1710
Motifs de la volonté si fort déterminée de faire Mme de Saint-Simon dame d'honneur de Mme la duchesse de Berry. — Menées pour empêcher que cette place ne fût donnée à Mme de Saint-Simon. — Leur inutilité singulière. — Mme de Caylus arrogamment refusée pour dame d'atours par Mme de Maintenon à Monseigneur. — Je propose et conduis fort près du but Mme de Cheverny pour dame d'atours. — Quelle elle était. — Exhortations et menaces par le maréchal de Boufflers, avec tout l'air de mission du roi. — Motifs qui excluent Mme de Cheverny. — Mme de La Vieuville secrètement choisie. — Inquiétude du roi d'être refusé par moi. — Le roi me parle dans son cabinet, et y déclare Mme de Saint-Simon dame d'honneur de la future duchesse de Berry. — Sa réception du roi et des personnes royales. — Je vais chez Mme de Maintenon; son gentil compliment. — Assaisonnements de la place de dame d'honneur. — La marquise de La Vieuville déclarée dame d'atours de la future duchesse de Berry. — Sa naissance et son caractère; et de son mari. — M. le duc d'Orléans mortifié par l'Espagne. — Mouvements sur porter la queue de la mante. — Facilité de M. le duc d'Orléans. — Baptême de ses filles. — Fiançailles. — Mariage de M. le duc de Berry et de Mademoiselle. — Festin où les enfants de M. du Maine sont admis, ainsi qu'à la signature du contrat, pour la première fois. — Le duc de Beauvilliers, comme gouverneur, est préféré au duc de Bouillon, grand chambellan, à présenter au roi la chemise de M. le duc de Berry. — Visite et douleur de la reine et de la princesse d'Angleterre. — Mme de Mare refuse obstinément d'être dame d'atours. — Son traitement. — Causes de ce refus trop sensées. — Tristes réflexions.
Il serait difficile de comprendre comment le roi et ces autres personnes royales ne furent pas rebutés de nos refus, ni assez piqués pour passer à un autre choix. On ne peut se dissimuler qu'elles ne se crussent une espèce tout à fait à part du reste des hommes, continuellement induits en cette douce erreur par les empressements, les hommages, la crainte, l'espèce d'adoration qui leur étaient prodigués par tout le reste des hommes, une ivresse de cour uniquement [appliquée] à tout sacrifier pour plaire, surtout occupée à étudier, à deviner, à prévenir leurs goûts, et au mépris de la raison et souvent de plus encore, à s'immoler à eux par toutes sortes de flatteries, de bassesses et d'abandon. Il était donc fort surprenant de voir des personnes si absolues et si accoutumées à voir tout ramper sous leurs pieds, prévenir leurs moindres désirs, s'opiniâtrer jusqu'à cet excès à nous faire accepter une place qui faisait l'envie générale, jusqu'à remuer tant de machines en menaces et en flatteries pour ne nous pas livrer à un ressentiment, qui en toute autre occasion aurait eu le plus prompt effet. Mais un motif puissant avait emporté toute autre considération.
Le roi avait envie d'approcher Mme de Saint-Simon de sa cour particulière, dès lors que Mme de La Vallière eut la place de dame du palais à la mort de Mme de Montgon. Nous sûmes depuis que ce qui l'avait empêché d'en disposer pendant six semaines fut qu'il la destinait à Mme de Saint-Simon, et qu'il espéra par ce délai lasser Mme la duchesse de Bourgogne, qui, entraînée par les Noailles et par des raisons de femmes de leur âge, fit tant d'instance pour obtenir Mme de La Vallière, qu'à la fin le roi s'y rendit. Heureusement que j'avais demandé cette place, parce qu'il se publia sur notre résistance à celle-ci, que je trouvais même celle des dames du palais au-dessous des duchesses. L'imputation était pitoyable. La reine en avait eu plusieurs, elle avait eu encore Mlle d'Elboeuf, Mme d'Armagnac, la princesse de Bade, fille d'une princesse du sang, femme d'un souverain d'Allemagne, qui dans leur service de dames du palais ne différaient en rien des autres, sans préférence, sans distinction, mêlées avec les dames du palais duchesses, et sans dispute ni prétentions de rang, en toute égalité ensemble. Outre cette bonne volonté, le roi, à qui la seule complaisance mêlée de la crainte de la cabale de Mme la Duchesse avait fait vouloir le mariage qui approchait les bâtards de M. le duc de Berry (et c'en était là le grand et secret ressort), au même degré qu'eût fait celui de Mlle de Bourbon, ne le voulait accompagner que de choses agréables à ceux qui l'y avaient induit et utiles à leurs intérêts. Rien ne leur était plus important que d'avoir dans cette place une personne dont la vertu de tout temps sans atteinte, le bon esprit, le sens et les inclinations fussent de concert pour une éducation désirable.
Il faut que cette vérité m'échappe: il n'y avait point de femme qui eût jamais mérité ni joui d'une réputation plus pleine, plus unanimement reconnue, ni plus solide que Mme de Saint-Simon, sur tout ce qui forme le mérite des plus honnêtes et des plus vertueuses. Il n'y en avait point aussi qui en usât avec plus de douceur et de modestie, ni qui fût plus généralement respectée dans cet âge où elle était; ni avec cela plus aimée; jusque-là que les jeunes femmes les moins retenues n'en pensaient pas autrement et n'en avaient pas même de crainte, malgré la distance des moeurs et de la conduite. Sa piété solide, et qui ne s'était affaiblie en aucun temps, n'étrangeait personne, tant on s'en apercevait peu et tant elle était uniquement pour elle. Tant de choses ensemble, et si rares, remplissaient avec abondance toutes les vues de l'éducation, et suppléaient avantageusement au nombre des années. La naissance, les alliances, les entours, les noms, la dignité flattaient extrêmement l'orgueil et l'amour-propre, en sorte qu'il ne se trouvait en ce choix quoi que ce pût être qui ne satisfît pleinement en tout genre.
L'intimité qui me liait à M. le duc et à Mme la duchesse d'Orléans, les services que je leur avais rendus, la part que j'avais eue au mariage, rendaient ce choix singulièrement propre. La bonté très-marquée de Mme la duchesse de Bourgogne, et son désir pour Mme de Saint-Simon, mon attachement pour Mgr le duc de Bourgogne qu'on sentait dès lors n'être pas ingrat, ma liaison plus qu'intime avec tout ce qui environnait le plus principalement et le plus intérieurement ce prince, ajoutaient infiniment à toute convenance. Ce qui y mettait le sceau était ma situation de longue main si éloignée de Mme la Duchesse et de toute cette cour intérieure de Mlonseigneur, que venait de combler la part qu'ils ne savaient que trop, comme j'aurai bientôt occasion de le dire, que j'avais eue à l'exclusion de Mlle de Bourbon et à la fortune de Mademoiselle. Il ne leur pouvait rester d'espérance que d'avoir occasion de tomber sur la nouvelle fille de France, et alors il importait au dernier point à tout ce qui la faisait telle d'avoir auprès d'elle une dame d'honneur qui, non-seulement eût les qualités requises à l'emploi, mais qui fût encore incapable, quoi qu'il pût arriver de radieux dans les suites à Mme la Duchesse et à cette cabale, de s'en laisser entamer à quelques intérêts particuliers que ce pût être, et c'est ce qui ne pouvait se rencontrer en nulle autre avec la même sûreté, tant par la vertu et la probité de Mme de Saint-Simon, que par un éloignement personnel si peu capable d'aucun changement entre nous et cette cabale. Ce furent, à ce que j'ai toujours cru, ces puissantes raisons qui portèrent M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans à ne se rebuter de rien et à pousser, s'il faut user de ce terme, l'acharnement jusqu'où il pouvait aller pour emporter Mme de Saint-Simon.
