1712
Pelletier se démet de la place de premier président. — M. du Maine la fait donner au président de Mesmes. — Extraction et fortune des Mesmes. — Caractère de Mesmes, premier président. — Nos plénipotentiaires vont à Utrecht. — Cardone manqué par nos troupes. — L'empereur couronné à Francfort. — Marlborough dépouillé veut sortir d'Angleterre. — Duc d'Ormond général en sa place. — Troupes anglaises rappelées de Catalogne. — Garde-robe de la Dauphine ôtée, puis mal rendue à la comtesse de Mailly. — Éclat entre Mme la duchesse de Berry et Mme la duchesse d'Orléans pour des perles et pour la de Vienne, femme de chambre confidente, chassée. — Pierreries de Monseigneur. — Judicieux présent du Dauphin. — Dîners particuliers du roi; musique, etc., chez Mme de Maintenon. — Tailleurs au pharaon chassés de Paris. — Voyage de Marly. — Avis de poison au Dauphin et à la Dauphine venus par Boudin et par le roi d'Espagne. — Mariage de la princesse d'Auvergne avec Mézy par l'infamie du cardinal de Bouillon. — Mort de Mme de Pomponne. — Mort de Mme de Mortagne. — Mort et caractère de Tressan, évêque du Mans; ses neveux. — Mort de l'abbé de Saint-Jacques. — Extraction et fortune des Aligre. — Éloge de l'abbé de Saint-Jacques. — Mort de Gondrin. — Plaisant contraste de La Vallière. — Mort de Razilly et sa dépouille. — Conduite étrange de Mme la duchesse de Berry là-dessus. — Éloge et mort du maréchal Catinat. — Mort de Magnac. — Mort de Lussan, chevalier de l'ordre.
Cette année commença par le changement de premier président du parlement de Paris. Pelletier, médiocre président à mortier, pour tenir comme l'ancien les audiences des après-dînées, avait succédé dans la première place à Harlay, par le crédit de son père, pour qui le roi avait conservé beaucoup d'amitié et de considération, depuis même qu'il se fut retiré du ministère. Les qualités nécessaires à une place aussi laborieuse et aussi importante manquaient au nouveau premier président. Il sentait un poids difficile à soutenir, et qui lui devint insupportable depuis l'accident, rapporté en son lieu, du plancher qui fondit sous lui comme il était à table, dont néanmoins personne ne fut blessé, mais la frayeur qu'il eut, et la commotion qui se fit peut-être dans sa tête, l'affaiblit de sorte qu'il ne put plus souffrir le travail. Il traîna depuis sa charge plus qu'il ne la fit, dans laquelle son père le retenait. Il était très-riche. Sa charge de président à mortier avait passé à son fils, qui longues années depuis fut aussi premier président, ne valut pas son père, et s'en démit comme lui. Pelletier n'avait rien à gagner à demeurer en place. Il le sentait, elle l'accablait, mais son père l'y retenait. Dès qu'il l'eut perdu, il ne songea plus qu'à se délivrer, et il envoya sa démission au roi le dernier jour de l'année qui vient de finir. Cinq jours après, M. du Maine la fit donner au président de Mesmes, et le roi voulut que ce fût ce cher fils qui le lui apprît, à qui il était si principal d'avoir un premier président totalement à lui. Ce magistrat paraîtra si souvent dans la suite qu'il est nécessaire de le connaître, et de reprendre les choses de plus haut.
Ces Mesrnes sont des paysans du Mont-de-Marsan, où il en est demeuré dans ce premier état qui payent encore aujourd'hui la taille, nonobstant la généalogie que les Mesmes qui ont fait fortune, se sont fait fabriquer, imprimer et insérer partout où ils ont pu, et d'abuser le monde, quoiqu'il n'ait pas été possible de changer les alliances, ni de dissimuler tout à fait les petits emplois de plume et de robe à travers l'enflure et la parure des articles [3]. Le premier au net qui se trouve avoir quitté les sabots fut un professeur en droit dans l'université de Toulouse, que la reine de Navarre, sœur de François Ier, employa dans ses affaires, et le porta à la charge de lieutenant civil à Paris. Son fils professa aussi le droit à Toulouse, puis fut successivement conseiller à la cour des aides, au grand conseil, et maître des requêtes. Il sera mieux connu par le nom qu'il porta de sieur de Malassise, d'où la courte paix qu'il négocia avec les huguenots, comme second du premier maréchal de Biron, en 1570, qui n'était pas lors maréchal de France, mais qui était déjà boiteux d'une blessure, fut appelé la paix boiteuse et mal assise. Il fut père du sieur de Roissy, successivement conseiller au parlement, maître des requêtes, qui eut un brevet de conseiller d'Etat et d'intendant des finances, et qui fut père de trois fils qui établirent puissamment cette famille, et de deux filles, dont l'aînée épousa le sieur Lambert d'Herbigny, maître des requêtes, l'autre Maximilien de Bellefourière, qui fut mère du marquis de Soyecourt, si à la mode et fort en faveur, grand maître de la garde-robe, en 1653, chevalier du Saint-Esprit en 1661, et qui acheta en 1669 la charge de grand veneur du chevalier de Rohan, Il était gendre du président de Maisons, surintendant des finances, et mourut à Paris, en 1679. Ses deux fils furent tués tous deux à la bataille de Fleurus, sans alliance, en 1690; et leur sœur mariée pour rien à Seiglière Bois-Franc porta à ses enfants tous les biens de Bellefourière, de Soyecourt, sa grand'mère, héritière, et des Longueil-Maisons qu'elle a vu éteindre. Ces riches aventures arrivent toujours à des filles de qualité dont on veut se défaire pour rien, et qui épousent des vilains.
Les trois frères de ces deux sœurs, enfants du sieur de Roissy, et petits enfants du sieur de Malassise, furent le sieur de Mesmes, le sieur d'Avaux, et le sieur d'Irval.
Le sieur de Mesmes fut lieutenant civil à Paris, en 1613, et député du tiers état aux derniers états généraux tenus à Paris, en 1614. Il mourut président à mortier, en 1650, et il avait épousé [4] la fille unique de Gabriel des Fossés, dit La Talée, marquis d'Everly, gouverneur de Montpellier et de Lorraine, chevalier du Saint-Esprit, en 1633. Cette héritière avait épousé en premières noces Gilles de Saint-Gelais dit Lezignen [5], dont elle avait eu une fille unique, qui épousa le duc de Créqui, et qui fut dame d'honneur de la reine; et de son second mariage la maréchale-duchesse de Vivonne, et une naine pleine d'esprit, religieuse de la Visitation Sainte-Marie à Chaillot. Ainsi les duchesses de Créqui et de Vivonne étaient sœurs de mère.
