1710
Situation du cardinal de Bouillon. — État de la famille du cardinal de Bouillon, et ses idées bâties dessus. — Cardinal de Bouillon, furieux de la perte d'un procès, passe à Montrouge [et] à Ormesson. — Évasion du cardinal de Bouillon, que le prince d'Auvergne conduit à l'armée des ennemis, où il reçoit toutes sortes d'honneurs. — Lettre folle du cardinal de Bouillon au roi. — Analyse de cette lettre.
Le cardinal de Bouillon languissait d'ennui et de rage dans son exil dont il ne voyait point la fin, quoique l'adoucissement qu'il en avait obtenu lui eût donné des espérances. Incapable de se donner aucun repos, il avait passé tout ce loisir forcé dans une guerre monastique. Il avait voulu soutenir, et même étendre, sa juridiction d'abbé de Cluni sur les réformés. Ceux-ci, profitant de la disgrâce, n'oublièrent rien pour secouer ce que la faveur passée leur avait fait subir de joug. Ce ne furent donc que procès de part et d'autre sur ce que les moines traitaient d'entreprises, et le cardinal de révolte. Il n'était pas douteux que l'abbé de Cluni ne fût général de cet ordre et le supérieur immédiat de la congrégation. Il ne l'était pas non plus qu'il ne fallût être moine pour pouvoir être général et en exercer l'autorité. La grandeur de cette abbaye en collations immenses l'avait fait usurper par des séculiers puissants. Les cardinaux, les premiers ministres, les princes du sang qui l'eurent en commende prétendirent les mêmes droits que les abbés réguliers; et la dispute, avec divers succès, n'avait point cessé jusqu'au temps que le cardinal de Bouillon eut cette abbaye.
La division qui s'y était mise par la réforme tout à fait séparée en tout des religieux anciens avait augmenté les différends. Ceux-ci, aussi peu réformés que leurs abbés, tenaient presque tous pour lui contre les réformés; et la passion de posséder les bénéfices claustraux ou affectés aux religieux était une pomme de discorde dont l'abbé savait profiter. De là, duplicité d'offices et de titulaires, de bénéfices, de la collation de l'abbé et de l'élection des religieux; et une hydre de procès et de procédés entre eux, où l'abbé était toujours compromis et presque toujours partie. On a vu l'éclat que le cardinal de Bouillon fit contre Vertamont, premier président du grand conseil, sur un arrêt très-important qu'il prétendit que ce magistrat avait falsifié. Il renouvela ses plaintes contre le grand conseil, même sur un procès d'où dépendait une grande partie de sa juridiction. Il prétendit que ce tribunal tirait pension de l'ordre de Saint-Benoît dont toutes les causes lui étaient attribuées, et qu'aucune de leurs parties n'y pouvait avoir justice. La chose alla si loin qu'elle fut longtemps devant le roi, et lui en espérance qu'elle serait évoquée pour être jugée au conseil de dépêches [27]. Le chancelier, trouvant qu'il y allait de l'honneur de la magistrature d'attirer cette affaire devant le roi, et, qu'après cet éclat le grand conseil aussi n'en pouvait demeurer juge, prit un tempérament, et proposa au roi de la renvoyer à la grand'chambre à Paris. Le cardinal, fort affligé de ce renvoi, ne laissa pas de faire les derniers efforts de crédit par sa famille, qui sollicita tant qu'elle put, et se trouva à l'entrée des juges, où je ne crus pas leur devoir refuser d'aller avec eux. L'affaire dura longtemps, et nonobstant tous ces soins elle fut perdue. Ce fut la dernière goutte d'eau qui fait répandre l'eau d'un verre trop plein, et qui consomma la résolution que le cardinal de Bouillon roulait depuis longtemps dans sa tête et qu'il exécuta pendant le siège de Douai.