Mme la duchesse de Bourgogne, dans sa situation avec Mme la Duchesse et cette cabale telle qu'elle a été montrée, comblée par ce mariage, qui était de plus son ouvrage, avait les mêmes raisons, et de plus celles de son aisance, comme elle ne l'avait pas caché à Mme de Saint-Simon. Ce qui environnait Mgr le duc de Bourgogne avec le plus de poids pensait peu différemment, parce que les éloignements et les intérêts étaient les mêmes. Le roi, avec son ancienne prévention que rien n'avait détruite depuis l'affaire de la dame du palais, pressé par les menées de Mme la duchesse d'Orléans, sûr que Mme de Saint-Simon était au moins très-agréable à Mme la duchesse de Bourgogne, instruit peut-être par ce que j'ai rapporté du maréchal de Boufflers de toute la part que j'avais eue à la séparation de M. le duc d'Orléans avec Mme d'Argenton, qui sûrement avec sa mémoire n'avait pas oublié ce que je lui avais dit sur feu M. le Duc en l'audience du mois de janvier que j'ai racontée, accoutumé au visage de Mme de Saint-Simon par les Marlys et par la voir souvent à la suite de Mme la duchesse de Bourgogne, choses d'habitude qui lui faisaient infiniment, tout cela forma un amas de raisons qui non-seulement le déterminèrent, mais le décidèrent, et une fois déclaré et averti du refus en poussant à bout Mme la duchesse de Bourgogne, il se piqua de n'avoir pas cette espèce de démenti, et il voulut si fermement être obéi qu'il en vint jusqu'à prodiguer les menaces et à nous en faire avertir de tous côtés. Je dis faire avertir, par le lieu qu'il y donna exprès à plusieurs reprises et peut-être, comme on le verra bientôt, par quelque chose de plus fort.
Il ne fallait pas moins qu'un aussi puissant groupe de choses et d'intérêts pour l'emporter sur le dépit de nos refus et sur tout l'art qui fut mis en oeuvre pour les seconder, et que je découvris peu de jours après que Mme de Saint-Simon fut déclarée. Mme la Duchesse, d'Antin et toute cette cabale intime outrée du mariage, s'échappèrent à dire que tout était perdu si Mme de Saint-Simon était dame d'honneur, soit qu'ils regardassent à l'importance d'y avoir quelqu'un dont ils pussent faire usage, au moins qui pût être accessible, enfin neutre, s'ils ne pouvaient mieux. Ils considérèrent comme un coup de partie de l'empêcher de l'être. Les prétendants et les curieux de cour, qui regardaient cette place d'un autre oeil que nous ne faisions, et qui pour eux ou pour les leurs l'ambitionnaient, les ennemis dont on ne manque jamais, tous enfin, occupés de la crainte que cette place ne me frayât chemin à mieux, se distillèrent l'esprit à travailler à la détourner. Faute de mieux, ils cherchèrent une ressource dans l'exactitude de la vie de Mme de Saint-Simon: ils furetèrent de quel côté elle penchait, qui était son confesseur, et ils se crurent assurés de l'exclure, lorsqu'ils eurent découvert que c'était depuis longues années M. de La Brue, curé de Saint-Germain de l'Auxerrois, mis en place et protégé par le cardinal de Noailles, et qui passait pour suspect de jansénisme.
Ce crime, auprès du roi, était le plus irrémissible et le plus certainement exclusif de tout. Être de la paroisse de Saint-Sulpice, passer sa vie à la cour, n'avoir jamais cessé d'être dans la piété, quoique sans enseigne, et ne se confesser, ni à sa paroisse de Saint-Sulpice, ni à Versailles, ni aux jésuites, et aller de tout temps à ce curé étranger et si suspect, leur parut une preuve complète qu'ils surent bien faire valoir. Leur malheur voulut que cette accusation portée au roi le trouva si décidé pour Mme de Saint-Simon, qu'elle ne fit que l'alarmer, lui à qui il n'en aurait pas fallu davantage pour ne vouloir jamais ouïr parler de ce choix, bien qu'arrêté, s'il s'en était moins entêté, ce qui lui était entièrement inusité; et, sans perquisition, l'affaire aurait été finie: ce qui avait rompu le cou à bien des gens qui ne se doutaient pas du comment ni du pourquoi, et ce qui était avec lui d'une expérience certaine. On n'oublia rien pour réaliser les soupçons sur le curé, mais on ne trouva que de la mousse qui ne put prendre. On fit toutefois tout l'usage qu'on put de ces choses. Le roi s'en alarma, mais ce fut tout, et voulut s'éclaircir contre sa coutume en ce genre. Il s'adressa au P. Tellier, et il ne pouvait consulter un plus soupçonneux ennemi du plus léger fantôme.
Le P. Tellier était assuré sur mon compte par mon ancienne confiance au P. Sanadon, son ami et de même compagnie; il savait par lui dans quelle union nous vivions, Mme de Saint-Simon et moi, depuis le jour de notre mariage. Il était dans la bouteille avec moi de celui que nous avions fait réussir; il me courtisait comme j'ai commencé ailleurs à en dire quelque chose, par rapport à Mgr le duc de Bourgogne et à ses plus intimes entours avec lesquels il me savait indissolublement lié depuis que j'étais à la cour; il glissa donc avec le roi sur le sieur de La Brue, dont il ne dit pas grand bien, mais sans rien de marqué, parce qu'il n'y ayait pas matière; il répondit nettement de moi et, par moi, de Mme de Saint-Simon, parce qu'il savait que nous étions unis en toutes choses. Il affermit le roi dans le choix qu'il avait résolu, et l'assura qu'en tout genre il n'y en avait point de si bon à faire, tellement que le poison se tourna en remède, et que ce qui avait été si malignement présenté pour exclure Mme de Saint-Simon de cette place, et par le genre d'accusation de toute espérance et de tout agrément, opéra précisément le contraire.
Je ne sus que longtemps après par M. le duc d'Orléans cette ferme parade du P. Tellier. Il eut peine et à me l'avouer et à me la dissimuler pour ne pas trop découvrir cette espèce d'inquisition, pourtant fort connue déjà, et pour ne pas perdre aussi le mérite qu'il s'était acquis auprès de moi, d'autant plus grand que je ne pouvais le deviner, et que, sans ce bon office, nous nous trouvions perdus de nouveau sans savoir pourquoi, et sûrement sans retour. On peut juger de la rage de la cabale de manquer un coup si à plomb pour toujours et si continuellement certain. Nous eûmes bien quelque vent, avant la déclaration de la place, mais fort superficiellement, de ces manéges. Le curé de Saint-Germain, peu curieux de pénitentes considérables, mais attaché d'estime à Mme de Saint-Simon, tâcha de lui persuader de le quitter, par la considération des effets pour toute la vie, et sans ressource, de ce genre de soupçon; mais aucune n'entra là-dessus dans son esprit ni dans le mien, persuadés l'un et l'autre de la liberté et de la simplicité avec lesquelles on doit se conduire en choses spirituelles, qui ne doivent jamais tenir aux temporelles, beaucoup moins en dépendre. Depuis sa nomination on lui fit des attaques indirectes pour changer de confesseur, qui ne durèrent guère, parce qu'elle en fît doucement mais fermement sentir l'inutilité. Elle n'en a jamais eu d'autre tant que ce sage et saint prêtre a vécu, près de quarante ans depuis. Tel est l'usage des partis de religion quand les princes s'en mêlent.
