CHAPITRE VIII.

1712

Arras bombardé par les ennemis. — L'Écluse emporté par Broglio. — Ducasse arrive avec les galions. — Son extraction, sa fortune, son mérite; est fait chevalier de la Toison. — Mort et caractère du comte de Brionne. — Monterey et Los Balbazes; quels; se font prêtres. — Raison ordinaire de cette dévotion en Espagne. — Altesse accordée en Espagne et â la princesse des Ursins et au duc de Vendôme, avec les traitements à ce dernier des deux don Juan. — Explication de ces traitements et de l'éclat qu'ils firent. — Le roi à Marly, où il rétablit le jeu et la vie ordinaire avant l'enterrement du Dauphin et de la Dauphine. — Lœwenstein fait prince de l'empire. — Abbé de Vassé; son caractère; refuse l'évêché du Mans. — Le roi d'Angleterre a la petite vérole à Saint-Germain; répudie son confesseur jésuite. — Mort de la princesse d'Angleterre à Saint-Germain. — Mort et caractère de Mlle d'Armentières. — Sa famille, sa fortune, sa maison. — Mort de Mme de Villacerf, douairière. — Courageuse opération de Mme Bouchu. — Mort, caractère et famille de la marquise d'Huxelles. — Mort et caractère du bailli de Noailles. — Le roi nomme le P. La Rue confesseur de M. le duc de Berry, et retient le P. Martineau pour le petit Dauphin. — Mémoire publié du Dauphin sur l'affaire du cardinal de Noailles. — Service et enterrement du Dauphin et de la Dauphine à Saint-Denis. — Queues étranges. — Bout de l'an de Monseigneur à Saint-Denis. — Service à Notre-Dame pour le Dauphin et la Dauphine. — Le clergé y obtient le premier salut séparément de celui de l'autel. — Violet des cardinaux. — Le cardinal de Noailles mange avec Mme la duchesse de Berry. — Service à la Sainte-Chapelle, où le P. La Rue fait l'oraison funèbre. — Je vais passer un mois ou cinq semaines à la Ferté. — Causes de ce voyage. — Chalais vient d'Espagne arrêter un cordelier en Poitou; ce qu'il devient. — Renouvellement d'horreurs sur M. le duc d'Orléans. — Adresse d'Argenson à son égard. — Mme de Gesvres demande juridiquement la cassation de son mariage pour cause d'impuissance. — Départ des généraux: Villars en Flandre, Harcourt et Besons sur le Rhin, Berwick aux Alpes, Fiennes en Catalogne. — Mariage de Bissy avee Mlle Chauvelin. — Mariage de Meuse avec Mlle de Zurlauben. — Mort, extraction, caractère de l'abbé de Sainte-Croix. — Mort, famille et caractère de Cominges, et sa dépouille. — Mort et caractère de La Fare. — Mort du président Rouillé. — Mort de l'abbé d'Uzès. — Rohan, évêque de Strasbourg, fait cardinal. — Désordres de la Loire. — Duc de Fronsac sort de la Bastille.

Il se passa deux bagatelles en Flandre dans le courant du mois de mars. Les ennemis vinrent bombarder Arras pour brûler des amas de fourrages, et ne causèrent presque aucun dommage. Le maréchal de Montesquiou apprit qu'ils avaient mis huit cents hommes dans le bourg de l'Écluse. Broglio, aujourd'hui maréchal de France et duc, eut ordre de les aller attaquer. Il rencontra en chemin un parti de trois cents chevaux qui, à sa vue, se retira sous le canon du château de l'Écluse. Il força les ennemis de se retirer dans ce château, qu'il prit après avoir emporté ce bourg et les retranchements; prit ou tua les huit cents hommes et les trois cents chevaux. On était si peu accoutumé aux aventures heureuses qu'il fut beaucoup parlé de celle-là.

Une beaucoup meilleure fut l'arrivée de Ducasse à la Corogne avec les galions très-richement chargés qu'il était allé chercher en Amérique. On les attendait depuis longtemps avec autant d'impatience que de crainte des flottes ennemies dans le retour. Ce fut une grande ressource pour l'Espagne qui en avait un extrême besoin, un grand coup pour le commerce qui languissait, et où le désordre était près de se mettre, et un extrême chagrin pour les Anglais et Hollandais qui les guettaient depuis si longtemps avec tant de dépenses et de fatigues. Le duc de La Rochefoucauld d'aujourd'hui, né quatrième cadet, qui portait lors le nom de Durtal et qui était dans la marine, servait sur les vaisseaux de Ducasse, qui l'envoya porter au roi cette grande nouvelle. Le roi d'Espagne en fut si aise qu'il fit Ducasse chevalier de la Toison d'or, au prodigieux scandale universel. Quelque service qu'il eût rendu, ce n'était pas la récompense dont il dût être payé. Ducasse était connu pour le fils d'un petit charcutier qui vendait des jambons à Bayonne. Il était brave et bien fait; il se mit sur les bâtiments de Bayonne, passa en Amérique, et s'y fit flibustier. Il y acquit des richesses et une réputation qui le mit à la tête de ces aventuriers. On a vu en son lieu combien il servit utilement à l'expédition de Carthagène, et les démêlés qu'il eut avec Pointis qui la fit. Ducasse entra dans la marine du roi où il ne se distingua pas moins. Il y devint lieutenant général, et aurait été maréchal de France si son âge l'eût laissé vivre et servir, mais il était parti de si loin qu'il était vieux lorsqu'il arriva. C'était un des meilleurs citoyens et un des meilleurs et des plus généreux hommes que j'aie connus, qui sans bassesse se méconnaissait le moins, et duquel tout le monde faisait cas lorsque son état et ses services l'eurent mis à portée de la cour et du monde.

Il mourut en ce même temps un homme de meilleure maison, mais d'un mérite qui se serait borné aux jambons s'il fût né d'un père qui en eût vendu. Ce fut le comte de Brionne, accablé d'une longue suite d'apoplexies. Il était chevalier de l'ordre de 1688, et le premier danseur de son temps, quoique médiocrement grand et assez gros. C'était un assez honnête homme, mais si court et si plat que rien n'était au-dessous. On ne le voyait jamais que dans les lieux publics de cour, et chez lui [il] ne voyait personne; sa famille n'en faisait aucun cas ni personne à la grande écurie. Son père, qui lui avait fait donner autrefois ses survivances, l'avait comme forcé depuis deux ou trois mois à s'en démettre, comme on l'a vu, de la charge pour son frère, de son gouvernement pour son fils. M. le Grand, qui n'était pas tendre, disait qu'il buvait tout son bon vin, et trouvait cela fort mauvais. Il n'eut pas la peine d'avoir à s'en consoler.

