CHAPITRE XX.

1710

Bataille de Saragosse, où l'armée d'Espagne est défaite. — Ducs de Vendôme et de Noailles à Bayonne; Monteil à Versailles. — Duc de Noailles va avec le duc de Vendôme trouver le roi d'Espagne à Valladolid. — Stanhope emporte contre Staremberg de marcher à Madrid. — La cour fort suivie se retire de Madrid à Valladolid. — Merveilles de la reine et du peuple. — Magnanimité du vieux marquis de Mancera. — Courage de la cour. — Prodige des Espagnols. — L'archiduc à Madrid tristement proclamé et reçu. — Mancera refuse de prêter serment et de reconnaître l'archiduc, et de le voir. — Éloge des Espagnols, qui dressent une nouvelle armée. — Insolence de Stanhope à l'égard de Staremberg, qui se retire à Tolède. — Ducs de Vendôme et de Noailles à Valiadolid en même temps que la cour. — Le roi va à la tête de son armée avec Vendôme; la reine à Vittoria; le duc de Noailles à Versailles, et de là en Roussillon. — Son armée. — Six nouveaux capitaines généraux d'armée. — Paredès et Palma, grands, passent à l'archiduc, qui de sa personne se retire à Barcelone. — D'autres seigneurs arrêtés. — Staremberg, en quittant Tolède, en brûle le beau palais. — Le roi d'Espagne, pour trois jours à Madrid, y visite le marquis de Mancera. — Piège tendu par Staremberg. — Stanhope, etc., emportés et pris dans Brihuega. — Bataille de Villaviciosa perdue par Staremberg, qui se retire en Catalogne. — Belle action du comte de San-Estevan de Gormaz. — Réflexions sur ces deux actions et sur l'étrange conduite du duc de Vendôme. — Zuniga dépêché au roi. — Vains efforts de la cabale de Vendôme. — La cour d'Espagne presque tout l'hiver à Saragosse. — Stanhope perdu et dépouillé de ses emplois. — Duc de Noailles investit Girone. — Misérable flatterie de l'abbé de Polignac sur Marly. — Amelot inutilement redemandé en Espagne, qui ne veut point de l'abbé de Polignac.

Stareraberg cependant profita de ses avantages: il attaqua l'armée d'Espagne presque sous Saragosse et la défît totalement. Bay la trouva dans un tel effroi, lorsqu'il y arriva pour en prendre le commandement, qu'il en espéra peu de chose; aussi toute l'infanterie, qui n'était presque [que] milices, jeta les armes dès qu'elle fut attaquée. Les gardes wallones et le peu d'autres corps de troupes ne purent soutenir seuls, ils furent défaits, la cavalerie fut enfoncée; ce fut elle qui fit le moins mal. En un mot, artillerie, bagages, tout fut perdu, et la déroute fut entière. Le duc d'Havrec, colonel des gardes wallones, y fut tué. Ce malheur arriva le 20 août. Le roi d'Espagne était demeuré incommodé dans Saragosse, d'où il en fut témoin, qui aussitôt prit diligemment le chemin de Madrid. Bay rassembla dix-huit mille hommes, avec lesquels il se retira à Tudela sans inquiétude de la part des ennemis depuis la bataille.

M. de Vendôme en apprit la nouvelle en chemin, qui prudemment, à son ordinaire, pour soi, se soucia moins de tâcher à rétablir les affaires que de se donner le temps de les voir s'éclaircir, avant que d'y prendre une part personnelle. Il poussa donc à Bayonne le temps avec l'épaule. Le duc de Noailles avait eu ordre de l'y aller trouver pour prendre des mesures avec lui pour agir du côté de la Catalogne. Ils envoyèrent de là Monteil au roi pour recevoir ses ordres sur leur conférence, et gagner temps en l'attendant. C'était un mestre de camp qui servait de maréchal des logis de la petite armée du duc de Noailles. Il arriva le 7 septembre à Marly; il y fut le même jour assez longtemps dans le cabinet, conduit par Voysin, où Torcy fut mandé. Monteil repartit le 9, et trouva MM. de Vendôme et de Noailles encore à Bayonne. À son arrivée, le duc de Noailles publia qu'il allait trouver le roi d'Espagne avec M. de Vendôme, et fît en effet le voyage avec lui jusqu'à Valladolid, où ils le rencontrèrent.

L'archiduc joignit le comte de Staremberg après la bataille, en présence duquel le parti à prendre fut agité avec beaucoup de chaleur. Staremberg opina de marcher droit à la petite armée que Bay avait laissée sur la frontière du Portugal, sous le marquis de Richebourg, de la défaire, ce qui n'aurait coûté que le chemin, de s'établir pied à pied dans le centre de l'Espagne, pour avoir le Portugal au derrière et les ports de mer à côté et à portée, laisser en Aragon un petit corps suffisant à contenir les pays soumis, et faire tête à l'armée battue, lequel petit corps aurait derrière soi Barcelone et la Catalogne, si fort à eux: parti solide qui eût en peu achevé de ruiner les affaires du roi d'Espagne, ne lui eût laissé de libre que le côté de Bayonne, coupait toute autre communication, et on se saisissait pied à pied de toute l'Espagne, avec des points d'appui qui n'eussent pu être ébranlés, et qui n'eussent laissé nulle ressource, et aucun moyen dans l'intérieur du pays de se mouvoir en faveur du roi d'Espagne.