Le sieur d'Avaux est le célèbre d'Avaux qui se comtisa dans ses ambassades. Il négocia à Rome, à Venise, à Mantoue, à Turin, à Florence, chez la plupart des princes d'Allemagne; ambassadeur en Danemark, en Suède, en Pologne, et plénipotentiaire à Hambourg, à Munster, à Osnabrück, où il eut tant de démêlés avec Servien, son collègue, qui eut plus de crédit que lui à la cour. Il fut greffier de l'ordre, ministre d'État, et surintendant des finances, mais un peu en peinture, comme il l'avoue par quelques-unes de ses lettres. Servien, son fléau, qui l'était avec lui [6], en avait toute l'autorité. D'avaux ne se maria point, et mourut comme son frère aîné, en 1650, quelques mois après lui.
Le sieur d'Irval prit le nom de Mesmes à la mort de son frère aîné, dont il eut la charge de président à mortier. Il laissa deux fils, l'aîné qui succéda à son nom et à sa charge, et qui épousa la fille de Bertran, sieur de La Bazinière, trésorier de l'épargne et prévôt grand maître des cérémonies de l'ordre du Saint-Esprit, qui avait épousé pour rien Mlle de Barbezières-Chemerault, fille d'honneur de la reine. La Bazinière tomba en déroute, en recherches [7], fut mis à la Bastille, privé de ses charges et du cordon bleu qui ne lui fut point rendu. C'était un riche, délicieux et fastueux financier, qui jouait gros jeu, qui était souvent de celui de la reine, et qui la quittait familièrement à moitié partie, et la faisait attendre pour achever qu'il eût fait sa collation qu'il faisait apporter dans l'antichambre, et dont il régalait les dames. Il était si bon homme et si obligeant qu'on lui passait toutes ces impertinences: fort galant, libéral, magnifique, homme de grande chère, et si aimé que tout le monde s'intéressa pour lui. Il parut constant qu'il n'y avait nulle friponnerie en son fait, mais un grand désordre, faute de travail et d'avoir su régler sa dépense. Il sortit enfin d'affaires; et quoique dépouillé et réduit au petit pied, il fut le reste de sa vie, qui fut encore longue, bien reçu partout et accueilli de la meilleure compagnie. Je l'ai vu chez mon père, avec un joli équipage, et, tout vieux qu'il était, l'homme le plus propre et le plus recherché. Il mourut en 1688, tout à la fin, quinze on seize ans après être sorti d'affaires. Son gendre eut sa charge de l'ordre, qui mourut neuf ou dix mois avant lui. Son frère qui ne se maria point, et qui, tout conseiller d'État de robe qu'il était, se faisait appeler le comte d'Avaux, fut survivancier, puis titulaire de sa charge de l'ordre, ambassadeur à Venise, en Hollande, près du roi Jacques en Irlande, en Suède, et encore en Hollande, et mourut d'une seconde taille, en 1709. J'en ai parlé ailleurs.
Son aîné, le président de Mesmes, gendre de La Bazinière, eut trois fils et deux filles; l'aîné, qui fut premier président cette année; un abbé de Mesmes fort débordé; un chevalier de Malte qui ne le fut guère moins, et que le crédit de son frère chargea de bénéfices et de commanderies, et qu'il fit ambassadeur de Malte; Mme de Fontenilles, dont j'aurai lieu de parler dans la suite, et une ursuline. Après ce détail nécessaire, venons au nouveau premier président.
Il porta le nom de sieur de Neuchâtel du vivant de son père. C'était un grand et gros homme, de figure colossale, trop marqué de petite vérole, mais dont toute la figure, jusqu'au visage, avait beaucoup de grâces comme ses manières, et avec l'âge quelque chose de majestueux. Toute son étude fut celle du grand monde à qui il plut, et fut mêlé dans les meilleures compagnies de la cour et dans les plus gaillardes. D'ailleurs il n'apprit rien et fut extrêmement débauché, tellement que son père le prit en telle aversion qu'il osait à peine paraître devant lui. Il ne lui épargnait pas les coups de bâton, et lui jetait quelquefois des assiettes à la tête, ayant bonne compagnie à sa table, qui se mettait entre-deux et tâchait de les raccommoder souvent; mais le fils était incorrigible, et ne songeait qu'à se divertir et à dépenser. Cette vie libertine le lia avec la jeunesse la plus distinguée qu'il recherchait avec soin, et ne voyait que le moins qu'il pouvait de palais et de gens de robe. Devenu président à mortier par la mort de son père, il ne changea guère de vie, mais il se persuada qu'il était un seigneur, et vécut à la grande.
Les gens distingués qui fréquentaient la maison de son père, les alliances proches de M. de La Trémoille, de M. d'Elbœuf, et des enfants de Mme de Vivonne qui vivait et qui les liait, le tentaient de se croire de la même espèce, gâté qu'il était par la même sorte de gens avec qui il avait toujours vécu. Il n'oublia pas de lier avec les courtisans qu'il put atteindre. D'Antin fut de ce nombre par ses cousines; et par ces degrés, il parvint jusqu'à M. et Mme du Maine, qui, dans leurs projets, avaient besoin de créatures principales dans le parlement, et qui ne négligèrent pas de s'attacher un président à mortier. Celui-ci, ravi de s'en voir si bien reçu, songea à se faire une protection puissante du fils, favori du roi; et se dévoua jusqu'à la dernière indécence à toutes les fantaisies de Mme du Maine. Il y introduisit son frère le chevalier; ils furent de toutes les fêtes de Sceaux, de toutes les nuits blanches [8]. Le chevalier n'eut pas honte de jouer aux comédies, ni le président d'y faire le baladin, à huis clos entre une vingtaine de personnes. Il en devint l'esclave à n'oser ne pas tout quitter pour s'y rendre, et à se laisser peindre travesti, dans un tableau historique, de ces gentillesses, avec des valets de Sceaux, à côté du suisse en livrée. Ce ridicule lui en donna beaucoup dans le monde, et déplut fort au parlement. Il le sentit, mais il était aux fers, et il importait à ses vues de fortune de ne les pas rompre. Avançant en ancienneté parmi les présidents à mortier, il comprit qu'il était temps de fréquenter le palais un peu davantage, et la magistrature à qui sa négligence à la voir avait marqué trop de mépris. Il ne crut pas même indifférent de s'abaisser à changer un peu de manières pour les avocats, procureurs, greffiers un peu distingués; et néanmoins n'en refroidit pas son commerce avec les gens de la cour et du grand monde, dont il avait pris tout à fait le ton et les manières.