Deux grands d'Espagne fort distingués se firent prêtres en ce temps-ci: l'un fut le comte de Monterey, l'autre le marquis de Los Balbazès. Monterey était second fils de don Louis de Ilaro y Guzman, qui succéda à l'autorité, à la faveur et à la place de premier ministre du comte-duc d'Olivarès, son oncle maternel; qui était grand écuyer de Philippe IV, et qui traita et signa avec le cardinal Mazarin la paix des Pyrénées et le mariage du roi, dans l'île des Faisans sur la rivière de Bidassoa. Le marquisat et grandesse de Monterey passa en plusieurs maisons par mariage d'héritières. La dernière était de la maison de Tolède, qu'épousa le marquis de Monterey dont il s'agit ici, et qui en prit le titre et fut par elle grand d'Espagne. Il fut gentilhomme de la chambre, puis successivement vice-roi de Catalogne, gouverneur général des Pays-Bas, du conseil de guerre, conseiller d'État (ce que nous appelons ministre en France), président du conseil de Flandre, enfin disgracié et chassé sous le ministère du duc de Medina-Celi, et n'eut point d'enfants.

Los Balbazès fut érigé en marquisat en décembre 1621 pour le fameux capitaine Ambroise Spinola de l'une des quatre premières maisons de Gênes; un de ses fils fut cardinal, l'autre épousa une Doria de l'une des quatre premières maisons de Gênes, qui était duchesse héritière del Sesto, et eut la Toison. Son fils, gendre du connétable Colonne, fut grand d'Espagne, du conseil de guerre, ambassadeur en France au mariage du roi pour y accompagner la reine, conseiller d'État, c'est-à-dire ministre, et majordome-major de la reine, seconde femme de Charles II. Son fils, gendre du huitième duc de Medina-Celi, fut vice-roi de Sicile. Il en partit pour venir à Gênes où il se fit prêtre. Son fils, gendre du duc d'Albuquerque est grand écuyer de la princesse des Asturies, fille du roi de Portugal, et a cinq sœurs toutes grandement mariées. Les privilèges du clergé sont tels en Espagne qu'un particulier qui y entre garantit sa famille de toutes recherches, parce que le droit de partage qu'il conserve dans les biens en rend la discussion très-difficile et presque toujours infructueuse; ils dérobent aussi à la justice séculière les personnes du clergé, et rendent leurs punitions impossibles. Ces considérations, beaucoup plus que la dévotion ni même pour les grands seigneurs que l'ambition du cardinalat, y font entrer ceux qui des grands emplois tombent en disgrâce, qui mettent ainsi leurs biens à couvert et leurs personnes en sûreté.

L'Espagne avait ses Titans, sur le modèle de ceux de France, qui ne gagnèrent pas moins que les nôtres à la mort du Dauphin. Ils se hâtèrent encore plus d'en profiter. La princesse des Ursins, qui d'avance se comptait déjà souveraine, eut impatience d'en faire sentir à l'Espagne le poids, qui jusqu'alors lui était inconnu. Elle n'osa pourtant le hasarder sans l'attache de la France, et elle n'ignorait pas le biais de l'obtenir et de s'en faire soutenir dans son inouïe entreprise contre le désespoir général qu'elle ne pouvait douter qu'elle n'allât exciter: ce fut de rendre commun son intérêt avec celui du duc de Vendôme, et d'acquérir pour une nouvelle grandeur l'appui certain et tout-puissant de Mme de Maintenon et de M. du Maine. Sûre de ce côté-là, elle obtint un ordre du roi d'Espagne aux grands, et par conséquent à toute l'Espagne, de la traiter désormais d'Altesse et le duc de Vendôme aussi, auquel on expédia une patente qui lui donnait tous les rangs, honneurs et prérogatives dont avaient joui les deux don Juan.

Cette nouveauté fit en Espagne un éclat prodigieux, et y causa un dépit et une consternation générale, dont il faut expliquer la raison. On a vu, lorsqu'on a traité de la dignité des grands d'Espagne qu'elle va d'égal avec tous les souverains non rois; qu'elle ne cède à pas un; et que, si les ducs de Savoie, comme le fameux Charles-Emmanuel, ont eu en Espagne quelque rare et très-légère préférence sur eux, elle a été plutôt de distinction que de rang, et masquée de l'honneur de son mariage avec l'infante qui à son tour était appelée à succéder à la couronne; on ne parle point de ce qui s'y passa au voyage de Charles Ier, roi d'Angleterre, alors prince de Galles, parce que l'héritier présomptif de la couronne de la Grande-Bretagne est hors de toute parité. On n'a vu encore que, depuis la réunion des divers royaumes d'Espagne par le mariage de Ferdinand et d'Isabelle, on n'a vu jusqu'à Philippe V que deux fils d'Espagne, cadets, en âge d'homme: le frère de Charles-Quint qui y fut régent en son absence, et qui passa depuis en Allemagne où il fut roi et empereur et fonda la branche impériale souveraine des États héréditaires d'Allemagne, et Ferdinand, fils de Philippe III, né en 1609, cardinal et archevêque de Tolède sans avoir été dans les ordres, et gouverneur des Pays-Bas, où il mourut en 1641 n'ayant pas trente-deux ans; ainsi nulle postérité et point de princes de la maison d'Espagne. De bâtards reconnus, on n'y en a vu que deux, tous deux du nom de don Juan d'Autriche, et tous deux personnages surtout le premier fils de Charles-Quint, né d'une mère inconnue en 1543, célèbre par le gain de la bataille de Lépante, et qui commanda presque toujours en chef les armées de terre et de mer; il mourut sans alliance, en 1578, à trente-cinq ans; l'autre don Juan, fils de Philippe IV, né d'une comédienne en 1629, mort sans alliance en 1579, à cinquante ans, grand prieur de Castille, dignité qui donne la grandesse et cent mille écus de rente, et général des armées d'Espagne.

Philippe IV étant mort en septembre 1665, et la reine sa veuve devenue régente pendant la minorité de Charles II qui fut longue, don Juan fit un parti contre elle qui, après une longue lutte lui arracha toute l'autorité que don Juan exerça tout entière, et se fit grandement compter jusqu'à sa mort. Il eut une espèce de maison, usurpa comme chef de parti une grande supériorité sur les grands, et eut l'Altesse, à quoi, outre la nécessité des temps, ils se ployèrent plus facilement à cause de l'état des bâtards qui est particulier en Espagne, où s'est conservé ce reste des mœurs et des coutumes mauresques. On a vu [22], lorsqu'on a parlé des grands et de l'Espagne, que les bâtards de gens non mariés héritent à peu de chose près comme les enfants légitimes, à leur défaut, et deviennent même grands d'Espagne par succession. Il y faut garder pourtant certaines formalités faciles, et qu'il n'y ait point d'obstacles de famille qui leur préfèrent les oncles, tantes, ou cousins germains légitimes. Enfin cette première espèce de bâtards diffère en Espagne fort peu des enfants légitimes. Les bâtards d'un homme marié et d'une fille ne diffèrent des premiers que par plus de formalités et de restrictions; mais ils succèdent aussi et héritent des grandesses. Don Juan était de cette seconde sorte; ainsi son droit de succession à la couronne lui facilita l'Altesse, la supériorité de rang et tout ce qu'il voulut entreprendre, et qu'il soutint par les troubles dont il fut toujours l'âme et le chef, et par toute l'autorité et la réputation qui lui en demeurent après. Ce fut donc sur ce modèle que Mme des Ursins voulut élever le duc de Vendôme, en faire sa cour à M. du Maine, par un exemple pour lui en France, quoique si différente de l'Espagne sur l'état des bâtards, plaire au roi et à Mme de Maintenon par leur endroit le plus sensible, et à l'appui de l'Altesse de M. de Vendôme faire passer la sienne, après quoi elle n'était pas en peine d'arrêter les autres avantages que Vendôme eût pu prétendre à l'exemple de don Juan, sous prétexte de ne pas pousser à bout le mécontentement général. Il fut extrême.

