CHAPITRE VI.

1710

Bouffonneries de Courcillon, à qui on recoupe la cuisse. — Mort de la duchesse de Foix. — Mort de Fléchier, évêque de Nîmes. — Mort, caractère et testament de l'archevêque de Reims Le Tellier. — Cardinal de Noailles proviseur de Sorbonne. — Mort de Vassé. — Mort de Mme de Lassai. — Mort de Mme Vaubecourt. — Mort de l'abbé de Grandpré; son sobriquet étrange. — Mort de M. le Duc. — Conduite de Mme la Duchesse. — Étrange contre-temps arrivé à M. le comte de Toulouse. — Nom et dépouille entière de M. le Duc donnés à M. son fils. — D'Antin chargé du détail de ses charges, puis de ses biens et de sa conduite. — Saintrailles et son caractère. — Caractère de M. le Duc. — Orgueil extrême de Mme la duchesse d'Orléans; sa prétention de préséance pour ses filles sur les femmes des princes du sang. — Mesures sur cette dispute, et sa véritable cause. — Adroite prétention de la duchesse du Maine de précéder ses nièces comme tante. — Jugement du roi entre les princesses du sang mariées et filles en faveur des premières, où il fait d'autres décisions concernant son sang. — Mécanique des après-soupées du roi. — Le roi déclare son jugement aux parties, puis au conseil, et ne le rend public que quelques jours après, sans le revêtir d'aucunes formes. — Brevet de conservation de rang de princesse du sang, fille, à la duchesse du Maine.

J'ai déjà parlé ailleurs de Courcillon, original sans copie, avec beaucoup d'esprit, et d'ornement dans l'esprit, un fonds de gaieté et de plaisanterie inépuisable, une débauche effrénée et une effronterie à ne rougir de rien. Il fit d'étranges farces lorsqu'on lui coupa la cuisse après la bataille de Malplaquet. Apparemment qu'on fit mal l'opération, puisqu'il fallut la lui recouper en ce temps-ci à Versailles. Ce fut si haut que le danger était grand. Dangeau, grand et politique courtisan, et sa femme que Mme de Maintenon aimait fort et qui était de tous les particuliers du roi, tournèrent leur fils pour l'amener à la confession. Cela l'importuna. Il connaissoit bien son père. Pour se délivrer de cette importunité de confession, il feignit d'entrer dans l'insinuation, lui dit que, puisqu'il en fallait venir là, il voulait aller au mieux; qu'il le priait donc de lui faire venir le P. de La Tour, général de l'Oratoire, mais de ne lui en proposer aucun autre, parce qu'il était déterminé à n'aller qu'à celui-là. Dangeau frémit de la tête aux pieds. Il venait de voir à quel point avait déplu l'assistance du même père à la mort de M. le prince de Conti et de M. le Prince; il n'osa jamais courir le même risque ni pour soi-même, ni pour son fils, au cas qu'il vint à réchapper. De ce moment il ne fut plus de sa part mention de confession, et Courcillon, qui n'en voulait que cela, n'en parla pas aussi davantage, dont il fit de bons contes après qu'il fut guéri. Dangeau avait un frère abbé, académicien, grammairien, pédant, le meilleur homme du monde, mais fort ridicule. Courcillon, voyant son père fort affligé au chevet de son lit, se prit à rire comme un fou, le pria d'aller plus loin, parce qu'il faisait en pleurant une si plaisante grimace qu'il le faisait mourir de rire.

De là passe à dire que, s'il meurt, sûrement l'abbé se mariera pour soutenir la maison; et en fait une telle description en plumet et en parure cavalière, que tout ce qui était là ne put se tenir d'en rire aux larmes. Cette gaieté le sauva, et il eut la bizarre permission d'aller chez le roi et partout sans épée et sans chapeau, parce que l'un et l'autre l'embarrassait avec presque toute une cuisse de bois, avec laquelle il ne cessa de faire des pantalonnades.

Il y eut aussi en ce temps-ci plusieurs morts. Celle de la duchesse de Foix arriva la première, qui fut regrettée de tout le monde, et beaucoup de M. de Foix. Elle était soeur de Roquelaure, à qui elle fit écrire en mourant, pour lui demander de pardonner à sa fille et au prince de Léon, ce qu'il accorda. Mme de Foix était la plus jolie bossue qu'on pût voir, grande, dansant autrefois en perfection, et ayant tant de grâces qu'on n'eût pas voulu qu'elle n'eût point été bossue; peu de la cour, fort du grand monde et du jeu, extrêmement amusante sans la moindre méchanceté, et n'ayant jamais eu plus de quinze ans à cinquante-cinq ans qu'elle mourut sans enfants.

[La mort] de l'évêque de Nîmes arriva dans son diocèse. C'était Fléchier qui avait été sous-précepteur de Monseigneur, célèbre par son savoir, par ses ouvrages, par ses moeurs, par une vie très-épiscopale. Quoique très-vieux, il fut fort regretté et pleuré de tout le Languedoc, surtout de son diocèse.

