CHAPITRE XVI.

1710

Dépôt des papiers d'État. — Destination des généraux d'armée pareille à la dernière. — Villars se perd auprès du roi et se relève incontinent. — Rare aventure de deux lettres contradictoires de Montesquiou, qui brouille Villars avec lui. — Douai assiégé; Albergotti dedans. — Berwick envoyé examiner ce qui se passait à l'armée de Flandre. — Récompense d'avance. — Fortune rapide de Berwick, qui est fait duc et pair. — Clause étrange de ses lettres, et sa cause. — Nom étrange imposé à son duché, et pourquoi. — Usage d'Angleterre. — Berwick en Dauphiné; reçu duc et pair à son retour. — Étrange absence d'esprit de Caumartin au repas de cette réception. — Chapelle de Versailles bénite par le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, qui l'emporte sur la prétendue exemption. — Mort de la duchesse de La Vallière, carmélite, etc., dont la princesse de Conti drape. — Mort de Sablé. — Mort et caractère du maréchal de Joyeuse. — Villars gouverneur de Metz. — Mort de Renti et de sa soeur la maréchale de Choiseul. — État de l'armée et de la frontière de Flandre, et du siége de Douai. — Entreprise manquée sur Ypres. — Bagatelle à Liège. — Douai rendu. — Albergotti chevalier de l'ordre, etc. — Béthune assiégé; Puy-Vauban gouverneur dedans. — Béthune rendu. — Récompenses. — Entreprise manquée sur Menin. — Retour de nos plénipotentiaires. — Ridicule aventure du maréchal de Villars et d'Heudicourt. — Villars veut aller aux eaux. — Harcourt sur le Rhin mandé à la cour; est reçu duc et pair au parlement. — Va commander l'armée de Flandre. — Aire et Saint-Venant assiégés. — Goesbriant dans Aire. — Force combats. — Ravignan bat un convoi. — Listenais et Béranger tués, le chevalier de Rothelin fort blessé. — Aire et Saint-Venant rendus. — Goesbriant chevalier de l'ordre. — Campagnes finies en Flandre, sur le Rhin et en Dauphiné, sans qu'il se passe rien aux deux dernières.

Jusque fort avant dans le règne de Louis XIV, on n'avait eu soin sous aucun roi de ramasser les papiers qui concernaient l'État, à l'exception de la partie en ce genre la moins importante à tenir secrète, qui est les finances, laquelle, ayant des formes juridiques, avait par conséquent des greffes et des dépôts publics à la chambre des comptes. Louvois fut le premier qui sentit le danger que les dépêches et les instructions qui, du roi et de ses ministres, étaient adressées aux généraux des armées, aux gouverneurs, et aux autres chefs de guerre, et même aux intendants des frontières, et de ceux-là au roi et aux ministres, restassent entre les mains de ces particuliers, et après eux de leurs héritiers et souvent de leurs valets, qui en pouvaient faire de dangereux usages, et quelquefois jusqu'aux beurrières dont il est arrivé à des curieux d'en retirer de très-importants d'entre leurs mains. Quoique alors les guerres dont il s'agissait dans ces papiers fussent finies, et quelquefois depuis fort longtemps, ceux contre qui la France les avait soutenues y pouvaient trouver l'explication dangereuse de bien des énigmes et l'éclaircissement de beaucoup de ténèbres importantes à n'être pas mises au jour, et peut-être des trahisons achetées, encore plus fatales à découvrir pour les familles intéressées, et pour donner lieu à s'en mieux garantir.

Ces considérations, qu'on ne comprend pas qui n'aient plus tôt frappé nos rois et leurs ministres, saisirent M. de Louvois. Il rechercha tout ce qu'il put retirer d'ancien en ce genre, se fit rendre à mesure ces sortes de papiers, et les fit ranger par année dans un dépôt aux Invalides, où cet ordre a continué depuis à être soigneusement observé, tellement qu'outre la conservation du secret on a encore par là des instructions sûres où on peut puiser utilement. Ce même défaut était encore plus périlleux dans la partie de la négociation, et la chose est si évidente qu'elle n'a pas besoin d'explication. Croissy, chargé des affaires étrangères, fut réveillé par l'exemple que lui donna Louvois. Il l'imita pour les recherches du passé, et pour se faire rendre les papiers qui regardaient son département à mesure, mais il en demeura là.

Torcy, son fils, proposa au roi en mars de cette année de faire un dépôt public de ces papiers, qui le trouva fort à propos. Torcy prit pour le roi un pavillon des Petits-Pères, près la place des Victoires, parce qu'il entrait de son jardin dans le leur à l'autre bout duquel est ce pavillon très-détaché et éloigné du couvent, isolé de tout, et où on peut entrer tout droit de la rue. Il y fit mettre en bel ordre tout ce curieux et important dépôt, où les ministres et les ambassadeurs trouvent tant de quoi s'instruire, et qui est soigneusement continué jusqu'à présent, en sorte que les héritiers mêmes des ministres de ces départements et de leurs principaux commis et secrétaires sont obligés d'y mettre tout ce qui se trouve dans les bureaux et dans les cabinets des secrétaires d'État, lorsque par la mort ou autrement ils perdent leur charge. Un commis principal et de confiance particulière est chargé de ce dépôt par département sous le secrétaire d'État en charge et y répond de tout. Pontchartrain ensuite en a fait autant pour le sien de la marine et de la maison du roi. On peut dire que cet établissement n'est pas un des moindres ni des moins importants qui aient été faits du règne de Louis XIV, mais il serait à désirer que ces autres dépôts fussent placés aussi sûrement et aussi immuablement que l'est celui de la guerre.

Le roi, qui avait fait une nombreuse promotion militaire, destina les mêmes généraux aux mêmes armées. Le duc de Noailles partit de bonne heure pour le Roussillon: le duc d'Harcourt avait pris les eaux de Bourbonne et y devait retourner au mois de mai, pour se rendre de là à l'armée du Rhin. En attendant il était au Pallier, château du comte de Tavannes pour éviter le voyage, où Besons eut ordre d'aller conférer avec lui, et de prendre après le commandement de l'armée en l'y attendant pour y demeurer sous lui après.