Stanhope, au contraire, fut d'avis d'aller tout droit à Madrid, d'y mener l'archiduc, l'y faire proclamer roi d'Espagne, d'épouvanter toute l'Espagne par en saisir la capitale, et de là comme du centre s'étendre suivant le besoin et l'occasion.

Staremberg avoua l'éclat de ce parti, mais il le maintint peu utile, et de plus dangereux. Il allégua le grand éloignement de Madrid des frontières de Portugal, de Catalogne, de la mer et de leurs magasins; que cette ville ni aucune voisine n'a de fortifications, ni toutes ces campagnes de la Nouvelle-Castille aucun château fort; la stérilité du pays, où on ne rencontrerait nulle subsistance, qu'ils trouveraient soustraite ou brûlée; l'affection de ces peuples pour Philippe V; enfin l'impossibilité de conserver Madrid et de se maintenir dans ce centre, et la perte d'un temps si précieux à bien employer.

Ces raisons étaient sans doute décisives, mais Stanhope, qui commandait en chef les troupes anglaises et hollandaises, sans lesquelles cette armée n'était rien, déclara que les ordres de sa reine étaient de marcher à Madrid de préférence à tout, si les événements le rendaient possible; qu'il ne souffrirait pas qu'on prît un autre parti, ou qu'il se retirerait avec ses auxiliaires. Staremberg, qui ne pouvait s'en passer, n'ayant pu vaincre l'inflexibilité de Stanhope, protesta contre un parti si peu sensé, et céda comme plus faible.

Ce fut l'attente de l'archiduc, et cette dispute qui suivit son arrivée, qui les arrêta sans faire un mouvement depuis la bataille, faute capitale, et salut du débris de l'armée qu'ils venaient de défaire.

Dès que Staremberg forcé eut consenti, ils firent toutes leurs dispositions pour l'exécution d'un projet, qui fit grand'-peur, mais qui sauva le roi d'Espagne.

La consternation déjà grande dans Madrid y devint extrême, dès que l'on ne put plus douter que l'armée de l'archiduc allait y arriver. Le roi résolut de se retirer d'un lieu qui ne se pouvait défendre, et d'emmener la reine, le prince et les conseils. Cette résolution acheva de porter la désolation au comble. Les grands déclarèrent qu'ils suivraient le roi et sa fortune partout, et très-peu y manquèrent; le départ suivit la déclaration de vingt-quatre heures. La reine, tenant le prince entre ses bras, se montra sur un balcon du palais, y parla au peuple accouru de toutes parts, avec tant de grâce, de force et de courage, qu'il est incroyable avec quel succès. L'impression que ce peuple reçut se communiqua partout et gagna incontinent toutes les provinces.

La cour sortit donc pour la seconde fois de Madrid, au milieu des cris les plus lamentables, poussés du fond du coeur, d'un peuple infini qui voulait suivre le roi et la reine, et qui accourait de la ville et de toutes les campagnes; et ce ne fut qu'avec toute l'autorité et toute la douceur qui s'y purent employer qu'il se laissa vaincre, et persuader par son dévouement même de retourner chacun chez soi.

Le marquis de Mancera, dont j'ai parlé plus d'une fois, qui était le seigneur le plus respecté d'Espagne par sa vertu et par les grands emplois qu'il avait remplis, voulut suivre, quoiqu'il eût plus de cent ans accomplis. Le roi et la reine, qui le surent, le lui envoyèrent défendre avec force amitiés; il paya de respect et de compliments, et partit en chaise à porteurs ne pouvant soutenir d'autre voiture, au hasard de la lenteur, des partis, des périls et même de l'abandon. Il fit ainsi quelques lieues; mais le roi et la reine, qui en furent avertis, envoyèrent lui témoigner combien ils étaient touchés de son zèle et d'une si rare affection, mais avec des ordres si précis de le faire retourner qu'il ne put désobéir. Ce fut en protestant de ses regrets de ce que l'obéissance lui arrachait l'honneur de mourir pour son roi, qui était le meilleur usage qu'il pût faire de ce reste de vie pour couronner tant d'années qu'il avait passées au service de ses rois, et qui maintenant le trahissaient par leur excès et leur durée, puisqu'elles le rendaient témoin de ce qu'il eût voulu racheter de tout son sang.

Valladolid fut la retraite de cette triste cour, qui, dans ce trouble, le plus terrible qu'elle eût encore éprouvé, ne perdit ni le jugement ni le courage. Elle se banda contre la fortune, et n'oublia rien pour se procurer tous les secours dont une pareille extrémité se trouva susceptible. Trente-trois grands signèrent une lettre au roi, qu'ils lui firent présenter par le duc d'Albe, pour l'assurer de leur fidélité pour Philippe V, et lui demander un secours de troupes.