Avant d'entrer dans ce récit, il faut se souvenir de l'état de la famille du cardinal de Bouillon, pour mieux entendre les idées auxquelles il se livra. Sa grand'mère, seconde femme du maréchal de Bouillon, était fille du fameux fondateur de la république des Provinces-Unies, et soeur des électrices palatines et de Brandebourg. Sa mère était Berghes [29], dont la maison toujours bien alliée a tenu un rang distingué, parmi la première noblesse des Pays-Bas, quoique directement sortie par mâles de Jean, sire de Glimes, bâtard de Jean II, duc de Lothier, c'est-à-dire de Brabant, et légitimé par lettres du 27 août 1344, à Francfort, de l'empereur Louis de Bavière. La comtesse d'Auvergne, première femme de son frère, et la seule dont il ait eu des enfants, était héritière du marquisat de Berg-op-Zoom par une Witthem, sa mère, et le père de cette comtesse d'Auvergne était fils de Jean-Georges, comte de Hohenzollern, que l'empereur Ferdinand III fit prince de l'empire. La seconde femme du même comte d'Auvergne était Wassenaer, de la première noblesse de Hollande, des mieux alliés et fort souvent dans les grands emplois de la république. Le prince d'Auvergne, son neveu, après avoir déserté, comme il a été dit, avait épousé la soeur du duc d'Aremberg à Bruxelles. C'était là des alliances qui donnaient au cardinal de grandes espérances du côté des Pays-Bas, et le prince Eugène était fils d'une soeur de la duchesse de Bouillon, belle-soeur du cardinal. [De] ses deux soeurs, l'une avait épousé le duc d'Elboeuf, dont le duc et le prince d'Elboeuf; l'autre un oncle paternel de l'électeur de Bavière et de Mme la Dauphine, qui était mort sans enfants en 1705, et elle l'année suivante, aussi en Allemagne.
De toutes ces alliances, il espéra assez de crédit dans les Provinces-Unies, dans les Pays-Bas et à Vienne, pour procurer au prince d'Auvergne, à qui dans cette chimère il persuada sa désertion, d'assez grands établissements qui, aidés du service et des grades militaires, et de ses terres dans ces pays-là, le portassent au stathoudérat comme sorti du fameux prince d'Orange, dont la mémoire est encore si chère à la république qu'il a fondée. Dans cette chimère, il avait fait faire à sa soeur de Bavière, qui était riche, un testament par lequel elle donna tous ses biens au prince d'Auvergne, au préjudice de M. de Bouillon et de ses enfants, et au défaut de toute postérité du prince d'Auvergne à la maison de Bavière. Le dessein du cardinal était d'enrichir ce prince d'Auvergne et sa branche, et d'intéresser en lui, en ses biens et en sa branche, la maison de Bavière par cette substitution qui la regardait. Il se repaissait donc de ces idées et des heureux arrangements qu'il avait ménagés pour en disposer les succès, tandis qu'il errait d'abbaye en abbaye, qu'il tuait le temps en voyages à petites journées, et qu'il guerroyait avec ses moines. En même temps il épargnait, avec un soin qui pouvait passer pour avarice, les grands revenus dont il jouissait en bénéfices immenses et en patrimoine, dont il n'avait jamais voulu se dessaisir; et il amassait pour les futures contingents dont l'ennui et le dépit de sa situation le tentait, et pour lesquels il voulait toujours être préparé. Dans cet esprit il fit passer beaucoup d'argent en pays étrangers, et ne garda que le nécessaire, le portatif et des pierreries, pour être en liberté de faire toutefois et quantes tout ce qu'il voudrait.
Dans ces pensées, outré de ne voir point de fin à son exil ni aux entreprises de ses moines, il profitait de l'adoucissement de son exil, qui lui permettait d'aller et de venir sans s'approcher trop près, pour aller de ses abbayes de Bourgogne à celle de Saint-Ouen de Rouen; et il obtint dans ce voyage la liberté de s'arrêter quelques jours aux environs de Paris, sans toutefois entrer dans la ville. Outre le plaisir d'y voir sa famille et ses amis, il espéra que ce nouvel adoucissement influerait sur son procès, prêt à juger à la grand'chambre, et lui donnerait moyen d'y veiller avec plus de succès. Il vint donc s'établir pour quelques jours dans le village de Montrouge, et ce fut là qu'il apprit qu'il avait entièrement perdu son procès, et sans retour toute juridiction sur les moines réformés de la congrégation de Cluni, à l'égard desquels il ne lui était rien laissé de plus qu'à tous les abbés commendataires du royaume. À cette nouvelle la rage où il entra ne se peut exprimer. Les fureurs, les injures, les transports, les cris épouvantèrent; il ne se posséda plus, et se livra tout entier au plus violent désespoir: vingt-quatre heures ne purent apaiser une agitation si violente. Le Nain, son rapporteur; le procureur général, depuis chancelier, dont l'avis et les conclusions ne lui avaient pas été favorables; le parlement entier étaient l'objet de ses imprécations. Le lendemain il passa la Seine au bac des Invalides, et s'en alla à Ormesson chez Coulanges qui lui était fort attaché.
