Le cardinal de Polignac est un des personnages sur lesquels Saint-Simon a donné carrière à sa causticité; il revient souvent à la charge, répète les mêmes anecdotes, et ne manque aucune occasion de décrier les talents diplomatiques du cardinal. Sans entreprendre l'apologie de ce prélat, il est bon de remarquer que d'autres contemporains ont exprimé sur le cardinal de Polignac une opinion tout opposée. Je citerai, entre autres, le marquis d'Argenson, qui a été ministre des affaires étrangères sous Louis XV, et qui ne pèche pas par excès d'indulgence. Voici dans quels termes il parle du cardinal de Polignac [39]:
« Je vois quelquefois M. le cardinal de Polignac, et il m'inspire toujours les mêmes sentiments d'admiration et de respect. Il me semble que c'est le dernier des grands prélats de l'Église gallicane qui fasse profession d'éloquence en latin comme en françois, et dont l'érudition soit très-étendue. Il n'y a plus que lui qui, ayant pris place parmi les honoraires dans l'Académie des belles-lettres, entende et parle le langage des savants qui la composent. Il s'exprime sur les matières d'érudition avec une grâce et une noblesse qui lui sont propres. La conversation du cardinal est également brillante et instructive. Il sait de tout, et rend avec clarté et grâce tout ce qu'il sait; il parle sur les sciences et sur les objets d'érudition comme Fontenelle a écrit ses Mondes, en mettant les matières les plus abstraites et les plus arides à la portée des gens du monde et des femmes, et les rendant dans des termes avec lesquels la bonne compagnie est accoutumée à traiter les objets de ses conversations les plus ordinaires.
« Personne ne conte avec plus de grâce que lui, et il conte volontiers; mais les histoires les plus simples, ou les traits d'érudition qui paroîtroient les plus fades dans la bouche d'un autre, trouvent des grâces dans la sienne, à l'aide des charmes de sa figure et d'une belle prononciation. L'âge lui a fait perdre quelques-uns de ces derniers avantages, mais il en conserve assez, surtout quand on se rappelle dans combien de grandes occasions il a fait briller ses talents et ses grâces naturelles. Mon oncle, l'évêque de Blois, qui étoit à peu près son contemporain, m'a souvent parlé de sa jeunesse. Jamais on n'a fait de cours d'études avec plus d'éclat; non-seulement ses thèmes et ses versions étoient excellents, mais il lui restoit du temps et de la facilité pour aider ses camarades, ou plutôt faire leurs devoirs à leur place; si bien qu'il est arrivé au collège d'Harcourt [40], où il étudioit, que les quatre pièces qui remportèrent les deux prix et les deux accessit étoient également, sou ouvrage. Étant en philosophie au même collège, il voulut soutenir dans ses thèses publiques le système de Descartes, qui avoit alors bien de la peine à s'établir. Il s'en tira à merveille, et confondit tous les partisans des vieilles opinions. Cependant les anciens docteurs de l'Université ayant trouvé très-mauvais qu'il eût combattu Aristote, et n'ayant point voulu accorder de degrés à l'ennemi du précepteur d'Alexandre, il consentit à soutenir une autre thèse, dans laquelle il chanta la palinodie, et fit triompher à son tour Aristote des cartésiens mêmes.
« À peine fut-il reçu docteur en théologie que le cardinal de Bouillon le conduisit à Rome, au conclave de 1689, où le pape Alexandre VIII fut élu. Dès que l'abbé de Polignac fut connu dans cette capitale du monde chrétien, qui étoit alors le centre de l'érudition la plus profonde et de la politique la plus raffinée, il y fut généralement aimé et estimé. Les cardinaux françois et l'ambassadeur de France jugèrent que personne n'étoit plus propre que lui à faire entendre raison au pape sur les articles de la fameuse assemblée du clergé de 1682. C'étoit une pilule difficile à faire avaler à la cour de Rome; cependant l'esprit et l'éloquence de l'abbé de Polignac en vinrent à bout; il fut chargé d'en porter lui-même la nouvelle en France, et eut, à cette occasion, une audience particulière de Louis XIV, qui dit de lui en françois ce que le pape Alexandre VIII avoit dit en italien: Ce jeune homme a l'art de persuader tout ce qu'il veut; en paroissant d'abord être de votre avis, il est d'avis contraire, mais mène à son but avec tant d'adresse qu'il finit toujours par avoir raison. Il n'avoit pas encore mis la dernière main à cette grande affaire lorsque la mort du pape le rappela à Rome. Il assista encore au conclave où fut élu Innocent XII, et revint en France l'année suivante, 1692.
« Environ deux ans après, le roi le nomma à l'ambassade de Pologne dans des circonstances fort délicates. Jean Sobieski se mouroit; Louis XIV vouloit non-seulement conserver du crédit en Pologne, mais même donner pour successeur au roi Jean un prince dévoué à la France. Le prince s'étoit offert, et Louis XIV avoit chargé très-secrètement l'abbé de Polignac du soin de le faire élire, malgré la reine douairière [41], qui étoit Françoise, mais qui, comme de raison, favorisoit ses enfants, et en dépit de toute cabale contraire. L'abbé, tenant ses instructions bien secrètes, étoit arrivé à la cour de Sobieski un an avant sa mort. Il avoit enchanté tous les Polonois par la facilité avec laquelle il parloit latin. On l'auroit cru un envoyé de la cour d'Auguste, si on ne l'eût entendu parler françois avec la reine, qui se laissa séduire par sa figure et son esprit, mais qui ne pouvoit pas renoncer pour lui à l'intérêt de sa famille. Sobieski mourut, et la diète générale s'assembla pour lui choisir un successeur.