En attendant on vit en Espagne le plus rare et le plus grand exemple de fidélité, d'attachement et de courage, en même temps le plus universel qui se soit jamais vu ni lu. Prélats et le plus bas clergé, seigneurs et le plus bas peuple, bénéficiers, bourgeois, communautés ensemble, et particuliers à part, noblesse, gens de robe et de trafic, artisans, tout se saigna de soi-même jusqu'à la dernière goutte de sa substance pour former en diligence de nouvelles troupes, former des magasins, porter avec abondance toutes sortes de provisions à la cour et à tout ce qui l'avait suivi. Chacun selon ce qu'il put donna peu ou beaucoup, mais ne se réserva rien; en un mot, jamais corps entier de nation ne fit des efforts si surprenants, sans taxe et sans demande, avec une unanimité et un concert qui agit et qui effectua de toutes parts tout à la fois.

La reine vendit tout ce qu'elle put, recevait elle-même quelquefois jusqu'à dix pistoles pour contenter le zèle, et en remerciait avec la même affection que ces sommes lui étaient offertes, grandes pour ceux qui les donnaient parce qu'ils ne se réservaient rien. Elle disait à tous moments qu'elle voulait monter à cheval, se mettre à la tête des troupes avec son fils entre ses bras. Avec ces langages et sa conduite elle se dévoua tous les coeurs, et fut très-utile dans une si étrange extrémité.

L'archiduc était cependant arrivé à Madrid avec son armée. Il y était entré en triomphe, il y fut proclamé roi d'Espagne par la violence de ses troupes qui traînèrent le corrégidor tremblant par les rues, qui se trouvèrent toutes désertes, la plupart des maisons vides d'habitants, et le peu qu'il en était demeuré dans la ville avait barricadé les portes et les fenêtres des maisons, et s'était enfermé sur le derrière au plus loin des rues, sans que les troupes osassent les enfoncer, de peur de combler le désespoir visible et général, et dans l'espérance d'attirer et de gagner par douceur. L'entrée de l'archiduc ne fut pas moins triste que sa proclamation. À peine y put-on entendre quelques acclamations faibles, et si forcées que l'archiduc, dans un étonnement sensible, les fit cesser lui-même. Il n'osa loger dans les palais ni dans le centre de la ville, mais dans l'extrémité, où il ne coucha même que deux ou trois nuits.

Il envoya Stanhope inviter le vieux marquis de Mancera de le venir voir, qui s'en excusa sur son âge plus que centenaire, sur quoi il lui renvoya le même général avec le serment, et ordre de lui faire prêter. Mais Mancera répondit avec la plus grande fermeté qu'il savait le respect qu'il devait à la naissance de l'archiduc, et la fidélité qu'il devait au roi son maître, à qui rien ne l'en ferait manquer ni en reconnaître un autre; et tout de suite pria civilement Stanhope de se retirer, parce qu'il avait besoin de repos et de se mettre au lit. Il ne lui en fut pas parlé davantage, et il ne lui fut fait aucun déplaisir, ni aux siens. La ville aussi ne souffrit presque aucun dommage. Staremberg fut soigneux d'une discipline exacte qui sentît la clémence, même l'estime et l'affection, pour tâcher de s'en concilier. Cependant leur armée périssait de toutes sortes de misères. Rien du pays n'y était apporté, aucune subsistance pour hommes ni pour chevaux, et même pour de l'argent il ne leur était rien fourni. Prières, menaces, exécutions, tout fut parfaitement inutile; pas un Castillan qui ne se crût déshonoré de leur vendre la moindre chose, ni d'en laisser en état d'être pris.

C'est ainsi que ces peuples magnanimes, sans aucun autre secours possible que celui de leur courage et de leur fidélité, se soutinrent au milieu de leurs ennemis, dont ils firent périr l'armée, et par des prodiges inconcevables en reformèrent en même temps une nouvelle et parfaitement équipée et fournie, et remirent ainsi, eux seuls, et pour la seconde fois, la couronne sur la tête de leur roi, avec une gloire à jamais en exemple à tous les peuples de l'Europe, tant il est vrai que rien n'approche de la force qui se trouve dans le coeur d'une nation pour le secours et le rétablissement des rois.

Stanhope, qui n'avait pu méconnaître la solidité de l'avis de Staremberg dès le premier moment de leur dispute, ne fut pas le moins du monde embarrassé du succès. Il lui échappa insolemment, au milieu de l'entrée de l'archiduc à Madrid, que maintenant qu'il se voyait avec lui dans cette ville il avait fait son affaire, puisqu'il avait exécuté les ordres de sa reine; que c'était maintenant celle de Staremberg et à son habileté à les tirer d'embarras; qu'on verrait comment il s'y prendrait, dont peu à lui importait. Ce pas leur parut en effet si glissant qu'au bout de dix ou douze jours ils résolurent de s'éloigner de Madrid vers Tolède, dont rien ne fut emporté que quelques tapisseries du roi, que Stanhope n'eut pas honte d'emporter, et qu'il eut celle encore de ne garder pas longtemps. Ce trait de vilenie fut même blâmé des siens.