Villars, choisi pour la Flandre où le maréchal de Montesquiou avait commandé tout l'hiver, et le devait seconder pendant la campagne, considéra avec peine le fardeau dont il s'allait charger. Monté au plus prodigieux comble de faveurs et de privances, de richesses, d'honneurs et de grandeurs, [il] crut pouvoir hasarder pour la première fois de sa vie quelques vérités, parce que, n'ayant plus où atteindre, ces vérités qui déplairaient allaient à sa décharge. Il en dit donc beaucoup à Desmarets et à Voysin sur le triste état des places, des magasins, des garnisons, des fournitures pour la campagne, les manquements de toute espèce, l'état pitoyable des troupes et des officiers, leur paye et la solde. Peu content de l'effet de ses représentations, il osa les porter dans toute leur crudité à Mme de Maintenon et au roi même. Il leur parla papier sur table, par preuves et par faits qui ne se pouvaient contester.

À la levée de ce fatal rideau, l'aspect leur parut si hideux, et tout si fort embarrassant, qu'ils eurent plus court de se fâcher que de répondre à un langage si nouveau dans la bouche de Villars, qui n'avait fait tout ce qu'il avait voulu qu'à force de leur dire et de leur répéter que tout était en bon état et allait à merveilles. C'était la fréquence et la hardiesse de ses mensonges qui le leur avaient fait regarder comme leur seule ressource, et lui donner et lui passer tout, parce que lui seul trouvait tout bien, et se chargeait de tout sans jamais dire rien de désagréable, et faisant au contraire tout espérer comme trouvant tout facile. Le voyant alors parler le langage des autres et de tous les autres, l'espérance en ces prodiges s'évanouit avec tous les appâts dont il les avait bercés si utilement pour lui. Alors ils commencèrent à le regarder avec d'autres yeux, à le voir comme le monde l'avait toujours vu, à le trouver ridicule, fou, impudent, menteur, insupportable, à se reprocher une élévation de rien si rapide et si énorme, à l'éviter, à l'écarter, à lui faire sentir ce qu'ils en pensaient, à le laisser apercevoir aux autres.

À son tour Villars fut effrayé. Son dessein était bien d'essayer à l'ombre de sa blessure et de tant de manquements à suppléer qui demandaient une pleine santé, de jouir en repos de toute sa fortune, et d'éviter les épines sans nombre et toute la pesanteur d'un emploi qui, au point où il était parvenu, ne pouvait plus lui présenter de degrés à escalader; mais il voulait en même temps conserver entiers son crédit, sa faveur, sa considération, ses privances et une confiance qui le fît consulter, et lui donnât influence sur les partis à prendre, les ordres à envoyer aux différentes armées, se rendre juge des coups et de la conduite des généraux, et augmenter son estime auprès du roi par ses propos avantageux sur la guerre, de l'exécution desquels il ne serait pas chargé. Quand il sentit un si grand changement à son égard sur lequel l'ivresse de son orgueil et de son bonheur n'avait pas compté, il vit avec frayeur à quoi il s'était exposé, et ce qu'il pourrait devenir hors d'emploi, de faveur et de crédit, sans parents et sans amis qui pussent le protéger contre tant d'ennemis et d'envieux, ou plutôt contre tout un public qu'il avait sans cesse bravé et insulté, et que sa fortune avait irrité. Il prit brusquement son parti, et comme la honte ne l'avait jamais arrêté sur rien, il n'en eut point de changer tout à coup de langage, et de reprendre celui dont il s'était si bien trouvé pour sa fortune. Il saisit les moments d'incertitude à qui donner le dur emploi de commander en Flandre qui lui était destiné, et qu'on lui voulait ôter sur le point de l'aller prendre. Il recourut, avec cette effronterie qui lui était naturelle, à la flatterie, à l'artifice, au mensonge, à braver les inconvénients, à se moquer des dangers, à présenter en soi des ressources à tout, à faire toute facile.

La grossièreté de la variation sautait aux yeux, mais l'embarras de choisir un autre général sautait à la gorge, et l'heureux Villars se débourba. Ce ne fut pas tout: raffermi sur ses étriers après une si violente secousse, il osa se donner publiquement pour un Romain qui, au comble de tout, abandonnait repos et santé et tout ce qui peut flatter, qui n'a plus rien à prétendre, et qui, malgré une blessure qui à grand'peine lui permettait de monter à cheval, courait au secours de l'État et du roi, qui le conjurait de se prêter à la nécessité et au péril de la conjoncture présente: À ces bravades, il ajouta qu'il faisait à la patrie le sacrifice des eaux, qui l'auraient empêché de demeurer estropié, et il tint là-dessus tant de scandaleux propos, que le duc de Guiche, qui allait aux eaux pour une blessure au pied, reçue aussi à Malplaquet, mais bien moins considérable que celle de Villars, prit tous ces discours pour soi, et ne le lui pardonna pas.

Le maréchal, moyennant sa blessure, partit pour la frontière dans son carrosse, à petites journées. Pendant son voyage, il arriva une aventure qui eût été fort plaisante si elle n'eût pas été telle aux dépens de l'État. Le maréchal de Montesquiou, qui assemblait l'armée sous Cambrai, qui, comme je l'ai dit, avait passé l'hiver en Flandre, et qui n'en avait pas déguisé les désordres au maréchal de Villars, destiné dès lors à y faire la campagne avec lui, écrivit au roi des merveilles du bon état de toutes choses. Le roi fut si aise de ces bonnes nouvelles, qu'il envoya à Villars cette dépêche de Montesquiou. Le hasard fit que ce courrier atteignit Villars en chemin, deux heures après qu'il eut reçu une longue lettre de Montesquiou, remplie d'amertume et de détails les plus inquiétants sur tout ce qui manquait aux places, aux magasins, aux troupes, en un mot de tous côtés.

Villars, bien moins surpris de l'une que de l'autre, n'en fit point à deux fois; sur-le-champ il renvoya au roi le courrier qu'il venait d'en recevoir, et le chargea de la lettre dont je viens de parler et de celle qui lui avait été envoyée, et, avec ces deux contradictoires de même date et du même homme, il ne fit que joindre un billet au roi et un autre à Voysin, par lesquels il les priait de juger à laquelle des deux lettres ils devaient ajouter le plus de foi, et continua son voyage, ravi du bonheur de présenter, aux dépens d'un autre et si naturellement, les mêmes vérités qui l'avaient conduit si près de la disgrâce et de la chute, et de montrer tout le poids du fardeau dont il allait se charger. Les suites n'ont point montré dans le roi l'effet de ce rare contraste; mais il devint public tout aussitôt par Villars même, qui se garda bien de s'en taire, et l'éclat en fut épouvantable. Les deux maréchaux ne s'en parlèrent point, mais on peut juger de l'union que cette aventure dut mettre entre eux, et quel spectacle pour l'armée, qui n'avait d'ailleurs ni estime ni affection pour eux, qui aussi ne s'étaient pas mis en soin de se concilier ni l'un ni l'autre.