Il chercha aussi à suppléer à son ignorance en apprenant bien ce qu'on appelle le trantran du palais, et à connaître le faible de chacun de Messieurs qui avaient du crédit et de la considération dans leurs chambres; beaucoup d'esprit, grande présence d'esprit, élocution facile, naturelle, agréable; pénétration, reparties promptes et justes; hardiesse jusqu'à l'effronterie; ni âme, ni honneur, ni pudeur; petit-maître en mœurs, en religion, en pratique; habile à donner le change, à tromper, à s'en moquer, à tendre des pièges, à se jouer de paroles et d'amis, ou à leur être fidèle, selon qu'il convenait à ses intérêts; d'ailleurs d'excellente compagnie, charmant convive, un goût exquis en meubles, en bijoux, en fêtes, en festins, et en tout ce qu'aime le monde; grand brocanteur et panier percé sans s'embarrasser jamais de ses profusions, avec les mains toujours ouvertes, mais pour le gros, et l'imagination fertile à s'en procurer; poli, affable, accueillant avec distinction, et suprêmement glorieux, quoique avec un air de respect pour la véritable seigneurie, et les plus bas ménagements pour les ministres et pour tout ce qui tenait à la cour.
Rien n'a mieux dépeint son principal ridicule qu'un de ce grand nombre de noëls qu'on s'avisa de faire une année pour caractériser beaucoup de gens de la cour et de la ville, qu'on introduisit à la crèche les uns après les autres. Je ne me souviens plus du couplet, sinon qu'il débutait: Je suis M. de Mesmes, et qu'il finissait: qui vient prier le poupon à souper en carême. Il avait eu la charge de l'ordre de son oncle, et un logement, non à Versailles mais à Fontainebleau, qu'avait eu son père, et que son père avait conservé en se défaisant d'une charge de lecteur du roi qu'il avait eue assez longtemps. C'en est assez, maintenant sur ce magistrat, qui à toute force voulait être un homme de qualité et de cour, et qui se faisait souvent moquer de lui par ceux qui l'étaient en effet, et avec qui il vivait tant qu'il pouvait.
Les passe-ports arrivèrent le premier jour de cette année pour nos plénipotentiaires. Ils eurent incontinent après leur audience du roi, chacun séparément, et partirent l'un après l'autre pour Utrecht, dans les huit premiers jours de cette année. En même temps M. de Vendôme fit tenter par Muret, lieutenant général, le siége de Cardone, qu'il fallut lever assez promptement avec quelques pertes. L'archiduc avait fait passer cinq ou six mille hommes de ses troupes en Catalogne, où il soupçonnait que ce qu'il y avait laissé d'Anglais ne demeureraient pas longtemps. Ce prince avait reçu la couronne impériale à Francfort, et s'en était allé à Vienne, après avoir écrit aux états généraux une lettre violente et pressante pour les détourner de la paix, à laquelle il voyait que tout tendait en Angleterre, où le duc de Marlborough ne se crut plus en sûreté, et obtint de la reine la permission de passer la mer avec la duchesse sa femme, dès qu'ils se virent dépossédés de toutes leurs charges de cour et de guerre, le duc d'Ormond nommé en sa place pour commander les troupes de la reine en Flandre; et peu après, le duc d'Argyle, général des troupes d'Angleterre en Catalogne, eut ordre de leur faire repasser la mer et les ramena en Angleterre.
Il arriva dans tous les premiers jours de cette année un fâcheux dégoût à Mme de Mailly, dame d'atours de Mme la Dauphine. La dépense de sa garde-robe passait de loin le double de celle de la feue reine; et avec cela la princesse manquait tellement de tout ce qui fait la commodité, la nouveauté et l'agrément des parures, que le cri en fut public, et que les dames prêtaient journellement à la Dauphine des palatines, des manchons et toutes sortes de colifichets. L'indolence de Mme de Mailly laissait tout faire à une de ses femmes de chambre, qui se croyait nièce de Mme de Maintenon, parce que sa maîtresse l'était. Desmarets, de plus en plus ancré, avait des prises continuelles avec la dame d'atours sur sa grande dépense, et sur les payements qu'elle pressait avec hauteur. Il s'en lassa, il en parla à Mme de Maintenon et au roi, qui consultèrent la Dauphine. Sa patience et sa douceur s'était lassée aussi après des années de silence et de tolérance, tellement que l'administration de la garde-robe lui fut ôtée et donnée à Mme Cantin, première femme de chambre, et celle de Mme de Mailly fut chassée pour s'être trouvée avoir bien fait ses affaires aux dépens de la garde-robe et des marchands. Mme de Mailly cria, pleura, dit qu'on la déshonorait; et tempêta tant auprès de Mme de Maintenon qu'au bout d'une quinzaine on lui rendit quelques sauve-l'honneur, mais le réel et l'autorité sur la garde-robe elle ne put les rattraper. Elle ne fut plainte de personne; l'excès de la gloire dont elle était lui avait aliéné tout le monde, scandalisé d'ailleurs de voir la Dauphine si mal servie.
Ces premiers jours de l'année eurent un autre orage intérieur. Mme la duchesse de Berry qui gouvernait père et mari, donnait toutes sortes de dégoûts à Mme sa mère, et se laissait conduire elle-même par une de ses femmes de chambre, de beaucoup mais d'un très-mauvais esprit, qui s'appelait de Vienne, fille de la nourrice de M. le duc d'Orléans, qui la considérait aussi pour l'avoir auparavant trouvée fort à son gré. Feu Monsieur avait eu de la reine mère un collier de perles dont la beauté et la rareté p assoient pour être uniques. Mme la duchesse d'Orléans l'aimait fort et s'en parait souvent. C'en fut assez pour que Mme la duchesse de Berry le voulût avoir pour l'ôter à Mme sa mère; et pour la piquer davantage elle le lui demanda, sûre d'en être refusée; lui dit qu'elle l'aurait bien sans elle, puisqu'il ne lui appartenait pas mais à M. le duc d'Orléans, de qui en effet elle l'obtint. La scène fut forte entre elles. Mme la duchesse de Berry affecta de porter ce collier et de le montrer à tout le monde. Les choses furent poussées si loin que Madame en fut parler au roi dans son cabinet. Elle ne se borna pas apparemment au procédé du collier de perles. L'embarras et la brouillerie de la mère et de la fille parurent en public; la fille ne put soutenir la colère du roi et se tint au lit, où la Dauphine vint l'exhorter plusieurs fois.