Vendôme et Noailles arrivèrent à Valladolid le 20 septembre, presque en même temps que la cour. Vendôme s'était amusé à Bayonne, et depuis en chemin, sous divers prétextes de santé, pour se faire désirer davantage et voir cependant plus clair au cours que prenaient les affaires. Il fut étonné de les trouver telles qu'il les vit après un si grand désastre. La reine, peu de jours après, sachant l'archiduc dans Madrid, se retira avec le prince et les conseils à Vittoria, pour être à portée de France, et sûre d'y pouvoir passer quand elle le voudrait. En même temps, elle envoya toutes ses pierreries à Paris au duc d'Albe, pour lui envoyer tout ce qu'il pourrait trouver d'argent dessus. Le duc de Noailles, après deux ou trois jours de séjour et de conférence, reprit le chemin de Catalogne, et trouva un courrier à Toulouse, qui le fit venir à la cour rendre compte au roi de l'état des affaires en Espagne, et des partis pris à Valladolid. Il arriva à Marly le 14 octobre, eut force longues audiences du roi, et repartit le 28 pour aller attendre à Perpignan le détachement que le duc de Berwick eut ordre de lui envoyer de Dauphiné, où les neiges avaient terminé la campagne. L'armée du duc de Noailles fut en tout de cinquante escadrons et de quarante bataillons, les places fournies, et cinq lieutenants généraux sous lui.

Le roi d'Espagne fit à Valladolid six capitaines généraux, qui en Espagne est le dernier grade militaire; le marquis d'Ayetone, grand d'Espagne; le duc de Popoli, Italien, grand d'Espagne; le comte de Las Torres et le marquis de Valdecanas, Espagnols; le comte d'Aguilar, grand d'Espagne, de qui j'ai souvent parlé et dont j'aurai lieu de parler encore, et M. de Thouy, lieutenant général français. Il partit incontinent après la reine et le duc de Noailles, et marcha à Salamanque avec le duc de Vendôme et douze mille hommes bien complets, bien armés et bien payés, tandis que le comte de Staremberg faisait relever de la terre autour de Tolède, où l'archiduc, en partant de Madrid, ordonna à toutes les dames qui étaient demeurées, et dont les maris avaient suivi le roi et la reine d'Espagne, de s'y retirer sous peine de confiscation de biens et de meubles.

Le marquis de Paredès et le comte de Palma, neveu du feu cardinal Portocarrero et si continuellement maltraité par Mme des Ursins, tous deux grands d'Espagne, passèrent à l'archiduc. Le fils aîné du duc de Saint-Pierre fut arrêté; et le marquis de Torrecusa, grand d'Espagne napolitain, le fut aussi, accusé d'avoir voulu livrer Tortose à l'archiduc. Il partit le 11 novembre d'autour de Madrid, prit une légère escorte de cavalerie pour aller en Aragon, où il ne fit que passer, et de là à Barcelone.

Staremberg ne fit pas grand séjour à Tolède, mais en quittant la ville il brûla le superbe palais que Charles-Quint y avait bâti à la moresque, qu'on appelait l'Alcazar, qui fut un dommage irréparable. Il prétendit que cet incendie était arrivé par malheur, et tourna vers l'Aragon.

Rien n'empêchant plus le roi d'Espagne d'aller voir ses fidèles sujets à Madrid, il quitta l'armée pour quelques jours, et entra dans Madrid le 2 décembre, au milieu d'un peuple infini et d'acclamations incroyables. Il fut descendre à Notre-Dame d'Atocha, dont je parlerai ailleurs, et qui est la grande dévotion de la ville, d'où il fut trois heures à arriver au palais, tant la foule était prodigieuse. La ville lui fit présent de vingt mille pistoles. Dans les trois jours qu'il y demeura, il fit une chose presque inouïe en Espagne, et qui y reçut la plus sensible et la plus générale approbation: ce fut d'aller voir le marquis de Mancera chez lui, qui en pensa mourir de joie. Cette visite fut accompagnée de toutes les marques d'estime, de reconnaissance et d'amitié si justement dues à la vertu, au courage et à la fidélité de ce vieillard si vénérable, et de toutes les distinctions possibles. Le roi l'entretint seul de sa situation présente, de ses projets et de tout ce qui lui pouvait marquer toute sa confiance, puis fît entrer les gens distingués, sans permettre au marquis de se lever de sa chaise. En le quittant il l'embrassa, et ne voulut jamais qu'il mît le pied hors de sa chambre pour le conduire. Je ne sais si aucun roi d'Espagne a jamais visité personne depuis Philippe II, qui alla chez le fameux duc d'Albe qui se mourait, et qui, le voyant entrer dans sa chambre, lui dit qu'il était trop tard, et se tourna de l'autre côté sans lui avoir voulu parler davantage. Le quatrième jour après son arrivée à Madrid, le roi en repartit et alla rejoindre M. de Vendôme et son armée.

Ce monarque presque radicalement détruit, errant, fugitif, sans argent, sans troupes, sans subsistance, se voyait presque tout à coup à la tête de douze ou quinze mille hommes bien armés, bien habillés, bien payés, avec des vivres et des munitions en abondance, et de l'argent, par la subite conspiration universelle de l'inébranlable fidélité, et de l'attachement sans exemple de tous les ordres de ses sujets, par leur industrie et leurs efforts aussi prodigieux l'une que les autres. Ses ennemis, au contraire, qui, après avoir triomphé dans Madrid de sa défaite, qui pour tout autre était sans ressource, périssaient dans la disette de toutes choses, se retiraient parmi des pays soulevés contre eux, qui se voyaient brûler plutôt que de leur fournir la moindre chose, et qui ne donnaient quartier à pas un de leurs traîneurs jusqu'à cinq cents pas de leurs troupes.