Le prince Eugène et le duc de Marlborough, qui ne voulaient point de paix, et dont le but était de percer en France, l'un par vengeance personnelle contre le roi et [pour] se faire de plus en plus un grand nom, l'autre pour gagner des trésors, [ce] qui était à chacun leur passion dominante, avait résolu de profiter de l'extrême faiblesse et du délabrement de nos troupes et de nos places pour pousser pendant cette campagne leurs conquêtes le plus avant qu'ils pourraient. Albergotti, lieutenant général, et Dreux, maréchal de camp, avaient eu ordre d'aller à Douai, où ils eurent à peine le temps de donner ordre aux choses les plus pressées, qu'ils furent investis et la tranchée ouverte du 4 au 5 mai. Pomereu, frère du feu conseiller d'État et ancien capitaine aux gardes, avait eu ce gouvernement en se retirant. Il y avait diligemment pourvu à tout ce qu'il avait pu. Il compta pour moins le dégoût de se voir commandé dans sa place, que la démarche d'en sortir au moment d'un siége. Il passa donc sur toute autre considération, et fut d'un grand et utile secours à Albergotti pendant tout ce siége. La garnison y était nombreuse et choisie, les munitions de guerre et de bouche abondantes; tout s'y prépara à une belle défense. M. le Duc était déjà à l'armée, le roi d'Angleterre y arriva sous le nom et l'incognito ordinaire de chevalier de Saint-Georges, comme le maréchal de Villars était en situation de pouvoir combattre les ennemis.

Le roi, piqué de ses pertes continuelles, désirait passionnément une victoire qui ralentît les desseins des ennemis, et qui pût changer l'État de la triste et honteuse négociation qui se traitait à Gertruydemberg. Cependant les ennemis étaient bien postés. Villars avait perdu en arrivant sur eux une belle occasion de les battre. Toute son armée avait remarqué cette faute, il en avait été averti à temps par plusieurs officiers généraux et par le maréchal de Montesquiou, sans les avoir voulu croire, et il n'osait chercher à les attaquer après les dispositions qu'il leur avait laissé le loisir de faire. L'armée cria beaucoup d'une faute si capitale. Villars, empêtré de sentir que ce n'était pas à tort, paya d'effronterie et ne parlait que de manger l'armée ennemie avec ses rodomontades usées, tandis qu'il ne savait plus en effet par où la rapprocher. Dans cette crise que la division des deux maréchaux et le manque d'estime et d'affection des troupes rendait très-fâcheuse, le roi jugea à propos d'envoyer en Flandre Berwick, comme modérateur des conseils et un peu comme dictateur de l'armée, mais sans autre commandement que celui de son ancienneté de maréchal de France, et encore dans une armée où il n'était qu'en passant. La bataille livrée, ou jugée ne la devoir pas être, il avait ordre de revenir aussitôt rendre compte de toutes choses, pour passer ensuite à la tête de l'armée de Dauphiné, où la campagne s'ouvrait plus tard qu'ailleurs, à cause des neiges et des montagnes.

Mais ce n'était plus guère la coutume de rien faire sans une récompense qui devançât l'entreprise et qui mît en sûreté le succès personnel de celui qui en était chargé. Usage nouveau, pernicieux à l'État et au roi, qui, de cette façon, avait de rien formé plusieurs géants de grandeur, et des pygmées d'action dont on n'avait pas daigné se servir depuis, sinon de quelques-uns, encore par reprise et à défaut d'autres très-senti. Nous étions en l'âge d'or des bâtards. Berwick n'avait que dix-huit ans lorsqu'il arriva en France en 1688 avec le roi Jacques II, à la révolution d'Angleterre. Il fut fait lieutenant général à vingt-deux ans tout d'un coup, et en servit en 1692 à l'armée de Flandre, sans avoir passé auparavant par aucun grade, et n'ayant servi que de volontaire. À trente-trois ans il commanda en chef l'armée de France et d'Espagne en Espagne avec une patente de général d'armée, et, à trente-quatre ans, mérita, par sa victoire d'Almanza, d'être fait grand d'Espagne et chevalier de la Toison d'or. Il commanda toujours depuis des armées en chef ou dans de grandes provinces, jusqu'en février 1706, qu'il fut fait maréchal de France seul, lorsqu'il n'avait pas encore trente-six ans. Il était duc d'Angleterre, et quoiqu'ils n'aient point de rang en France, le roi l'avait accordé à ceux qui avaient suivi le roi Jacques, qui avait donné la Jarretière à Berwick sur le point de la révolution. C'était bien et rapidement pousser la fortune sous un roi qui regardait les gens de cet âge comme des enfants, mais qui, pour les bâtards, ne leur trouvait non plus d'âge qu'aux dieux.

Il y avait déjà un an que Berwick, qui voulait tout accumuler sur sa tête et le partager à ses enfants, avait demandé d'être fait duc et pair. Le roi à qui de fois à autre il prenait des flux de cette dignité, qu'il avait tant avilie, en avait aussi des temps de chicheté. Berwick donna dans un de ceux-là, et n'avait pu réussir. En l'occasion dont je parle, il sentit qu'il était cru nécessaire, il en saisit le moment; il fit entendre qu'il ne pouvait partir mécontent, et se fit faire duc et pair. Berwick n'avait qu'un fils de sa première femme, et il avait de la seconde plusieurs fils et filles. Il était sur l'Angleterre comme les juifs qui attendent toujours le Messie. Il se flattait toujours aussi d'une révolution qui remettrait les Stuarts sur le trône, et lui par conséquent en ses biens et honneurs. Il était fils de la soeur du duc de Marlborough dont il était fort aimé, et avec lequel, du gré du roi et du roi d'Angleterre, il entretenait un commerce secret, dont tous trois furent les dupes, mais qui servait à Berwick à entretenir d'autres en Angleterre, et à y dresser ses batteries, en sorte qu'il espéra son rétablissement particulier, même sous le gouvernement établi. C'est dans ce principe qu'il obtint la grâce inouïe du choix de ses enfants, et encore de le pouvoir changer tant qu'il voudrait, pour succéder à sa grandesse. Par la même raison il osa proposer, et on eut la honteuse faiblesse de la lui accorder, l'exclusion formelle de son fils aîné dans ses lettres de duc et pair, dans lesquelles il fit appeler tous ceux du second lit.