Notre parti enfin amèrement pris, après tout ce que j'ai raconté, de céder à la violence, nous commençâmes à penser à éviter une dame d'atours avec qui il aurait fallu compter. Mme de Caylus était, à cause de sa santé, la seule de cette sorte. Elle avait précisément toutes les raisons contraires à celles qui déterminaient au choix de Mme de Saint-Simon; de tout temps liée avec Mme la Duchesse, et, dans les derniers, autant que les défenses de sa tante lui en pouvaient laisser de liberté; insinuée par cette princesse et par Harcourt, son cousin, assez avant auprès de Monseigneur pour s'en faire une ressource pour l'avenir, et un appui même pour le présent s'il arrivait, faute de sa tante. Cela était bien éloigné de ce que, pour abréger, je dirai toute notre cabale. Mme la duchesse de Bourgogne de plus la craignait et ne la pouvait souffrir, excitée peut-être par la jalousie brusque et franche de la duchesse de Villeroy du goût toujours subsistant de son mari pour elle, bien que commencé longtemps avant son bail, et dont l'éclat avait fait chasser Mme de Caylus de la cour. Mme la duchesse d'Orléans avait bien compris qu'elle penserait à cette place, et à cause de Mme de Maintenon, se trouvait embarrassée de lui en barrer le chemin, quoiqu'elle ne se fût encore pu déterminer à personne.
Cet embarras ne fut pas long: elle m'apprit qu'aussitôt que le mariage fut déclaré, Monseigneur avait parlé à Mme de Maintenon en sa faveur pour cette place, que Mme de Maintenon fut outrée de ce détour de sa nièce qui, au lieu de lui parler elle-même, avait cru l'emporter par une recommandation de ce poids en ce genre, et que dans sa colère il lui était échappé de dire qu'elle voulait bien que Monseigneur sût que, si elle eût voulu que Mme de Caylus eût une place, elle avait bien assez de crédit pour y réussir sans lui; mais qu'il ne lui arriverait jamais de la laisser mettre dans aucune après la vie qu'elle avait menée, pour se donner le ridicule de faire dire qu'elle mettait sa nièce auprès d'une jeune princesse pour la former à ce qu'elle avait pratiqué, et à ce qui l'avait fait chasser avec éclat. Ce propos, pour une dévote soi-disant repentie, s'oubliait un peu de la poutre dans l'oeil et du fétu de l'Évangile. Mme de Caylus qui le sut, et cela n'avait pas été dit à autre dessein, en tomba malade. N'osant plus rien tenter, ni espérer là-dessus, ni même témoigner son chagrin à sa tante, elle s'en dédommagea secrètement avec ses plus intimes par les plaintes les plus amères.
La pensée me vint de faire dame d'atours la femme de Cheverny, duquel j'ai parlé plus d'une fois, et qui était fort de mes amis. La naissance et la place du mari auprès de Mgr le duc de Bourgogne, et les entours si proches de la femme avaient de quoi satisfaire du côté de l'orgueil, et le reste était à souhait. La femme était fille du vieux Saumery et d'une soeur de M. Colbert, cousine germaine par conséquent, et en même temps fort amie des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers. Avec cela rompue au monde, quoique toujours dans Versailles elle allât fort peu; beaucoup d'esprit et de sens, de l'agrément dans la conversation, et qui avait très-bien réussi à Vienne et à Copenhague, où son mari avait été envoyé, et ambassadeur. J'en parlai à M. et à Mme de Beauvilliers qui, à la vue du danger, avaient été fort ardents à nous faire résoudre d'accepter. Ils furent ravis de ma pensée, qui d'ailleurs entrait dans leur projet d'unir étroitement la future duchesse de Berry à Mgr [le duc] et à Mme la duchesse de Bourgogne, à quoi il était important de former cette nouvelle cour des gens principaux qui eussent les mêmes vues. Ils n'étaient pas même indifférents qu'elle se composât de gens fort à eux autant que cela se pourrait sans paraître par leur maxime d'embrasser tout, pourvu que cela ne leur coûtât rien du tout, et qu'on ne s'en aperçut pas. Dès que ce choix fut résolu entre nous et M. et Mme de Chevreuse, j'en parlai à M. [le duc] et à Mme la duchesse d'Orléans. Ils s'étaient servis de Cheverny pour sonder Monseigneur par du Mont. Quoique cela n'eût pas réussi, le gré en était demeuré, de sorte que Mme de Cheverny fut aussitôt acceptée que proposée. Mme la duchesse de Bourgogne y entra fort dès le lendemain, à qui Mme la duchesse d'Orléans et Mme de Lévi en parlèrent, et la résolution en fut prise tout de suite entre Mme la duchesse de Bourgogne et Mme de Maintenon. Cheverny, quoique vieux et sans enfants, y consentit avec joie par le goût et l'habitude de la cour. Jamais partie ne fut si promptement et si bien liée.
Cela fait, nous comptâmes tout devoir plus que rempli d'avoir cédé et demeuré trois jours à Versailles, où nous ne pouvions paraître nulle part sans essuyer de fâcheux compliments. Je dis à M. [le duc] et à Mme la duchesse d'Orléans, et nous fîmes dire aussi à Mme la duchesse de Bourgogne que nous n'y pouvions plus tenir, et nous nous en retournâmes à Paris la veille de la Pentecôte, où nous barricadâmes bien notre porte et où Mme de Saint-Simon se trouva fort incommodée de tous ces chagrins et d'une si étrange violence. Au bout de huit jours, persécuté par nos amis, je retournai seul à Versailles. Au bout du pont de Sèvres, le maréchal de Boufflers qui revenait à Paris m'arrêta, et me fit mettre pied à terre pour me parler à l'écart. Il m'avait écrit le matin que mon absence de la cour ne pouvait plus se soutenir sans être de très-mauvaise grâce. Il me confirma la même chose, puis me témoigna que le roi était en peine si j'obéirais; que cette inquiétude le blessait toujours, quoique Mme la duchesse de Bourgogne lui eût dit, et de là se mit à m'exhorter comme sur une chose nouvelle, et à me faire entendre nettement qu'un refus me perdrait sans ressource, et avec des tons et des airs de réticence si marqués, et toujours ajoutant qu'il savait bien ce qu'il disait, et qu'il savait bien pourquoi il me le disait, que je ne doutai point que le roi ne l'en eût expressément chargé. Le maréchal savait que j'étais enfin résolu; il me rencontrait allant à Versailles, pourquoi il m'avait écrit; il n'avait donc rien à me dire, pourquoi donc m'arrêter, m'exhorter, me menacer? car il me dit encore qu'on m'enverrait si loin et si mal à mon aise que j'aurais de quoi me repentir longtemps-Pourquoi tout ce propos, désormais inutile, avec cette inquiétude du roi s'il n'avait pas eu ordre de lui de le faire, et de s'assurer bien de l'obéissance qu'il craignait tant de hasarder? Je sus à Versailles que ce qui retenait la déclaration de la dame d'honneur était l'indétermination sur la dame d'atours. Mme de Saint-Simon n'osa demeurer à Paris que peu de jours après moi. Nous étions cependant fort mal à notre aise parmi les divers regards, les propos différents, et sûrement les mauvais offices qui pleuvent toujours sur les personnes du jour. Cela me détermina à presser M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans de faire finir ces longueurs importunes. La dame d'atours était toujours le rémora; Mme la duchesse de Bourgogne et Mme de Maintenon s'étaient butées pour Mme de Cheverny.