Vendôme, dans la dernière surprise d'un changement si peu espérable, voulut en profiter, et fit le projet de joindre l'armée d'Estrémadure que Bay tenait ensemble, trop faible pour se présenter devant celle de Staremberg, mais en état pourtant de la fatiguer et de percer jusqu'au roi à la faveur de ses mouvements. Il s'en fit donc quantité de prompts et de hardis pour exécuter cette fonction, que Staremberg, débarrassé de la personne de l'archiduc, ne songeait qu'à empêcher.

Il connaissoit bien le duc de Vendôme, pour, à son retour du Tyrol, lui avoir gagné force marches, passé cinq rivières devant lui, et malgré lui joint le duc de Savoie, comme je l'ai raconté en son lieu. Tout occupé à lui tendre des piéges avec adresse et vigilance, il chercha à l'attirer au milieu de son armée, et de l'y mettre en telle posture qu'il lui pût subitement rompre le cou sans qu'il pût échapper. Dans cette vue il mit son armée en des quartiers dont tous les accès étaient faciles, qui étaient proches les uns des autres, et qui se pouvaient mutuellement secourir avec promptitude et facilité, donna bien ses ordres partout, et mit dans Brihuega Stanhope avec tous ses Anglais et Hollandais. Brihuega est une petite ville fortifiée, dont le château de plus était bon, et où l'art avait ajouté tout ce que le temps avait pu permettre. Elle était à la tête de tous les quartiers de son armée, et à l'entrée d'un pays plain, et nécessaire à traverser pour la jonction du roi avec Bay. En même temps Staremberg était à portée d'être joint d'un moment à l'autre par son armée d'Estrémadure, qui s'était ébranlée en même temps que Bay avait fait marcher la sienne, et qui n'avait ni la distance ni pas une des difficultés que celle de Bay rencontrait pour sa jonction avec celle du roi d'Espagne.

Vendôme, cependant, avec une armée bien fournie, qui croissait tous les jours par les renforts que chaque seigneur, chaque prélat, chaque ville envoyait à mesure qu'ils étaient prêts, marchait toujours sur Staremberg, n'ayant que sa jonction pour objet, et malgré la rigueur de la saison trouvant partout ses logements bien fournis comme dans les meilleurs temps, par les prodiges de soins et de zèle de ces incomparables Espagnols. Il fut informé de la situation où était Staremberg, mais en la manière que Staremberg désirait qu'il le fût, c'est-à-dire qu'il crût Stanhope aventuré mal à propos, en état d'être enlevé et trop éloigné de l'armée de Staremberg pour en être secouru à temps, par conséquent tenté de se commettre à un exploit facile qui lui ouvrirait le passage pour sa jonction avec Bay. En effet les choses parurent ainsi à Vendôme. Il pressa sa marche, fit ses dispositions, et, le 8 décembre après midi, il s'approcha de Brihuega, la fit sommer, et, sur le refus de se rendre, se mit en l'état de l'attaquer.

Incontinent après, sa surprise fut grande lorsqu'il découvrit qu'il y avait tant de troupes, et qu'en croyant n'avoir affaire qu'à un poste peu accommodé il se trouvait engagé devant une place. Il ne voulut pas reculer, et ne l'eût peut-être pas fait bien impunément. Il se mit donc à tempêter avec ses expressions accoutumées, aussi peu honnêtes qu'injurieuses, à payer d'audace, et à faire tout ce qui était en lui pour exciter ses troupes à diligenter une conquête si différente de ce qu'il se l'était figurée, et avec cela si dangereuse à laisser languir.

Cependant le poids de la bévue, s'appesantissant à mesure que les heures s'écoulaient et qu'il venait des nouvelles des ennemis, Vendôme, à qui deux assauts avaient déjà mal réussi, joua à quitte ou à double, et ordonna un troisième assaut. Comme la disposition s'en faisait, le 9 décembre, on apprit que Staremberg marchait au roi d'Espagne avec quatre ou cinq mille hommes, c'est-à-dire avec la franche moitié moins qu'il n'en amenait en effet. Dans cette angoisse Vendôme ne balança pas à jouer la couronne d'Espagne à trois dés: il hâta tout pour l'assaut, et lui cependant avec le roi d'Espagne prit toute sa cavalerie, marcha sur des hauteurs par où venait l'armée ennemie.

Durant cette marche toute l'infanterie attaqua Brihuega de toutes ses forces et toute à la fois. Chacun des assaillants, connaissant l'extrémité du danger de la conjoncture, s'y porta avec tant de valliance et d'impétuosité que la ville fut emportée malgré son opiniâtre résistance, avec une perte fort considérable des attaquants. Les assiégés, retirés dans le château, capitulèrent incontinent, c'est-à-dire que la garnison, composée de huit bataillons et de huit escadrons, se rendit prisonnière de guerre, et avec elle Stanhope leur général, Garpenter etWilz, lieutenants généraux, et deux brigadiers, toute leur artillerte, armes, munitions et bagages; et ce fut là où Stanhope, si triomphant dans Madrid, revomit les tapisseries du roi d'Espagne qu'il avait prises dans son palais.