Un bien plus grand prélat mourut en même temps, qui laissa moins de regrets. Ce fut l'archevêque de Reims de qui j'ai parlé plus d'une fois. Il avait les abbayes de Saint-Remy de Reims, de Saint-Thierry, près Reims, qu'il avait fait unir à son archevêché pour le dédommagement de l'érection de Cambrai en archevêché auparavant suffragant de Reims, qui n'avait pas été fait, de Saint-Étienne de Caen, de Saint-Bénigne de Dijon, de Breteuil et quelques autres encore. Il était commandeur de l'ordre, doyen du conseil, maître de la chapelle du roi, proviseur de Sorbonne, et le plus ancien archevêque de France. Outre ce que j'ai dit ailleurs de sa fortune et de son caractère, j'ajouterai que, janséniste de nom, ennemi des jésuites, savant en tout ce qui était de son état pour le spirituel et le temporel, c'était avec de l'esprit un composé fort extraordinaire. Rustre et haut au dernier point, il était humble sur sa naissance à en embarrasser; extrêmement du grand monde, magnifique et toutefois avare, grand aumônier assez résident chaque année, gouvernant et visitant lui-même son diocèse qui était le mieux réglé du royaume, et le mieux pourvu des plus excellents sujets en tout genre qu'il savait choisir, s'attacher, employer et bien récompenser; avec cela fort de la cour et du plus grand monde, gros joueur, habile en affaires et fort entendu pour les siennes; lié avec les plus doctes et les plus saints de l'épiscopat, aimé et estimé en Sorbonne qu'il protégeait et gouvernait très-bien.

C'était un homme fort judicieux et qui avait le talent du gouvernement. Les ducs d'Aumont et d'Humières, frères de père, et le premier fils d'une soeur de ce prélat, avaient de grands démêlés d'intérêts qui les avaient longtemps aigris, et qu'ils remirent enfin à décider à l'archevêque de Reims dont la brillante santé était un peu tombée depuis quelque temps. Il mettait la dernière main à cette affaire le samedi 22 février, et y travaillait depuis sept heures du matin, lorsque, vers une heure après midi, il dit à son secrétaire qu'il se trouvait mal, et qu'il sentait un grand mal de tête. Un moment après, il s'étendit dans sa chaise et mourut, à soixante-neuf ans. La marquise de Créqui, sa nièce, arrivait en même temps pour dîner avec lui, qui parut peu émue, encore moins attendrie. Son amitié pour elle n'était pourtant pas sans scandale. Outre des présents gros et continuels, il défrayait sa maison toute l'année et lui en avait donné une toute meublée. Aussi passait-il sa vie avec elle quand il était à Paris, à la grande jalousie de tous ses autres héritiers. Ils furent tous mandés sur l'heure avec des notaires, et Mme de Louvois, sa belle-soeur. Arrivés qu'ils furent, on voulut chercher le testament. On n'en eut pas la peine, la marquise de Créqui enseigna où il était. Par la lecture qu'on fit on trouva qu'il faisait la marquise de Créqui sa légatrice universelle, et l'abbé de Louvois exécuteur de son testament. Il lui donnait la magnifique argenterie de sa chapelle et une belle tapisserie; aux religieux de Sainte-Geneviève de Paris, sa bibliothèque, la plus belle de l'Europe pour un particulier; et sa maison de Paris aux enfants de feu M. de Louvois, son frère. Il avait dénaturé son patrimoine, en sorte qu'il n'en restait que cette maison; et, comme il n'avait pas douté que son testament ne fût attaqué, pour peu qu'il pût l'être, il avait si bien fait que, quelque volonté qu'on eût, cela fut impossible. Ainsi, la marquise de Créqui en eut deux millions. Ce testament ne contribua pas à lever le scandale, ni le peu d'affliction de la marquise de Créqui à adoucir l'indignation. Il y eut des legs pieux et d'honnêtes récompenses au domestique. Mme de Louvois alla le jour même demander au roi la charge de la chapelle pour l'abbé de Louvois, mais par son oncle et par lui-même il était écrit en lettres rouges chez les jésuites, et il n'eut rien de cette grande dépouille. Le cardinal de Noailles fut proviseur de Sorbonne, et Marillac devint doyen du conseil.

Le premier écuyer, beau-frère de la marquise de Créqui perdit bientôt après Vassé, son gendre, qui était fort jeune et qui laissa des enfants; et Lassai perdit sa troisième ou quatrième femme, bâtarde de M. le Prince, dont la tête était un peu dérangée et qui lui laissa une fille.

Mme de Vaubecourt, soeur d'Amelot, l'ambassadeur en Espagne, etc., mourut aussi en même temps sans enfants, et veuve de Vaubecourt, lieutenant général, tué en Italie. Elle était encore belle; elle avait fait du bruit et était encore fort du grand monde, mais jamais de la cour.

Le vieil abbé de Grandpré mourut aussi. Il était frère du feu comte de Grandpré, lieutenant général et chevalier de l'ordre en 1661, et du maréchal de Joyeuse. C'était une manière d'imbécile et qui en avait aussi tout le maintien, mais qui ne laissait pas de sentir sa naissance, et d'aller partout. Il n'avait qu'une méchante petite abbaye et n'était point dans les ordres. Son corps n'était pas comme son esprit, les dames autrefois lui avaient donné le nom d'abbé Quatorze qui lui était demeuré, et ce prodige avait passé en telle notoriété que sa singularité excuse la honte de le rapporter.