1. Maintenant lycée Saint-Louis.
« L'éloquence de l'abbé de Polignac, les promesses et les espérances dont il leurra les Polonois, eurent d'abord tant de succès, qu'une bonne partie de la nation, ayant à sa tête le primat, proclama le prince de Conti; mais, dans le même moment, les sommes qu'avoit répandues l'électeur de Saxe furent cause qu'il y eut une double élection, dans laquelle ce prince allemand fut élu. L'un et l'autre prétendant à la couronne arrivèrent pour soutenir leur parti, et continuèrent d'employer les moyens qui leur avoient d'abord réussi; mais ceux de l'électeur étoient plus effectifs et plus solides: il avoit de l'argent et même des troupes. Au contraire, le prince de Conti, après avoir reçu les honneurs de roi à la cour de France, aborda sur un seul vaisseau françois à Dantzick, et y séjourna pendant six semaines, mais sans avoir d'autres moyens pour faire valoir la légitimité de son élection que la bonne mine et l'éloquence de l'abbé de Polignac. Ces ressources se trouvèrent bientôt épuisées; le prince de Conti et l'abbé même furent contraints de revenir en France.
« Quoique l'on fut trop juste et trop éclairé à la cour de Louis XIV pour ne pas sentir que ce n'étoit pas la faute de l'ambassadeur si sa mission n'avoit pas eu un plus glorieux succès, il fut cependant exilé de la cour pendant quatre ans. Il employa ce temps utilement pour augmenter la masse de ses connoissances, qui étoit déjà si grande. Enfin, en 1702, il fut renvoyé à Rome en qualité d'auditeur de rote. Il y trouva de nouvelles occasions de briller et de se faire admirer, et en fut récompensé par la nomination du roi Jacques d'Angleterre au cardinalat.
« Il étoit prêt à en jouir lorsqu'il fut rappelé à la cour de France dans des circonstances très-critiques. En 1710, on l'obligea de se rendre, avec le maréchal d'Huxelles, à Gertruydemberg, chargé de proposer aux ennemis de Louis XIV, de la part de ce monarque même, de se soumettre aux conditions les plus humiliantes pour faire cesser la guerre. Malheureusement, tout l'esprit et toute l'éloquence du futur cardinal y échouèrent. Enfin, deux ans après, il fut nommé plénipotentiaire au fameux congrès d'Utrecht, et il faut remarquer qu'il étoit dès lors nommé à Rome cardinal in petto; mais quoique tout le monde sût en Hollande qui il étoit, il ne portoit ni titre ni habits ecclésiastiques; il étoit vêtu en séculier, et on l'appeloit M. le comte de Polignac. Ce fut dans cet état, et sous cet incognito, qu'il suivit toutes les négociations d'Utrecht jusqu'au moment de la signature du traité; mais alors il déclara qu'il ne lui étoit pas possible de signer l'exclusion du trône d'un monarque à qui il devoit le chapeau de cardinal. Il se retira, et vint jouir à la cour de France des honneurs du cardinalat.
« Lorsque, après la mort de Louis XIV, il fut exilé dans son abbaye d'Anchin, en Flandre [42], ces bons moines flamands tremblèrent en le voyant arriver dans leur monastère; mais ils pleurèrent et furent au désespoir quand il les quitta, après la mort du cardinal Dubois et du régent. Ils n'étoient point capables de juger de son mérite en qualité de bel esprit, ni de rien entendre à son érudition; mais ils l'avoient trouvé doux, aimable; et, loin de les piller, il avoit embelli leur église et rétabli leur maison.
« Il fut obligé de retourner à Rome à la mort de Clément XI, et il assista aux conclaves où furent élus Innocent XIII, Benoît XIII et Clément XII. Pendant les deux premiers pontificats, il a été chargé des affaires de France à Rome. Cette ville a toujours été le plus beau théâtre de sa gloire; l'on eût dit que l'ancienne grandeur romaine rentroit avec lui dans sa capitale. De son côté, quand il en est revenu, il a paru chargé des dépouilles de Rome, assujettie par son esprit et par son éloquence; et l'on peut dire au pied de la lettre, qu'à son dernier voyage, il a transporté une partie de l'ancienne Rome jusque dans Paris, en plaçant dans son hôtel une collection de statues antiques et de monuments tirés des ruines du palais des premiers empereurs.
« Encore une fois, je ne peux voir le cardinal de Polignac sans me rappeler tout ce qu'il a fait et appris depuis plus de soixante ans; je reste pour ainsi dire en extase vis-à-vis de lui, et en admiration de tout ce qu'il dit. On trouve que son ton est vieilli aussi bien que sa figure. Il est vrai que son ton est passé de mode; mais ne seroit-ce pas à cause que nous avons perdu l'habitude d'entendre parler de science et d'érudition que M. le cardinal de Polignac commence à nous enuuyer? Car d'ailleurs personne ne traite ces matières avec moins de pédanterie que lui: s'il cite, c'est toujours à propos, parce que, comme il a une prodigieuse mémoire, elle lui fournit de quoi soutenir la conversation sur tous les points, quelque matière que l'on traite. Pour moi, qui ai fait mes études, mais à qui il reste encore bien des choses à apprendre, j'avoue que je n'ai jamais pris de leçons plus agréables que celles qu'il donne dans la conversation. »