Tandis qu'on faisait cette capitulation avec les otages envoyés du château, il vint divers avis de la marche du comte de Staremberg, qu'il fallut avoir une attention extrême à cacher à ces otages qui auraient pu rompre et le château se défendre, s'ils avaient su leur libérateur à une lieue et demie d'eux, comme il y était déjà, et qu'il continuait sa marche à l'entrée de la nuit, après s'être un peu reposé avec ses troupes. La nuit fut pourtant tranquille. Le lendemain matin 11, M. de Vendôme se trouva dans un autre embarras: il s'agissait en même temps de marcher pour aller recevoir Staremberg déjà fort proche, et de pourvoir à la sortie de Brihuega de cette nombreuse garnison qui y était demeurée enfermée durant la nuit, et qu'il fallait acheminer en la Vieille-Castille. Tout cela se fit pourtant fort heureusement. Les régiments de gardes espagnoles et wallones restèrent à Brihuega jusqu'à la parfaite évacuation; et lorsque Vendôme, toujours marchant à Staremberg, vit l'action prochaine, il envoya chercher en diligence son infanterie à Brihuega, avec ordre de n'y laisser que quatre cents hommes.

Alors il mit son armée en bataille dans une plaine assez unie, mais embarrassée par de petites murailles sèches en plusieurs endroits, fort nuisibles pour la cavalerie. Incontinent après le canon commença à tirer de part et d'autre, et presque aussitôt les deux lignes du roi d'Espagne s'ébranlèrent pour charger. Il était alors trois heures et demie après-midi, et il faut remarquer que les jours d'hiver sont un peu moins courts en Espagne qu'en ce pays-ci. La bataille commença dans cet instant par la droite de la cavalerie qui rompit leur gauche, la mit en déroute, et tomba sur quelques-uns de leurs bataillons, les enfonça et s'empara d'une batterie que ces bataillons avaient à leur gauche. Un moment après, la gauche du roi d'Espagne chargea leur droite, fit plusieurs charges, poussa et fut poussée à diverses reprises, repoussa enfin, gagna les derrières de leur infanterie, et fut jointe par la cavalerie de la droite du roi d'Espagne, qui avait battu et enfoncé les ennemis de son côté, par les derrières de cette infanterie de leur droite, qui combattait la cavalerie de notre gauche avec beaucoup de vigueur et la poussait sur la réserve. Cette réserve était des gardes wallones qui venaient d'arriver de Brihuega. Elles pénétrèrent les deux lignes des ennemis et leur corps de réserve, et poussèrent ce qui se trouva devant elles bien au delà du champ de bataille. Néanmoins le centre espagnol pliait, et la gauche de sa cavalerie n'entamait pas la droite des ennemis. M. de Vendôme s'en aperçut si fort qu'il crut qu'il fallait songer à se retirer vers Torija, et qu'il en donna les ordres. Il s'y achemina avec le roi d'Espagne, et une bonne partie des troupes. Dans cette retraite il eut nouvelle que le marquis de Valdecanas et Mahoni avaient chargé l'infanterie ennemie avec la cavalerie qu'ils avaient à leurs ordres, l'avaient fort maltraitée, et s'étaient rendus maîtres du champ de bataille, d'un grand nombre de prisonniers, et de l'artillerie que les ennemis avaient abandonnée. Des avis si agréables et si peu attendus firent perdre le parti au duc de Vendôme de remarcher avec le roi d'Espagne et les troupes qui les avaient suivis, et de s'avancer, en attendant qu'il fût jour, sur les hauteurs de Brihuega, pour rentrer au champ de bataille, et y joindre les deux vainqueurs. Ils y avaient formé, fort près des ennemis, un corps de cavalerie, et ces ennemis étaient cinq ou six bataillons et autant d'escadrons, qui étaient demeurés sur le champ de bataille ne sachant où se retirer, et qui se firent jour avec précipitation, abandonnant vingt pièces de canon, deux mortiers, leurs blessés et leurs équipages, que la cavalerie victorieuse avait pillés le soir, et entièrement dispersés sur le champ de bataille. Aussitôt on détacha après les débris de l'armée. Beaucoup de fuyards, de traîneurs et d'équipages furent pris; mais le comte de Staremberg se retira en bon ordre avec sept ou huit mille hommes, parce qu'il avait l'avance de toute la nuit. Ses bagages et la plupart des charrettes de son armée et de ses munitions furent la proie du vainqueur.

On ne doit pas oublier une action particulière, dont la piété, la résolution et la valeur, méritent une louange immortelle. Comme on allait donner le troisième assaut à Brihuega, le comte de San-Estevan de Gormaz, grand d'Espagne, officier général et capitaine général d'Andalousie, vint se mettre avec les grenadiers les plus avancés. Le capitaine qui les commandait, surpris de voir un homme si distingué vouloir marcher avec lui, lui représenta combien ce poste était au-dessous de lui. San-Estevan de Gormaz lui répondit froidement qu'il savait là-dessus tout ce qu'il pouvait lui dire, mais que le duc d'Escalona son père, plus ordinairement nommé le marquis de Villena, était depuis très-longtemps prisonnier des Impériaux, indignement traité à Pizzighettone, avec les fers aux pieds, sans qu'ils eussent jamais voulu entendre à aucune rançon; qu'il y avait dans Brihuega des principaux officiers généraux impériaux et anglais; qu'il était résolu à les prendre pour délivrer son père ou de mourir en la peine. I1 donna dans la place avec ce détachement, fit merveilles, prit de sa main quelques-uns de ces généraux, et peu de temps après en fit l'échange avec son père, qui avait été pris à Gaëte, vice-roi de Naples, les armes à la main, comme je l'ai raconté en son lieu.

