle fut longtemps sans être entendue. Enfin elle la fut. Les larmes, les cris, les hurlements firent retentir la maison, et annoncèrent au nombreux domestique la fin de sa félicité, lequel ne fut pas plus ferme que la maîtresse. Après un long silence de Chausseraye, elle se mit à parler de son mieux, à faire valoir les largesses, la délicatesse sur tout ordre par écrit, la liberté dans tout le royaume excepté Paris et les apanages. Mme d'Argenton au désespoir, mais peu à peu devenue plus traitable, demanda à se retirer pour les premiers temps dans l'abbaye de Gomerfontaine en Picardie, où elle avait été élevée et y avait une soeur religieuse. L'Abbé de Thesut, secrétaire des commandements de M. le duc d'Orléans, ami intime de toute cette séquelle et dont j'aurai occasion de parler dans la suite, fut mandé, puis envoyé à Versailles, chargé d'une lettre de Mme d'Argenton pour M. le duc d'Orléans, et d'une autre pour la duchesse de Ventadour, priée de voir Mme de Maintenon sur cette retraite.
Tandis que j'étais chez M. le duc d'Orléans, avec deux ou trois de ses premiers officiers, à causer pour l'amuser comme nous pouvions, l'abbé de Thesut entra, qui lui vint dire un mot à l'oreille. À l'instant je vis une grande altération sur son visage. Il rêva un moment, se leva, alla à l'autre bout de l'entre-sol avec l'abbé, puis m'appela, ce qui fit sortir les autres. Demeurés seuls tous trois, M. le duc d'Orléans me demanda avec angoisse si j'avais jamais vu une dureté pareille, m'expliqua la demande de Gomerfontaine et sa cause, et à peine m'en eût-il dit le refus, qu'il entra en une espèce de rage et de fureur, et s'abandonna au repentir de ne s'en être pas fui de Besons et de moi dans le sein de sa maîtresse la nuit qui précéda la rupture, comme il en avait été mille fois tenté. Après avoir laissé quelque cours à cette tempête, je lui représentai qu'avant de s'abandonner ainsi au déchaînement, il fallait voir un peu mieux de quoi il s'agissait; que, si la chose était crue ainsi qu'on la lui disait, je ne pouvais disconvenir qu'il n'eût lieu d'être en colère, et que j'y étais autant que lui, mais que je le suppliais que nous puissions raisonner un moment. Je demandai à l'abbé de Thesut ce qu'on prétendait que Mme d'Argenton devînt, et pourquoi on ne voulait pas la laisser se retirer en un lieu si naturel, et où elle pourrait trouver de la consolation, de l'instruction et des exemples. Il me répondit que Mme de Maintenon aimait l'abbesse et la maison de Gomerfontaine, où elle avait envoyé des demoiselles de Saint-Cyr, qu'elle avait des desseins dessus, et qu'elle ne voulait pas que Mme d'Argenton la gâtât. Je dis à M. le duc d'Orléans, qui cependant tempêtait de toutes ses forces, qu'il aurait regret de s'être tant tourmenté pour si peu de chose, que je ne voyais que deux choses qui pussent lui faire de la peine et intéresser Mme d'Argenton: un ordre par écrit qu'il était sûr qu'elle n'aurait pas, une contrainte sur sa liberté que je ne voyais pas ici; et que, s'il voulait m'en croire, je parierais toutes choses qu'il aurait contentement.
J'eus peine à lui faire entendre raison. À la fin il consentit à la proposition que je lui fis d'écrire à Mme de Maintenon. Après avoir écrit les deux premiers mots, il se renversa dans sa chaise, me dit qu'il ne pouvait penser, encore moins écrire, et qu'il me priait de faire la lettre. J'en fis le compliment à l'abbé de Thesut, puis je la fis. Ils la trouvèrent bien tous deux, l'abbé la lui dicta, il l'écrivit, et mit le dessus de sa main, et l'envoya par Imbert, son premier valet de chambre, comme le roi était déjà chez Mme de Maintenon, qui était ce que je voulais pour qu'il la vît. Imbert la donna à l'officier des gardes qui demeurait là de garde. Celui-ci la porta à Mme de Maintenon; mais le roi ayant demandé et su de qui était la lettre, la prit, et c'était ce que nous désirions. J'essuyai tout le soir des regrets cuisants demeuré tête à tête, et pour la première fois de ma vie je vis des lettres de Mme d'Argenton. M. le duc d'Orléans lui écrivit, et j'eus peine à obtenir qu'il s'en abstiendrait tout à fait à l'avenir. Après le souper, le roi dit à M. le duc d'Orléans qu'il avait vu sa lettre, que Gomerfontaine ne se pouvait, parce que Mme de Maintenon ne le désirait pas, par les raisons que nous savions, qu'il lui répéta; mais qu'à l'exception de ce lieu, il n'y en avait aucun où sa maîtresse n'eût liberté d'aller et de demeurer, tant et si peu qu'il lui plairait. Tout cela fut accompagné d'amitiés, et d'un air fort différent de celui que le temps mal pris et la surprise avaient causé lors de la déclaration de la rupture.