Avec tout son mérite elle avait un visage dégoûtant, dont le roi, qui se prenait fort aux figures, ne se pouvait accommoder. Elle et son mari avaient essuyé le scorbut en Danemark, dont peu de gens du pays et beaucoup moins d'étrangers échappent. Ils y avaient laissé l'un et l'autre presque toutes leurs dents, et eussent peut-être mieux fait de n'en rapporter aucune. Ce défaut, avec un teint fort couperosé, faisait quelque chose de fort désagréable dans une femme qui n'était plus jeune, et qui avait pourtant une physionomie d'esprit. En un mot, ce fut un visage auquel le roi qui en était fort susceptible ne put jamais s'apprivoiser. C'était son unique contredit qui n'en eût pas été un pour tout autre que le roi. Mme de Maintenon et Mme la duchesse de Bourgogne, qui ne voulaient qu'elle et qui à force de barrer toute autre avaient compté de surmonter cette fantaisie, s'y trompèrent. À force d'attention à saisir toute occasion de lui parler en faveur de Mme de Cheverny elles achevèrent de l'éloigner. Il s'imagina une cabale en sa faveur; c'était la chose qu'il haïssait le plus, qu'il craignait davantage et où il était le plus continuellement trompé. Il le dit même nettement à Mme de Maintenon et à Mme la duchesse de Bourgogne, qui ne purent jamais lui en ôter l'idée. Finalement, lassé de ce combat, il leur déclara qu'il ne pouvait supporter d'avoir toujours le visage de Mme de Cheverny à sa suite, et souvent à sa table et dans ses cabinets, et se détermina au choix de Mme de La Vieuville, qui fut en même temps résolu.
Dès que cela fut fait, il voulut déclarer le choix de Mme de Saint-Simon, et il le déclara le dimanche matin 15 juin. M. le duc d'Orléans me dit à la fin de la messe du roi qu'il l'allait faire, et deux heures après il me conta qu'avant la messe, étant avec le roi et Monseigneur dans les cabinets à parler de cela, le roi lui avait encore demandé avec un reste d'inquiétude: « Mais votre ami, je le connais, il est quelquefois extraordinaire, ne me refusera-t-il point ? » que, rassuré sur ce qu'il lui avait dit de ma comparaison du cardinal de Bouillon, le roi avait parlé de ma vivacité sur diverses choses vaguement, mais avec estime, néanmoins comme embarrassé à cet égard et désirant que j'y prisse garde, ce qu'il ne dit à son neveu sûrement que pour que cela me revînt; que Monseigneur avait parlé de même, mais honnêtement; que lui, saisissant l'occasion, avait dit que depuis qu'il était question de cette place, il ne doutait point qu'on ne m'eût rendu de mauvais offices comme lors de l'ambassade de Rome, sur quoi le roi avait répondu avec ouverture que c'était la bonne coutume des courtisans. Là-dessus ils allèrent à la messe.
En revenant de la messe, le roi m'appela dans la galerie, et me dit qu'il me voulait parler, et de le suivre dans son cabinet. Il s'y avança à une petite table contre la muraille, éloigné de tout ce qui était dans ce cabinet, le plus près de la galerie par où il était entré. Là il me dit qu'il avait choisi Mme de Saint-Simon pour être dame d'honneur de la future duchesse de Berry; que c'était une marque singulière de l'estime qu'il avait de sa vertu et de son mérite, de lui confier, à trente-deux ans, une princesse si jeune et qui lui était si proche, et une marque aussi qu'il était tout à fait persuadé de ce que je lui avais dit, il [y] avait quelques mois, de m'approcher si fort de lui. Je fis une révérence médiocre et répondis que j'étais touché de l'honneur de la confiance en Mme de Saint-Simon à son âge, mais que ce qui me faisait le plus de plaisir était l'assurance que je recevais de Sa Majesté qu'elle était persuadée et contente. Après cette laconique réponse, qui en tout respect lui laissait sentir ce que je sentais moi-même de la place, il me dit assez longtemps toutes sortes de choses obligeantes sur Mme de Saint-Simon et moi, comme il savait mieux faire qu'homme du monde lorsqu'il savait gré, et qu'il présentait surtout un fâcheux morceau qu'il voulait faire avaler. Puis, me regardant plus attentivement avec un sourire qui voulait plaire: « Mais, ajouta-t-il, il faut tenir votre langue, » d'un ton de familiarité qui semblait en demander de ma part, avec lequel aussi je lui répondis que je l'avais bien tenue, et surtout depuis quelque temps, et que je la tiendrais bien toujours. Il sourit avec plus d'épanouissement encore, comme un homme qui entend bien, qui est soulagé de n'avoir pas rencontré la résistance qu'il avait tant appréhendée, et qui est content de cette sorte de liberté qu'il a trouvée, et qui lui fait mieux goûter le sacrifice qu'il sent sans en avoir les oreilles blessées. En même temps il se tourna le dos à la muraille, qu'il regardait auparavant, un peu vers moi et moi vers lui; et d'un ton grave et magistral, mais élevé, il dit à la compagnie: « Mme la duchesse de Saint-Simon est dame d'honneur de la future duchesse de Berry. » Aussitôt chorus d'applaudissement du choix et de louange de la choisie; et le roi, sans parler de dame d'atours, passa dans ses cabinets de derrière.
À l'instant j'allai à l'autre bout du cabinet vers Monseigneur, qui de Meudon y était venu pour le conseil, et lui dis, en m'inclinant faiblement, que je lui faisais là ma révérence en attendant que je pusse m'en acquitter à Meudon. Il me répondit, mais froidement en me saluant, qu'il était fort aise de ce choix, et que Mme de Saint-Simon ferait fort bien. Je voulus aller ensuite à Mgr le duc de Bourgogne qui était éloigné, mais il fit la moitié du chemin, où sans me laisser le loisir de parler, il me dit avec épanouissement, et me serrant la main, que je savais combien il avait toujours pris et prenait part en moi, que rien n'était plus de son goût que ce choix; et me comblant de bontés et Mme de Saint-Simon d'éloges, me mena au bout du cabinet, où je me tirai à peine d'avec ce qui y était assemblé sur mon passage. J'eus plutôt fait de sortir par la porte de la galerie qu'on m'ouvrit; puis, songeant que le chancelier était dans la chambre du roi avec les ministres, attendant le conseil, j'allai lui dire ce qu'il venait de se passer, car pour M. de Beauvilliers il y avait été présent. Je fus suffoqué de toute la nombreuse compagnie, comme il arrive en ces occasions. Je m'en dépêtrai avec peine et politesse, mais avec sérieux, dédaignant jusqu'au bout de montrer une joie que je n'avais point, comme j'avais soigneusement évité tout terme de remercîment avec le roi et Monseigneur, et comme je l'évitai avec tous, de la réception la plus empressée desquels je ne parlerai pas.