J'aurai occasion ailleurs de parler de ce père et de ce fils illustres, morts tous deux successivement majordomes-majors du roi, chose qui n'a point d'exemple en Espagne. Le père surtout était la vertu, la valeur, la modestie et la piété même, le seigneur le plus estimé et respecté d'Espagne, et, chose bien rare en ce pays-là, fort savant.

En comptant la garnison de Brihuega, il en coûta aux ennemis onze mille hommes tués ou pris, leurs munitions, artillerie, bagages et grand nombre de drapeaux et d'étendards. Le roi d'Espagne y perdit deux mille hommes. Touy, bien que fort blessé à la main, dont il demeura estropié, à l'attaque de Brihuega, se voulut trouver encore à la bataille qui fut appelée de Villaviciosa, d'une villette fort proche. Il s'y distingua fort et y servit très-utilement. Il fut même fait prisonnier, mais bientôt après relâché quand le désordre commença à se mettre parmi les ennemis. Il faut dire, pour fixer la position, que Brihuega est entre Siguenza et Guadalaxara, et plus près de la dernière qui est sur le chemin de France, à vingt-cinq de nos lieues en deçà de Madrid, lorsqu'on prend le chemin de Pampelune.

Quand on considère le péril extrême, et pour cette fois, si [la chose] eût mal bâté sans ressource, de la fortune du roi d'Espagne dans cette occasion, on en tremble encore aujourd'hui. Celle qu'il avait trouvée dans le coeur et le courage des fidèles et magnanimes Espagnols, après sa défaite à Saragosse, était un prodige inespéré qui, une fois perdue encore, ne pouvait plus se réparer. Il y en avait encore moins à espérer de la France dans une seconde catastrophe. Son épuisement et ses pertes ne lui permettaient pas d'entreprendre de relever de telles ruines. Flattée par des pensées ténébreuses de paix, dont le besoin extrême croissait à tous moments par l'impuissance de se défendre elle-même, elle aurait vu la perte de la couronne d'Espagne comme un affranchissement des conditions affreuses d'y contribuer, qui lui étaient imposées, pour obtenir cette honteuse et dure paix après laquelle elle soupirait avec tant de violence. Au lieu de ménager des forces comme miraculeusement rassemblées, et rétablir peu à peu les affaires, sans les commettre toutes à la fois aux derniers hasards, l'imprudence de M. de Vendôme le fait jeter à corps perdu dans le panneau qui lui est tendu. Sa négligence ne se donne pas la peine d'être instruit du lieu qu'il prétend enlever d'emblée. Au lieu d'un poste il trouve une place lorsqu'il a le nez dessus; au lieu de quelque faible détachement avancé, il rencontre une grosse garnison commandée par la seconde personne, mais la plus puissante de l'armée ennemie, et cette armée à portée de venir tomber sur lui pendant son attaque. Alors il commence à voir où il s'est embarqué, il voit le double péril d'une double action à soutenir tout à la fois contre Stanhope qu'il faut emporter de furie, après y avoir été repoussé par deux fois, et Staremberg qu'il faut aller recevoir, et le défaire; et s'il les manque, leur laisser la couronne d'Espagne sûrement, et peut-être la personne de Philippe V pour prix de sa folie. Le prodige s'achève, Brihuega est emportée sans lui, et sans lui la bataille de Villaviciosa est gagnée. Seconde faute insigne: ce coup d'oeil tant vanté par les siens se trouble, il ne voit pas le succès, il n'aperçait qu'un léger ébranlement du centre. Ce héros qui se récrie si outrageusement à Audenarde contre une indispensable retraite, la précipite ici avec ce qu'il trouve de troupes sous sa main. Et ce même homme qui crut tout perdu à Cassano, qui se retire seul dans une cassine éloignée du lieu du combat, qui y pourpense tristement par où se sauver de ce revers, et qui y apprend par Albergotti, qui l'y découvre enfin, après l'avoir longtemps cherché, que le combat est gagné, qui y pique des deux à sa parole, et s'y va montrer en vainqueur, ce même homme apprend dans Torija même, où il s'était retiré et où il était arrivé, que la bataille est gagnée, il y retourne avec les troupes qu'il en avait emmenées, et quand il est jour il aperçait toutes les marques de la victoire. Il n'est honteux ni de sa lourde méprise, ni de l'étrange contre-temps de sa retraite, ni d'avoir sauvé Staremberg par l'absence des troupes dont il s'était fait suivre, sans s'embarrasser de ce que deviendraient les autres. Il s'écrie qu'il a vaincu, avec une impudence à laquelle il n'avait pas encore accoutumé l'Espagne comme il avait fait l'Italie et la France, et qui aussi ne s'en paya pas, tellement qu'après avoir mis le roi d'Espagne à un cheveu de sa perte radicale, il manqua encore, par cette aveugle retraite, de finir la guerre d'un seul coup, en détruisant l'armée de Staremberg, qui ne lui aurait pu échapper, s'il n'avait pas emmené les troupes, et qui, par cette faute insigne, eut le moyen de se retirer, et toute la nuit devant soi et longue, pour se mettre en ordre et ramasser tout ce qu'il put pour se grossir. Tel fut l'exploit de ce grand homme de guerre, si désiré en Espagne pour la ressusciter, et la première montre de sa capacité tout en y arrivant.