Dans ce même temps il se faisait une tentative pour son retour, il parut même que le roi n'y résisterait pas longtemps; mais le moment n'en était pas encore venu, et ce délai, qui concourut avec la perte de ce procès, acheva de lui tourner la tête et de précipiter sa résolution. Il n'avait vu à Montrouge que ses neveux d'Auvergne et ses gens d'affaires. Il ne voulut voir personne à Ormesson que les mêmes, deux ou trois amis particuliers, quelques gros bonnets des jésuites, comme les PP. Gaillard et de La Rue, qui étaient tout à lui, encore les fit-il attendre longtemps avant de les voir, par grandeur ou par humeur. Il demeura une quinzaine à Ormesson, où apparemment il arrangea toutes les mesures de sa fuite, sans sortir presque de sa chambre. Comme il avait la liberté de toutes ses abbayes, il changea son voyage de Normandie en celui de Picardie, séjourna peu à Abbeville, et gagna Arras, où il avait l'abbaye de Saint-Waast; de là, feignant d'aller voir son abbaye de Vigogne, il partit dans son carrosse, monta à cheval en chemin, et piqua au rendez-vous qu'il avait pris, qu'il manqua de quelques heures.
On sut assez tôt à Arras qu'il avait pris la fuite pour débander un détachement après lui; il fut au moment d'y tomber, mais à force de courre çà et là, il donna enfin dans un gros de cavalerie ennemie avec lequel son neveu le cherchait, bien en peine de ce qu'il était devenu. Là, il vomit ce qu'il retenait sur son coeur depuis tant d'années, en ce premier moment de liberté. Dès qu'ils furent assez avancés pour être en sûreté, il mit avec son neveu pied à terre dans un village où ils conférèrent ensemble, puis remontèrent à cheval et arrivèrent à l'armée des ennemis.
Aussitôt le prince Eugène et le duc de Marlborough le vinrent saluer, et lui présenter l'élite de l'armée. Ils lui demandèrent l'ordre, il le leur donna, et ils le prirent; en un mot, ils lui rendirent et lui firent rendre les plus grands honneurs. Un pareil changement d'état parut bien doux à cet esprit si altier et si ulcéré, et lui enfla merveilleusement le courage. Il paya ses nouveaux hôtes par les discours qui leur furent les plus agréables sur la misère de la France, que ses fréquents voyages par les provinces avaient montrée à ses yeux, sur son impuissance à soutenir la guerre, les fautes qui s'y étaient faites, le mauvais gouvernement, les mécontentements de tout le monde, l'épuisement extrême et le désespoir des peuples; enfin il ne les entretint que de ce qui les pouvait flatter, et n'oublia rien de tout ce que peut la perfidie et l'ingratitude, en qui un si prodigieux amas de bienfaits est tourné en poison et en espérance de piédestal à une nouvelle et indépendante grandeur, dans le même esprit de félonie qui anima ses pères et qui leur a bâti cette prodigieuse fortune dont les établissements immenses n'ont pu gagner ni satisfaire eux ni leur postérité. Le roi apprit cette évasion par un paquet adressé à Torcy, laissé par le cardinal à Arras, sur sa table. C'était une lettre au roi avec une simple adresse à Torcy de deux mots. Cette lettre est une si monstrueuse production d'insolence, de folie, de félonie, que sa rareté mérite d'être insérée ici. Jusqu'au style est extravagant qui, à force d'entasser tout ce dont ce coeur et cette tête regorgeait, rend cette lettre à peine intelligible.
« Sire,
« J'envoie à Votre Majesté par cette lettre que je me donne l'honneur de lui écrire, après dix ans et plus des plus inouïes, des plus injustes et des moins méritées souffrances, accompagnées durant tout ce temps-là de ma part, de la plus constante et peut-être trop outrée, non-seulement à l'égard du monde, mais à l'égard de Dieu et de son Église, patience, et du plus profond silence; j'envoie, dis-je, à Votre Majesté avec un très-profond respect la démission volontaire, qui ne peut être regardée par personne comme l'aveu d'un crime que je n'ai pas commis, de ma charge de grand aumônier de France et de ma dignité de l'un des neuf prélats commandeurs de l'ordre du Saint-Esprit qui a l'honneur d'avoir Votre Majesté pour chef et grand maître, qui a juré sur les saints Évangiles le jour de son sacre l'exacte observation des statuts dudit ordre, en conséquence desquels statuts je joins dans cette lettre le cordon et la croix de l'ordre du Saint-Esprit, que par respect et soumission pour Votre Majesté j'ai toujours porté sous mes habits depuis l'arrêt que Votre Majesté rendit contre moi, absent