On avait perdu don Juan de vue en Espagne; il était mort retiré dans une commanderie, quelques années avant sa mort. Personne ne se souvenait de l'avoir vu ni de son Altesse. M. de Vendôme n'était point bâtard de leur dernier roi, il n'avait aucun droit à la couronne d'Espagne; nulle parité donc avec don Juan. On le voyait traiter d'Altesse, lui et Mme des Ursins, précisément comme les enfants actuels, parce qu'en Espagne on ne connaît d'Altesse Sérénissime ni Royale pour qui que ce soit sans aucune exception, et cette égalité de traitement avec le prince des Asturies et les autres enfants était insupportable en Mme des Ursins et M. de Vendôme, et bannit volontairement beaucoup de gens de la cour et du service, pour éviter la nécessité de la leur donner. On n'en fut pas moins indigné en France, où Mme de Maintenon et M. du Maine ravis n'osèrent le marquer. Le roi même fut très-sobre à en parler. Ils surent bien y suppléer par les réflexions utiles du fruit à en tirer.

Le roi alla le mercredi 6 avril à Marly, où, quoique le Dauphin et la Dauphine ne fussent pas encore enterrés, il rétablit son petit jeu chez Mme de Maintenon dès le vendredi suivant, et voulut le salon à l'ordinaire, et que M. [le duc] et madame la duchesse de Berry y tinssent le lansquenet public et le brelan, et des tables de différents jeux pour toute la cour. Il ne fut pas longtemps sans dîner chez Mme de Maintenon une ou deux fois la semaine, et à y entendre de la musique avec les mêmes dames familières. Mme de Dangeau, qui en était une, eut la joie d'y apprendre que le comte de Lœwenstein son frère, qui pendant l'occupation de la Bavière, en était administrateur pour l'empereur, avait été fait prince de l'empire. On y sut en même temps que l'abbé de Vassé refusait l'évêché du Mans. C'était un grand homme de bien depuis toute sa vie, qui ne s'était jamais soucié que de l'être, mais qui ne laissait pas de voir bonne compagnie, et d'en être fort considéré: il avait plus de soixante ans, et ne put être tenté de l'épiscopat à cet âge, quoique placé au milieu des terres de sa maison. Je n'ai pas voulu omettre ce refus pour la rareté dont il est, et pour celle encore d'avoir choisi un homme de qualité et de ce mérite. C'était un phénomène pour le P. Tellier.

Le roi d'Angleterre eut la petite vérole à Saint-Germain. On lui fit recevoir les sacrements. On ne sait par quelle raison il fit comme Mme la Dauphine, et ne voulut point de son confesseur jésuite; il envoya chercher le cure de la paroisse, à qui il se confessa. La reine sa mère s'enferma avec lui, et prit toutes les précautions possibles pour séparer la princesse sa fille du mauvais air. Elles furent inutiles; la petite vérole la prit, elle en mourut le septième jour, qui fut le lundi 18 avril. Ce fut une grande affliction pour la reine d'Angleterre, avec la triste perspective de sa séparation prochaine d'avec le roi son fils par la nécessité de la paix et de l'embarras de ce qu'il allait devenir. Le corps de la princesse d'Angleterre fut porté sans cérémonie aux Filles Sainte-Marie de Chaillot, où la reine sa mère se retirait souvent. La raison de la petite vérole l'empêcha de recevoir aucunes visites.

Mlle d'Armentières mourut à Paris à plus de quatre-vingts ans. C'était une fille de beaucoup de mérite, d'esprit et de vertu, qui avait été longtemps fort pauvre, qui devint après fort riche, et qui dans ces deux états eut quantité d'amis et d'amies considérables. Elle avait été recueillie jeune et pauvre chez la duchesse d'Orval, sœur de Palaiseau, chez qui elle logea la plus grande partie de sa vie, et à qui à son tour elle fut fort utile quand elle la vit tombée dans la pauvreté. Elles ne laissèrent pas de se séparer d'habitation sur la fin, comme Saint-Romain et Courtin, deux conseillers d'État fort connus par leurs ambassades, dont il a été quelquefois mention, et qui avaient toujours logé ensemble par amitié. Mlle d'Armentières laissa quatre mille livres de pension à la duchesse d'Orval, l'usufruit de son bien à la duchesse du Lude, son amie intime de tout temps, et le fonds à M. d'Armentières, son plus proche parent, et l'aîné de sa maison. Sa mère n'était rien, son père parut peu, quoique gouverneur de Saint-Quentin et avec un régiment; mais le père de celui-là, aussi gouverneur de Saint-Quentin, fut lieutenant général, député de la noblesse pour le bailliage de Vermandois aux derniers états de Blois en 1588, ambassadeur vers les archiducs en Flandre, chevalier du Saint-Esprit en 1597, et chevalier d'honneur de la reine Marie de Médicis. Il eut la terre d'Armentières de sa femme, qui était Jouvenel avec le sobriquet de des Ursins et héritière; et le père de celui-là était ce vicomte d'Auchy, capitaine des gardes du corps de Charles IX, qui garda le roi de Navarre à Vincennes, qui y acquit son amitié, et que les Mémoires de Castelnau appellent froid et sage, et l'un des plus hommes de bien de son temps.

Mlle d'Armentières n'avait qu'un frère dont la mère était Pinart, héritière de grandes terres, entre autres de Louvois, et dont le père était ce vicomte de Comblisy, fils du secrétaire d'État qui trahit Henri IV et rendit à la Ligue Château-Thierry, dont il était gouverneur, et qui était alors une place importante. Son petit-fils par sa fille dissipa tout dans une vie obscure et inconnue, épousa une gueuse des rues dont il n'eut point d'enfants, et mourut en 1604. Les restes ne laissèrent pas d'être encore bons. Mlle d'Armentières les recueillit, paya, s'arrangea, et devint riche, dans sa vieillesse, dont elle sut faire un bon et honnête usage. Elle et le père de celui à qui elle laissa le fonds de ses biens étaient enfants des issus de germains. La branche de celui-là, distinguée par le nom de Saint-Remi, était depuis longtemps dans l'indigence. Le père de ceux qui se relevèrent et qui ont figuré pendant la régence de M. le duc d'Orléans devint l'aîné de sa maison en 1690, par la mort de tout ce qu'il restait d'aînés de toutes les branches, et n'en fut pas plus à son aise. Il avait épousé la fille de d'Aguesseau, maître des comptes, dont il eut la petite terre de Puysieux près de Beaumont vers Beauvais; et ce maître des comptes, fort nouveau alors, est le grand-père de d'Aguesseau, chancelier de France avec diverses fortunes, depuis le 2 février 1717, et [qui] l'est encore depuis vingt-six ans. Saint-Remi mourut en 1712, à soixante-dix-neuf ans, et sa femme, en 1721, ayant eu la joie de voir la fortune de son neveu, mais sans être jamais sortis de leur village ni l'un ni l'autre, où leur maison ressemblait fort à une hutte, et où ils avaient peine à subsister. Ils eurent trois fils: l'aîné porta le nom d'Armentières; le second fut envoyé sans sou ni maille page du grand maître à Malte; le troisième porta le nom de Conflans, qui est celui de leur maison. Les deux aînés naquirent avec beaucoup d'esprit et d'envie de faire. Ils se roidirent contre la fortune, et, malgré leur pauvreté, ils trouvèrent le moyen de lire, de s'instruire et de s'orner l'esprit de sciences et d'histoire, aidés tous deux d'une fort belle mémoire, et assez avisés pour vivre tous trois dans la plus grande union. Conflans et Armentières servirent.