Une autre mort épouvanta le monde et le mit en même temps à son aise. M. le Duc, tout occupé de son procès, dont la plaidoirie devait commencer le premier lundi de carême, était attaqué d'un mal bizarre qui lui causait quelquefois des accidents équivoques d'épilepsie et d'apoplexie qui duraient peu, et qu'il cachait avec tant de soin qu'il chassa un de ses gens pour en avoir parlé à d'autres de ses domestiques. Il avait depuis quelque temps un mal de tête continuel, souvent violent. Cet état troublait l'aise qu'il sentait de la délivrance d'un père très-fàcheux, et d'un beau-frère qui, en bien des sortes, avait fait continuellement le malheur et souvent le désespoir de sa vie. Mme la Princesse, pour qui il avait quelque considération et quelque amitié, le pressait de penser à Dieu et à sa santé. À force d'exhortations, il lui promit l'un et l'autre, mais après le carnaval, qu'il voulait donner aux plaisirs. Il fit venir Mme la Duchesse à Paris le lundi gras, pour les sollicitations et les audiences, et en attendant pour lui donner deux soupers et à beaucoup de dames, et les mener courre le bal toute la nuit du lundi et du mardi gras. Sur le soir du lundi, il alla à l'hôtel de Bouillon, et de là chez le duc de Coislin, son ami de tout temps, qui était déjà assez malade; il n'avait point de flambeaux et un seul laquais derrière son carrosse. Passant sur le pont Royal, revenant de l'hôtel de Coislin, il se trouva si mal qu'il tira son cordon et fit monter son laquais auprès de lui, duquel il voulut savoir s'il n'avait pas la bouche tournée, et il ne l'avait pas, et par qui il fit dire à son cocher de l'arrêter au petit degré de sa garde-robe pour entrer chez lui par-derrière, et n'être point vu de la grande compagnie qui était à l'hôtel de Condé pour souper. En chemin il perdit la porole et même la connaissance, il balbutia pourtant quelque chose pour la dernière fois, lorsque son laquais et un frotteur qui se trouva là le tirèrent du carrosse et le portèrent à la porte de sa garde-robe qui se trouva fermée. Ils y frappèrent tant et si fort qu'ils furent entendus de tout ce qui était à l'hôtel de Condé, qui accourut. On le jeta au lit. Médecins et prêtres mandés en diligence firent inutilement leurs fonctions. Il ne donna nul autre signe de vie que d'horribles grimaces, et mourut de la sorte sur les quatre heures du matin du mardi gras.

Mme la Duchesse, au milieu des parures, des habits de masques et de tout ce grand monde convié, éperdue de surprise et du spectacle, ne perdit sur rien la présence d'esprit. Quoique mal avec M. du Maine, elle en sentit le besoin; ainsi, fort peu après qu'on eut mis M. le Duc au lit, elle envoya le chercher à Versailles, M. le comte de Toulouse et Mme la princesse de Conti leur soeur, et ne manda rien à M. [le duc] ni à Mme la duchesse d'Orléans, avec qui elle était mal, et du crédit desquels elle n'avait rien à attendre. On peut juger qu'elle n'oublia pas d'Antin. Elle ne laissa pas de pleurer un peu en les attendant. Personne ne crut ses larmes excitées par la tendresse, mais plutôt par un souvenir douloureux qui l'affligeait en secret depuis un an, et d'une délivrance trop tardive. Mme la princesse de Conti, sa belle-soeur, avertie de ce qui se passait, alla à l'hôtel de Condé avec ses enfants, demeura dans les antichambres parmi les laquais assez longtemps, retourna dans son carrosse sans sortir de la maison, et revint encore dans les antichambres. La maréchale d'Estrées, douairière, fort amie de Mme la Duchesse, la trouvant là la fit entrer malgré elle, disant qu'en l'état où elle était avec M. son frère, elle n'osait se présenter. Mme la Duchesse, toujours fort à elle-même après le premier étonnement, lui fit merveilles. Bientôt après, l'autre princesse de Conti arriva de Versailles, qui se mettait au lit lorsque le message de Mme la Duchesse lui vint. Elle demeura peu à l'hôtel de Condé. M. le Duc venait de mourir; elle emmena Mme la Duchesse à Versailles. Vers Chaillot ils trouvèrent M. du Maine qui monta dans leur carrosse, et vers Chaville M. le comte de Toulouse, qui y monta aussi et s'en retourna avec eux.

Le contre-temps qui lui arriva fit grand bruit, enfanta des chansons, et ce fut tout. Le courrier de Mme la Duchesse ne le trouva point chez lui, et pas un de ses gens ne put ou ne voulut dire où il était, ni l'aller avertir. Il n'était pas loin pourtant, dans un bel appartement d'emprunt avec une très-belle dame du plus haut parage, dont le mari était dans le même, qui en faisait deux beaux, où tout le jour il tenait le plus grand état du monde, mais qui, malgré ses jalousies quelquefois éclatantes, était hors d'état de les aller surprendre, et la dame apparemment bien sûre du secret. Ils se reposèrent tous chez Mme la Duchesse, où ses enfants arrivèrent. Mme la princesse de Conti alla éveiller Monseigneur, et huit heures du matin approchant, M. et Mme la duchesse d'Orléans avertis vinrent chez Mme la Duchesse, où tout se passa entre eux de fort bonne grâce. M. le duc d'Orléans, M. du Maine et M. le comte de Toulouse allèrent au premier réveil du roi, où Monseigneur arriva un moment après eux.

Le roi, surpris de les voir à une heure si peu ordinaire, leur demanda ce qu'il y avait. M. du Maine porta la parole pour tous, et aussitôt le roi donna à M. le duc d'Enghien le gouvernement, la charge et la pension de M. son père, et déclara qu'il s'appellerait M. le Duc comme lui. Ils retournèrent chez Mme la Duchesse lui apprendre ces grâces, et tout de suite menèrent le nouveau M. le Duc attendre le roi dans ses cabinets, à qui ils le présentèrent. Ce prince, dont la sensibilité n'avait pas édifié à l'hôtel de Condé, avait plus de dix-sept ans. Le roi permit qu'il fît auprès de lui le service de grand maître, mais il ne voulut pas lui commettre l'exercice réel de cette charge ni du gouvernement de Bourgogne, et, de concert avec Mme la Duchesse, il chargea d'Antin du détail de l'un et de l'autre, de ses biens et de sa conduite, ce qui se déclara quelques jours après. Mme la Princesse était à Maubuisson; elle avait conservé beaucoup d'affection pour cette maison, quoiqu'elle eût perdu sa célèbre tante. Elle vint en diligence et apprit la mort de M. son fils, parce que malgré ses cris elle fut menée non à l'hôtel de Condé, mais chez elle au Petit-Luxembourg, maison qu'elle avait superbement bâtie depuis la mort de M. le Prince, et qu'elle achevait encore alors. Elle envoya aussitôt au roi Saintrailles le supplier de vouloir bien mettre la paix dans sa famille. Le roi lui promit d'y travailler, et ordonna à Saintrailles de demeurer auprès de M. le Duc comme il était auprès du père, dont il commandait l'écurie. C'était un homme sage avec de l'esprit, fort mêlé dans la meilleure compagnie, mais qui l'avait gâté en l'élevant au-dessus de son petit état, et qui l'avait rendu important jusqu'à l'impertinence. C'était un gentilhomme tout simple et brave, mais qui n'était rien moins que Poton, qui est le nom du fameux Saintrailles.