Son projet était de revêtir l'aîné de la dignité de duc de Berwick et de tous ses biens d'Angleterre; de faire le second duc et pair, et le troisième grand d'Espagne, où son dessein était de chercher à le marier et à l'attacher. Trois fils héréditairement élevés aux trois premières dignités des trois premiers royaumes de l'Europe, il faut convenir que ce n'était pas mal cheminer à quarante ans avec tout ce qu'il avait d'ailleurs; mais l'Angleterre lui manqua. Il eut beau la ménager toute sa vie outre mesure, en courtiser le ministère, recueillir tous les Anglais considérables qui passaient en France, lier un commerce d'amitié étroite avec ses ambassadeurs en France, jamais il ne put obtenir de rétablissement, tellement que, n'y ayant plus de ressource en France pour l'aîné, après son exclusion de la dignité de duc et pair, il se rejeta pour lui sur la grandesse, l'attacha en Espagne, l'y maria à une soeur du duc de Veragua, lequel mourut après sans enfants, et laissa à cette soeur et à ses enfants plus de cent mille écus de rente, avec des palais, des meubles et des pierreries en quantité, et les plus grandes terres. J'aurai lieu d'en parler plus amplement. Le scandale fut grand de la complaisance qu'eut le roi pour cet arrangement de famille qui mettait sur la tête d'un cadet la première dignité du royaume après son père, et qui réservait l'aîné à l'espérance de celle d'Angleterre; mais le temps des monstres était arrivé. Berwick acheta Warties, médiocre terre sous Clermont en Beauvoisis, qu'il fit ériger sous le barbare et le honteux nom de Fitz-James: autre faiblesse qu'on eut encore pour lui. Le roi qui passa la chose fut choqué du nom, lequel en ma présence en demanda la raison au duc de Berwick qui la lui expliqua sans aucun embarras, et que voici:

Les rois d'Angleterre en légitimant leurs enfants leur donnent un nom et des armes qui passent au parlement d'Angleterre et à leur postérité. Les armes, qui sont toujours celles d'Angleterre, ont des sortes de brisures distinctes; le nom varie. Ainsi le duc de Richemont, bâtard de Charles II, a eu le nom de Lenox; les ducs de Cleveland et Grafton du même roi, celui de Fitz-Roi, qui veut dire fils de roi; le duc de Saint-Albans aussi du même roi, celui de Beauclerc; enfin le duc de Berwick de Jacques II, duc d'York quand il l'eut, mais roi quand il le légitima et le fit duc, celui de Fitz-James, qui signifie fils de Jacques, en sorte que son nom de maison pour sa postérité est celui-là, et son duché-pairie en France, le duché de fils de Jacques en français, et les ducs en même langue, les ducs et pairs fils de Jacques. On ne saurait s'empêcher de rire du ridicule de ce nom s'il se portait en français, ni de s'étonner du scandale de l'imposer en anglais en France, Le parlement n'osa ou ne daigna souffler. Tout y fut enregistré sans la moindre difficulté sur le nom ni sur la clause; Berwick ne quitta point que cela ne fût fait et consommé, et aussitôt après il s'en alla en Flandre. Il y trouva l'armée des ennemis si avantageusement postée et retranchée qu'il n'eut pas de peine à se rendre au sentiment commun des généraux et officiers généraux de celle du roi, qu'il n'était plus temps de songer à l'attaquer. Il recueillit sagement et séparément leurs [avis] sur ce qui s'était passé jusqu'alors, et les trouva uniformes dans celui que Villars avait manqué la plus belle occasion du monde de les attaquer. Berwick, n'ayant rien de plus dans sa mission que de se bien instruire de toutes choses, ne fut pas trois semaines absent. Son rapport consterna fort le roi et ceux qui le pénétrèrent. Bientôt après, les lettres de l'armée mirent tout le monde dans le secret, qui révolta fort contre ce matamore en paroles.

Le duc de Berwick ne fut guère plus de vingt-quatre heures de retour à la cour qu'il partit pour le Dauphiné, et ne put être reçu duc et pair au parlement que le 11 décembre suivant. Cet événement est si peu important à intervertir que je raconterai ici une aventure qui arriva à cette occasion, et dont le court intermède mérite de ne pas être oublié. Nous assistâmes en nombre à cette réception, avec la singularité d'y avoir eu en notre tête bâtards et bâtardeaux, et à notre queue à tous un bâtard d'Angleterre; ce fut matière à réflexions sur le maintien des lois dans cette île, et par quelle protection ferme, solide et constante, et l'interversion de tous les nôtres ad nutum. Le duc de Tresmes, ami de Berwick, et accoutumé aux fêtes comme gouverneur de Paris, donna le festin au sortir du parlement, où la plupart des ducs se trouvèrent avec plusieurs autres personnes de considération, entre autres Caumartin, conseiller d'État et intendant des finances, qui était fort répandu à la cour et dans le plus beau monde, fort ami du duc de Tresmes, et oncle de sa belle-fille.

Il savait beaucoup et agréablement jusqu'à être un répertoire fort curieux; il était beau parleur et avec de l'esprit, un air de fatuité imposante par de grands airs, et une belle figure, quoique au fond il fut bon homme, et même à sa façon respectueux. Je ne sais par quelle étrange absence d'esprit il s'engagea à table au récit d'un procès bizarre d'un bâtard dont il avait été autrefois l'un des juges, et s'étendit sur les difficultés qui roulaient toutes sur cette sorte de naissance et sur la sévérité des lois à leur égard, qu'il déploya avec emphase et avec approbation. Chacun baissa les yeux, poussa son voisin [avec] un silence profond que Caumartin prit pour attention à la singularité du fait et aux grâces de son débit. Le duc de Tresmes voulut rompre les chiens plus d'une fois; à toutes Caumartin l'arrêtait, haussait le ton et continuait. Ce récit dura bien trois bons quarts d'heure. On s'étouffait de manger ou de mâcher, personne n'osa boire de peur d'un éclat de rire involontaire; on en mourait, et dans la même crainte on n'osait se regarder. Jamais Caumartin, engoué de son histoire et du plaisir de tenir le dé, ne s'aperçut d'une si énorme disparate. Berwick à qui, comme à l'homme du jour, il adressa souvent la parole, comprit bien qu'il avait totalement oublié qui il était, et ne s'en offensa jamais, mais le pauvre Tresmes en était que la sueur lui en tombait du visage. Il est vrai que l'extrême ridicule d'une scène si entière et si longue me divertit extrêmement, et par les yeux, et par les oreilles, et par les réflexions sur ce contraste du matin et du festin même de ce triomphe des bâtards, et de l'énergique étalage de toute leur infamie et de leur néant.