Conflans, qui n'avait pas le sens commun, perdit sa jeunesse dans une citadelle où il fut enfermé près de vingt ans, pour s'être battu contre le fils unique de Pertuis, mort gouverneur de Courtrai, après avoir été capitaine des gardes de M. de Turenne, et fort estimé. Le chevalier de Conflans, revenu de ses caravanes, se battit en Angoumois, près de Ruffec, avec un gentilhomme nommé Ponthieu, à coups de pistolet, et en perdit le bras droit. Armentières se trouva dans un régiment employé à la Rochelle, où le maréchal de Chamilly commandait. La maréchale, qui avait beaucoup d'esprit et qui était la piété et la vertu même, trouva de l'esprit et du savoir à d'Armentières. Ravie de rencontrer quelqu'un à qui parler, elle s'en accommoda, mit le chevalier dans leurs milices, les aida de tout ce qu'elle put; de retour les hivers à Paris, les y fit venir, les vanta, les produisit chez elle à la meilleure compagnie qui y était toujours, et les mit ainsi dans le monde; eux en surent profiter et se faire connaître ailleurs.

Je ne sais comment Armentières fit connaissance, puis amitié, avec Mme d'Argenton. M. le duc d'Orléans y soupait tous les soirs quand il était à Paris, ses sociétés y étaient assez étranges, et quoique chez sa maitresse, il ne laissait pas d'être difficile à amuser. L'esprit fort orné d'Armentières, et sa religion à peu près de la trempe de celle de M. le duc d'Orléans, firent juger à Mme d'Argenton qu'il lui serait d'usage à amuser M. le duc d'Orléans. Elle lui en parla comme de son ami dont il s'accommoderait; elle le lui présenta; il fut de tous les soupers, et M. le duc d'Orléans le goûta. Cela dura du temps, pendant lequel Armentières, qui cherchait à s'accrocher, fit des connaissances au Palais-Royal, s'introduisit chez Mme de Jussac, dans les temps qu'elle venait à Paris.

Cette Mme de Jussac, étant fille, avait été demoiselle de la première femme de mon père, qui la donna par confiance à sa fille, lorsqu'elle la maria au duc de Brissac, et elle ne l'a jamais oublié. Elle passa de là à Mme de Montespan où elle vit le grand monde et la plus fine compagnie. C'était une personne bien faite, de bonne mine, qui n'avait pas été sans beauté, mais qui avec de l'esprit avait encore plus de vertu et de sagesse, et qui avec une grande douceur et beaucoup de circonspection se fit généralement aimer et estimer. La confiance qu'on prit en elle lui fit donner le soin de l'éducation de Mlle de Blois. Elle y fut continuée après la retraite de Mme de Montespan, et le roi l'y attacha de nouveau sans titre, lorsqu'il maria Mlle de Blois à M. le duc d'Orléans, qu'elle suivait même au défaut de ses deux dames. Elle avait épousé, chez Mme de Montespan, Jussac qui était à M. du Maine sur le pied nouveau de premier gentilhomme de sa chambre, qui fut tué au combat de Leuse, et qui lui laissa un fils, tué aussi depuis dans la gendarmerie tout jeune, et deux filles. Mme d'Orléans l'aima toujours tendrement. Sans rien perdre de l'attachement le plus marqué pour Mme de Montespan jusqu'à sa mort, ni de sa confiance, elle sut s'attirer celle du roi et de Mme de Maintenon, sur ce qui regardait Mme la duchesse d'Orléans, beaucoup d'amis et de considération dans le monde.

Elle avait marié sa fille aînée à Chaumont, colonel d'infanterie, dont le nom était d'Ambly, qui fut tué brigadier, sans enfants. Armentières, qui tenait M. le duc d'Orléans par Mme d'Argenton, crut ne pouvoir mieux faire que de s'assurer aussi Mme la duchesse d'Orléans à cause de la cour et du service. Il songea donc à épouser la seconde fille de Mme de Jussac, fort jolie, et qui, avec moins d'esprit que la mère, mais un esprit de sagesse et de conduite, lui ressemblent dans tous les points. Il tourna si bien qu'en 1709, tout au commencement de l'année, le mariage se fit par le concours fort rare de l'épouse et de la maîtresse. Il en eut une charge de chambellan de M. le duc d'Orléans, qu'il lui paya, et un régiment d'infanterie avec des pensions. II avait déjà produit ses frères, et il attrapa bientôt après une charge de chambellan pour l'aîné, qui, au commencement de cette année-ci, épousa la fille aînée de Mme de Jussac, veuve de Chaumont. Dans la suite ils furent l'un après l'autre premiers gentilshommes de la chambre de M. le duc d'Orléans, un peu avant et pendant la régence, et après leur mort à tous deux, le chevalier leur frère leur succéda, qui, à la recommandation de M. le duc d'Orléans, eut la commanderie de Pézenas avec une autre. Mme de Conflans fut gouvernante des deux dernières filles de M. le duc d'Orléans, se ruina au jeu, devint aveugle, éleva son fils de façon qu'il ne fut qu'un garnement, et qu'il passa enfin en Espagne. Mme d'Armentières fut dame de Mme la duchesse de Berry, et de Mme la duchesse d'Orléans ensuite, fit sagement une bonne maison, se fit aimer et estimer, éleva bien son fils qui épousa la fille unique d'Aubigny, ce fameux écuyer de Mme des Ursins, dont j'ai parlé plus d'une fois, à qui il avait laissé beaucoup de biens, et ce superbe lieu de Chanteloup, destiné par sa maîtresse à tenir sa cour lorsqu'elle serait souveraine. Ce dernier Armentières est maréchal de camp, et, avec peu d'esprit, songe fort à pousser sa fortune. Le chevalier de Conflans, demeuré premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d'Orléans après la mort du régent son père, lui fut donné par Mme la duchesse d'Orléans pour être son mentor.