La mort du poëte Santeuil aux états de Bourgogne, l'aventure inouïe du comte de Fiesque à Saint-Maur, et d'autres choses encore qui se trouvent ci-devant éparses, ont déjà donné un crayon de M. le Duc: c'était un homme très-considérablement plus petit que les plus petits hommes, qui sans être gras était gros de partout, la tête grosse à surprendre, et un visage qui faisait peur. On disait qu'un nain de Mme la Princesse en était cause. Il était d'un jaune livide, l'air presque toujours furieux, mais en tout temps si fier, si audacieux, qu'on avait peine à s'accoutumer à lui. Il avait de l'esprit, de la lecture, des restes d'une excellente éducation, de la politesse et des grâces même quand il voulait, mais il voulait très-rarement; il n'avait ni l'avarice, ni l'injustice, ni la bassesse de ses pères, mais il en avait toute la valeur, et [avait] montré de l'application et de l'intelligence à la guerre. Il en avait aussi toute la malignité et toutes les adresses pour accroître son rang par des usurpations fines, et plus d'audace et d'emportement qu'eux encore à embler. Ses moeurs perverses lui parurent une vertu, et d'étranges vengeances qu'il exerça plus d'une fois, et dont un particulier se serait bien mal trouvé, un apanage de sa grandeur. Sa férocité était extrême et se montrait en tout. C'était une meule toujours en l'air qui faisait fuir devant elle, et dont ses amis n'étaient jamais en sûreté, tantôt par des insultes extrêmes, tantôt par des plaisanteries cruelles en face, et des chansons qu'il savait faire sur-le-champ qui emportaient la pièce et qui ne s'effaçaient jamais; aussi fut-il payé en même monnaie plus cruellement encore. D'amis il n'en eut point, mais des connaissances plus familières, la plupart étrangemeut choisies, et la plupart obscures comme il l'était lui-même autant que le pouvait être un homme de ce rang. Ces prétendus amis le fuyaient, il courait après eux pour éviter la solitude, et quand il en découvrait quelque repas, il y tombait comme par la cheminée, et leur faisait une sortie de s'être cachés de lui. J'en ai vu quelquefois, M. de Metz, M. de Castries et d'autres, désolés.

Ce naturel farouche le précipita dans un abus continuel de tout et dans l'applaudissement de cet abus qui le rendait intraitable, et si ce terme pouvait convenir à un prince du sang, dans cette sorte d'insolence qui a plus fait détester les tyrans que leur tyrannie même. Les embarras domestiques, les élans continuels de la plus furieuse jalousie, les vifs piquants d'en sentir sans cesse l'inutilité, un contraste sans relâche d'amour et de rage conjugale, le déchirement de l'impuissance dans un homme si fougueux et si démesuré, le désespoir de la crainte du roi, et de la préférence de M. le prince de Conti sur lui, dans le coeur, dans l'esprit, dans les manières même de son propre père, la fureur de l'amour et de l'applaudissement universel pour ce même prince, tandis qu'il n'éprouvait que le plus grand éloignement du public, et qu'il se sentait le fléau de son plus intime domestique, la rage du rang de M. le duc d'Orléans et de celui des bâtards, quelque profit qu'il en sût usurper, toutes ces furies le tourmentèrent sans relâche et le rendirent terrible comme ces animaux qui ne semblent nés que pour dévorer et pour faire la guerre au genre humain; aussi les insultes et les sorties étaient ses délassements, dont son extrême orgueil s'était fait une habitude, et dans laquelle il se complaisait. Mais s'il était redoutable, il était encore plus déchiré. Il se fit un dernier effort aux états de Bourgogne, qu'il tint après la mort de M. le Prince, d'y paraître plus accessible. Il y rendit justice avec une apparence de bonté; il s'intéressa avec succès pour la province, et il y donna de bons ordres de police; mais il y traita le parlement avec indignité sur des prérogatives que M. son père n'avait jamais eues, et qu'il lui arracha après quantité d'affronts. Quiconque aura connu ce prince n'en trouvera pas ici le portrait chargé, et il n'y eut personne qui n'ait regardé sa mort comme le soulagement personnel de tout le monde.

J'appris la mort de M. le Duc à mon réveil à Versailles où j'étais, j'allai à la messe du roi où je sus ce qui s'était passé là-dessus, et la disposition de sa dépouille. J'allai ensuite chez M. le duc d'Orléans qui, après avoir expédié quelques compliments le plus promptement qu'il put, me mena dans son cabinet où Mme la duchesse était demeurée à l'attendre qu'il eût vidé sa chambre de ceux que les compliments y avaient amenés. Là, en tiers avec eux, ils me contèrent ce qui s'était passé entre eux et Mme la Duchesse dans la visite qu'ils lui avaient faite ce même matin, et ensuite entre le roi et M. le duc d'Orléans sur l'affaire de ses filles avec les princesses du sang. Comme jusqu'ici je n'en ai dit qu'un mot fort léger et fort en passant, il en faut parler avec plus d'étendue, sans toutefois entrer dans le fond que pour le faire entendre, qui se trouvera au long parmi les Pièces, c'est-à-dire les mémoires donnés au roi de part et d'autre, et les lettres écrites à lui et à Mme de Maintenon, le jugement rendu par le roi, les considérations et réflexions, toutes choses qui feraient ici une trop longue digression.