M. le duc de Berry était trop amoureux pour n'être pas aussi affligé qu'elle, et M. le duc d'Orléans ne savait que devenir entre eux. Il était question de bien pis que des perles. Le roi voulut que la femme de chambre fût chassée, et malmena M. le duc de Berry, qui se hasarda de lui en parler. Cet ordre mit Mme la duchesse de Berry hors de toute mesure. Il lui parut un affront que son orgueil ne pouvait supporter, indépendamment de toutes les privations qu'elle trouvait dans cette perte; mais elle eut beau pleurer, crier, hurler, invectiver père et mari de la sacrifier à leur faiblesse, il fallut obéir, chasser la femme de chambre, aller demander pardon à Mme sa mère, à qui elle ne pardonna jamais, et lui rapporter le collier de perles. Mme la duchesse d'Orléans, satisfaite sur le principal, lui fit inutilement des merveilles, lui promit de la raccommoder avec le roi, et la mena dans son cabinet après le souper deux jours après, parce que le roi voulut lui faire sentir sa disgrâce. Il lui parla en père, mais en roi et en maître, en sorte qu'il ne manqua rien à son humiliation que de pouvoir être intérieurement humiliée. Elle reparut après quelques jours au souper du roi et en public, à son ordinaire, cachant à grand'peine la rage qui la dévorait.
Mme de Saint-Simon, qui se tenait à quartier tant qu'elle pouvait d'un intérieur où il n'y avait qu'à perdre et qui ne se pouvait régler, ne prit aucune part en toute cette aventure, sinon d'être témoin le moins qu'elle put des larmes et des fureurs. J'en usai de même à l'égard de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans. Depuis ce que j'ai rapporté que M. le duc d'Orléans avait dit à Mme sa fille, qu'elle avait si étrangement pris sur moi, je ne mettais presque plus le pied chez elle, et jamais je ne parlais d'elle à M. son père, qui aussi n'osait m'en parler; mais je ne vis jamais homme si mal à son aise. Il donna une pension à la femme de chambre, et la maria en province quelque temps après. On ferait des volumes de tout ce qui se passait chez Mme la duchesse de Berry. Le récit en suprendrait assurément, mais au fond il ne vaudrait guère la peine d'être fait, et je n'en prétends raconter que ce qui a éclaté, ou qui a été plus singulièrement marqué.
Ce fut pendant la fin de cet orage domestique que du Mont apporta une après-dînée les pierreries de Monseigneur, dont les trois lots étaient faits relativement à ce qui en avait été réglé au total et au genre de partage de toute la succession. La Dauphine était descendue chez le Dauphin pour les voir. Ce prince prit sur sa part deux belles bagues, dont une de grand prix que Monseigneur portait fort souvent, et la donna pour cela même à du Mont d'une manière fort obligeante; l'autre il l'envoya à La Croix, cet ami intime de Mlle Choin dont j'ai parlé, qui avait prêté de l'argent à Monseigneur sans vouloir prendre d'intérêts.
Au commencement de cette année, le roi se mit à faire porter son dîner, une fois ou deux la semaine, chez Mme de Maintenon, ce qui ne s'était point encore vu, et ce qu'il continua le reste de sa vie; mais dans la belle saison, ces dîners se faisaient souvent à Trianon et à Marly, sans y coucher. La compagnie était fort courte, et toujours la même: la Dauphine, qui malheureusement n'en vit que les premiers; Mme de Maintenon; Mmes de Dangeau, de Lévi, d'O et de Caylus, la seule qui ne fût pas dame du palais. Qui que ce soit n'y entrait, non pas même le maître d'hôtel en quartier. Les gens du roi portaient le couvert et les plats à la porte à ceux de Mme de Maintenon qui servaient. La table se prolongeait quelquefois une demi-heure plus qu'un dîner ordinaire. Le roi y demeurait peu après le dîner, et revenait le soir à l'ordinaire. Quelque temps après il jouait là quelquefois après dîner, quand il faisait fort mauvais temps, avec les mêmes dames, au brelan ou au reversi, fort petit jeu; et dans la suite, quelquefois les soirs des vendredis qu'il n'avait point de ministres. Cela fit fort considérer ces dames choisies; mais cela ne leur procura rien, non pas même la liberté d'oser parler au roi, en ces heures-là, d'aucunes choses qui pût les regarder ni leur famille. Ces dîners furent quelquefois suivis d'une musique, où le roi revenait après avoir passé une demi-heure chez lui, et qui durait jusque sur les six heures. C'était les jours de mauvais temps, et [cela] s'introduisit dès le second dîner. Quelquefois elles étaient les soirs au lieu de l'après-dînée, et personne n'y entrait non plus qu'à ces dîners. On chassa en même temps de Paris plusieurs hommes et femmes qui taillaient au pharaon [9], qui était un jeu avec raison fort défendu, et que cette exécution fit entièrement cesser.
Le lundi 18 janvier, le roi alla à Marly. Je marque exprès ce voyage. À peine y fut-on établi que Boudin, premier médecin de la Dauphine qui l'amusait fort, qui l'avait été de Monseigneur, et duquel j'ai parlé ailleurs, l'avertit de prendre garde à elle, et qu'il avait des avis sûrs qu'on la voulait empoisonner et le Dauphin aussi, à qui il en parla de même; il ne s'en contenta pas, il le débita en plein salon, d'un air effarouché, et il épouvanta tout le monde. Le roi voulut lui parler en particulier. Il assura toujours que l'avis était bon, sans qu'il sût pourtant d'où il lui venait, et demeura ferme dans cette contradiction, car s'il ignorait d'où lui venait l'avis, comment pouvait-il le juger et l'assurer bon? Ce fut une première bouffée que ses amis arrêtèrent; mais le propos public avait été lâché et réitéré. Ce qu'il y eut de fort singulier, c'est qu'à vingt-quatre heures près de cet avis donné par Boudin, le Dauphin en reçut un pareil du roi d'Espagne qui le lui donnait vaguement, et sans citer personne, mais comme étant bien averti. En celui-ci, il ne fut mention que du Dauphin nettement, et implicitement et obscurément de la Dauphine. Au moins ce fut ainsi que le Dauphin s'en expliqua, et je n'ai point su qu'il en ait dit davantage à personne. On eut l'air de mépriser des choses en l'air, dont on ne connaissoit point l'origine; mais l'intérieur ne laissa pas d'en être frappé, et il se répandit un sérieux de silence et de consternation dans la cour à travers des occupations et des amusements ordinaires.