Avec plus d'éducation et moins de naturel rustre, il en eût été fort capable, mais un plus capable que lui n'y aurait pas réussi. Il eut de fortes prises avec le bâtard du feu régent et de Mme d'Argenton pour des droits qu'il prétendait comme grand prieur de France, qui furent poussés loin, et qui ne réussirent ni à l'un ni à l'autre. Tous deux répandirent des factums. M. le duc d'Orléans à la fin les fit taire, et les remit en quelque bienséance, en sorte que le bailli de Conflans résolut de ne se mêler plus de ce qui regarderait le grand prieur. Il ne se tint pas parole à lui-même. Il fut à un chapitre au temple; le grand prieur y présidait; le bailli de Conflans se prit de bec contre lui; de part et d'autre la dispute s'échauffa au point que l'un vint aux reproches, l'autre aux invectives, jusqu'à insulter à sa bâtardise avec les plus gros mots. Le chapitre en fut rompu, et l'éclat en fut si grand dans le monde, que le grand prieur appelé par Conflans, neveu du bailli, et en sa place, parce qu'il était manchot, se battit avec lui et fut dangereusement blessé. De cette affaire, le bailli de Conflans fut congédié doucement par M. le duc d'Orléans, et perdit beaucoup de la considération qu'il avait acquise dans le monde, qui se choqua du peu d'égard, et encore pour des choses de Malte que d'autres auraient plus décemment défendues, à la reconnaissance que lui et les siens devaient de toute leur fortune au père et à la mère du grand prieur. Il se retira chez Mme d'Armentières, sa belle-sœur, en même temps extrêmement du grand monde, et y vit dans la dévotion. Ces Conflans se prétendent issus de mâles en mâles de la maison de Brienne si connue par son antiquité, ses grands fiefs, ses grandes alliances, ses grands emplois, ses connétables, ses chambriers [23], et par des rois de Jérusalem et des empereurs de Constantinople, et ils sont donnés comme tels dans la généalogie de cette maison, donnée parmi celle des connétables par les continuateurs de du Fourny et du P. Anselme.

Mme de Villacerf, veuve de Villacerf qui avait eu les bâtiments, et [qui avait] été si bien avec le roi, et mère du premier maître d'hôtel de la Dauphine qu'on venait de perdre, mourut fort vieille d'une saignée qui lui fut faite pour quelques légers accès de fièvre, où on lui coupa le tendon.

Mme Bouchu, veuve du conseiller d'Élat et mère de la comtesse de Tessé, fut plus heureuse. Elle cachait un cancer depuis longtemps, dont une seule femme de chambre avait la confidence. Avec le même secret elle mit ordre à ses affaires, soupa en compagnie, se fit abattre le sein le lendemain de grand matin, et ne le laissa apprendre à sa famille ni à personne que quelques heures après l'opération; elle guérit parfaitement. Après tant de courage et de sagesse, [on la vit], pas longues années après, épouser le duc de Châtillon cul-de-jatte, pour la rage d'être duchesse, pour ses grands biens, et longtemps après mourir d'une fluxion de poitrine pour avoir voulu aller jouir de son tabouret à Versailles par le grand froid.

La marquise d'Huxelles, mère du maréchal, mourut en ce même temps à quatre-vingt-cinq ou six ans, avec la tête entière et la santé parfaite jusqu'alors. Elle était fille du président Le Bailleul, surintendant des finances; son père, son frère, son neveu et son petit-neveu, tous présidents à mortier; et veuve en premières noces du frère aîné de Nangis, père du maréchal de Nangis, dont elle a touché soixante et dix ans durant six mille livres de douaire. C'était une femme de beaucoup d'esprit, qui avait eu de la beauté et de la galanterie, qui savait et qui avait été du grand monde toute sa vie, mais point de la cour. Elle était impérieuse et s'était acquis un droit d'autorité. Des gens d'esprit et de lettres, et des vieillards de l'ancienne cour, s'assemblaient chez elle, où elle soutenait une sorte de tribunal fort décisif. Elle conserva des amis et de la considération jusqu'au bout; son fils, qu'elle traita toujours avee hauteur ne fut jamais trop bien avec elle, et ne la voyait guère.

Le bailli de Noailles mourut aussi à Paris, à l'archevêché, où le cardinal son frère l'avait retiré depuis quelque temps, que ses affaires se trouvaient fort délabrées. Il avait deux belles commanderies, et il était ambassadeur de Malte. C'était un très-bon homme et honnête homme, tout uni, qui avait été fort libertin toute sa vie, et qui à la fin pensait à son salut.

Le P. Tellier jugea que le P. La Rue avait besoin de quelque marque de considération après ce qui lui était arrivé à la mort de la Dauphine. Le roi le nomma donc confesseur de M. le duc de Berry, et déclara qu'il réservait pour le petit Dauphin le P. Martineau, qui l'était de celui dont la perte affligeait toute l'Europe. En même temps ces pères, accoutumés à tirer parti de tout, firent grand bruit d'un mémoire trouvé dans les papiers du Dauphin sur l'affaire du cardinal de Noailles, qui ne lui était rien moins que favorable. Ils l'envoyèrent à Rome et le firent imprimer. Ce mémoire au moins ne fut pas trouvé dans sa cassette, à ce qu'on a pu voir plus haut; il put l'être ailleurs; c'est ce qui ne peut se discuter avec exactitude. Je puis hardiment protester de la mienne sur les sentiments de ce prince que j'ai rapportés et sur ce qui s'est passé de lui à moi et encore si peu de jours avant la mort de Mme la Dauphine; et c'est-à-dire avant la sienne. Ce mémoire, s'il est tel qu'on l'a publié, a pu être des commencements de l'affaire, dans l'esprit de M. de Cambrai et dans les préjugés des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Il a pu jeter sur le papier le pour en attendant le contre; on a donné ce pour, et si le contre s'est trouvé il a été bien supprimé. Ce qui me fait en juger ainsi est la différence entière de ce mémoire avec les sentiments dans lesquels je ne puis douter que ce prince soit mort, et qu'il était très-incapable de me vouloir tromper ni personne en me mentant sans aucune raison ni besoin, et voulant se servir de moi dans cette même affaire, où il aurait été étrangement peu d'accord avec soi-même, ce qui était radicalement opposé à son caractère. La cabale ennemie du cardinal de Noailles ne laissa pas de triompher, armée de ce grand nom, mais ce triomphe, bâti sur un fondement si peu solide par le tissu même de l'écrit tel qu'ils le publièrent, ne fut pas de longue durée. Il tomba bientôt de lui-même, mais c'en fut toujours assez pour éblouir et pour gagner du temps.