La nouvelle chapelle étant enfin entièrement achevée, et admirée du roi et de tous les courtisans, il s'éleva une grande dispute à qui la consacrerait. Le cardinal de Janson, grand aumônier, avec tout ce qui est sous sa charge, la pré-tendait exempte de la juridiction de l'ordinaire, en alléguait beaucoup de titres et de preuves, et prétendait que c'était à lui à. faire cette cérémonie. Le cardinal de Noailles, archevêque diocésain, s'en tenait au droit commun, alléguait qu'il avait officié avec sa croix devant le roi dans la chapelle, et qu'à tout ce qui s'était fait en présence du roi, de mariages, de baptêmes, etc., le curé de Versailles y avait toujours été présent en étole, ainsi qu'aux convois qui en étaient partis; et il réclamait la justice et la piété du roi, et son amour de l'ordre et des règles. Il l'emporta, parce qu'il était encore bien avec lui et Mme de Maintenon, et dans la vénération de l'un et de l'autre; et il fit la cérémonie le jeudi matin 5 juin en présence de Mgr le duc de Bourgogne. La chapelle s'était assez échauffée là-dessus, mais entre les deux cardinaux la dispute se passa avec politesse et modestie. On détruisit incontinent après l'ancienne chapelle, et on ne se servit plus que de celle-là. Nonobstant ce jugement, la chapelle s'est maintenue dans toute sa prétention, le curé dans son usage d'assister en étole comme il fit depuis au mariage de M. le duc de Berry et à tous les autres, et aux baptêmes comme auparavant. Mais il est vrai que depuis aucun archevêque de Paris n'a officié à la chapelle à cause de la difficulté de sa croix, malgré l'exemple antérieur du cardinal de Noailles; et la seule fois que son successeur y a officié, étant nommé à Paris à une fête de l'ordre, il n'avait pas encore ses bulles, ainsi il était sans croix et sans prétention de l'y faire porter devant lui.

Mme de La Vallière mourut en ce temps-ci aux Carmélites de la rue Saint-Jacques, où elle avait fait profession le 3 juin 1675, sous le nom de soeur Marie de la Miséricorde, à trente et un ans. Sa fortune, et la honte; la modestie, la bonté dont elle en usa; la bonne foi de son coeur sans aucun autre mélange; tout ce qu'elle employa pour empêcher le roi d'éterniser la mémoire de sa faiblesse et de son péché en reconnaissant et légitimant les enfants qu'il eut d'elle; ce qu'elle souffrit du roi et de Mme de Montespan; ses deux fuites de la cour, la première aux Bénédictines de Saint-Cloud, où le roi alla en personne se la faire rendre, prêt à commander de brûler le couvent, l'autre aux Filles de Sainte-Marie de Chaillot, où le roi envoya M. de Lauzun, son capitaine des gardes, avec main-forte pour enfoncer le couvent, qui la ramena; cet adieu public si touchant à la reine, qu'elle avait toujours respectée et ménagée, et ce pardon si humble qu'elle lui demanda prosternée à ses pieds devant toute la cour, en partant pour les Carmélites; la pénitence si soutenue tous les jours de sa vie, fort au-dessus des austérités de sa règle; cette fuite exacte des emplois de la maison, ce souvenir si continuel de son péché, cet éloignement constant de tout commerce, et de se mêler de quoi que ce fût, ce sont des choses qui pour la plupart ne sont pas de mon temps, ou qui sont peu de mon sujet, non plus que la foi, la force et l'humilité qu'elle fit paraître à la mort du comte de Vermandois, son fils.

Mme la princesse de Conti lui rendit toujours de grands devoirs et de grands soins, qu'elle éloignait et qu'elle abrégeait autant qu'il lui était possible. Sa délicatesse naturelle avait infiniment souffert de la sincère âpreté de sa pénitence de corps et d'esprit, et d'un coeur fort sensible dont elle cachait tout ce qu'elle pouvait. Mais on découvrit qu'elle l'avait portée jusqu'à s'être entièrement abstenue de boire pendant toute une année, dont elle tomba malade à la dernière extrémité. Ses infirmités s'augmentèrent, elle mourut enfin d'une descente, dans de grandes douleurs, avec toutes les marques d'une grande sainteté, au milieu des religieuses dont sa douceur et ses vertus l'avaient rendue les délices, et dont elle se croyait et se disait sans cesse être la dernière, indigne de vivre parmi des vierges. Mme la princesse de Conti ne fut avertie de sa maladie, qui fut fort prompte, qu'à l'extrémité. Elle y courut et n'arriva que pour la voir mourir. Elle parut d'abord fort affligée, mais elle se consola bientôt. Elle reçut sur cette perte les visites de toute la cour. Elle s'attendait a celle du roi, et il fut fort remarqué qu'il n'alla point chez elle.

Il avait conservé pour Mme de La Vallière une estime et une considération sèche dont il s'expliquait même rarement et courtement. Il voulut pourtant que la reine et les deux dauphines l'allassent voir et qu'elles la fissent asseoir, elle et Mme d'Épernon, quoique religieuses, comme duchesses qu'elles avaient été, ce que je crois avoir remarqué ailleurs. Il parut peu touché de sa mort, il en dit même la raison: c'est qu'elle était morte pour lui du jour de son entrée aux Carmélites. Les enfants de Mme de Montespan furent très-mortifiés de ces visites publiques reçues à cette occasion, eux qui en pareille circonstance n'en avaient osé recevoir de marquée. Ils le furent bien autrement quand ils virent Mme la princesse de Conti draper, contre tout usage, pour une simple religieuse, quoique mère; eux qui n'en avaient point, et qui, pour cette raison, n'avaient osé jusque sur eux-mêmes porter la plus petite marque de deuil à la mort de Mme de Montespan. Le roi ne put refuser cette grâce à Mme la princesse de Conti, qui le lui demanda instamment, et qui ne fut guère de son goût. Les autres bâtards essuyèrent ainsi cette sorte d'insulte que le simple adultère fit au double dont ils étaient sortis, et qui rendit sensible à la vue de tout le monde la monstrueuse horreur de leur plus que ténébreuse naissance, dont ils furent cruellement piqués.

Une autre mort arrivée en même temps parut moins précieuse devant Dieu, et fit moins de bruit dans le monde. Ce fut celle de Sablé, fils de Servien, surintendant des finances, qui avait amassé tant de trésors, et qui en avait tant dépensé à embellir Meudon, dont il enterra le village et le rebâtit auprès, pour faire cette admirable terrasse, si prodigieuse en étendue et en hauteur. Il avait marié sa fille au duc de Sully, frère de la duchesse du Lude, et laissé ses deux fils, Sablé et l'abbé Servien, si connus tous deux par leurs étranges débauches avec beaucoup d'esprit et fort aimable et orné. Sablé vendit Meudon à M. de Louvois, sur les fins Sablé à M. de Torcy, mangea tout, vécut obscur, et ne fut connu que par des aventures de débauche, et par s'être fait estropier lui, et rompre le cou à l'arrière-ban d'Anjou qu'il menait au maréchal de Créqui. Ainsi périssaient promptement les races des ministres, avant qu'ils eussent trouvé l'art d'établir leurs enfants aux dépens des seigneurs dans les premières charges de la cour, après les grandes.