Je mandai aussitôt à Mme de Saint-Simon qu'elle était nommée et déclarée. Cette nouvelle, quoique si prévue, la saisit presque comme si elle ne l'eût pas été. Après avoir un peu cédé aux larmes, il fallut faire effort et venir s'habiller chez la duchesse de Lauzun, où malgré les précautions, les portes furent souvent forcées. Les deux soeurs allèrent chez Mme la duchesse de Bourgogne qui était à sa toilette, fort pressée d'aller dîner à Meudon, où, non sans cause, Monseigneur lui reprochait souvent d'arriver tard. L'accueil public fut tel qu'on le peut juger, celui de Mme la duchesse de Bourgogne admirable. En se levant pour aller à la messe, elle l'appela, la prit par la main, et la mena ainsi jusqu'à la tribune. Elle lui dit que, quelque joie qu'elle eût de la voir où elle la désirait, elle voulait qu'elle fût persuadée qu'elle l'avait servie comme elle l'avait souhaité; que pour cela elle lui avait fait le plus grand sacrifice qu'il fût possible de lui faire, parce que, la désirant passionnément, elle avait mis tout en usage pour en détourner le roi, jusque-là même qu'il avait cru un temps qu'elle avait quelque chose contre elle; qu'à la vérité elle avait été fort embarrassée, parce que l'aimant trop et la vérité aussi pour lui vouloir nuire, et ayant sur elle le dessein dont elle lui avait parlé de la faire succéder à la duchesse du Lude, elle n'avait trop su qu'alléguer pour empêcher le roi de lui donner une place qu'il lui avait destinée; que néanmoins elle n'avait rien oublié pour lui tenir parole jusqu'au bout, parce qu'il faut servir ses amis à leur mode et pour eux, non pour soi-même, ce fut son expression; qu'au surplus elle l'avait fait avertir de notre perte qu'elle voyait certaine par un refus; qu'elle était très-aise que nous nous fussions rendus capables de croire conseil là-dessus; qu'enfin, puisque la chose était faite, elle ne pouvait lui en dissimuler sa joie, d'autant plus librement que, encore une fois, elle lui répondait avec vérité qu'elle avait fait contre son gré tout ce qu'elle avait pu jusqu'à la fin pour détourner cette place d'elle, uniquement pour lui tenir parole; que maintenant que la chose avait tourné autrement, elle en était ravie pour soi, pour la princesse auprès de laquelle on la mettait, et pour elle-même, parce qu'elle croyait que cela nous était bon et nous porterait de plus en plus à des choses agréables et meilleures.
Tout ce long chemin se passa en pareilles marques de bonté et d'amitié, parmi lesquelles la princesse parlant toujours, Mme de Saint-Simon eut peine à lui en témoigner sa reconnaissance. Mme la duchesse de Bourgogne finit par lui dire qu'elle l'aurait menée chez le roi sans l'heure qu'il était, où elle était attendue à Meudon: Madame se mit à pleurer de joie en voyant entrer Mme de Saint-Simon chez elle. Elle l'avait toujours singulièrement estimée, quoique sans autre commerce que celui d'une cour rare. Elle n'avait pu se tenir de lui dire à un souper du roi, lorsque Mme de La Vallière fut dame du palais, qu'elle en était outrée, mais qu'elle avait toujours bien cru qu'ils n'auraient pas assez bon sens pour lui donner cette place. Mme de Saint-Simon ne vit point M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans chez eux, ils étaient déjà chez Mademoiselle, où elle les trouva. L'allégresse y fut poussée aux transports. Mademoiselle dit même en particulier à Mme de Lévi que ce choix rendait son bonheur complet.
Mme la duchesse d'Orléans ne s'offrit point de mener Mme de Saint-Simon chez le roi; nous en fûmes surpris. Elle y alla avec la duchesse de Lauzun comme le conseil venait de lever. Le roi les reçut dans son cabinet. Il ne se put rien ajouter à tout ce que le roi dit à Mme de Saint-Simon sur son mérite, sa vertu, la singularité sans exemple d'un tel choix à son âge. Il parla ensuite de sa naissance, de sa dignité, en un mot, de tout ce qui peut flatter. Il lui témoigna une confiance entière, trouva la jeune princesse bien heureuse de tomber en de telles mains si elle en savait profiter, prolongea la conversation un bon quart d'heure, parlant presque toujours; Mme de Saint-Simon peu, modestement, et avec non moins d'attention que j'en avais eue à faire sentir par ses expressions pleines de respect, qu'elle ne se tenait honorée et ne faisait rouler ses remercîments que sur la confiance. Mgr le duc de Bourgogne, qu'elle vit chez lui, la combla de toutes les sortes; et M. le duc de Berry ne sut assez lui témoigner sa joie. Le soir elle fut chez Mme de Maintenon, toujours avec Mme sa soeur. Comme elle commençait à lui parler, elle l'interrompit par tout ce qui se pouvait dire de plus poli et de plus plein de louanges sur un choix de son âge, et finit par l'assurer que c'était au roi et à la future duchesse de Berry qu'il fallait faire des compliments sur une dame d'honneur dont la naissance et la dignité honoraient si fort cette place. La visite fut courte, mais plus pleine qu'il ne se peut dire. Je fus fort surpris de ce que Mme de Maintenon sentait et s'expliquait si nettement sur l'honneur que Mme de Saint-Simon faisait à son emploi. Nous le fûmes bien plus encore de ce que dans la suite elle le répéta souvent, et en termes les plus forts, en présence et en absence de Mme de Saint-Simon, et à plus d'une reprise à Mme la duchesse de Berry même, tant il est vrai qu'il est des vérités qui, à travers leur accablement, se font jour jusque dans les plus opposés sanctuaires.
Ce même jour Madame, Mademoiselle et M. le duc de Berry même, qui me reçurent avec une extrême joie, s'expliquèrent tout aussi franchement tous trois avec moi sur l'honneur en propres termes, et la satisfaction qu'ils res-sentaient d'un choix qu'ils avaient uniquement désiré. J'allai avec M. de Lauzun l'après-dînée à Meudon, où Monseigneur me reçut avec plus de politesse et d'ouverture que le matin.
Le soir, au retour, on m'avertit fort sérieusement qu'il fallait aller chez Mme de Maintenon. Je n'y avais pas mis le pied depuis qu'au mariage de la duchesse de Noailles j'y avais été avec la foule de la cour. Mme de Saint-Simon ni moi n'avions jamais eu aucun commerce avec elle, pas même indirectement, et jamais nous ne l'avions recherché. Je ne savais pas seulement comment sa chambre était faite. Il fallut croire conseil. J'y allai le soir même. Sitôt que je parus on me fit entrer. Je fus réduit à prier le valet de chambre de me conduire à elle, qui m'y poussa comme un aveugle. Je la trouvai couchée dans sa niche, et auprès d'elle la maréchale de Noailles, la chancelière, Mme de Saint-Géran qui toutes ne m'effrayaient pas, et Mme de Caylus. En m'approchant, elle me tira de l'embarras du compliment en me parlant la première. Elle me dit que c'était à elle à me faire le sien du rare bonheur et de la singularité inouïe d'avoir une femme qui, à trente-deux ans, avait un mérite tellement reconnu, qu'elle était choisie, avec un applaudissement universel, pour être dame d'honneur d'une princesse de quinze [ans], toutes choses sans exemple et si douces pour un mari qu'elle ne pouvait assez m'en féliciter. Je répondis que c'était de ce témoignage même que je ne pouvais assez la remercier; puis, regardant la compagnie, j'ajoutai tout de suite, avec un air de liberté, que je croyais que les plus courtes visites étaient les plus respectueuses, et fis la révérence de retraite. Oncques depuis je n'y ai retourné. Mme de Maintenon me dit, en s'inclinant à moi, de bien goûter le bonheur d'avoir une telle femme, et, en souriant agréablement, ajouta tout de suite d'aller à Mme de Noailles, qui avait bien affaire à moi. Elle l'avait dit en m'entendant annoncer, la plaisantant de ce qu'elle saisissait toujours tout le monde. Elle me prit en effet comme je me retirais, et me voulut parler, derrière la niche, de je ne sais quel emploi dans mes terres. Je lui dis que ailleurs tant qu'elle voudrait, mais qu'elle me laissât sortir de là, où je ne voyais plus qu'un étang. Nous nous mîmes à rire, et je me tirai ainsi de cette grande visite.