On fit à Saint-Denis, le lundi 18 avril, le service et l'enterrement des deux Dauphins et de la Dauphine, épouse et mère. M. le duc d'Orléans et M. le comte de Charolais y furent les princes du deuil. Il fut singulier qu'il n'y en eut pas un troisième. Le roi qui avait envoyé le comte de Toulouse à l'eau bénite, et le duc du Maine au convoi, comme princes du sang, trouva apparemment trop fort d'y faire figurer un d'eux à Saint-Denis. Il y eut pourtant trois princesses du deuil, parce que la cérémonie était double pour prince et pour princesse: Mme la duchesse de Berry, menée par Coettenfao, son chevalier d'honneur, sa queue portée par le comte de Roucy, Biron et Montendre; Mme la Duchesse, menée par le comte d'Uzès, sa queue fort inégalement portée par Montpipeaux, qui était Rochechouart, et L'Aigle, fils de sa dame d'honneur. Mlle de Bourbon, menée par Blansac, sa queue portée par Montboissier et d'Angennes. Les princes ne les menèrent point à cause de l'inégalité du nombre; cela devait être ainsi; mais M. le duc de Berry se résolut à y aller et fut ainsi le premier prince du deuil. Néanmoins on ne changea rien et les princes ne menèrent point les princesses. Le duc de Beauvilliers eut le courage d'y porter la queue de M. le duc de Berry, assisté du marquis de Béthune, son premier gentilhomme de la chambre, et de Sainte-Maure, son premier écuyer. Je ne sais plus les deux autres queues. Quatre menins pour le dais du Dauphin, quatre autres pour celui de la Dauphine; à celle de Bavière c'étaient quatre chevaliers de l'ordre, en pointe avec le collier, MM. de Beuvron, Lavardin, La Salle et La Vauguyon. Dangeau, chevalier d'honneur de l'une et de l'autre à leur mort, avec un maréchal de France, premier écuyer, eut le même dégoût à toutes les deux. Le maréchal de Bellefonds, premier écuyer, porta la couronne au lieu de lui, et Montchevreuil le manteau à la royale au lieu du maréchal à la mort de la dauphine de Bavière. À celle-ci le maréchal de Tessé, premier écuyer, porta la couronne au lieu de Dangeau, et d'O le manteau en la place du maréchal. Tout se fit avec les cérémonies et l'assistance accoutumée.

On fut assez content de l'oraison funèbre prononcée par Maboul, évêque d'Aleth. M. de Metz, premier aumônier, officia; la cérémonie commença sur les onze heures. Comme elle est fort longue, on s'avisa de mettre sur la crédence un grand vase rempli de vinaigre en cas que quelqu'un se trouvât mal. M. de Metz, ayant pris la première ablution et voyant au volume des petites burettes qu'il restait peu de vin pour la seconde, en demanda davantage. On prit donc ce grand vase sur la crédence, pensant que ce fût du vin, et M. de Metz, qui se voulut fortifier, dit, en lavant ses doigts sur le calice, de verser tout plein. Il l'avala d'un trait et ne s'aperçut qu'à la fin qu'il avait avalé du vinaigre; sa grimace et sa plainte fit un peu rire autour de lui, et lui-même conta après son aventure, dont il fut très-mécontent. J'allai voir le lendemain M. de Beauvilliers, dont la santé souffrit de cette cruelle cérémonie. Je lui dis en l'embrassant: Vous venez donc d'enterrer la France. Il en convint avec moi. Hélas ! s'il était au monde, combien plus en serait-il persuadé aujourd'hui. Achevons tout d'un trait ce terrible calice en intervertissant peu les temps. La présence des corps dans le chœur de Saint-Denis avait fait différer l'anniversaire de Monseigneur. M. de Metz y officia le jeudi 21 avril avec l'assistance accoutumée, où se trouvèrent M. le duc de Berry, M. le duc d'Orléans, MM. les comtes de Charolais et prince de Conti; le roi y fit aller aussi le duc du Maine et le comte de Toulouse.

Le mardi 10 mai, le service se fit à Notre-Dame pour M. [le Dauphin] et Mme la Dauphine. M. le duc de Berry, M. le duc d'Orléans et M. le comte de Charolais furent les trois princes du deuil; Mme la duchesse de Berry, Mlle de Bourbon et Mme de Charolais furent les princesses. Là comme à Saint-Denis ce devaient être Madame et Mme la duchesse d'Orléans, parce que le deuil doit être du même rang que de ceux dont on fait le deuil, ou du plus approchant quand le même est impossible. Mais jusqu'aux princesses du sang en usent comme pour une garde de fatigue, et le roi ne s'en souciait pas. La queue de M. le duc de Berry fut étrangement portée par Sainte-Maure, son premier écuyer, Pons, maître de sa garde-robe, et, ce qui surprit fort, par La Haye, très-mince gentilhomme, qui, de page du roi, était devenu son écuyer particulier, et qui, depuis qu'il eut une maison, commanda son équipage de chasse, chose même dont on fut d'autant plus scandalisé que ce fut l'ouvrage de Mme la duchesse de Berry. M. le duc d'Orléans eut la sienne portée par d'Étampes, capitaine de ses gardes, et par le jeune Bréauté, maître de sa garde-robe, qui mourut bientôt après sans alliance. M. de Charolais lui fut égalé comme il l'avait été à Saint-Denis, et les princesses du sang de même qui ne doivent avoir qu'un porte-queue. Jaucourt, gouverneur de M. de Charolais, et un gentilhomme à lui portèrent la sienne. Les princes ne menèrent point les princesses non plus qu'ils avaient fait à Saint-Denis; Mme la duchesse de Berry la fut par Coettenfao et le chevalier d'Hautefort, son chevalier d'honneur et son premier écuyer, et sa queue portée par le comte de Roucy, Biron et Montendre, les mêmes qu'à Saint-Denis; Mlle de Bourbon menée par Blansac eut sa queue fort inégalement portée par le comte de Roye, fils de Roucy et neveu de Blansac, et par L'Aigle, fils de la dame d'honneur de Mme la Duchesse, sa mère. Mlle de Charolais, menée par le comte d'Uzès, eut sa queue portée par Châteaurenauld et d'Angennes. Le clergé gagna d'être salué séparément de l'autel et immédiatement après, et immédiatement avant le catafalque, qui reçut deux saluts à cause des deux corps. Mlles de Bourbon n'eurent qu'un salut ensemble, comme étant de même rang. Le P. Gaillard fit une belle oraison funèbre. Le cardinal de Noailles officia. Sa personne seule était en ornements violets, parce que les cardinaux n'en portent jamais de noirs: précision d'orgueil qui monte jusqu'à l'autel. Il donna un superbe dîner aux princes et aux princesses du deuil, et aux principales dames. M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry le firent mettre à table. En retournant à Versailles, M. le duc de Berry alla voir M. le Duc à l'hôtel de Condé, qui n'était pas encore en état de sortir de sa chambre. La chambre des comptes fit faire, le mardi 24 mai, un grand service à la Sainte-Chapelle, pour M. [le Dauphin] et Mme la Dauphine. Le P. La Rue y fit l'oraison funèbre, qui fut assez belle. On fut étonné qu'il s'en fût chargé après ce qui lui était arrivé à la mort de cette princesse; indépendamment de cet événement la fonction n'était guère celle d'un confesseur.