Le cardinal de Bouillon, reçu chez les ennemis avec tant d'honneur et d'éclat, y était peu à peu tombé dans le mépris. Il avait perdu son neveu, sur la désertion, l'établissement et la fortune duquel il avait bâti les plus folles espérances. Ce neveu n'ayait laissé qu'une fille qui avait lors trois ou quatre ans, et qui était héritière de Berg-op-Zoom et d'autres biens du côté de sa mère, fille du feu duc d'Aremberg et d'Arschot, grand d'Espagne, de la maison de Ligne, et de la fille du feu marquis de Grana-Garetto, gouverneur des Pays-Bas. La longue minorité de cette enfant unique laissait sa mère maîtresse de sa tutelle, de ses revenus, et de lui choisir un mari lorsqu'elle serait en âge. Elle demeurait à Bruxelles avec sa mère la duchesse d'Aremberg à qui son rang, ses richesses, sa vertu et sa conduite, attiraient la première considération, et avec le duc d'Aremberg son frère qui n'en avait pas moins de son côté, qui épousa depuis une Pignatelli, sœur du comte d'Egmont, qui devint le favori du prince Eugène, et qui est aujourd'hui chevalier de la Toison d'or du dernier empereur, feld-maréchal de ses armées, grand bailli et gouverneur de Mons et du Hainaut, mestre de camp général des Pays-Bas autrichiens, et général de l'armée de la reine de Hongrie, dans un âge encore peu avancé. C'était là une mère et un frère d'un appui, pour la princesse d'Auvergne, à n'avoir pas à compter avec MM. de Bouillon pour la gestion des biens, ni pour l'établissement de sa fille. Le cardinal de Bouillon qu'ils avaient logé chez eux à Bruxelles voyait cela à regret; il était tombé dans l'indigence par la saisie de ses bénéfices et la confiscation de ses biens, ceux de sa petite-nièce lui faisaient grande envie.
Un fort mince gentilhomme qu'on appelait Mésy, qui avait été page chez MM. de Bouillon, était devenu écuyer de la princesse d'Auvergne qui, depuis quelque temps, le regardait de bon œil. Le cardinal s'en aperçut, suivit ses soupçons, les trouva très-bien fondés. La gloire du prétendu descendant des anciens ducs de Guyenne, et celle du premier homme de l'Église après le pape, comme il se le disait, devait être extrêmement blessée d'une pareille découverte, et encore plus alarmée des suites. Mais la vanité céda aux besoins; il imagina qu'en favorisant ces amours jusqu'à les porter à l'union conjugale, et venant après à éclater, il déshonorerait si parfaitement la princesse d'Auvergne par la honte de la mésalliance, qu'il la ferait déchoir de la tutelle, et que cette tutelle lui tomberait au préjudice de la duchesse d'Aremberg, parce que Berg-op-Zoom et d'autres biens encore venaient à l'enfant du côté de son père et emporteraient même les maternels.
Dans cet infâme dessein il parla à Mésy, et comme par amitié et par intérêt pour sa fortune, l'encouragea à pousser sa pointe et à la tourner du côté du mariage, en quoi il lui promit toute protection. Instruit après par Mésy de ses progrès, il parla à sa nièce dont l'embarras ne se peut exprimer; il en profita pour la rassurer et en tirer l'aveu de sa faiblesse, la plaignit, et la combla de trouver un consolateur et un confident dans celui qu'elle avait le plus à redouter. De là peu à peu il fit l'homme de bien avec elle, et l'évêque, pour mettre sa conscience en sûreté en flattant sa passion. Il fit accroire à la princesse d'Auvergne et à Mésy que leur mariage demeurerait secret, et ne serait par conséquent sujet à aucune suite fâcheuse du côté des Bouillon ni du côté des Aremberg; il leur offrit de les marier lui-même; il les y résolut, et il les maria dans l'hôtel d'Aremberg.
Quelques mois se passèrent dans les transports de l'amour, de la reconnaissance, de la confidence. Le cardinal s'applaudissait en secret de son crime, et se moquait de leur simplicité en attendant son temps. L'amante se crut grosse; ce fut celui d'en profiter. Le mariage se divulgua; le duc et la duchesse d'Aremberg furent outrés de rage et de dépit, et d'étonnement de trouver le cardinal de Bouillon moins emporté qu'il ne l'était. À la fin la chose éclata tout à fait. L'écuyer et sa dame furent chassés de la maison, sans savoir où se réfugier. Le cardinal, très-court d'argent, les assista peu en cachette, et leur fit entendre qu'il ne pouvait à l'extérieur se séparer de sentiment du duc et de la duchesse d'Aremberg. Tant qu'il en demeura en ces termes, ils eurent patience dans l'espérance d'en être secourus; mais bientôt il fut question d'ôter la tutelle de la petite-fille, que la duchesse d'Aremberg, sa grand'mère, prétendit. À l'instant le cardinal la lui disputa; et pour rendre sa prétention meilleure, se hasarda à déclamer contre l'indignité d'un pareil mariage, qui faisait un tel affront à sa maison, conduit et consommé dans la maison maternelle.
Le jugement manqua ici au cardinal de Bouillon comme dans toutes les occasions de sa vie. Pour ravir le bien il attaquait la vigilance de la duchesse d'Aremberg, et la voulait rendre responsable de l'égarement de sa fille et sa nièce [10], et l'en châtier en lui ôtant la tutelle de l'enfant. C'est ce qui le perdit, je ne dirai pas d'honneur, ce ne fut qu'un en-sus de ce qu'il n'avait plus il y avait longtemps, et de [ce] que même il n'eut jamais, mais l'en-sus fut violent, et retentit cruellement partout où les Aremberg et les Bouillon étaient connus. Mésy expliqua toute l'affaire, sa femme la raconta à qui voulut l'entendre; la duchesse d'Aremberg les fit interroger juridiquement; il tint à peu que le cardinal ne le fût lui-même. Ce fut un prodigieux fracas que cette révélation de son crime dont sa conduite pour la tutelle ne laissait plus la vue obscure. Prêt à succomber, il aima mieux se désister, et la tutelle entière fut donnée à la duchesse d'Aremberg, sans que le cardinal de Bouillon fût compté pour rien. L'ignominie dont cette affaire le couvrit dans l'asile où il avait cru régner le jeta dans un nouveau désespoir que son peu de moyens et le mépris public qui ne lui fut pas ménagé, rendit extrêmes.
Sa famille en France [fut] enragée contre lui, et tout ce qui tenait aux Aremberg dans les Pays-Bas, hors de toute mesure avec un allié si proche, qui payait leur assistance et leur hospitalité d'une perfidie si signalée et d'un si infâme intérêt. Ce nouvel accident le rendit errant de ville en ville et de lieu en lieu sans savoir où s'arrêter, jusqu'à ce qu'enfin il se fixa auprès d'Utrecht, où il ne vit presque personne. Les deux amants errèrent de leur côté. L'indigence éteignit leur amour. Mésy oublia son premier état et fit le mari fâcheux jusqu'à maltraiter sa femme, qu'il quitta dans la suite, et ils allèrent où ils purent, chacun de son côté. La petite mineure fut élevée par la duchesse d'Aremberg, sa grand'mère, qui la maria à un palatin, cadet de la branche de Sultzbach, dont les aînés moururent sans mâles. Eux-mêmes ne vécurent pas longtemps, mais ils laissèrent postérité dont l'aîné est aujourd'hui électeur palatin.