Le lendemain lundi, tout à la fin de la matinée, Mme de Saint-Simon fut avec Mme sa soeur à Meudon. Monseigneur était sous les marronniers, qui les vint recevoir au carrosse. C'était sa façon de familiarité quand il était en cet endroit, avec les gens avec qui il en avait. Quoique avec Mme de Saint-Simon la sienne fût moins que médiocre, il lui fit toutes les honnêtetés qu'il put, et la promena dans ce beau lieu. L'heure du dîner s'approchait fort. Biron et Sainte-Maure, fort libres avec Monseigneur, lui dirent qu'il ne serait pas honnête de ne pas prier ces dames. Monseigneur répondit qu'il n'osait parmi tant d'hommes; que néanmoins lui et une dame d'honneur serviraient bien de chaperons; et que de plus le duc de Bourgogne allait venir, qui l'était plus que personne. Elles demeurent donc. Le repas fut très-gai, Monseigneur leur en fit les honneurs. Il s'engoua de la dame d'honneur comme il avait fait à Marly du mariage; leurs santés furent bues, et Mgr le duc de Bourgogne fit merveilles. Il prit après dîner Mme de Saint-Simon un moment en particulier, et lui parla de son dessein arrêté, et de Mme la duchesse de Bourgogne, de la faire succéder à la duchesse du Lude. Mme de Saint-Simon en revint si étonnée, mais si peu flattée, qu'elle ne pouvait s'accoutumer à croire qu'il n'y eût plus d'espérance d'éviter d'être dame d'honneur.
Ceux qui nous aimaient le moins, les plus envieux et les plus jaloux, ceux qui craignaient le plus que cette place ne nous portât à d'autres et qui avaient le plus cabale pour y en mettre d'autres, tout se déchaîna en applaudissements, en éloges, en marques d'attachement et d'amitié, avec tant d'excès que nous ne pouvions cesser de chercher ce qui nous était arrivé, ni d'admirer qu'une si médiocre place fît tant remuer les gens de toutes les sortes pour nous accabler de tout ce qu'ils ne pensaient point, et de ce dont aussi ils ne pouvaient raisonnablement croire qu'ils nous pussent persuader. Mais telle est la misère d'une cour débellée. Il faut pourtant dire que ce choix fut aussi généralement approuvé que le mariage le fut peu, et que ce qui contribua à cette désespérade universelle de protestations fut l'empressement fixe avec lequel il se fît, malgré nous, par le roi et par toutes les personnes royales, qui ne se cachèrent ni de leur désir ni de nos refus; [ce] qui fut en tout une chose sans exemple.
Le roi y mit tous les autres assaisonements pour rendre la place moins insupportable, sans que nous en eussions dit ni fait insinuer la moindre chose. Il déclara que, tant que M. le duc de Berry demeurerait petit-fils ou fils du roi, les places de la duchesse du Lude et de Mme de Saint-Simon étaient égales. Il voulut que les appointements fussent pareils en tout et de même sorte, c'est-à-dire de vingt mille livres, ce qui égala la dame d'atours à la comtesse de Mailly, et lui valut neuf mille livres d'appointements de même. Il prit un soin marqué de nous former le plus agréable appartement de Versailles. Il délogea pour cela d'Antin et la duchesse Sforce, pour des deux nous en faire un complet à chacun. Il y ajouta des cuisines dans la cour au-dessous, chose très-rare au château, parce que nous donnions toujours à dîner, et souvent à souper, depuis que nous étions à la cour. En même temps le roi déclara que tout le reste de la maison de la future duchesse de Berry serait formé sur le pied de celle de Madame. Ainsi toute la distinction fut pour Mme de Saint-Simon et pour la dame d'atours, qui en profita à cause d'elle, et cela fit un nouveau bruit. Le personnel a peu contribué à l'étendue que j'ai donnée au récit de l'intrigue de ce mariage, et à ce qui se passa sur le choix de Mme de Saint-Simon; le développement et les divers intérêts des personnes et des cabales, la singularité de plusieurs particularités, et l'exposition naturelle de la cour dans son intérieur m'ont paru des curiosités assez instructives pour n'en rien oublier.
Le jour que Mme de Saint-Simon fut déclarée, Mme de Maintenon manda à la duchesse de Ventadour de faire savoir à Mme de La Vieuville qu'elle était dame d'atours de la future duchesse de Berry. Elle vint dès le soir à Versailles. Le roi ne la vit que le lendemain, et en public, dans la galerie en allant à la messe. Elle ne fut reçue en particulier nulle part, et froidement partout, même de Monseigneur, quoique protégée et menée par Mme d'Espinoy. Mme de Maintenon fut encore plus franche avec elle. Elle interrompit ses remercîments, l'assura qu'elle ne lui en devait aucun, ni à personne, et que c'était le roi tout seul qui l'avait voulue. C'était une demoiselle de Picardie qui s'appelait La Chaussée d'Eu, comme La Tour d'Auvergne, parce qu'elle était de la partie du comté d'Eu qui s'étend en Picardie. Elle était belle, pauvre, sans esprit, mais sage, élevée domestique de Mme de Nemours où on l'appelait Mlle d'Arrez [21], et où M. de La Vieuville s'amouracha d'elle et l'épousa, ayant des enfants de sa première femme qui avait plu au roi étant fille de la reine et qui était soeur du comte de La Mothe [22], duquel il n'a été fait que trop mention sur le siège de Lille et depuis. Mme de La Vieuville était, comme on l'a dit ailleurs, amie intime de Mme de Roquelaure et fort bien avec Mme de Ventadour, Mme d'Elboeuf, Mme d'Espinoy et Mlle de Lislebonne. Son art était une application continuelle à plaire à tout le monde, une flatterie sans mesure, et un talent de s'insinuer auprès de tous ceux dont elle croyait pouvoir tirer parti, mais c'était tout; du reste, appliquée à ses affaires, avec l'attachement que donnent le besoin et la qualité de deuxième femme qui trouve des enfants de la première et des affaires en désordre; souvent à la cour frappant à toutes les portes, rarement à Marly. Elle vint aussitôt et plusieurs fois chez Mme de Saint-Simon, en grands compliments et respects infinis. Nous ne la connaissions point, et nous la croyions bonne femme et douce; nous espérâmes qu'elle serait là aussi commode qu'une autre. L'expérience nous montra bientôt qu'intérêt et bassesses, sans aucun esprit pour contre-poids, sont de mauvaise compagnie. Cette pauvre femme s'attira par sa conduite des coups de caveçon dont elle perdit toute tramontane, sans avoir reçu secours ni consolation de personne, et obtint enfin pardon de Mme de Saint-Simon après bien des soumissions et des larmes.