et non entendu dans son conseil d'en haut [30], le il septembre 1701. En conséquence, de ces deux démissions que j'envoie aujourd'hui à Votre Majesté, je reprends par ce moyen la liberté que ma naissance de prince étranger, fils de souverain, ne dépendant que de Dieu et de ma dignité de cardinal-évêque de la sainte Église romaine, et doyen du sacré collège, évêque d'Ostie, premier suffragant de l'Église romaine, me donne naturellement: liberté séculière et ecclésiastique dont je ne me suis privé volontairement que par les deux serments que je fis entre les mains de Votre Majesté en 1671, le premier pour la charge de grand aumônier de France, la première des quatre grandes charges de sa maison et de la couronne, et le second serment pour la dignité d'un des neuf prélats commandeurs de l'ordre du Saint-Esprit, desquels serments je me suis toujours très-fidèlement et très-religieusement acquitté, tant que j'ai possédé ces deux dignités, desquelles je me dépose aujourd'hui volontairement, et avec une telle fidélité aux ordres et aux volontés de Votre Majesté, en tout ce qui n'était pas contraire au service de Dieu et de son Église, que je désirerais bien en avoir une semblable à l'égard des ordres de Dieu et de ses volontés, à quoi je tâcherai de travailler uniquement le reste de mes jours, servant Dieu et son Église dans la première place après la suprême où la divine providence m'a établi, quoique très-indigne; et en cette qualité qui m'attache uniquement au saint-siége, j'assure Votre Majesté que je suis et serai jusqu'au dernier soupir de ma vie avec le respect profond qui est dû à la majesté royale, « Sire,
« De votre Majesté
« Le très-humble et très-obéissant serviteur, « Signé le cardinal de Bouillon,
« Doyen du sacré Collège. »
Quoique cette lettre contienne autant de sottises, d'impudence et de folie que de mots, on ne peut s'empêcher d'en faire quelque analyse. Premièrement, il faut avoir bonne haleine et bonne mémoire pour aller jusqu'au bout de la première phrase, et travailler pour démêler les continuels entrelacements de ses parenthèses et de son sens si suspendu. Dans cette phrase autant de faux et de vent que d'insolence. Il a souffert des persécutions qu'il ose reprocher au roi comme les plus injustes, les plus inouïes et les moins méritées. C'est donc lui dire, parlant à lui, qu'il est un tyran, puisqu'il faut l'être pour faire souffrir le plus injustement, et d'une manière inouïe quiconque ne l'a pas mérité. Mais ces souffrances quelles sont-elles? Après avoir longtemps souffert un spectacle de désobéissance publique sur le premier théâtre de l'Europe, et toutes les menées passibles pour s'y faire soutenir par le pape et tout le sacré collège qui le blâmèrent et se moquèrent de lui, le roi lui saisit son temporel, et par famine l'obligea enfin à exécuter l'ordre qu'il lui avait donné de revenir en France, où son temporel lui fut rendu, et où, pour tout châtiment, il fut exilé dans ses abbayes.
Voilà donc ces souffrances si injustes, si inouïes qu'il a souffertes, ajoute-t-il, avec une patience outrée à l'égard du monde, de Dieu et de son Église. Mais en quoi Dieu et son Église sont-ils intéressés en cet exil? Où est l'offense à Dieu, où le préjudice à l'Église? Quelle part a-t-elle pu y prendre; et à l'égard du monde où est le scandale? Il est entier ainsi que le péché dans la désobéissance et dans la lutte de désobéissance poussée si loin et avec tant d'éclat et non dans une punition devenue nécessaire, pour le faire obéir, adoucie incontinent après par le relâchement de ses revenus, et réduite à un simple exil chez lui dans ses abbayes, c'est-à-dire pour un laïque dans ses terres; et cette patience outrée à le supporter, comment eût-il fait pour ne l'avoir pas? et quel gré peut-il en prétendre? Il envoie, dit-il, sa démission volontaire, et il prend grand soin de la préserver de l'opinion de l'aveu d'un crime qu'il n'a point commis. Il était cardinal de la nomination du roi, et il était chargé de ses affaires à Rome; en même temps il avoue lui-même qu'il avait prêté serment au roi. Dans cet état il tombe en la défiance et en la disgrâce du roi qui le rappelle. Malgré beaucoup d'ordres réitérés et les plus précis, il s'obstine à demeurer à Rome, ose mettre en question si un cardinal est obligé d'obéir à son roi, n'oublie rien pour engager la cour de Rome à prendre parti pour la négative, et donne ce spectacle public de lutte contre le roi.