Deux femmes très-différentes moururent fort vieilles au commencement de cette année: Mme de Pomponne, veuve du ministre d'État, belle-mère de Torcy et sœur de Lavocat, duquel j'ai parlé (t. II, p. 373); c'était une femme pieuse, retirée, qui aimait ses écus, et qui n'avait jamais fait grande figure dans les ambassades ni pendant le ministère de son mari, quoique dans une grande union ensemble. L'autre fut Mme de Mortagne, fort décrépite, dont la maison et la considération était usée depuis longtemps. Il y aurait beaucoup à dire de cette manière de fée si je n'en avais suffisamment parlé.
Deux hommes d'Église moururent aussi en même temps, tout aussi différents l'un de l'autre. Tressan, évêque du Mans, qui avait eu la charge de premier aumônier de Monsieur, après le fameux évêque de Valence Cosnac, mort archevêque d'Aix avec le cordon bleu. Tressan était un drôle de beaucoup d'esprit, tout tourné à l'intrigue et à la fortune, qui eut beaucoup de crédit sur Monsieur et qui figura fort chez lui sans s'y faire estimer. Il y attrapa force bénéfices, et vécut fort dans le grand monde. À la fin il se hasarda trop à mesurer son crédit. Le chevalier de Lorraine et le marquis d'Effiat ne voulurent pas compter avec lui, ni lui avec eux; ils furent les plus forts. Les dégoûts et bientôt les mépris plurent sur l'évêque; il lutta, puis chancela longtemps; à la fin il fallut quitter prise de peur d'être chassé en plein. Il vendit à l'abbé de Grancey, et de dépit se fixa au Mans, d'où il gouverna tout ce qu'il put encore, et dans la province faute de mieux. Il y fît enfin le béat, et amassa force écus. Il n'oublia rien auprès des jésuites pour avoir son neveu pour coadjuteur, qu'il farcit de tout ce qu'il put donner de chapelles et de rogatons de bénéfices, dont il amassa plus de trente titres à la fois, qu'il accumula les uns après les autres. Une meilleure fortune l'attendait, mais l'évêque ne la vit ni n'eut lieu de l'espérer, et il laissa cet abbé en habit rapiécé, et son autre neveu dans le ruisseau. Il avait servi dans la gendarmerie. Le goût italien et fort à découvert l'avait banni de la société des honnêtes gens. Il avait beaucoup d'esprit, mais tourné au mauvais. Il lui échappa des vers qui mirent le roi en colère et le firent chasser du service. Tombé depuis dans une grande misère, elle lui a servi de prédicateur. Il s'est retiré au noviciat des jésuites. Il sort à pied sans valet, fort mal vêtu et plus mal coiffé, en sorte qu'avec sa vue basse, on le prend pour un pauvre honteux. La fortune de son frère, archevêque de Rouen, n'a rien changé à la sienne, mais a poussé son fils dans les gardes du corps, qui a hérité de la même veine poétique, et qui aurait eu aussi le même sort de son père si le duc d'Ayen, son capitaine avec qui il avait partagé le crime, eût pu être séparé de lui. Tous deux eurent la peur entière. C'était encore beaucoup pour le temps où cela arriva.
L'autre ecclésiastique fut l'abbé de Saint-Jacques, fils et petit-fils des deux chanceliers Aligre. Je reviendrai à lui après un mot de curiosité sur la singularité unique de deux chanceliers père et fils. Les histoires et les Mémoires particuliers du règne de Louis XIII expliquent si bien la disgrâce du chancelier de Sillery qui avait si grandement figuré dans les affaires sous Henri IV, qui le fit garde des sceaux, puis chancelier, en décembre 1606 et en janvier 1607, du commandeur de Sillery, son frère, qui avait été ambassadeur à Rome et en Espagne et qui mourut prêtre, et de Puysieux, secrétaire d'État, fils du chancelier, que je ne fais que le remarquer ici. Cet office dont le poids avait embarrassé le maréchal d'Ancre qui gouvernait Marie de Médicis, régente pendant la minorité de Louis XIII, avait attiré des disgrâces à ceux qui en étaient revêtus en divers temps, dont le mérite de Sillery ne fut pas à couvert. Les sceaux passèrent en différentes mains, et quelquefois les mêmes les tinrent plus d'une fois. Du Vair, Mangot, le connétable de Luynes, les cinq derniers mois de sa vie, de Vie, Caumartin les eurent peu chacun. Louis XIII, encore plein des impressions de cette pratique de sa minorité, et qui l'avait suivie depuis qu'il se fut affranchi du pesant joug de la reine mère, résolut pourtant de remplir la charge de chancelier à la mort de Sillery, arrivée le 1er octobre 1624; mais il ne voulut d'aucun sujet dont le mérite pût figurer et faire compter avec soi. À la mort de Caumartin il avait donné les sceaux en janvier 1624 à un des anciens du conseil faute de mieux; il se trouvait tel que Louis XIII le voulait pour en faire un chancelier, et il le fit succéder à Sillery au mois d'octobre de la même année.
Aligre était cet ancien. Il était de Chartres, petits-fils d'un apothicaire et fils d'un homme qui, pour son petit état, s'était enrichi dans son négoce sans sortir de chez lui. Il mit son fils dans la maison du comte de Soissons, à la mort duquel il fut tuteur onéraire de son fils [11]. Cette protection le fit conseiller au grand conseil, et le premier de sa race qui ait porté robe, il parvint après à devenir conseiller d'État, et monta de là à la première charge de la robe, par les raisons qui viennent d'être rapportées. Il ne put s'y maintenir longtemps. La reine mère, réconciliée avec le roi son fils, voulut établir ses créatures. Les sceaux furent donnés à Marillac le 1er juin 1626, et Aligre envoyé chez lui à la Rivière, petite maison qu'il avait sous le château de Pont-gouin, terre et maison de campagne des évêques de Chartres. Aligre mourut en décembre 1635 à la Rivière, sans en être sorti nonobstant les révolutions des sceaux, et cette maison de la Rivière est devenue un beau château et une petite terre entre les mains de sa postérité.