Son mari était une manière de pécore lourde et ennuyeuse à l'excès, qui ne voyait personne à la cour, et à qui personne ne parlait, quoique cousin germain de la maréchale de Noailles, enfants du frère et de la soeur. Il avait eu le gouvernement de Poitou et la charge de chevalier d'honneur de la reine, en survivance de son père, en se mariant la première fois. Son père était aussi un fort pauvre homme, qui, par la faveur du sien, avait eu un brevet de duc, et mourut gouverneur de M. le duc de Chartres, depuis d'Orléans, en 1689, un mois après avoir été fait chevalier de l'ordre. C'étaient de fort petits gentilshommes de Bretagne dont le nom était Coskaër, peu ou point connu avant 1500 qu'Anne de Bretagne les amena en France. Le petit-fils de celui-là s'allia bien, fut grand fauconnier après le comte de Brissac, et ne laissa qu'un fils, qui fit une grande fortune avec la charge de son père. Il fut premier capitaine des gardes du corps de Louis XIII, chevalier de l'ordre et surintendant des finances en 1623. Il fit chasser Puysieux, secrétaire d'État, à qui il devait sa fortune, et le chancelier de Sillery, père de Puysieux, et fut payé en même monnaie. Le cardinal de Richelieu, qu'il avait introduit dans les affaires, le supplanta bientôt après, et le fit accuser de force malversations avec Bouhier, successeur de Beaumarchais, trésorier de l'épargne, dont il était gendre. Il fut mis en prison, sortit après du royaume, et son procès lui fut fait par contumace. Après la mort de Louis XIII, il profita grandement de l'affection et de la protection dont la haine de la reine mère contre le cardinal de Richelieu, et plus haut encore, se piqua envers tous les maltraités du règne de Louis XIII. Il fut juridiquement rétabli dans tous ses biens et dans toutes ses charges, même dans celle des finances, et lui et son fils furent faits ducs à brevet, dont il ne jouit qu'un an, étant mort le 2 janvier 1653. Son fils, mort gouverneur de M. le duc de Chartres, avait acheté, un an avant la mort de son père, le gouvernement du Poitou, du duc de Roannais, quand on l'en fit défaire, et douze ans après la charge de chevalier d'honneur de la reine, du marquis de Gordes. Ils avaient eu autrefois une terre en Artois. Je ne sais d'où ils s'avisèrent de prendre le nom et les armes de La Vieuville; je ne vois ni alliance ni rien qui ait pu y donner lieu, si ce n'est que le choix était bon et valait beaucoup mieux que les leurs. Mais ils n'y ont rien gagné; cette bonne et ancienne maison d'Artois et de Flandre ne les a jamais reconnus, et personne n'ignore qu'ils n'en sont point.
M. le duc d'Orléans, au milieu de sa joie, se trouva embarrassé sur l'Espagne, où il ne pouvait douter que le mariage ne plairait pas à cause de lui. Il était difficile qu'il se dispensât d'y en donner part. N'osant s'y conduire par lui-même, il hasarda d'en consulter le roi, qui ne fut non plus sans embarras. Après quelques jours de réflexions, il lui conseilla de suivre tout uniment l'usage. M. le duc d'Orléans écrivit donc au roi et à la reine d'Espagne, qui ne lui firent aucune réponse ni l'un ni l'autre, mais qui tous deux récrivirent à Mme la duchesse d'Orléans. Le duc d'Albe affecta de la venir complimenter un jour que M. le duc d'Orléans était à Paris, auquel il ne donna pas le moindre signe de vie. On garda même à Madrid peu de mesures en propos sur le mariage. Madame, qui était en commerce de lettres avec la reine d'Espagne, lui fît sentir inutilement qu'elle s'en prenait à la princesse des Ursins; et la reine d'Espagne traita ce chapitre avec Mme la duchesse de Bourgogne avec autant de légèreté et de grâce, qu'en pouvait être mêlé un dépit amer qui voulait être senti. M. le duc d'Orléans en fut vivement peiné et mortifié; mais il n'osa en laisser échapper la moindre plainte.
Les dispenses étaient attendues à tous moments, et il n'était question que de la prompte célébration du mariage. En ces cérémonies, il s'en pratique une qui s'étend jusqu'aux noces des duchesses, mais qu'elles ont laissée tomber depuis quelque temps: c'est que la fiancée porte une mante, dont j'ai fait la description, il n'y a pas longtemps, à l'occasion des accoutrements de veuve de Mme la Duchesse. La queue de cette mante est portée par une personne de rang égal, lors des fiançailles; et, quand il n'y en a point, par celle qui en approche le plus. Il ne se trouvait alors ni fille ni petite-fille de France; la fonction en tombait à la première des princesses du sang. Les filles de M. le duc d'Orléans avaient été mises à Chelles, cela tombait donc naturellement à Mlle de Bourbon. On peut penser ce qu'il en sembla à Mme la Duchesse et à elle, qui avaient tant espéré ce grand mariage pour la même princesse à qui, en ce cas, Mademoiselle eût porté la mante, et qui se trouvait dans la nécessité de la lui porter. Ce fut un crève-coeur qu'elles ne purent supporter, et elles se hasardèrent même assez hautement de s'en faire entendre, jusque-là qu'il fut jeté en l'air qu'on pouvait bien se passer de mante quand personne ne la voulait porter, car Mme la Duchesse n'était pas plus docile pour Mlle de Charolais que pour Mlle de Bourbon. Il y avait bien encore les filles de Mme la princesse de Conti, mais la chose eût été trop marquée. La cour était cependant en maligne attention de voir ce qui arriverait de cette pique qui commençait fort à grossir, lorsque le roi, qui avait fait le mariage, mais qui ne voulait ni fâcher Monseigneur ni désespérer Mme la Duchesse, qui avait répandu que c'était uniquement pour lui jouer ce tour que Mme la duchesse d'Orléans venait de mettre ses filles en religion, le roi, dis-je, demanda à M. le duc d'Orléans s'il ne les ferait point venir aux noces de leur soeur.
M. le duc d'Orléans, faible, facile, content au delà de toute espérance, et l'homme le plus éloigné de haine et de malignité, oublia tout ce qui lui avait été dit là-dessus et tout ce qu'il avait promis à Mme la duchesse d'Orléans. Au lieu de s'en tirer par la modestie, d'en éviter la dépense, et mieux encore par la crainte de les dissiper par le spectacle de cette pompe, il consentit à les faire venir. Je n'oserais dire que la misère de leur en donner le plaisir eut part à une complaisance si déplacée. Mme la duchesse d'Orléans, au désespoir, imagina de voiler ce retour de ses filles, qui n'étaient encore qu'ondoyées, par le supplément des cérémonies du baptême; et les fit tenir deux jours avant les fiançailles par Monseigneur et Madame, et par Mme la duchesse de Bourgogne et M. le duc de Berry. Ainsi Mlle de Chartres, qui a depuis été abbesse de Chelles, porta la mante aux fiançailles, où les deux fils de M. du Maine signèrent pour la première fois au contrat de mariage en conséquence de leur nouveau rang.
Le lendemain dimanche, 6 juillet, le mariage fut célébré sur le midi dans la chapelle par le cardinal de Janson, grand aumônier. Deux aumôniers du roi tinrent le poêle; le roi, les personnes royales, les princes et les princesses du sang et bâtards présents; beaucoup de duchesses sur leur carreaux, tout de suite des princesses du sang et les ducs de La Trémoille, de Chevreuse, de Luynes, son petit-fils de dix-sept ans, Beauvilliers, Aumont, Charost, le duc de Rohan et plusieurs autres sur les leurs; aucun des princes étrangers, mais des princesses étrangères sur leurs carreaux, parmi les duchesses; les tribunes toutes magnifiquement remplies, où je me mis pour plonger à mon aise sur la cérémonie, en bas beaucoup de dames derrière les carreaux, et d'hommes derrière les dames. Après la messe le curé apporta son registre sur le prie-Dieu du roi, où il signa et les seules personnes royales, mais aucun prince ni princesse du sang, sinon les enfants de M. le duc d'Orléans. Ce fut alors que Mme de Saint-Simon partit de dessus son carreau, qui était à gauche au bord des marches du sanctuaire, et se vint ranger derrière Mme la duchesse de Berry qui allait signer. La signature finie, on se mit en marche pour sortir de la chapelle. Il y eut forcé gentillesses entre Madame et Mme la duchesse de Berry, qui fit ses façons d'assez bonne grâce, et que Madame prit enfin par les épaules et la fit passer devant elle. Chacun de là fut dîner chez soi, le roi à son petit couvert, et les mariés chez Mme la duchesse de Bourgogne, qui tint après jusqu'au soir un grand jeu dans le salon qui joint la galerie à son appartement, où toute la cour abonda.