En quel siècle, en quel pays n'est-ce point là un crime et un crime de lèse-majesté le plus grave après celui du premier chef? Il est égal à celui de la révolte à main armée, puisqu'il n'a pas tenu à lui de faire une affaire d'État et de religion de la sienne particulière et d'armer pour soi la cour de Rome. Avec quel front ose-t-il donc nier ce crime si long et si public jusqu'à la délicatesse de se précautionner contre l'opinion d'un aveu tacite par sa démission, et cette démission il a grand soin de l'inculquer volontaire, et de marquer en même temps la date où elle lui a été demandée: or il conste de cette date, qu'il a désobéi près de dix ans à la volonté du roi là-dessus, et neuf à l'arrêt qui l'a dépouillé, puisque, n'osant avec tout son orgueil continuer à porter l'ordre après que l'ambassadeur du roi eut été chez lui pour lui déclarer et lui faire exécuter cet arrêt, il a eu l'enfance et la misère qu'il avoue ici, et qui ne peut avoir d'autre nom de porter en dessous ce qu'il n'osait plus montrer en dessus, et témoigna ainsi sa petitesse et sa faiblesse d'une part, et de l'autre son orgueil et son opiniâtreté. Envoyer après dix ans de cette conduite sa démission, et s'évadant du royaume, cela peut-il s'appeler une démission volontaire? n'est-ce point plutôt une dérision, et dire au roi en effet qu'elle n'est volontaire que parce que rien n'a pu la tirer de lui, tant qu'il n'a pas voulu la donner, et qu'il ne la donne que parce qu'il sort du royaume, et qu'il la veut bien donner? et pour ajouter toute espèce d'insulte, il met dans sa lettre au roi un vieux cordon bleu, sale et gras, avec sa croix du Saint-Esprit, car le cordon était tel à la lettre.
L'enflure des dignités dont il se démet n'est digne que de risées. Personne n'ignore qu'à l'institution de l'ordre, Henri III voulant favoriser Jacques Amyot, son précepteur et du feu roi son frère, qui avait été récompensé de l'évêché d'Auxerre et de la charge de grand aumônier de France, celle de grand ou de seul aumônier de l'ordre fut attachée pour toujours à celle de grand aumônier de France, et sans faire aucunes preuves parce que Amyot n'en pouvait faire; que par conséquent toujours, depuis, être grand aumônier et porter l'ordre est une seule et même chose, sans rien de séparé ni de distinct; et qu'ainsi le grand aumônier, quelque grand qu'il soit par soi ou par sa charge, n'est point autre chose qu'un officier de l'ordre, n'en fait point le neuvième prélat, qui tous huit font preuves et sont partagés par moitié en cardinaux et en évêques. C'est donc un pathos très-puéril que fait ici le cardinal de Bouillon, et une cheville très-inutile, que l'énoncé qu'il fait que le roi est grand maître de l'ordre, et qu'il en a juré les statuts à son sacre; il est selon les statuts de dégrader un chevalier de l'ordre pour certains crimes, surtout de félonie, de lèse-majesté, etc., dont il y a de grands exemples et en nombre; à plus forte raison est-il en la disposition du roi de faire défaire un officier de l'ordre de sa charge, dont il y a aussi maints exemples, et de lui en demander la démission. Ce dernier cas s'est vu plus de quinze ans dans M. de Châteauneuf-Phélypeaux, secrétaire d'État, greffier de l'ordre, et le portant au lieu de Castille [32], qui fut tout ce temps-là exilé et par delà pour refuser sa démission, et qui toutefois ne portait plus l'ordre, et ne l'a jamais porté depuis qu'au bout de quinze ou seize ans il donna sa démission, et c'est le grand-père maternel du prince d'Harcourt, qui a pris le nom de Guise. Mais l'exemple d'Amyot est bien plus juste encore au cardinal de Bouillon: aussi ingrat que lui, il s'abandonna à la Ligue. Henri IV, commençant à devenir le maître, lui ôta la charge de grand aumônier, et conséquemment l'ordre, qu'il donna au fameux Renauld de Beaune, archevêque de Bourges alors, puis de Sens, qui venait de lui donner l'absolution et de le communier dans l'église de l'abbaye de Saint-Denis.