Mme d'Argenton ne demeura que quatre jours à Paris, depuis que Chausseraye la lui était allée dire. Elle s'en alla chez son père qui vivait chez lui près de Pont-Sainte-Maxence, et le chevalier d'Orléans, son fils, demeura au Palais-Royal. Cette retraite excita toutes les langues. Les amies de Mme d'Argenton s'en irritèrent comme d'un outrage, n'osant crier contre la rupture même. La duchesse de Ventadour, naturellement douce, et d'ailleurs retenue par la cour, se contenta de pleurer. La duchesse douairière d'Aumont, sa soeur, ne se contraignit pas tant. Dévote outrée, joueuse démesurée par accès, et souvent tous les deux ensemble, et toujours méchante, elle était la meilleure amie de Mme d'Argenton, et força la duchesse d'Humières, sa belle-fille, de la venir voir partir avec elle. La duchesse de La Ferté et Mme de Bouillon s'emportèrent fort aussi, et toute la lie de Paris et du Palais-Royal sans mesure. Les ennemis de M. le duc d'Orléans, particulièrement Mme la Duchesse, et tout ce qui tenait à elle, prirent un autre tour. Ils semèrent que le roi était sa dupe; qu'à bout du joug, dur, cher et capricieux de sa maîtresse, il s'était fait avec lui un faux mérite et un honteux honneur de sa rupture; que le procédé de l'y avoir fait entrer était d'un bas courtisan, raffiné; que la victime était bien à plaindre, mais que bientôt M. le duc d'Orléans, lassé d'une vie raisonnable, prendrait quelque nouvel engagement. Les indifférents et les raisonnables qui firent le plus grand nombre, ne purent refuser leurs louanges à la rupture, leur approbation à la manière. Deux millions leur parurent une libéralité excessive. De laisser Mme d'Argenton dans Paris aux risques de renouer avec elle, au moins de donner lieu tous les jours à le dire et à le croire, leur sembla contre tout bon sens, et impossible de l'en faire sortir par l'autorité du roi, par conséquent de nécessité absolue de lui confier d'abord la rupture, et quant à la manière de l'en faire retirer, ils y trouvèrent tous les ménagements possibles.
Le roi, comme je viens de le dire, revenu de la surprise d'un temps mal pris, se livra à la plus grande joie, et la témoigna dès le lendemain à M. le duc d'Orléans; il le traita depuis toujours de bien en mieux. Mme de Maintenon n'osa pas n'y point contribuer un peu dans ces commencements, où les jésuites servirent très-bien ce prince, qui se les était attachés. Mme la duchesse de Bourgogne y fit des merveilles par elle-même; et Mgr le duc de Bourgogne, poussé par le duc de Beauvilliers. Monseigneur seul demeura le même qu'il était à son égard, continuellement aigri sur l'affaire d'Espagne par Mme la Duchesse et par tout ce qui l'obsédait avec art et empire. L'espérance de marier la fille aînée de Mme la Duchesse à M. le duc de Berry redoublait encore leur application à tenir Monseigneur dans cet extrême éloignement.