Il faut remarquer qu'il avait épousé Élisabeth Chapellier, sœur de M. Chapellier, femme de Jacques Turpin, père et mère d'Elisabeth Turpin, femme de Michel Le Tellier, chancelier de France; ainsi, ce chancelier était cousin germain du second chancelier Aligre, fils du premier chancelier de ce nom. Ce second chancelier Aligre fut conseiller au grand conseil, intendant à Caen, intendant des finances et adjoint un moment avec Morangis, sous le nom de directeur des finances. Il avait eu une commission à Venise étant fort jeune, et une autre depuis pour être un des commissaires du roi aux états de Languedoc, enfin conseiller d'État et doyen du conseil, et comme tel premier des commissaires nommés pour assister aux sceaux lorsque le roi les voulut tenir lui-même, à la mort du chancelier Séguier, arrivée à Saint-Germain en Laye, 28 janvier 1672 [12], et ne remplir point la charge de chancelier. Le Tellier, secrétaire d'État de la guerre dès 1643 et devenu bientôt après ministre d'État fort puissant, avait porté de tout son crédit son cousin Aligre aux emplois par où il avait passé, quoique ce fût un homme sans aucune sorte de mérite ni de lumière, et ce qu'on appelle vulgairement un très-pauvre homme. Le Tellier eut grande envie de succéder à Séguier. Louvois, son trop célèbre fils, était secrétaire d'État en survivance; il était lors âgé de trente-deux ans; il était de son chef ministre d'État comme son père, et avait eu la charge de chancelier de l'ordre à la mort de M. de Péréfixe, archevêque de Paris. Il avait eu grande part sous son père à la guerre de 1667 et aux conquêtes que le roi avait faites; il en eut une plus entière dans les suivantes; et lors de cette vacance de l'office de chancelier, lui et son père digéraient et préparaient tout pour cette fameuse guerre qui fut déclarée en avril 1672, et qui fut suivie de tant de rapides conquêtes en Hollande.
Cette position parut favorable au père et au fils qui étaient d'un grand secours l'un à l'autre. Néanmoins, soit que le roi ne voulût pas se priver du père dans les importantes fonctions de sa charge à l'ouverture d'une si grande guerre, ou que, accoutumé à des chanceliers octogénaires, il trouvât Le Tellier trop jeune, qui n'avait pas encore soixante et dix ans, ils ne purent l'emporter. Pressés en même temps par le départ du roi qui s'allait mettre à la tête de ses armées, et qui, pendant qu'il les commanderait, ne pouvait continuer à tenir les sceaux, ils firent en sorte que le roi, deux jours avant son départ, donnât les sceaux à Aligre sans faire de chancelier, comme étant le plus ancien des conseillers d'État, et le premier commissaire à l'assistance aux sceaux tenus par le roi; ainsi ils se réservèrent la vacance et l'espérance de la remplir par le mépris du concurrent, qui, leur devant tout et les sceaux mêmes, ne pourrait et n'oserait s'en fâcher, ou s'ils n'y pouvaient atteindre, tourner court sur le garde des sceaux tout fait, lui procurer aisément par ce chausse-pied la place vacante, et avoir ainsi un chancelier de paille, qui, par ce qu'il leur était et devait, et par son imbécillité, ne les pourrait jamais embarrasser. Ils le tinrent ainsi au filet vingt mois durant. À la fin l'indécence d'une si longue vacance et la difficulté qu'ils trouvèrent dans le roi pour Le Tellier, les fit tourner court à ce dernier parti, et Aligre fut fait chancelier en janvier 1674. Il le fut et toujours en place jusqu'au 25 octobre 1677 qu'il mourut à Versailles, à plus de quatre-vingt-cinq ans. Le Tellier eut alors sa revanche et lui succéda quatre jours après. Il jouit huit ans de cette grande place, en faveur et en pleine santé de corps et d'esprit, et mourut au milieu de sa brillante famille en sa petite maison de Chaville près Versailles, le 30 octobre 1685, à quatre-vingt-trois ans.
Ce second chancelier Aligre, qui peu à peu lui et ses enfants ont cru s'ennoblir en changeant l'H en D et s'appelant d'Aligre [13], avait un deuxième fils qui fit profession de bonne heure parmi les chanoines réguliers, et qui eut en 1643 l'abbaye de Saint-Jacques, près de Provins. C'était un homme d'esprit et de savoir, plus éminent encore en vertu, et qui se confina dans son abbaye. On ne fut pas longtemps à s'apercevoir de l'étrange incapacité de son père dans la place de chancelier, à qui ses secrétaires faisaient faire tout ce qu'ils voulaient, et tant de choses pour de l'argent que la famille en fut alarmée et vit la nécessité d'un tuteur. Un étranger était à craindre; le fils aîné, plus imbécile que le père, ne put aller plus loin qu'être maître des requêtes et intendant de Caen; il fallut avoir recours au second, et au nom du roi qu'employa Le Tellier pour tirer l'abbé de Saint-Jacques de son cloître, qui résista tant qu'il put; il le mit auprès du chancelier, l'autorisa à être présent à tout le travail particulier de son père, qui ne signa plus rien et ne décida plus qu'en sa présence, et dont les secrétaires eurent défense du roi très-expresse d'expédier quoi que ce fût sans l'ordre de l'abbé sur chaque expédition. De cette manière c'était lui qui était chancelier et garde des sceaux d'effet, et qui le fut excellent en exactitude, en probité, en capacité, et qui, par son esprit, sa douceur, sa modestie et la facilité de son accès, satisfit également tout ce qui eut affaire à son père et à lui.
Il ne mit pas le pied hors de chez le chancelier pendant plusieurs années qu'il y fut, y était présent à tout pour décider et diriger tout, et, le peu de temps qu'il pouvait ménager, il le donnait à Dieu, retiré dans sa chambre, sans avoir l'air moins libre et moins agréable avec la compagnie dans les heures qu'il était obligé d'y être. Aussitôt que son père fut mort, il porta les sceaux au roi, dont les louanges et les désirs ne purent le retenir, comme ils n'avaient pu l'engager d'accepter ni charges ni bénéfices, encore moins d'évêchés. Il demeura quelques jours pour rendre compte de plusieurs choses à sa famille, et à M. Le Tellier, devenu chancelier, et s'en retourna à Saint-Jacques, d'où rien ne put plus le faire sortir. Il y entretint toute la régularité de la règle, sans rien exiger de plus que cette exactitude, mais pour lui, sans se séparer de ses religieux pour les exercices communs. Il ne s'épargna aucune sorte d'austérité, et il parvint enfin à celle des anciens anachorètes. Ses aumônes surprenaient tous les ans par leur abondance à proportion de ses moyens, et il vécut ainsi croissant toujours en mérite, adoré dans sa maison, et en vénération singulière partout, sans se relâcher jamais jusqu'à sa mort, âgé de quatre-vingt-seize ans, avec sa tête tout entière. Cette longueur d'une vie si prodigieuse en austérités de toute espèce, de douceur de gouvernement, d'agrément de conversation, lorsqu'il était forcé de parler, de sagesse de conduite et d'instruction, fut un autre miracle qui ne s'était point vu depuis les anciens Pères des déserts, quoique au milieu d'une communauté simplement régulière.