Retournons maintenant sur nos pas, c'est-a-dire à ce voyage de Marly où les plaisirs recommencèrent comme je l'ai dit avant que l'enterrement de la France fût fait à Saint-Denis. On a vu (ci-dessus, p. 161) l'inquiétude de mes amis sur ma conduite unique avec M. le duc d'Orléans. Elle ne fit que s'augmenter. Je ne pus me rendre à leurs avis, que je pris longtemps pour des faiblesses de cour. À la fin leur concert, sans avoir pu se concerter pour la plupart, me fit faire des réflexions, sans toutefois mépriser moins les menaces de la colère du roi et du dépit de Mme de Maintenon, que je ne pus croire tels qu'ils m'en voulaient persuader, parce que je ne pouvais comprendre que moi de plus ou de moins avec M. le duc d'Orléans que tout homme et de toute espèce fuyait sans ménagement et avec l'indécence la plus marquée, pût le rendre ou moins abandonné ou moins coupable aux yeux du monde. C'était pourtant ce dernier point qui faisait mon crime et la peine où étaient les deux ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, le chancelier et mes autres amis et amies. J'ai déjà dit que mon extrême douleur de la perte du Dauphin avait éclaté. Elle éclatait encore par ma retraite et ma tristesse; elle m'avait trahi. On se douta, et à la fin on démêla en gros la grandeur de ma perte; on hasarda de m'en parler en me faisant compliment, car j'en reçus peu a peu malgré moi d'une infinité de gens qui la plupart vinrent chez moi où j'étais porte close le plus que je pouvais, et qui me rencontrant me disaient qu'ils y étaient venus pour me témoigner la part qu'ils prenaient à la grande perte que j'avais faite. J'avais beau détourner, écarter, répondre enfin avec la brièveté d'un homme qui glisse et qui ne veut point entendre, je ne persuadai personne, et il demeura pour constant à la cour et d'une manière publique que j'avais lieu d'être fort affligé comme un homme qui a perdu la plus grande et la plus certaine fortune.

Cette idée qui en peu de temps devint générale, et qui est de celles qu'on ne fortifie jamais mieux que lorsqu'on entreprend de les combattre, ne cadrait pas en moi avec celle qui ne l'était pas moins devenue, du prétendu crime de M. le duc d'Orléans que le duc du Maine répandait de tout son art, et que Mme de Maintenon soutenait de toute sa haine, de toutes ses affections, de toute sa puissance. J'étais trop connu pour qu'on pût imaginer que quelque considération ni quelque nécessité que ce pût être vînt jamais à bout de me ployer à voir celui que je soupçonnerais d'un forfait si exécrable, combien moins de vivre avec lui tous les jours en intimité et de braver par cette conduite, dont la singularité m'était pour le moins inutile, le cri public, appuyé de toute la faveur et de toute l'autorité qui réduisaient le prince, que je voyais sans cesse, à la solitude la plus entière et la plus humiliante au milieu du monde et de la cour, et dans le sein de sa plus proche famille. J'étais aussi trop avant avec le prince que tous les cœurs pleuraient, avec tout ce qui l'environnait de plus intime, et d'autre part avec celui que de si puissantes raisons d'intérêt et de haine voulaient résolument écraser de ce crime, pour qu'il fût possible que je ne me doutasse de rien à son égard, pour peu qu'il y eût quelque apparence, même légère, de soupçons, ce qui était manifestement détruit par ma conduite avec lui, que ne détruisait point celle du peu d'autres intimes entours du Dauphin, qui n'ayant nulle habitude avec M. le duc d'Orléans ne changeaient rien en cette occasion à leur conduite avec lui.

M. de Beauvilliers, comme je l'ai remarqué, avait dans tous les temps évité de le voir, et M. de Chevreuse ne le voyait que de loin à loin et toujours à des heures particulières. C'était donc le contraste que ma conduite faisait avec l'opinion régnante et dominante et la brèche qu'elle pouvait lui faire chez tous les gens indifférents, raisonnables et raisonnants, qui choquaient directement l'intérêt si cher de M. du Maine, et la volonté si déployée de Mme de Maintenon. C'est ce que mes amis voyaient clairement, c'est ce qu'ils me foisoient sentir tant qu'ils pouvaient, c'est ce que je fus quelque temps à ne vouloir pas croire, c'est ce que j'aperçus enfin très-distinctement, et que je méprisai aussi parfaitement. Ce n'est pas que j'ignorasse le danger de me les attirer et que je ne visse le roi derrière eux en croupe, et tout à leur disposition, mais je ne crus pas que mon intime liaison avec M. le duc d'Orléans dût par frayeur et par bassesse leur servir d'un nouveau poids pour l'accabler par mon changement de conduite. J'étais plus qu'en tout abri de lui être associé dans les clameurs élevées contre lui; je n'avais donc à craindre que des querelles d'Allemand pour m'éloigner et me perdre sous d'autres prétextes, et je me résolus à en courir les risques, en évitant avec soin e sagesse toute prise sur moi. Je fus plusieurs fois averti que le roi était mécontent, tantôt de m'avoir vu de ses fenêtres dans les jardins avec son neveu, tantôt que Mme de Maintenon était surprise de ce que seul en toute la cour j'osois l'aborder et le voir. Elle-même et M. du Maine, qui se cachait sous ses ailes, étaient bien aises de me faire revenir ces choses pour m'inquiéter et pour me faire changer à l'égard de M. le duc d'Orléans, et cela dura entre les deux voyages de Marly, et augmenta fort durant le second qui est celui dont je parle, et pendant lequel se fit l'enterrement à Saint-Denis, parce que l'éclat des cris et des insultes du peuple au convoi et les échos du monde et de la cour redoublèrent, et que Marly est fait de façon qu'on me voyait à découvert tous les jours avec M. le duc d'Orléans. Tant fut procédé enfin que, quelque temps après l'enterrement et sur la fin du voyage de Marly, M. de Beauvilliers me pressa d'aller à la Ferté, même avant le retour à Versailles, et de laisser de loin conjurer l'orage qu'il voyait se former contre moi. Je résistai quelques jours, mais il vint un matin trouver Mme de Saint-Simon pendant que j'étais à la messe du roi, à qui il dit qu'il savait très-précisément que Mme de Maintenon allait éclater contre moi, et que, sans en alléguer nulle cause, j'allais être chassé, si de moi-même je ne me retirais pour un temps. Tout de suite il se chargea de m'avertir du train que les choses prendraient à mon égard, et de m'avertir de revenir dès qu'il y verrait sûreté. Il pria en même temps Mme de Saint-Simon de penser à une sorte de langage de chiffre, pourtant sans chiffre, dont elle se pût servir pour me faire entendre ce qu'il lui dirait de me mander pendant mon absence, et la conjura que cela fût fait dans la journée pour me faire partir le lendemain comme ayant à la Ferté une affaire pressée qui m'y demandait, et que lui se chargeait de le dire au roi et de lui faire trouver bon que je n'achevasse pas les quatre ou cinq jours qui restaient à demeurer à Marly. Je le trouvai encore en rentrant chez moi. L'alarme bien plus vive où je le vis me fit moins d'impression que ses manières de parler absolues et déterminées, et l'air d'autorité avec lequel il s'expliqua. Rien n'était moins de son caractère, et depuis des années rien de si nouveau avec moi. Le secret d'autrui était chez lui impénétrable. Son ton et son expression me firent sentir ce qu'il ne disait pas, et [me parurent] pris exprès pour, sous un conseil si vif, si pressé, si fort impératif, me montrer un ordre qu'il n'avait pas la liberté d'avouer. Mme de Saint-Simon et moi ne vîmes pas lieu à une plus longue défense. J'employai le reste du jour à répandre doucement la prétendue nécessité de mon voyage, à faire ma cour à l'ordinaire, à voir M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, et me disposer à partir, comme je fis le lendemain matin. Je ne vis jamais si promptement changer un visage très-austère en un très-serein que fit celui du duc, sitôt que j'eus lâché la parole de partir. Jamais il ne m'en a dit davantage là-dessus, et je suis toujours demeuré persuadé que le roi ou Mme de Maintenon me l'avaient envoyé, et lui avaient dit que je serais chassé, si suivant son conseil je ne me chassais pas de bonne grâce. Mon départ ni mon absence ne fit aucun bruit, personne n'y soupçonna rien. Je fus soigneusement instruit, mais toujours en énigme de conseil, de l'état où j'étais pour demeurer ou revenir. J'ignorai de même ce que fit mon retour, qui me fut mandé de même. Mon absence fut d'un mois ou cinq semaines, et j'arrivai droit à la cour, où je vécus avec M. le duc d'Orléans tout comme j'avais fait auparavant.