Pour un homme qui a autant vécu à la cour que le cardinal de Bouillon, il est difficile de comprendre ce qu'il veut dire ici, quand il y donne sa charge pour la première des quatre grandes de la maison du roi et de la couronne. Premièrement, on lui niera tout court que la charge de grand aumônier soit un office de la couronne, sans qu'il puisse, ni aucun autre, ni le prouver, ni en montrer la moindre trace. Ces offices ont ce privilège particulier qu'ils ne se peuvent ôter aux titulaires, malgré eux, que juridiquement et pour crime. Quand Amyot fut dépouillé, la Ligue était encore assez puissante pour le soutenir et pour embarrasser Henri IV, s'il avait fallu du juridique. Il n'en fut pas seulement question, et Amyot demeura dépossédé et exilé dans son diocèse le reste de ses jours qui durèrent encore quelques années. En second lieu, que veut dire le cardinal de Bouillon avec ses quatre charges de la maison du roi et de la couronne, dont la sienne est la première ? A-t-il oublié que rien n'est plus distinct qu'office de la couronne et grandes charges de la maison du roi, dont aucune ne s'est jamais égalée à ces offices? En troisième lieu, où n'en a-t-il pris que quatre, et qui sont-elles à son compte? Le connétable, et par usage moderne le maréchal général, le chancelier et par tolérance le garde des sceaux; le grand maître, le grand chambellan, les maréchaux de France, l'amiral, le grand écuyer, quoique plus ancien que l'amiral, qui marche au milieu des maréchaux de France, le colonel général de l'infanterie et le grand maître de l'artillerie sont les officiers de la couronne. Ils sont donc plus de quatre, comme on voit, et je ne pense pas qu'aucun d'eux se laissât persuader de céder au grand aumônier. Quant aux grandes charges de la maison du roi, telles que les premiers gentilshommes de la chambre, les gouverneurs des rois enfants et des fils de France, les premiers chefs des troupes de la garde [du roi], le grand maître de la garde-robe, en voilà aussi plus de quatre, et qui ne seraient pas plus dociles que les officiers de la couronne à céder au grand aumônier. On ne sait donc ce que veut dire le cardinal de Bouillon, ou plutôt lui-même ne le sait pas, mais sa bouffissure est si générale, qu'il se loue d'avoir exercé cette charge très-fidèlement et très-religieusement: c'est une absurdité que son extrême orgueil lui a cachée; fidèlement, dans une désobéissance éclatante et très-criminelle dix ans durant, et, à son sens, il était toujours alors grand aumônier, puisqu'il n'avait pas donné sa démission; religieusement, ni ses moeurs, ni la cour, ni le monde ne lui rendirent ce témoignage. Voilà pour le personnel, venons maintenant à la naissance.
En conséqnence de ces démissions de la charge et de l'ordre qu'il veut toujours séparer pour amplifier vainement, il reprend, écrit-il au roi, la liberté que lui donne sa naissance de prince étranger, fils de souverain, ne dépendant que de Dieu et de sa dignité de cardinal, etc.; c'est-à-dire que c'est un manifeste adressé au roi sous la forme d'une lettre, par lequel il lui dénonce son indépendance prétendue, et sa très-parfaite ingratitude; i1 attente à la majesté de son souverain en abdiquant sa qualité innée de sujet, et encourt ainsi le crime de lèse-majesté en plein. Je ne répéterai point ce qui a été expliqué (t. V, p. 298 et suiv.) de la nature des fiefs de Bouillon, Sedan, etc., de l'état, comme seigneurs de ces fiefs, de ceux qui les ont possédés, de la manière dont ils sont entrés dans la famille du cardinal de Bouillon, du rang que son grand-père, premier possesseur de ces fiefs, a tenu devant et depuis qu'il les a possédés, de celui de la branche de la maison de La Marck qui les possédait avant lui, et de quelle manière enfin son père obtint ce prodigieux échange de ces fiefs, et le rang de prince étranger. On y voit clairement la mouvance de ces fiefs de Liège et de l'abbaye de Mouzon, et la violence, non aucun autre titre qui [a fait que] par la protection si indignement reconnue d'Henri IV, ces fiefs sont demeurés au grand-père du cardinal de Bouillon. D'où il résulte qu'à ces titres, jamais son grand-père ni son père ne furent souverains ni princes, conséquemment qu'il n'est ni prince étranger ni fils de souverain, et qu'il ment à son roi avec la dernière impudence. Il n'a donc point de liberté de rien reprendre à ce titre par la démission de sa charge, et il demeure tel qu'il était auparavant, c'est-à-dire gentilhomme français de la province d'Auvergne, du nom de La Tour, tel qu'il était auparavant, par conséquent sujet du roi comme tous les autres gentilshommes de cette province, laquelle appartient à la couronne; que si son père, en faveur d'un échange déjà si étrangement énorme, que, depuis tant d'années de toute puissance du roi et de toute faveur de M. de Bouillon, il n'a pu être entièrement passé au parlement, le père du cardinal a obtenu pour sa postérité et pour son frère le rang de prince étranger malgré les cris et les oppositions de la noblesse qui le leur fit ôter et qui leur fut rendu, ce que le parlement a toujours constamment ignoré, c'est une grâce fort injuste, mais dont le roi est le maître, et dont le bienfait ne donne pas la manumission de l'état de sujet, et ne peut changer la naissance. C'est donc le dernier degré d'égarement que montre ici le cardinal de Bouillon, duquel se sont toujours bien gardés ceux dont la naissance issue de souverains véritables et actuels ne pouvait être disputée: tels que les Guise qui, dans le plus formidable éclat de leur puissance, prête à les porter sur le trône, n'ont jamais balancé à se déclarer sujets, au temps même où ils osèrent faire considérer Henri III comme déchu de la couronne, et Henri IV comme incapable d'y succéder. Si l'idée du cardinal de Bouillon pouvait être véritable, non dans un gentilhomme français comme lui, mais dans un prince, par exemple, de la maison de Lorraine, il s'ensuivrait que quelque patrimoine qu'il eût en France, en renonçant aux charges qu'il posséderait, il reprendrait cette liberté qu'allègue le cardinal de Bouillon, et une pleine indépendance; d'où il résulterait que jamais les rois ne pourraient être assurés de ceux de cette naissance qui, par elle, seraient en tout temps les maîtres de demeurer ou de n'être plus leurs sujets.