Le maréchal de Joyeuse mourut aussi à plus de quatre-vingts ans, sans enfants d'une fille de sa maison qu'il avait épousée, dont il était veuf, et qui ne fut pas heureuse. Il ressemblait tout à fait à un roi des Huns. Il avait de l'esprit, de la noblesse, de la hauteur et une grande valeur. Excellent officier général, surtout de cavalerie, très-bon à mener une aile, mais pour une armée, dont il ne commanda jamais aucune en chef, qu'en passant et par accident, la tête lui en tournait et aux autres aussi, par son embarras et sa brutalité qui le rendait inabordable. Il était assez pauvre et cadet d'un aîné ruiné, excellent lieutenant général, qu'on appelait le comte de Grandpré, chevalier de l'ordre en 1661, mort il y avait longtemps, qui traînait d'ordinaire son cordon bleu à pied, faute de voiture, et qui ne laissa point d'enfants. Ce maréchal de Joyeuse était une manière de sacre et de brigand, qui pillait tant qu'il pouvait pour le manger avec magnificence. Il avait eu le gouvernement de Metz et du pays Messin à la mort du duc de La Ferté. Il fut donné deux jours après au maréchal de Villars, en lui conservant les quinze mille livres d'appointements, comme ayant perdu le gouvernement de Fribourg.

Le marquis de Renti le suivit de près dans une grande piété, et depuis quelque temps dans une grande retraite. Il était fils de ce marquis de Renti qui a vécu et est mort en réputation de sainteté, et il était frère de la maréchale de Choiseul, qui ne le survécut que de quelques mois. C'était un très-brave, honnête et galant homme, d'un esprit médiocre et assez difficile, quoique très-bon homme; mais impétueux, médiocre à la guerre pour la capacité, mais honorable et tout à fait désintéressé. Il était lieutenant général, et lieutenant général de Franche-Comté, où on ne le laissa guère commander assez mal à propos; mais le titre en est devenu un d'exclusion. Il n'était pas riche, et a laissé un fils très-brave et honnête homme aussi, mais que l'extrême incommodité de sa vue a retiré fort tôt du service et presque du monde.

Le maréchal de Villars trouva l'armée assemblée sous Cambrai. Elle était de cinquante-sept bataillons et de deux cent soixante-deux escadrons; toutes les places outre cela garnies. Mais ces troupes n'étaient pas bien complètes, même d'officiers. Depuis un mois le prêt leur était payé et on leur donnait du pain passable et quelque viande. Albergotti se défendait bien dans Douai. Le duc de Mortemart y commanda une sortie qui fit un grand désordre dans les tranchées, tua beaucoup de monde et n'en perdit presque point. L'attaque aussi fut vigoureuse, et de part et d'autre on travailla fort sous terre pour faire des mines et pour les éventer. Outre ce qui faisait le siége, l'armée des ennemis était aussi forte que celle du roi, et tenta une entreprise sur Ypres. Ils crurent avoir gagné un partisan de la garnison, et par son moyen surprendre la place. Le partisan en avertit Chevilly qui y commandait, et par son ordre suivit l'entreprise. Les ennemis, pleins de confiance en leur marché, détachèrent deux mille chevaux ou dragons de leur armée, portant chacun un fantassin en croupe, sous prétexte de renforcer leurs garnisons de Lille et de Menin; et le partisan marchait assez près, à la tête, avec douze ou quinze hommes. Il se présenta à la barrière qu'on lui ouvrit, en même temps ses douze ou quinze hommes furent pris. Le détachement arrivait; mais il fut averti à temps par le hasard d'un fusil d'un soldat de milice qui était dans les dehors, qui tira. À ce bruit, le détachement se crut découvert et s'arrêta. Il se retira aussitôt après. On leur tua ou blessa une cinquantaine d'hommes du feu que la place fit sur eux de tous côtés. Le partisan en eut une petite pension et une commission de lieutenant colonel. Un autre de nos partisans sortit quelques jours après de Namur, trouva moyen de se glisser dans Liège, se rendit maître du corps de garde qui était à la porte, marcha à la place, tua celui qui y commandait, prit toute la garde, pilla la maison du ministre de l'empereur et celle d'un Hollandais qui commandait dans la ville, et s'en revint avec un assez gros butin et cinquante prisonniers, sans y avoir laissé qu'un homme.

Cependant le siége de Douai s'avançait. Il s'y était passé, le 20 juin, une action considérable. Les ennemis s'étaient rendus maîtres d'une demi-lune. Dreux et le duc de Mortemart les en chassèrent. Ils revinrent et s'établirent sur la berme [25], où un fourneau qui joua à propos les fit tous sauter. Ils perdirent environ deux mille hommes; mais ils revinrent une troisième fois et gagnèrent l'angle de cet ouvrage.

Deux jours après ils se rendirent maîtres de deux demi-lunes; et comme la brèche était fort grande, Albergotti fit battre la chamade le 25. Le duc de Mortemart apporta la capitulation au roi, qui fut toute telle qu'Albergotti la voulut. La brèche était capable pour deux bataillons de front. Le roi, content de cette belle défense, et accoutumé à prostituer le collier du Saint-Esprit en récompenses militaires, fit Albergotti chevalier de l'ordre; Dreux, blessé le dernier jour du siége, lieutenant général; et donna à la garnison d'autres récompenses. Albergotti eut aussi en même temps le gouvernement de Sarrelouis, vacant déjà depuis quelque temps par la mort de Choisy; et le duc de Mortemart fut maréchal de camp.

Les ennemis, après avoir réparé et pourvu leur nouvelle conquête, ne perdirent pas de temps à en faire d'autres, dans l'impuissance où Villars leur paraissait de les en empêcher. Ils marchèrent à Béthune et y ouvrirent la tranchée le 24. Du Puy-Vauban, gouverneur de la place, y commandait avec quatre mille hommes de garnison. Il n'en avait pas voulu davantage, et il était suffisamment muni et approvisionné. Il fit faire une sortie cette nuit même de l'ouverture de la tranchée, leur tua huit cents hommes et y perdit fort peu. Il y eut force coups de main; mais, après une belle défense, du Puy-Vauban battit la chamade le 28 août, et eut la capitulation telle qu'il la voulut. Il avait le cordon rouge, le roi y ajouta la grand'croix, et les mille écus de plus, en attendant la première vacance, qui fut une chose tout à fait contre son usage, et donna des récompenses aux principaux de la garnison. Tout à la fin de ce siége, on tenta une entreprise sur Menin. Les troupes détachées furent mal conduites par les guides. Au lieu d'arriver la nuit, elles furent surprises par le jour et s'en revinrent comme elles étaient allées.