Le roi, qui tint conseil d'État le matin et l'après-dînée, et qui travailla le soir à l'ordinaire chez Mme de Maintenon, vint sur l'heure du souper chez Mme la duchesse de Bourgogne, où il trouva tout ce qui devait être du festin, préparé dans la pièce qui a un oeil de boeuf, joignant sa chambre, sur une table à fer à cheval, où ils allèrent se mettre quelques moments après. Ils étaient vingt-huit rangés en leurs rangs à droite et à gauche, le roi seul au milieu, dans son fauteuil, avec son cadenas. Les conviés qui y soupèrent, et il n'en manqua aucun, furent Monseigneur, Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry, Madame, M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, le duc de Chartres, Mme la Princesse, le comte de Charolais, car M. le Duc était à l'armée de Flandre, les deux princesses de Conti, Mlles de Chartres et de Valois, depuis duchesse de Modène, Mlles de Bourbon et de Charolais, Mmes du Maine et de Vendôme, M. le prince de Conti, que je devais mettre plus tôt, et ses deux soeurs, le duc du Maine, ses deux fils, et le comte de Toulouse, Mme la grande-duchesse, que j'ai oublié à mettre après Mme la duchesse d'Orléans. Aucune femme assise n'entra dans le lieu du festin et fort peu d'autres y parurent, nuls ducs ni princes étrangers, quelques autres hommes de la cour.
Au sortir de table, le roi alla dans l'aile neuve à l'appartement des mariés. Toute la cour, hommes et femmes, l'attendait en haie dans la galerie et l'y suivit avec tout ce qui avait été du souper. Le cardinal de Janson fit la bénédiction du lit. Le coucher ne fut pas long. Le roi donna la chemise à M. le duc de Berry. M. de Bouillon avait prétendu la présenter comme grand chambellan; M. de Beauvilliers, comme gouverneur, eut la décision du roi pour lui, et la présenta. J'y tenais le bougeoir, et je fus surpris que M. de Bouillon ne s'en allât pas et vît donner cette chemise. Mme la duchesse de Bourgogne la donna à la mariée, présentée par Mme de Saint-Simon, à qui le roi fit les honnêtetés les plus distinguées. Les mariés couchés, M. de Beauvilliers et Mme de Saint-Simon tirèrent le rideau chacun de leur côté, non sans rire un peu d'une telle fonction ensemble. Le lendemain matin, le roi fut en sortant de la messe chez Mme la duchesse de Berry. En se mettant à sa toilette, Mme de Saint-Simon lui présenta et lui nomma toute la cour comme à une étrangère, et lui fit baiser les hommes et les femmes titrés, après quoi les personnes royales et les princes et princesses du sang vinrent à cette toilette. Après le dîner, comme la veille, même jeu dans le même salon, où le roi avait ordonné que toutes les dames se trouvassent parées comme la veille pour recevoir la reine et la princesse d'Angleterre; car le roi d'Angleterre était à l'armée de Flandre, comme l'année précédente.
La reine et la princesse sa fille allèrent d'abord voir Monseigneur qui jouait chez Mme la princesse de Conti, puis chez Mme de Maintenon où était le roi. Elle vint après dans ce salon voir Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, et finit par aller chez les mariés, d'où elle retourna à Chaillot, après quoi il ne fut plus du tout mention de noces. La reine et la princesse d'Angleterre, qui s'étaient toujours flattées de ce mariage qui même s'était pensé faire, comme je crois l'avoir dit, ne se faisaient aucune justice sur la situation des affaires. Elles étaient désolées. Cela fit que le roi voulut leur épargner la noce, et même toute la cérémonie de la visite que pour cela il régla comme il vient d'être rapporté.
Le grand deuil de Mme la Duchesse lui épargna aussi tout ce spectacle. Monseigneur dit à Mme de Saint-Simon qu'il lui ferait plaisir de faciliter à Mme la duchesse, encore dans son premier deuil, un moment de voir Mme la duchesse de Berry en particulier, ce qui fut promptement exécuté. La visite fut courte. Mme de Saint-Simon en fut accablée de compliments et d'excuses de ce que son état de veuve l'avait empêchée d'aller chez elle. Le mercredi suivant on alla à Marly. Le roi, qui avait fait un présent de pierreries fort médiocre à Mme la duchesse de Berry, ne donna rien à M. le duc de Berry. Il avait si peu d'argent qu'il ne put jouer les premiers jours du voyage. Mme la duchesse de Bourgogne le dit au roi qui sentant l'état où il était lui-même, la consulta sur ce qu'il n'avait pas plus de cinq cents pistoles à lui donner, et qu'il lui donna avec excuse sur le malheur des temps, parce que Mme la duchesse de Bourgogne trouva avec raison que ce peu valait mieux que rien et ne pouvoir jouer.
Ce voyage de Marly fut l'époque du retour des deux soeurs de Mme la duchesse de Berry à Chelles, et de la liberté de Mme de Maré. Elle avait été gouvernante des enfants de Monsieur en survivance de la maréchale de Grancey sa mère, puis en chef après elle, et l'était demeurée de ceux de M. le duc d'Orléans avec beaucoup de considération. Le roi et Mme de Maintenon comptaient qu'elle serait dame d'atours de Mme la duchesse de Berry qu'elle avait élevée, et à qui elle paraissait fort attachée, et Mademoiselle à elle. Madame et M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans le voulaient. Jamais on ne l'y put résoudre, quelque pressantes et longues que fussent les instances que tous, jusqu'à Mme de Maintenon, lui en firent. Il faut savoir que la maréchale de Grancey était soeur de Villarceau, chez qui Mme de Maintenon avait tant passé d'étés, et puis à Montchevreuil avec lui, et qui toute sa vie en conserva un souvenir si cher, comme je l'ai dit ailleurs. Ce ne fut qu'aux refus opiniâtres et réitérés de Mme de Maré qu'on nomma une dame d'atours. Elle prétexta son âge, sa santé, son repos, sa liberté. Elle se retira donc avec les regrets de tout le monde, les nôtres surtout. Elle était ma parente et de tout temps intimement mon amie, et elle avait beaucoup d'amis considérables, et plus de sens et de conduite encore que d'esprit. Elle eut des présents, deux mille écus de pension du roi, un logement au Luxembourg, et conserva le sien au Palais-Royal, ses établissements de Saint-Cloud et les douze mille livres d'appointements de M. le duc d'Orléans, avec le titre de gouvernante de ses filles, dont elle ne s'embarrassa plus des fonctions.
Nous ne fûmes pas longtemps sans découvrir la cause de son opiniâtre résistance à demeurer auprès de Mme la duchesse de Berry. Plus cette princesse se laissa connaître, et elle ne s'en contraignit guère, plus nous trouvâmes que Mme de Maré avait raison; plus nous admirâmes par quel miracle de soins et de prudence rien n'avait percé, plus nous sentîmes à quel point on agit en aveugle dans ce qu'on désire avec le plus de passion, et dont le succès cause plus de peines, de travaux et de joie; plus nous gémîmes du malheur d'avoir réussi dans une affaire que, bien loin d'avoir entreprise et suivie au point que je le fis; j'aurais traversée avec encore plus d'activité, quand même Mlle de Bourbon en eût dû profiter et l'ignorer, si j'avais su le demi-quart, que dis-je la millième partie de ce dont nous fûmes si malheureusement témoins. Je n'en dirai pas davantage pour le présent, et je n'en dirai dans la suite que ce qui ne s'en pourra taire; et je n'en parle sitôt que parce que ce qui arriva depuis en tant d'étranges sortes commença à pointer, et à se développer même un peu dès ce premier Marly. Il est temps maintenant de remonter d'où nous sommes partis pour n'interrompre point la suite de ce mariage.