Il faut savoir que Mme la duchesse d'Orléans était peut-être ce qu'il y avait dans le monde de plus orgueilleux, et la personne aussi qui avait le plus de vues et le plus de suite dans l'esprit et de ténacité dans ses volontés. Née ce qu'elle était, elle aurait dû être contente de se voir dans un rang aussi distingué au-dessus de celui de ses soeurs, mariées pourtant les premières de leur naissance à des princes du sang. Toutefois ce rang de petite-fille de France qui se bornait à elle ne lui servait que d'aiguillon à usurper, comme elle voyait incessamment faire à ses frères et aux princes du sang sur tout le monde. La pensée que ses enfants ne se-roient que princes du sang lui était insupportable, et de leur désirer un rang séparé au-dessus de princes du sang à en former le projet il n'y eut point d'intervalle. Elle imagina donc un troisième état entre la couronne et les princes du sang sous le nom d'arrière-petits-fils de France, et se mit en tête de le former et de le faire passer.

M. le duc d'Orléans, à qui elle en parla, trouva d'abord cela ridicule. Il était alors comme enterré avec Mme d'Argenton, et comme cela ne regardait ni sa maîtresse ni son genre de vie, sa négligence et sa facilité naturelle l'entraînèrent peu à peu à laisser tenter ce qu'il désapprouvait, et à la fin de s'y laisser embarquer lui-même. L'enfance de M. le duc de Chartres ôtait toute occasion de montrer des prétentions à son égard, mais leur fille aînée devenait d'âge et encore plus de figure à être ce qu'on appelle présentée et mise à la cour et dans le monde. Le premier pas pour arriver à un rang supérieur aux princes du sang était d'en être distinguée, et pour cela, il fallait au moins commencer par les précéder. À l'égard des filles nulle difficulté par l'aînesse de la branche d'Orléans, mais pour les femmes des princes du sang et de leurs veuves, ce qui était la même chose, c'est où était l'embarras. Point d'exemple en nulle condition en France où entre personnes de même rang et de même condition les femmes ne passassent partout devant les filles, et cet usage s'était toujours observé parmi les princesses du sang de toutes les branches. Il ne parut pas prudent de lever tout d'un coup le masque sur la prétention d'un nom et d'un rang nouveaux et inconnus d'arrière-petit-fils de France. Mme la duchesse d'Orléans eut peur d'effaroucher par trop; mais, voulant le former peu à peu et aller par degrés d'une prétention à l'autre, elle commença à prétendre que ses filles précédassent les femmes des princes du sang à titre seulement d'aînesse, pour, ce point gagné, venir au reste par échelons. Ainsi elle ne présenta ni ne montra sa fille pour avoir le temps de se tourner.

Elle la fit appeler Mademoiselle tout court au Palais-Royal, n'y en ayant plus de ce nom depuis le mariage de Mme de Lorraine. Du Palais-Royal, cette dénomination gagna Paris, et le monde s'y accoutuma; les princes du sang plus que les autres ravis qu'une princesse du sang succédât à un nom qui n'avait jusque-là été usité que pour deux petites-filles de France. Dans la suite il s'établit tout à fait; le roi n'en dit rien, laissa faire, après quoi Mme la duchesse d'Orléans aurait trouvé fort mauvais si quelqu'un avait appelé sa fille autrement. Le dédain de la produire et quelques petites simagrées observées chez elle, quoique dans le plus petit particulier où on la tenait renfermée, et dont on ne s'accommoda pas, commença à faire murmurer, et comme cela perça, les princes du sang se réveillèrent et se tinrent en garde sans mot dire. Enfin il se présenta des contrats de mariages de particuliers à signer. Mademoiselle, quoique non présentée ni dans le monde, était d'âge à les lui faire signer, et ce fut là où la prétention de préséance éclata. Mme la duchesse d'Orléans ne voulut pas qu'elle signât après les femmes des princes du sang, qui s'en émurent fortement; ainsi Mademoiselle, pour ne leur point céder, ne signa aucun de ces contrats et la prétention se trouva ainsi formée. Cela fit grand bruit, et mit une grande aigreur entre Mme la duchesse d'Orléans et Mme la Duchesse où leurs amies se mêlèrent assez mal à propos. La chose éclatée, il la fallut soutenir. Il se fit des mémoires de part et d'autre, ils doublèrent en réponses et en répliques avec fort peu de mesure. Les choses en étaient là lorsque M. le Duc mourut, et le roi différait toujours de décider, par son aversion naturelle et par la crainte de fâcher ceux qu'il condamnerait. Il y avait une autre noise dans la maison de Condé.

Mme la duchesse du Maine conservait son rang de princesse du sang, mais elle n'avait point pris de brevet qui le lui accordât comme avait fait Mme de Longueville et les autres princesses du sang mariées à d'autres qu'à des princes du sang. Sa raison intérieure était d'appuyer le rang extérieur de prince du sang dont son mari jouissait et de venir à prétendre qu'il était prince du sang, et de tourner son rang de princesse du sang fille en celui de princesse du sang mariée, c'est-à-dire en femme de prince du sang comme il est le même en tout, excepté les préséances entre elles. Cette transition était facile à entreprendre. Elle passait sans difficulté après Mlle de Condé, sa soeur aînée, tant qu'elle vécut; avec Mlle d'Enghien, sa soeur cadette, point de difficulté à la précéder. Mais lorsque Mme la Duchesse présenta ses filles et les mit à la cour et dans le monde, il fallut que la prétention éclatât. Ainsi Mme du Maine évita de se trouver avec elles, et comme elle avait déjà secoué le joug de la cour, et qu'elle s'était tournée tout aux fêtes, aux plaisirs, à ne bouger de Sceaux, à ne vivre que pour soi, elle évita assez longtemps la concurrence sans qu'on s'en aperçût trop; mais les contrats de mariage des particuliers la décelèrent, comme ils avaient fait Mme la duchesse d'Orléans pour Mademoiselle. Néanmoins elle n'osa parler du rang de M. du Maine; mais, laissant à part qu'elle fût ou non femme d'un prince du sang, elle s'avisa d'alléguer qu'étant soeur de M. le Duc, elle ne devait pas céder à ses filles, sur lesquelles elle avait un degré de parenté paternelle, et ne signa plus aucun contrat de mariage. La prétention était inouïe, et tout cela était d'autant plus mal cousu, que tant qu'elle avait signé les contrats de mariage, elle les avait toujours signés au-dessus de son mari, ce qui n'eût pas été s'il eût été prince du sang, comme M. le prince de Conti les signait tous au-dessus de Mme sa femme, qui était fille aînée de M. le Prince.