Tout au commencement de ce même siége, nos plénipotentiaires arrivèrent de Gertruydemberg, plus que fort fraîchement ensemble. Ils vinrent un matin à Marly, où le roi les entretint assez longtemps dans son cabinet avec Torcy. Ce qui se trouvera là-dessus dans les Pièces m'empêche d'en dire ici d'avantage.

Il arriva au maréchal de Villars une aventure fort ridicule qui fit grand bruit à l'armée et à la cour. Sa blessure, ou les airs qu'il en prenait, lui faisait souvent tenir la jambe sur le cou de son cheval à peu près comme les dames. Il lui échappa un jour, dans l'ennui où il se trouvait dans son armée, qu'il était bien las de monter à cheval comme ces p... de la suite de Mme la duchesse de Bourgogne, qui, par parenthèse, étaient toutes les jeunes dames de la cour et les filles de Mme la Duchesse. Un tel propos, tenu en pleine promenade par un général d'armée peu aimé, courut bientôt d'un bout à l'autre du camp, et ne tarda guère à voler à la cour et à Paris. Les dames cavalières s'offensèrent, les autres prirent parti pour elles; Mme la duchesse de Bourgogne ne put leur refuser de s'en montrer irritée et de s'en plaindre. Villars en fut tôt averti, et fort en peine d'un surcroît d'ennemis si redoutables, dont sa campagne n'avait pas besoin. Il se mit dans la tête de découvrir qui l'avait décelé. Il fit si bien qu'il sut à n'en pas douter que c'était Heudicourt qui l'avait mandé; et il en fut d'autant plus piqué que, pour faire sa cour à sa mère, ce mauvais ange de Mme de Maintenon, et à Mme de Montgon sa soeur, il l'avait adomestiqué, protégé, et, chose fort étrange pour le maréchal, lui avait souvent, non pas prêté, mais donné de l'argent, dont il était toujours fort dépourvu par sa mauvaise conduite et l'avarice de son père qui mangeait tout à son âge avec des créatures.

La vieille Heudicourt et sa fille étaient mortes, mais Heudicourt, fort protégé du roi par Mme de Maintenon, à cause de sa défunte mère, était demeuré comme l'enfant de la maison partout où était le maréchal de Villars. C'était un drôle de beaucoup d'esprit, qui excellait à donner des ridicules, à la plaisanterie la plus salée, aux chansons les plus immortelles, et qui, gâté par la faveur qui l'avait toujours soutenu, ne s'était contraint pour personne, et par cette même faveur et par l'audace et le tranchant de sa langue s'était rendu redoutable. Il n'avait point d'âme, grand ivrogne et débauché, point du tout poltron, et une figure hideuse de vilain satyre. Il se faisait justice là-dessus; mais hors d'état d'espérer de bonnes fortunes, il les facilitait volontiers, était sûr dans cet honnête commerce, et s'était acquis par là beaucoup d'amis de la fleur de la cour, et encore plus d'amies. Par contraste à sa méchanceté, on ne l'appelait que le petit bon, et le petit bon était de toutes les intrigues, en menait quantité, et en était un répertoire. C'était parmi les dames à la cour à qui l'aurait, dont pas une n'eût osé se brouiller avec lui, à commencer par les plus hautes. Cette protection que personne n'ignorait le rendait encore plus hardi, tellement que le maréchal de Villars se trouva dans le dernier embarras. Toutefois, après y avoir bien pensé, il eut recours à l'effronterie qui toujours l'avait si utilement servi.

Pour cela il envoya chercher une quinzaine d'officiers généraux, tous considérables par leur poids à l'armée, ou par leurs entours à la cour, et Heudicourt avec eux. Quand il les sut tous arrivés, il sortit de sa chambre, et alla où ils étaient, avec ce que le hasard y avait conduit d'autres gens, comme il en fourmille toujours de toute espèce chez le général qui voulait faire une scène publique. Là, il demanda tout haut à chacun de ceux qu'il avait mandés, et l'un après l'autre, s'ils se souvenaient qu'il eût dit telle chose qu'il répéta. Albergotti, revenu à l'armée après avoir fait, au sortir de Douai, un tour de huit ou dix jours à Paris et à la cour, prit en matois la parole le premier, répondit qu'il se souvenait qu'il avait parlé ainsi des vivandières et des créatures du camp, et jamais d'autres. Nangis, le prince de Rohan, le prince Charles, fils de M. le Grand, et tous les autres, ravis d'une si belle ouverture, la suivirent l'un après l'autre, et la confirmèrent jusqu'au-dernier. Alors Villars, dans le soulagement qu'on peut juger, insista pour faire mieux confirmer et consolider la chose, puis, éclatant contre l'inventeur d'une si affreuse calomnie, contre l'imposteur qui l'avait écrite à la cour, adressa la parole à Heudicourt qu'il traita de la plus cruelle façon du monde. Le petit bon, qui n'avait pas prévu qu'il serait découvert ni la scène où il se trouvait, fut étrangement interdit, et se voulut défendre; mais Villars produisit des preuves qui ne purent être contredites. Alors le vilain, acculé, avoua sa turpitude, et eut l'audace de s'approcher de Villars pour lui parler bas; mais le maréchal, se reculant et le repoussant avec un air d'indignation, lui dit de parler tout haut, parce que, avec des fripons de sa sorte, il ne voulait rien de particulier. Alors Heudicourt, reprenant ses esprits, se livra à toute son impudence. Il soutint qu'aucuns de tout ce qui était là et que Villars avait interrogé, n'osoient lui déplaire en face, mais [qu'ils] savaient fort bien tous la vérité du fait, telle qu'il l'avait écrite; qu'il pouvait avoir tort de l'avoir mandée, mais qu'il n'avait pas imaginé que dite en si nombreuse compagnie et en lieu si public, elle pût demeurer secrète, et qu'il fît plus mal de la mander que tant d'autres qui en avaient pu faire autant.