Plusieurs jours se passèrent sans qu'on parlât d'autre chose que de cette rupture, qui passa publiquement pour mon ouvrage, sans qu'on y donnât presque aucune part à Besons. Je m'en défendis constamment jusques avec mes amis particuliers, tant pour en laisser tout l'honneur à M. le duc d'Orléans, que pour éviter la rage de tous ceux qui par intérêt en étaient fâchés, et par une juste crainte de montrer mon crédit sur l'esprit d'un prince qu'il n'était pas certain de porter toujours où on voulait, ni qui demeurât toujours exempt de fautes. Toutefois je ne gagnai rien par cette conduite, sinon de n'avouer jamais. Chacun demeura persuadé de la vérité du fait, et je crus que le domestique de M. le duc d'Orléans en fut cause, en racontant ce qu'ils avaient vu de mes longs et continuels particuliers avec lui immédiatement auparavant. Mais il m'arriva un autre inconvénient que je n'avais garde de prévoir et qui mit au fait de la chose ceux-là mêmes auxquels il m'était le plus important de le tenir caché. J'avais fort conseillé à M. le duc d'Orléans de rechercher les principaux personnages en estime et en considération dans le monde et aussi en crédit. Dans cette vue il se rallia un peu le maréchal de Boufflers, et pour se l'attacher davantage, il lui parla franchement sur ses torts, il en convint avec lui, raisonna confidemment de la conduite qu'il avait résolue à l'avenir, enfin s'ouvrit au point de lui conter tout ce qui s'était passé sur sa rupture avec sa maîtresse. De tout cela il lui en demanda le secret, excepté pour moi et pour le duc de Noailles, qui arrivait de Roussillon dans ces premiers jours de janvier.
Le maréchal, mon ami intime, ravi de me savoir l'auteur et l'exécuteur d'une oeuvre si bonne, si difficile, et qu'il savait si fort tenir au coeur du roi et de Mme de Maintenon par elle-même, qui souvent lui en avait parlé avec fureur, ne douta pas qu'il ne me rendît un excellent office en lui confiant que c'était moi seul qui avais fait chasser Mme d'Argenton. Il me surprit étrangement lorsqu'il me conta l'aveu que lui en avait fait M. le duc d'Orléans, et bien davantage qu'il l'avait dit à Mme de Maintenon. À son tour il ne le fut pas moins de ma froideur à ce récit, et m'en demanda la cause. Je la lui dis; mais comme il avait plus de droiture que d'esprit et de vraie connaissance de cour, où il n'était venu qu'âgé et déjà dans les grands emplois de guerre, il ne goûta point mes raisons et se récria sur l'injustice qu'il y avait de prendre thèse sur ce que j'avais fait faire de bon à M. le duc d'Orléans, pour m'imputer de n'empêcher pas ce qu'à l'avenir il pourrait faire de mal. Ce qu'il avait dit était lâché et lâché par principe d'amitié; ainsi voyant la chose sans remède, je ne voulus pas contester vainement, et je le remerciai du mieux que je pus. Le roi ni Mme de Maintenon, laquelle je ne voyais jamais, ne m'en ont jamais parlé ni rien fait dire; mais par un trait du roi, qui se trouvera dans la suite, je ne puis presque douter qu'il ne l'ait su.
La rupture ainsi achevée et terminée, je songeai à en faire tirer à M. le duc d'Orléans tous les plus avantageux partis qu'il me fût possible, et je n'en crus aucun meilleur, à tous égards, que celui de le lier étroitement à Mme sa femme dans une si favorable jointure. Il avait été infiniment content de la manière dont elle avait pris la rupture. Elle contint sa joie avec une modération et une sagesse qui ne se démentit point, et qui eut une grande force pour ramener M. le duc d'Orléans vers elle. Comme il me l'avoua dès les premiers jours, et que je sentis ses froncements mollis, je me hâtai de me servir de ces ouvertures récentes, et de sa désoccupation ennuyeuse et pénible dans ce subit changement de vie, pour l'attacher à Mme la duchesse d'Orléans. Jugeant ensuite que je pourrais ne leur être pas inutile, je lui dis que jusqu'à présent j'avais fait une sorte de profession publique de ne la jamais voir non plus que les autres princesses, chez qui je n'allais jamais qu'un instant aux occasions; que maintenant que rien ne les séparait plus, c'était à lui à me prescrire ma conduite à cet égard, et à mon attachement pour lui à m'y conformer. À l'instant il me pria de la voir avec un empressement qui me surprit. Il me dit que c'était une chose qu'il avait résolu de me demander; il ajouta qu'il serait extrêmement aise que la liaison qui était entre lui et moi s'étendît à elle; il s'étendit là-dessus en raisons et en désirs.