Pour revenir à l'affaire de Mademoiselle, tout ce qui s'était passé avant la mort de M. le Duc s'était fait avant que j'eusse vu Mme la duchesse d'Orléans, et M. le duc d'Orléans en était si peu occupé qu'à peine m'en avait-il dit quelque mot en passant, que j'avais encore moins ramassé. Ce matin-là donc de la mort de M. le Duc, étant seul avec M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, après m'avoir conté combien leur visite à Mme la Duchesse s'était bien passée, ils me dirent qu'ils étaient d'avis de se servir de cette occasion pour faire finir la dispute du rang de leurs filles, qui durait depuis trop longtemps; que dans cet esprit M. le duc d'Orléans avait, dès ce même matin, parlé au roi et représenté qu'il était de son équité de prononcer, et de sa bonté de le faire, dans une occasion où toutes les inimitiés suspendues pouvaient demeurer éteintes si le bois qui entretenait ce feu était ôté; qu'il ne fallait rien espérer entre eux de solide tant que cette querelle les irriterait; que leur état ne comportait aucun autre sujet de division; que ce qu'il venait de se passer entre eux ferait recevoir avec une soumission douce quelque jugement qui pût intervenir; que le roi, paroissant touché de ses raisons, lui avait dit qu'il prît garde et qu'il pourrait bien le condamner, à quoi il n'avait répondu que par une continuation d'instances pour être jugé. Ce fut la matière de la délibération. Mon avis fut qu'il n'y avait rien de pis pour eux que de n'être point jugés, parce que la provision était contre eux fondée sur l'usage de tout temps; qu'ainsi, sans être jugés, ils demeuraient condamnés, puisque Mademoiselle ne pouvait se trouver nulle part avec les femmes des princes du sang, parce qu'elle ne pouvait les précéder, et que par la même raison elle ne signait aucun contrat de mariage. J'ajoutai que, quelque jugement qui intervînt, ils se retrouveraient toujours sur leurs pieds, parce qu'en perdant même leur prétention pour leurs filles, ce même jugement déciderait la préséance de Mme la duchesse d'Orléans sur les filles qu'aurait M. le duc de Berry; je crus aussi, en quoi je me trompai lourdement, que, quoique le roi eût dit à M. le duc d'Orléans qu'il pourrait bien le condamner, il ne le ferait pas, parce que, s'il avait eu à le faire, il n'aurait pas résisté à toutes les instances que M. le Prince et M. le Duc lui avaient faites de juger, dans le temps que M. le duc d'Orléans était le plus mal avec lui, et ce fut aussi l'avis de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans; nous convînmes donc, selon que je leur proposai, que M. le duc d'Orléans en irait dire seulement un mot à Mme de Maintenon, pour se la concilier, et ne la pas fatiguer, et un autre encore au roi avant qu'il se mît à table. Aussitôt après dîner je retournai chez eux savoir où ils en étaient.

Mme la duchesse d'Orléans s'était mise au lit pour recevoir les compliments sur la mort de M. le Duc, et M. le duc d'Orléans et moi, seuls dans sa ruelle, discutâmes avec elle ce qu'il restait à faire. Il me dit qu'il n'avait pu voir Mme de Maintenon qui ne dînait pas chez elle, et que le roi ne lui avait pas paru éloigné de juger. Nous conclûmes qu'il fallait concilier et rafraîchir la mémoire à Mme de Maintenon par une lettre. Nous la fîmes tous trois, moi tenant la plume, et je passai après avec M. le duc d'Orléans dans son cabinet pour la lui dicter. Il l'écrivit et l'envoya sur-le-champ, et moi je mis par curiosité le brouillon dans ma poche, qui se trouvera parmi les Pièces. J'allai de là rendre l'état des choses à M. de Beauvilliers, qui me promit de parler à Mgr le duc de Bourgogne, chez lequel M. le duc d'Orléans alla dans l'après-dînée, et l'entretint longtemps. Ce prince lui dit qu'il était d'avis de juger, mais qu'il ne pouvait l'assurer s'il serait pour lui. Après ils se parlèrent avec amitié sur le mariage de M. le duc de Berry avec Mademoiselle.