Le cardinal de Bouillon ajoute qu'il est volontairement privé de cette liberté par le serment de grand aumônier, laquelle il reprend par sa démission de cette charge. Encore une fois, ce n'est pas d'un gentilhomme français tel que lui que je parle, c'est d'un prince de la naissance dont il ose se dire, et dont il n'est pas. Si ce qu'il dit là était véritable, lui qui avait un patrimoine en France, lui et les siens, et rien ailleurs, les princes de la maison de Lorraine établis en France et qui y ont tout leur bien ne seraient donc pas sujets du roi, comme il y en a plusieurs qui n'ont ni charge ni gouvernement, et qui par conséquent ne sont liés à ce titre par [aucun] serment: ce paradoxe est aussi nouveau qu'incompréhensible. Mais par qui et à qui est-il si audacieusement avancé ? Par un gentilhomme originaire de la province d'Auvergne, dont les pères n'ont jamais eu ni prétendu aucune distinction ni supériorité quelconque sur pas une des bonnes maisons de cette province, jusqu'au grand-père du cardinal de Bouillon lorsqu'il eut Sedan et Bouillon, et qu'aucun ne lui passa jamais ni devant ni depuis. Et à qui ? à un des plus grands rois qui aient régné en France, son souverain, duquel son père tint deux fois la dignité de duc et pair, son oncle, la première charge de la milice, un gouvernement de province, la charge de colonel général de la cavalerie, tous deux après avoir pensé renverser l'État, tous deux après avoir vécu d'abolitions [33]; son frère aîné, la charge de grand chambellan et le gouvernement de sa propre province, avec les survivances pour son fils qui, tôt après, s'en montra si ingrat; son autre frère, un autre gouvernement de province, et la charge de colonel général de la cavalerie; eux tous le rang de prince étranger, et lui-même, une profusion énorme des plus grands et des plus singuliers bénéfices, le cardinalat en un âge qui l'a porté au décanat et la charge de grand aumônier, avec la faveur la plus distinguée. C'est de cet amas inouï des plus grands bienfaits versés sur deux générations de frères, que le cardinal de Bouillon se fait des armes contre celui-là même dont il les tient, et en parlant à lui. On s'arrête ici, parce que le comble d'ingratitude est trop au-dessus de tout ce qui se pourrait dire, ainsi que de l'insolence.
Peu content d'un si monstrueux orgueil, il revient au dédoublement de son cardinalat pour en multiplier la grandeur, avec une fatuité la plus misérable. Doyen du sacré collège n'est-ce pas être cardinal, n'est-ce pas être évêque d'Ostie, n'est-ce pas être le premier suffragant de Rome, et rien de tout cela peut-il être distinct ou séparé? Mais voici où l'ivresse excelle: c'est la première place après la suprême. Il parle au roi comme il parlait aux paysans de la Ferté lorsqu'il y passa deux mois, et qu'après avoir quelquefois dit la messe à la paroisse, il leur faisait admirer en sortant, non la grandeur du mystère qu'il venait de célébrer, mais la sienne, de lui qui était prince, et qui avait la première place après la suprême; qu'ils le regardassent bien, ajoutait-il parce que jamais ils n'avaient vu cela dans leur église, et qu'après lui cela n'y arriverait jamais. Ce peuple ne le comprenait pas; le curé qui avait de l'esprit, et les honnêtes gens du lieu en riaient entre eux et en avaient pitié. À quelque point d'élévation que la dignité de cardinal ait été portée, la distance est demeurée si grande entre le pape et leur doyen que cette expression favorite du cardinal de Bouillon, qu'il répétait sans cesse à tout le monde, ne put imposer à personne, et ne peut montrer que le vide et le dérangement de sa tête.