J'étais cependant extrêmement pressé par elle de la voir. Elle avait chargé la duchesse de Villeroy de m'en témoigner son impatience, et cela plusieurs fois, c'est-à-dire tous les jours, et de me dire à quel point elle ressentait ce que j'avais fait pour elle. Elle en avait dit autant aussi à Mme de Saint-Simon avec de grandes effusions de coeur, qui la voyait souvent; mais, sans rien de particulier, lui avait parlé dans les termes de la plus vive reconnaissance. Ainsi, après avoir laissé passer quelques jours, pendant lesquels M. le duc d'Orléans me pressait toujours de la voir, je convins avec la duchesse de Villeroy de l'heure d'y aller, parce qu'elle me voulait voir en particulier. Comme je fus annoncé un soir après son jeu, le peu de familières qui étaient restées s'en allèrent. Elle était dans son cabinet dans un petit lit de jour, en convalescence de sa couche de la reine d'Espagne. On m'apporta un siége auprès d'elle où je m'assis. Là, tête à tête, tout ce qu'elle me dit de gracieux ne se peut rendre. La joie et la reconnaissance s'exprimaient avec un choix de paroles si juste, si précis et si fort que j'en fus surpris. Elle eut l'art de me faire entendre tout ce qu'elle sentait à mon égard sur ce que j'avais fait pour elle, et qui n'est pas écrit ici, sans qu'il lui échappât rien d'embarrassant ni pour elle ni pour moi; et je me sauvai par des respects et des compliments vagues. Surtout elle me remercia de l'avoir si bien servie sans l'avoir jamais auparavant connue, et se récria sur la générosité, car ce fut le terme qu'elle employa, de ne l'avoir évitée que pour la mieux délivrer. Il n'y eut protestations qu'elle ne me fit d'une amitié, d'un souvenir, d'une reconnaissance éternels, et termes obligeants et forts dont elle ne se servît pour me demander personnellement mon amitié. Ensuite elle me dit, un peu en continuant de rougir, car cela lui était arrivé plus d'une fois et avec grâce dans le cours de ses remercîments, que je serais peut-être surpris qu'elle, qui avec raison n'avait pas la réputation d'être confiante, me parlât avec une entière ouverture dès la première entrevue, mais que mon intimité avec M. le duc d'Orléans, et ce que je venais de faire, le permettait et l'exigeait même ainsi. Après cette petite préface, elle entra en effet avec moi en des raisonnements les plus pleins de confiance sur la conduite que M. le duc d'Orléans avait à tenir pour se tirer de l'état auquel il s'était mis.
Je fus extrêmement surpris de sentir tant d'esprit, de sens et de justesse, dont je conclus en moi-même encore plus fortement de n'épargner aucun soin pour unir le mari et la femme le plus étroitement que je le pourrais, fermement persuadé, outre la foule des autres raisons, qu'il ne trouverait nulle part un meilleur conseil qu'en elle. Nous concertâmes donc, dès cette première fois, diverses choses, bien résolus de marcher ensemble pour remettre M. le duc d'Orléans au monde, en quoi néanmoins nous trouvâmes plus de difficulté que nous n'avions pensé; mais au moins je parvins assez aisément à l'unir et à le faire vivre avec elle aussi agréablement et même aussi intimement qu'il était en lui, à la grande surprise de la cour, et au grand dépit de Mme la Duchesse et de ses autres ennemis, qui ne purent même le dissimuler. Devenu ainsi l'auteur de cette union, j'en devins aussi l'instrument continuel, dans laquelle je fus en tiers dans une confiance et une intimité égale avec chacun des deux. Leurs ennemis commencèrent à en craindre les effets, et les miens à publier que je gouvernais cette barque.