Le roi, après sa messe, avait été voir Mme la Duchesse, dolente à merveille dans son lit, et lui avait fort parlé d'achever d'éteindre toute aigreur entre Mme la duchesse d'Orléans et elle, et d'en saisir cette occasion touchante où M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans avaient si bien fait pour elle et de si bonne grâce. Le roi se trouvait mal à l'aise de leur division. Son désir de la voir finir lui fit prendre pour un retour de bonne foi ce que la seule bienséance avait fait dire et faire des deux côtés en cette journée. Touché d'ailleurs par ce que lui avait dit M. le duc d'Orléans sur une décision, plus encore de sa lettre à Mme de Maintenon qu'il avait vue, il crut ne pouvoir trouver de conjoncture plus favorable, puisqu'il fallait bien en venir un jour à décider, et que, dans ces premiers moments de rapprochement, les parties seraient plus traitables et recevraient plus doucement sa décision qu'en aucun autre temps. Rempli de cette pensée, il entra sur le soir chez Mme la duchesse de Bourgogne avant de passer chez Mme de Maintenon, comme il faisait plusieurs fois tous les jours depuis qu'elle était en couche du roi d'aujourd'hui, et contre sa coutume, après les premiers moments il en fit sortir tout le monde. Il ne demeura dans la chambre que Mme de Maintenon, Monseigneur, Mgr le duc de Bourgogne, et la princesse dans son lit dont tous s'approchèrent, tandis que le roi envoya querir M. le duc de Berry.

Le roi exposa le fait, ce que M. le duc d'Orléans lui avait dit dans la journée, Mme de Maintenon ce qu'il lui avait écrit; ils convinrent tous qu'il fallait décider. Le roi, qui n'avait pas relu les mémoires, était plein d'un dernier que feu M. le Duc lui avait donné depuis peu de jours. Il en avait voulu donner la communication à M. le duc d'Orléans et la liberté d'y répondre; sa paresse et sa négligence lui persuadèrent que l'un et l'autre était inutile, que ce ne pouvait être que des redites et qu'il n'avait pas besoin de rien ajouter aux mémoires qu'il avait donnés. Ainsi il ne vit point ce dernier mémoire qui pourtant avait persuadé le roi contre la prétention de Mademoiselle. Il montra un peu ce penchant, mais il laissa toute liberté de discuter l'affaire et d'opiner, parce que, dans la vérité, il ne se souciait guère qui de ses deux bâtardes l'emportât. Monseigneur, de longue main bien instruit et de nouveau recordé, qui haïssait M. le duc d'Orléans à ne s'en pas contraindre, qui y était sans cesse entretenu, qui aimait Mme la Duchesse, opina de toute sa force pour les femmes des princes du sang. Mgr le duc de Bourgogne, sur lequel de plus anciens et de plus solides principes que ceux des mémoires respectifs faisaient impression, appuya le même avis. On peut ne pas douter que M. le duc de Berry n'en ouvrit pas un autre. La décision arrêtée, le roi considéra qu'en ayant fait une pour la préséance de ses filles sur Madame qu'il ne voulait pas changer, et désirant aussi donner quelque consolation à Mme la duchesse d'Orléans, fit l'honnêteté à M. le duc de Berry de lui demander s'il n'aurait point de peine de céder aux filles de Mgr le duc de Bourgogne, qui tout de suite répondit qu'il n'en aurait point. Ainsi il fut arrêté que les filles de France non mariées précéderaient, excepté la Dauphine ou la fille de France directe, les femmes de leurs frères cadets; mais que les petites-filles de France, filles, seraient précédées par les femmes des fils de France, que par conséquent Mme la duchesse d'Orléans serait assurée de précéder les filles de M. le duc de Berry, et que les femmes des princes du sang précéderaient toutes les filles des petits-fils de France et des princes du sang, aînés de leurs maris.

Après cela vint l'article de Mme la duchesse du Maine, que le roi voulut décider en même temps. Pour cela il fut réglé que le jugement dénoncerait que les princesses du sang, filles, se précéderaient suivant leur aînesse, ce qui sapait la nouveauté prétendue par Mme du Maine de précéder, comme tante, les filles de feu M. le Duc son frère, non mariées, parce qu'elle avait un degré sur elles, et que les petites-filles de France qui épouseraient un prince du sang, ou un qui ne le serait pas, et les princesses du sang qui épouseraient un autre qu'un prince du sang, ne conserveraient point leur rang sans un brevet qui le leur accordât. Ainsi tombait le manége de Mme du Maine en faveur de son mari, qui, avec tout son extérieur de prince du sang, ne l'était pas, et le roi dit qu'il ferait expédier un brevet à Mme la duchesse du Maine, en cas qu'elle n'en eût pas déjà un pour conserver son rang. Ainsi elle fut déclarée ce qu'elle était, c'est-à-dire princesse du sang, fille, quoique mariée, et marchant au rang de son aînesse après ses nièces. Tout fut consulté entre eux, excepté l'article des filles de France, que le roi ne mit pas en délibération, après l'honnêteté faite à M. le duc de Berry, et la différence qu'il voulut mettre entre les filles et les petites-filles de France, pour relever d'autant les premières, et gratifier Mme la duchesse d'Orléans, dont M. le duc de Berry ne s'aperçut pas, et que les autres princes n'osèrent relever.