D'Antin perdit Gondrin, son fils aîné, qui laissa des enfants d'une sœur du duc de Noailles, qui, longtemps après, se remaria au comte de Toulouse. Elle fut si affligée qu'elle en tomba malade au point qu'on lui apporta les sacrements. Toute sa famille y était présente, et la maréchale de Noailles sa mère, qui l'aimait passionnément, était fondue en larmes au pied de son lit, qui priait Dieu à genoux, tout haut et de tout son cœur, et qui, dans l'excès de sa douleur, s'offrait elle-même à lui et tous ses enfants s'il les voulait prendre. La Vallière, qui était là aussi à quelque distance et qui l'entendit, se leva doucement, alla à elle et lui dit tout haut d'un air fort pitoyable: « Madame, les gendres en sont-ils aussi? » Personne de ce qui y était ne put résister à l'éclat de rire qui les prit tous, et la maréchale aussi, avec un scandale fort ridicule, et qui courut aussitôt par toute la cour; la malade se porta bientôt mieux, et on n'en rit que de plus belle.
Razilly mourut assez brusquement à Marly. Je l'ai suffisamment fait connaître, lorsque j'ai parlé de la charge qu'il eut de premier écuyer de M. le duc de Berry et de l'injuste dépit qu'en eut Mme la duchesse de Berry. Les grandes commodités de l'emploi le firent rechercher par des gens de la première qualité. Le chevalier de Roye, le marquis de Lévi, mort duc et pair, s'y présentèrent entre autres; tous deux en eurent parole positive de la bouche de Mme la duchesse de Berry, qu'on savait bien qui déciderait M. le duc de Berry; tous deux, à l'insu l'un de l'autre, nous en firent confidence. Mme de Lévi, qui avait eu tant de part au mariage de Mme la duchesse de Berry, appuyée du duc de Chevreuse son père et du duc de Beauvilliers, elle-même de tous les particuliers du roi chez Mme de Maintenon, n'imaginait pas que cela pût balancer; le comte et la comtesse de Roucy de même, avec le reste de crédit de M. de La Rochefoucauld, et les places des Pontchartrain. Pendant qu'ils s'en flattaient, d'Antin s'avisa de parler à M. [le duc] et à Mme la duchesse de Berry pour Sainte-Maure, son cousin, demeuré malade à Versailles, et l'emporta. Les deux prétendants, si sûrs de leur fait par la parole qu'ils avaient eue, furent étrangement surpris et si piqués, qu'ils la publièrent, et que, non contents du bruit peu mesuré qu'ils en firent, ne se contraignirent pas d'en dire leur avis à Mme la duchesse de Berry, dont l'embarras et le dépit fut extrême, surtout contre la comtesse de Roucy et Mme de Lévi qui lui parlèrent avec la dernière hauteur, jusqu'à lui dire qu'après ce trait elles n'auraient plus qu'à lui faire la révérence en lieux publics et jamais ailleurs, parce qu'ils n'auraient jamais ni besoin ni dépendance d'elle. Elle se plaignit à son tour du manque de respect; mais elle n'était ni aimée, ni estimée, ni comptée; on savait à quoi elle en était avec le roi, Mme de Maintenon, et au fond avec la Dauphine. Le roi ne s'en mêla point, et le monde trouva qu'elle n'avait que ce qu'elle méritait. Elle ne laissa pas de craindre les particuliers de Mme de Lévi, et quelque temps après voulut elle-même la rapprocher, puis lui faire parler. Ses avances furent méprisées; elle ne le lui pardonna jamais. Mme de Lévi s'en moqua, et garda trop peu de mesures en propos, et même en contenance, lorsqu'elle se trouvait dans les mêmes lieux. Sainte-Maure eut quarante mille écus à donner aux enfants de Razilly, tous bien faits, honnêtes gens et dans le service, dont l'aîné eut la lieutenance générale de Touraine qu'avait son père.
J'ai si souvent parlé ici du maréchal Catinat, de sa vertu, de sa sagesse, de sa modestie, de son désintéressement, de la supériorité si rare de ses sentiments, de ses grandes parties de capitaine, qu'il ne me reste plus à dire que sa mort dans un âge très-avancé, sans avoir été marié, ni avoir acquis aucunes richesses, dans sa petite maison de Saint-Gatien, près Saint-Denis, où il s'était retiré, d'où il ne sortait plus depuis quelques années, et où il ne voulait presque plus recevoir personne. Il y rappela, par sa simplicité, par sa frugalité, par le mépris du monde, par la paix de son âme, et l'uniformité de sa conduite, le souvenir de ces grands hommes qui, après les triomphes les mieux mérités, retournaient tranquillement à leur charrue, toujours amoureux de leur patrie, et peu sensibles à l'ingratitude de Rome qu'ils avaient si bien servie. Catinat mit sa philosophie à profit par une grande piété. Il avait de l'esprit, un grand sens, une réflexion mûre, il n'oublia jamais le peu qu'il était. Ses habits, ses équipages, ses meubles, sa maison, tout était de la dernière simplicité; son air l'était aussi et tout son maintien. Il était grand, brun, maigre, un air pensif et assez lent, assez bas, de beaux yeux et fort spirituels. Il déplorait les fautes signalées qu'il voyait se succéder sans cesse, l'extinction suivie de toute émulation, le luxe, le vide, l'ignorance, la confusion des états, l'inquisition mise à la place de la police; il voyait tous les signes de destruction, et il disait qu'il n'y avait qu'un comble très-dangereux de désordre qui pût enfin rappeler l'ordre dans ce royaume.
Magnac, lieutenant général, inspecteur de cavalerie et gouverneur du Mont-Dauphin, mourut en même temps dans une grande vieillesse. J'en ai parlé plus d'une fois, surtout à l'occasion de la bataille de Friedlingen que Villars croyait perdue, désespéré sous un arbre fort loin, à qui il apprit qu'il l'avait gagnée, en sorte que je n'ai rien à ajouter.
Lussan, qui était à M. le Prince, qui le fit faire chevalier de l'ordre par grâce, en 1688, et duquel j'ai aussi parlé ailleurs, mourut aussi en ce même temps à quatre-vingt-quatre ou quatre-vingt-cinq ans.