Une des choses à laquelle je crus devoir le plus travailler, fut à faire que M. le duc d'Orléans se ramenât le monde. Je fis ce que je pus pour l'engager aux démarches qui y étaient nécessaires, aidé par Mme la duchesse d'Orléans, et favorisé par le grand changement et public en bien du roi pour lui; mais il était encore si effarouché, qu'il craignait également la solitude et la compagnie, et ne se pouvait résoudre à donner les moyens et les facilités propres à se faire rentourer. Le duc de Noailles avait été dans leur plus étroite confidence à tous deux; il s'en était fort retiré depuis l'affaire d'Espagne, surtout de M. le duc d'Orléans. C'était lui, comme je l'ai dit ailleurs, qui lui avait donné Flotte; il prétendit l'avoir toujours parfaitement ignorée; il craignit de s'y trouver pour quelque chose, à cause de Flotte, s'il continuait dans la même liaison; il s'éloigna sous prétexte que ce prince s'était trop avantagé dans l'éclat de cette affaire; que c'était lui qui lui avait donné cet homme; il se passa entre eux encore quelque autre chose; bref, je n'ai jamais su le fond de tout cela, ni par le prince, ni par le duc, avec qui j'ai vécu longtemps en liaison la plus étroite, mais qui ne commença que plus tard. La prétention des filles de Mme la duchesse d'Orléans sur les femmes des princes du sang était déjà née; le duc de Noailles y était entré fort avant dans les premières, et quoi qu'il eût pu faire pour se cacher, il ne put éviter que Mme la Duchesse, avec qui il était fort bien, n'en fût informée et piquée jusqu'aux reproches, et puis à la froideur. Le désir de se raccommoder avec elle eut peut-être part au procédé qu'il eut avec M. le duc d'Orléans. Il était déjà personnage à la cour par l'amitié et la confiance de Mme de Maintenon, et par ses emplois, et Mme la Duchesse ne fut pas fâchée de se raccommoder avec lui. Ces mêmes raisons nous firent désirer à Mme la duchesse d'Orléans et à moi de le ramener. Il était toujours demeuré fort en mesure avec elle, et elle croyait que M. le duc d'Orléans avait tort avec lui; elle-même en était embarrassée, et désirait fort de finir tout cela.
Nancré était fort lié avec Mme d'Argenton, et fort mal avec Mme la duchesse d'Orléans, qui avait grand lieu d'en être plus que mécontente. C'était un drôle de beaucoup d'esprit; de manége et de monde, aimable dans le commerce et dans la société, mais dangereux fripon, pour ne pas dire scélérat, dont il ne s'éloignait guère, qui aimait à se mêler de tout, dont l'intrigue était la vie, et qui, n'ayant ni âme ni sentiment, que simulés, voulait cheminer et être compté, à quoi tous moyens lui étaient bons. La rupture, et M. le duc d'Orléans raccommodé au mieux avec Mme sa femme et se tournant au sérieux, l'embarrassaient fort. Il était des amis du duc de Noailles; il lui parla de cette brouillerie, et lui promit ce qu'il ne put tenir.
M. le duc d'Orléans, qui ne comptait pas sur la sûreté de Nancré, sut du maréchal de Besons que le duc de Noailles lui en avait parlé, et en saisit l'occasion pour lui remettre cette espèce de négociation. Besons agit, et trouva Noailles dans des réserves de respect fort sèches. Mme la duchesse d'Orléans le vit chez elle avec une retenue qui ne put se réchauffer. Il était fort lié avec le maréchal de Boufflers et aussi avec Besons; apparemment qu'il sut d'eux la part que j'avais eue à la rupture. Il crut ou sut aussi que je n'ignorais pas le louche qui s'était mis entre M. le duc d'Orléans et lui, tellement que, encore que je n'eusse avec lui aucune sorte d'habitude ni de liaison, quoique fort bien de tout temps avec sa mère, je remarquai qu'il me tournait, et à la fin il me parla en homme plein qui veut s'épancher et montrer qu'il a raison. Je ne laissai pas d'en être surpris; mais comme tout ce qui me revenait de lui depuis longtemps me plaisait, je m'approchai à mesure qu'il s'approchait. Il me parla en général de son fait avec M. le duc d'Orléans, et me pria qu'il pût me le conter à loisir. Moi qui n'avais que faire de tout cela, sinon en gros, par le désir de les voir rapprocher, j'évitai doucement cette conversation demandée. Néanmoins, il se forma un peu plus de commerce entre eux, mais fort mesuré, [M. de Noailles] avouant même ses ménagements renouvelés par Mme la Duchesse, tellement qu'il ne fut pas jugé à propos de le presser davantage, mais bien d'attendre mieux du bénéfice du temps et d'en profiter quand il serait possible.