Le maréchal, outré de colère d'entendre une réponse si hardie, et au moins si vraisemblable, lui reprocha ses bienfaits et sa scélératesse. Il ajouta que, quand la chose serait vraie, il n'y aurait pas moins de crime à lui de la publier qu'à l'inventer, [après] toutes les obligations qu'il lui avait; le chassa de sa présence; et quelques moments après le fit arrêter et conduire au château de Calais. Cette violente scène fit à l'armée et à la cour autant de bruit que ce qui l'avait causée. La conduite suivie et publique du maréchal fut approuvée. Le roi déclara qu'il le laissait maître du sort d'Heudicourt; Mme de Maintenon et Mme la duchesse de Bourgogne, qu'elles l'abandonnaient; et ses amis avouaient que sa faute était inexcusable. Mais la chance tourna bientôt. Après le premier étourdissement, l'excuse du petit bon parut valable aux dames qui avaient leurs raisons pour l'aimer et pour craindre de l'irriter; elle la parut aussi dans l'armée, où le maréchal n'était pas aimé. Plusieurs de ceux qu'il avait si publiquement interrogés se laissèrent entendre que, dans la surprise où ils s'étaient trouvés, ils n'avaient pas voulu se commettre. On en vint bassement à cette discussion que cette allure du maréchal, et son prétendu propos ne pouvait aller aux vivandières et aux autres femmes des armées, qui allaient toutes à cheval jambe deçà, jambe delà, au contraire des dames, surtout de celles qui montaient à cheval avec Mme la duchesse de Bourgogne. On contesta jusqu'au pouvoir des généraux d'armée de se faire justice à eux-mêmes de leurs inférieurs, pour des choses personnelles et où le service n'entrait pour rien: en un mot, Heudicourt, au sortir de Calais, où il ne fut pas longtemps, demeura le petit bon à la mode, en dépit du maréchal. Tant de choses lui tournèrent mal cette campagne qu'il prit la résolution de s'en aller aux eaux. Il fit tant qu'il l'obtint. Harcourt, qui ne faisait qu'arriver à Strasbourg après les avoir prises tout à son aise, eut ordre de revenir, et la permission de faire le voyage à petites journées dans son carrosse. Peu de jours après être arrivé, il se fit recevoir duc et pair au parlement. Il demeura plus d'un mois à Paris, et s'en alla après dans son carrosse à petites journées à Dourlens, où il avait rendez-vous avec le maréchal de Villars; et de là l'un à l'armée de Flandre, l'autre droit à Bourbonne sans passer à Paris ni à la cour, ce qui parut assez extraordinaire et peu agréable. Ainsi un boiteux en remplaça un autre, et un général aussi peu en état de fatiguer que celui à qui il succédait. L'un commença, l'autre finit par Bourbonne; et Harcourt par la Flandre qu'il avait évitée d'abord.

Il y trouva une grande désertion dans l'armée, et les ennemis devant Aire et Saint-Venant à la fois. Chevilly, qui commandait à Ypres, informé que les ennemis faisaient partir un grand convoi de Gand, fît sortir de sa place Ravignan, maréchal de camp, la nuit, avec deux mille cinq cents hommes. Ravignan trouva le convoi à Vive-Saint-Éloi; il y avait quarante-cinq balandres [26] chargées de munitions de guerre et de bouche, escortées au bord de l'eau par treize cents hommes, dont huit cents Anglais et six cents chevaux. Ravignan les attaqua brusquement; les treize cents hommes furent tous tués, noyés ou pris, et la cavalerie qui prit la fuite de bonne heure, perdit au moins moitié. Le fils du comte d'Athlone et presque tous les principaux officiers furent pris. Après cette expédition, Ravignan éloigna ses troupes, brûla les quarante-cinq balandres, et fit sauter treize cents milliers de poudre qui détruisirent le village de Vive-Saint-Éloi. On crut que cette affaire coûta près de trois millions aux ennemis.

Aire et Saint-Venant se défendaient toujours. Il y eut de grosses actions aux deux siéges. La tranchée avait été ouverte à Aire en deux endroits à la fois, le 12 septembre. Goesbriant, gendre de Desmarets, y commandait, et y faisait de grandes sorties. Le chevalier de Selve en fit aussi à Saint-Venant, dans une desquelles Listenais fut tué. Le chevalier de Rothelin eut les deux cuisses percées à Aire, et à Saint-Venant. Béranger, colonel de Bugey, fort estimé, fut tué. Ce régiment fut donné à son frère, et celui de Listenais au sien, Goesbriant fit abandonner aux ennemis l'attaque du côté du château, et par deux fois les fours à chaux qui étaient à la tête des ouvrages de la place, mais que lui-même abandonna à la troisième attaque. Il les repoussa aussi du chemin couvert qu'ils voulaient emporter, où le second fils du comte de La Mothe fut tué. Ils le furent encore jusqu'à trois fois le 2 novembre à une grande attaque qu'ils firent, mais enfin Goesbriant capitula le 8 novembre, et obtint toutes les conditions qu'il demanda. Il rendit en même temps le fort Saint-François, faute de vivres à y mettre. Saint-Venant s'était rendu quelque temps auparavant. Ainsi finit la campagne en Flandre, qui fut la dernière du duc de Marlborough. Les armées entrèrent en quartiers de fourrage, et incontinent après en quartiers d'hiver. M. d'Harcourt avait eu pendant ce siége quelque petit soupçon d'apoplexie, qui ne fut rien. La fin de la campagne lui vint à propos; le maréchal de Montesquiou demeura pour tout l'hiver à commander en Flandre, d'où tous les officiers généraux non employés l'hiver, et les particuliers, ne tardèrent pas à revenir. Goesbriant, comme Albergotti, fut chevalier de l'ordre; et force récompenses à sa garnison.

Sur le Rhin la campagne se passa toute à chercher tranquillement à subsister, et finit en même temps que celle de Flandre. Le duc de Berwick passa la sienne en chicanes et en observations. M. de Savoie ne la fit point. Il était mal content de l'empereur, qu'il menaça même de songer à ses intérêts particuliers. La récompense d'un démembrement de quelque chose du Milanais était un objet qui entretenait la mésintelligence, et qui, pour le déterminer, l'empêcha de faire cette année de grands efforts. Il faut maintenant voir ce qui s'est passé d'ailleurs, dont il n'eût pas été à propos d'interrompre la campagne de Flandre, par la même raison que celles d'Espagne et de Roussillon, qui seront rapportées après, demandent à l'être tout de suite.

Suite
[25]
La berme était un espace de trois ou quatre pieds entre le rempart et le fossé; elle servait à recevoir les terres du rempart qui s'éboulaient, afin que le fossé n'en fût pas comblé.
[26]
Bateaux plats.