Tout étant ainsi unanimement convenu et résolu, le roi imposa le secret jusqu'à la déclaration qu'il en ferait après son souper. Pour mieux comprendre ce qu'il s'y passa, il faut expliquer en deux mots la mécanique de l'après-soupée de tous les jours. Le roi sortant de table s'arrêtait moins d'un demi-quart d'heure, le dos appuyé contre le balustre de sa chambre. Il trouvait là en cercle toutes les dames qui avaient été à son souper et qui l'y venaient attendre un peu avant qu'il sortît de table, excepté les dames assises qui ne sortaient qu'après lui, et qui, à la suite des princes et princesses qui avaient soupé avec lui, venaient une à une faire une révérence, et achevaient de former le cercle debout où les autres dames avaient laissé un grand vide pour elles, et tous les hommes derrière. Le roi s'amusait à remarquer les habits, les contenances et la grâce des révérences, disait quelque mot aux princes et aux princesses qui avaient soupé avec lui et qui fermaient le cercle auprès de lui des deux côtés, puis faisait la révérence aux dames à droite et à gauche, qu'il faisait encore une fois ou deux en s'en allant, avec une grâce et une majesté nonpareilles, parlait quelquefois, mais fort rarement à quelqu'une en passant, entrait dans le premier cabinet où il s'arrêtait pour donner l'ordre, et s'avançait après dans le second cabinet, les portes du premier au second demeurant toutes ouvertes. Là il se mettait dans un fauteuil, Monsieur, quand il vivait, dans un autre; Mme la duchesse de Bourgogne, Madame, mais seulement depuis la mort de Monsieur, Mme la duchesse de Berry après son mariage, et les trois bâtardes, Mme du Maine quand elle était à Versailles, sur des tabourets des deux côtés en retour. Monseigneur, Mgr le duc de Bourgogne, M. le duc de Berry, M. le duc d'Orléans, les deux bâtards, feu M. le Duc, comme mari de Mme la Duchesse quand il vivait, et, depuis, les deux fils de M. du Maine, quand ils furent un peu grands, et d'Antin, depuis qu'il eut les bâtiments, tous debout. M. d'O, comme ayant été gouverneur de M. le comte de Toulouse, avec les quatre premiers valets de chambre, Chamarande qui en avait conservé les entrées, les quatre premiers valets de garde-robe, les premiers valets de chambre de Monseigneur et des deux princes ses fils, le concierge de Versailles et les garçons bleus étaient dans le cabinet des Chiens, qui flanquait celui où était le roi, la porte entre-deux tout ouverte, dans laquelle les principaux se tenaient, dont quelques-uns demeuraient dans le premier cabinet avec les dames d'honneur des princesses qui étaient avec le roi, les deux dames du palais de jour de Mme la duchesse de Bourgogne, et les dames d'atours des filles de France. Ainsi on voyait et on entendait, de ce premier cabinet et de celui des Chiens, ce qui se disait et se faisait dans celui où était le roi, qui en arrivant y trouvait les princes et les princesses qui avaient cette entrée., et qui ne mangeaient pas avec lui. Le nouveau M. le Duc et M. le prince de Conti, depuis son mariage, eurent cette entrée: l'un comme fils de Mme la Duchesse, l'autre comme son gendre. Partout cela était de même, suivant la disposition des lieux, sinon qu'à Marly les dames que Mme la duchesse de Bourgogne amenait se tenaient les après-soupées dans le cabinet du roi avec les dames d'honneur, et qu'à Fontainebleau il n'y avait qu'un seul cabinet fort grand, où tout ce qui vient d'être nommé demeurait avec le roi, les dames d'honneur duchesses assises, joignant les princesses et tout de suite, les autres debout ou par terre sur le parquet, où même on ne donnait point de carreau à la maréchale de Rochefort; les valets s'y tenaient peu, et peu à la fois par discrétion.

Cela entendu, le roi, entré dans le second cabinet, appela M. et Mme la duchesse d'Orléans et M. le comte de Toulouse, et, au lieu de s'asseoir à l'ordinaire, les alla attendre à un coin du cabinet, où il leur dit ce qu'il avait décidé. M. le duc d'Orléans, peu capable de prendre les choses à coeur, et qui s'était laissé entraîner dans cette affaire plutôt qu'il n'y était entré, se contenta aisément, pour Mme la duchesse d'Orléans, elle ne répondit pas un seul mot. De là le roi, se faisant suivre par le comte de Toulouse, alla à un autre coin, où il appela Mme la princesse de Conti sa fille, la seule d'entre les princesses du sang qui fût là, et lui dit aussi le jugement, qui parut surprise et fort aise. Enfin le roi, toujours avec M. le comte de Toulouse, passa à un autre endroit où il appela M. [le duc] et Mme la duchesse du Maine, à qui il dit aussi ce qui les regardait, et qui en parurent fort mortifiés. Ensuite le roi s'alla asseoir à l'ordinaire, et le temps du cabinet jusqu'au coucher s'acheva fort sérieusement.

Le lendemain, mercredi des Cendres, le roi déclara son jugement le matin au conseil, qui y fut fort applaudi, et ensuite du public. Il ajouta qu'il l'avait tout écrit de sa main, mais qu'il y voulait retoucher quelque chose. Il le dressa de manière que les enfants en directe, quoique non enfants des rois, furent déclarés fils et filles de France, ce qui, par exemple, regardait M. le duc de Berry; et il confirma tacitement le nouvel état et rang de petits-fils et petites-filles de France. Tout demeura encore comme secret jusqu'au 12 du même mois de mars, que le roi donna son jugement écrit de sa main, en onze articles, à Pontchartrain, comme ayant la maison du roi dans son département de secrétaire d'État, qui l'expédia et le signa seul. Le roi n'y voulut point d'autres formes ni même sa signature, pour que sa décision, ainsi toute nue, sans sceau, sans signature des autres secrétaires d'État, sans vérilication au parlement, tînt plus de sa toute-puissance; c'est au moins toute la raison qu'on en put imaginer. En même temps Pontchartrain eut ordre d'expédier pour la duchesse du Maine le brevet de conservation de rang et honneurs de princesse du sang fille, qu'elle n'avait eu garde de demander, et dont elle se serait si volontiers passée.

Il ne laissa pas d'être remarquable que le jour de la mort de M. le Duc eût par cela même fait éclore ce que tout son crédit et celui de M. le Prince, toute leur ardeur et leur empressement, et toutes les adresses de Mme la Duchesse n'avaient pu obtenir de son vivant. Elle oublia un peu son état si récent de veuve, dans la sensibilité très-marquée de ce qu'elle venait de gagner, en quoi Mme la princesse de Conti, sa soeur, parut beaucoup plus modérée. Mme la Duchesse en reçut même les compliments de ses familiers, ce qui fut imité à Paris par Mme la Princesse et. Mme la princesse de Conti.

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