Du moment que le roi d'Espagne fut ramené sur le champ de bataille avec ses troupes par Vendôme, et qu'ils ne purent plus douter de leur bonheur, il fut dépêché un courrier à la reine. Ses mortelles angoisses furent à l'instant changées en une si grande joie qu'elle sortit à l'instant à pied par les rues de Vittoria, où tout retentit d'allégresse ainsi que par toute l'Espagne et surtout à Madrid qui en donna des marques extraordinaires. Don Gaspard de Zuniga, frère du duc de Bejar, jeune homme de vingt-deux ans, qui avait fort servi en Flandre pour son âge, fut dépêché au roi à qui le roi d'Espagne manda qu'il ne pouvait lui envoyer personne qui lui rendît un meilleur compte de l'action, où il s'était fort distingué. Il le rendit en effet tel, que le roi et tout le monde en admirèrent la justesse, l'exactitude, la netteté et la modestie. J'aurai lieu de parler de lui ailleurs; j'eus loisir et commodité de l'entretenir et de le questionner tout à mon aise chez le duc de Lauzun, tout en arrivant à Versailles, où je dînai avec lui. Il ne cacha ni au roi ni au public rien de ce qui vient d'être expliqué sur le duc de Vendôme, dont la cabale essaya de triompher vainement, pour cette fois. Il était démasqué, il était disgracié: sa cabale ne put se dissimuler ce que le roi en savait, et pensait de cette dernière affaire; elle n'osa s'élever à la cour ni guère dans le monde. Elle se contenta de ses manèges accoutumés dans les cafés de Paris et dans les provinces ignorantes des détails et frappées en gros d'une bataille gagnée. Bergheyck était venu faire un tour à Versailles, où il apprit cette grande nouvelle.

Le roi d'Espagne marcha à Siguenza, où il prit quatre ou cinq cents hommes qui s'étaient sauvés de la bataille, et quelque bagage, parmi lequel était celui du comte de Staremberg que le roi d'Espagne lui renvoya civilement. Ce général gagna comme il put la Catalogne; le roi d'Espagne mena son armée en Aragon, et s'établit à Saragosse, où il passa une partie de l'hiver, et où après un assez long temps la reine le fut joindre.

Tout tomba sur Stanhope dans le dépit extrême que les alliés conçurent de cette révolution si merveilleuse; les assaillants étaient fort peu supérieurs à ce qu'il avait dans Brihuega, et il y avait abondance de munitions de guerre et de bouche, et de l'artillerie à suffisance; le lieu était bon, et il savait le dessein de Staremberg, et pourquoi il l'y avait mis; que sept ou huit heures de résistance de plus faisaient réussir, et écrasaient tout ce qui restait de troupes et de ressource au roi d'Espagne. Staremberg, outré d'un succès si différent, et qui changeait en entier la face des affaires, cria fort contre Stanhope qui pouvait tenir encore longtemps dans le château. Quelques-uns des principaux officiers qui y étaient avec lui secondèrent les plaintes de Staremberg; Stanhope même n'osa trop disconvenir de sa faute. Il fut contraint de demander congé pour s'aller défendre. Il fut mal reçu, dépouillé de tout grade militaire en Angleterre et en Hollande, et lui et les autres officiers qui comme lui avaient été d'avis de se rendre, ne furent pas sans inquiétude pour leur dégradation et pour leur vie.

Le duc de Noailles investit Girone le 15 décembre. Cette expédition qui est plus de l'année 1711 que de celle-ci y sera remise pour retourner aux choses qui se sont passées et qui ont été suspendues ici, pour n'interrompre point la suite importante des événements d'Espagne. On eut envie d'y envoyer l'abbé de Polignac, ambassadeur. Il brillait cependant à Marly à son retour de Gertruydemberg. Le roi lui fit voir ses jardins, comme à un nouveau venu. La pluie surprit la promenade sans l'interrompre. Le roi en fit une honnêteté à l'abbé de Polignac, qui était l'hôte de cette journée. Il répondit avec toutes ses grâces que la pluie de Marly ne mouillait point. Il crut avoir dit merveilles; mais le rire du roi, la contenance du courtisan, et leurs propos au retour dans le salon, lui montrèrent qu'il n'avait dit qu'une fade et plate sottise [38]. L'Espagne ne voulut point de lui, et redemanda instamment Amelot qui y avait si parfaitement réussi: elle n'eut ni l'un ni l'autre.

Suite
[38]
Saint-Simon a déjà raconté cette anecdote plus haut (t. V, p. 95) avec quelques variantes.