Toute la fin de la lettre n'est qu'une insulte diversifiée en plusieurs façons plus insolentes les unes que les autres. Il s'y récrie sur sa fidélité aux ordres et aux volontés du roi, et il y ajoute cette honnête et respectueuse restriction: en tout ce qui n'était pas contraire au service de Dieu et de son Église. C'est donc à dire, et en parlant au roi même, qu'il était capable de vouloir des choses qui y étaient contraires, qu'il lui en avait même commandé. Il appuie encore ici sur sa fidélité; mais fut-elle le principe de toutes les brigues qu'il employa pour se faire élire évêque de Liège contre la volonté et les défenses du roi si déclarées, qu'il ne le manqua que parce que le roi s'y opposa d'une manière si formelle, qu'il fit déclarer au chapitre qu'il préférait tout autre au cardinal de Bouillon qui avait les dix voix, même le candidat porté par la maison d'Autriche, ce qui fit changer le chapitre et manquer ce siége au cardinal de Bouillon ? Sa fidélité fut-elle le motif qui lui fit employer tant de ruses et de manéges pour tromper le pape et le roi, et réciproquement, persuader à l'un et à l'autre de faire nécessairement son neveu cardinal en contre-poids du duc de Saxe-Zeitz, porté vivement par l'empereur à la promotion duquel le roi s'opposait plus fortement encore, fourberie dans laquelle le pape et le roi donnèrent si bien, qu'elle ne fut découverte que par la déclaration que le roi fit au pape qu'il aimait mieux qu'il passât outre à la promotion du duc de Saxe-Zeitz seul, que d'y consentir par celle de l'abbé d'Auvergne; et pour lors ni de longtemps après, le duc de Saxe ne le fut? Le cardinal de Bouillon était alors à Rome chargé des affaires du roi, et abusant de sa confiance, à cet énorme degré. Enfin, pour se borner à quelque chose, était-ce fidélité, aux ordres les plus exprès du roi, des affaires duquel il était encore chargé à Rome, que toute la conduite qu'il y tint sur la coadjutorerie de Strasbourg et sur l'affaire de M. de Cambrai? et après des traits si étranges et si publics, vanter sa fidélité avec reproche!
Non content d'une effronterie si incroyable, cet évêque, ce cardinal, ce premier suffragant de l'Église romaine, cet homme qui réserve avec tant de religion ce qui la peut blesser dans les ordres du roi, ne craint pas d'ajouter le blasphème le plus horrible, par le souhait qu'il fait tout de suite d'avoir pour les ordres et la volonté de Dieu la pareille fidélité qu'il a eue pour ceux du roi. La protestation qui suit est de même nature, avec les desseins et les motifs qui le faisaient s'évader du royaume: il proteste, dis-je, qu'il tâchera le reste de ses jours de servir uniquement Dieu et son Église dans la place, et c'est là où il paraphrase et multiplie si follement la grandeur de cette place, où la Providence, dit-il, l'a établi, quoique indigne. Ce dernier mot est la seule vérité qui lui soit échappée dans toute cette lettre. Mais c'est au roi à qui il dit que la Providence l'y a établi, à ce même roi qui l'a nommé cardinal dans un âge qui l'a porté au décanat, à ce même roi malgré le rappel duquel, faisant ses affaires à Rome, il s'y est cramponné avec tant d'artifice, puis de désobéissance publique jusqu'à ce qu'il l'eût recueilli. Il ajoute après que cette qualité l'attache uniquement au saint-siége, c'est-à-dire l'affranchit de tout autre attachement, et de celui du roi qui l'a nommé cardinal, et de qui lui et les siens tiennent tout; mais la fin de sa lettre, où il arrive ainsi, se signale par deux déclarations qui portent encore plus que tout le reste le crime sur le front. Il assure le roi qu'il sera jusqu'au dernier soupir de sa vie, avec le respect le plus profond qui est dû à la majesté royale, son très-humble et très-obéissant serviteur. Cette expression du respect qui est dû à la majesté royale avertit bien clairement le roi par sa singularité et sa netteté, de se ne pas méprendre au respect qu'il lui porte, et de ne pas prendre pour sa personne ce qui n'est dû qu'à sa couronne, et pour fin, en supprimant le nom de sujet, il en dénie la qualité avec encore plus de force qu'il n'a fait dans tout ce tissu de sa lettre, qui peut passer, quoiqu'un grand galimatias, pour un chef-d'oeuvre d'ingratitude, d'audace et de folie.