Il n'était pas au bout de ses malheurs. C'était trop que de s'être rendu par un trop bon mot deux toutes-puissantes fées implacables. Chalais, l'homme à tout faire de la prineesse des Ursins, fut dépêché par elle pour un voyage si mystérieux que l'obscurité n'en a jamais été éclaircie. Il fut dix-huit jours en chemin, inconnu, cachant son nom, et passa à deux lieues de Chalais, où étaient son père et sa mère, sans leur donner signe de vie, quoique fort bien avec eux. Il rôda secrètement en Poitou, et enfin y arrêta un cordelier de moyen âge dans le couvent de Bressuire, qui s'écria: « Ah! je suis perdu! » dès qu'il se vit arrêté. Chalais le conduisit dans les prisons de Poitiers, d'où il dépêcha à Madrid un officier de dragons qu'il en avait mené avec lui, et qui connaissoit ce cordelier, dont on n'a jamais su le nom mais bien qu'il était effectivement cordelier, revenant de plusieurs lieux d'Italie et d'Allemagne, et même de Vienne. Chalais poussa à Paris, vint à Marly chez Torcy, le 27 avril, un mercredi que le roi avait pris médecine. Torcy le mena l'après-dînée dans le cabinet du roi, avec lequel il fut une demi-heure, ce qui retarda d'autant le conseil d'État, et Chalais s'en alla aussitôt à Paris. Tant d'apparat n'était pas fait pour n'en pas tirer parti, et Chalais n'avait pas été prostitué au métier de prévôt après un misérable moine, sans en espérer un grand bruit. Tout fut incontinent après rempli des bruits les plus affreux contre M. le duc d'Orléans qui, par ce moine, qui toutefois était bien loin lors de la mort de nos princes, les avait empoisonnés, et en prétendait bien empoisonner d'autres. En un instant Paris retentit de ces horreurs; la cour y applaudit, les provinces en furent inondées, et tôt après les pays étrangers avec une rapidité incroyable, et qui montrait à découvert la préparation du complot, et une publicité qui pénétra jusqu'aux antres. Mme des Ursins ne fut pas moins bien servie en Espagne là-dessus que M. du Maine et Mme de Maintenon en France. Ce fut un redoublement de rage affreux. On fit venir le cordelier pieds et poings liés à la Bastille, où il fut livré uniquement à d'Argenson.

Ce lieutenant de police rendait compte au roi directement de beaucoup de choses, au désespoir de Pontchartrain, qui, ayant Paris et la cour dans son département de secrétaire d'État, crevait très-inutilement de dépit de se voir passer par le bec des plumes secrètes et importantes qui faisaient de son subalterne une espèce de ministre plus craint, plus compté, plus considéré que lui, et qui s'y conduisit toujours de façon à s'acquérir des amis en grand nombre, et des plus grands, et à se faire fort peu d'ennemis et encore dans un ordre obscur ou infime. M. le duc d'Orléans laissa tomber cette pluie à verse faute de pouvoir l'arrêter. Elle ne put augmenter la désertion générale; il s'accoutumait à sa solitude, et comme il n'avait jamais ouï parler de ce moine, il n'en eut pas aussi la plus légère inquiétude. Mais d'Argenson, qui l'interrogea plusieurs fois et qui en rendait directement compte au roi, fut assez adroit pour faire sa cour à M. le duc d'Orléans de ce qu'il ne trouvait rien qui le regardât, et des services qu'il lui rendait là-dessus auprès du roi [24]. Il vit en habile homme la folie d'un déchaînement destitué de tout fondement, dont l'emportement ne pouvait empêcher M. le duc d'Orléans d'être un prince très-principal en France pendant une minorité que l'âge du roi laissait voir d'assez près, et il sut profiter du mystère que lui offrit son ministère pour se mettra bien avec lui de plus en plus, car il l'avait soigneusement, quoique secrètement, ménagé de tout temps, et cette conduite, comme on le verra en son temps, lui valut une grande fortune.

Ce cordelier demeura près de trois mois à la Bastille sans parler à qui que ce soit qu'à d'Argenson, après quoi Chalais, prévôt de Mme des Ursins, le ramena lui-même de Paris en Ségovie, où il fut enfermé dans une tour tout au haut du château, d'où il avait la plus belle vue du monde, l'élévation à pic des tours de Notre-Dame de Paris, du côté où il était. Il y était encore plein de santé et ne parlant à personne, dix ans après, lorsque j'allai voir ce beau château. J'y appris qu'il jurait horriblement contre la maison d'Autriche et les ministres de la cour de Vienne, avec des emportements furieux de ce qu'ils le laissaient pourrir là; qu'il ne lisait que des romans, qu'il demandait à celui qui avait soin de lui; et qu'il vivait là avec tout le scandale que quatre murailles le peuvent permettre à un scélérat. On prétendit qu'il avait fait son marché pour empoisonner le roi d'Espagne et les infants. Ses fureurs contre Vienne sembleraient favoriser cette opinion. Elle a prévalu dans les esprits les plus sages delà et deçà des Pyrénées; mais le mystère de toute cette affaire étant demeuré mystère, je me garderai d'en porter un jugement qui ne pourrait être certain, ni même indiquer de fondement. Ce malheureux est mort longtemps depuis mon retour d'Espagne, et dans sa même prison. Chalais fit sa cour sans doute aux deux fées, de s'être chargé d'une fonction si pénible et si peu décente à un homme de sa qualité. Si elle servit, comme elles le prétendirent sans doute, à donner plus de poids au mystère, et à leurs exécrables interprétations, ce voyage ne réussit pas dans le monde, quoique si emmuselé par elles, à celui qui s'était ravalé à leur servir de prévôt.

Il arrive assez souvent que les événements les plus tristes sont suivis de quelque farce imprévue qui divertit le public lorsqu'il y pense le moins. La maison du duc de Tresmes en fournit une qui fit un étrange éclat, et qui amusa beaucoup le monde. Il avait marié son fils aîné à Mlle Mascrani, comme je l'ai marqué en son temps. C'était la fille unique d'un maître des requêtes qui avait des biens immenses, qui n'avait plus ni père ni mère, qui était sous la tutelle de l'abbé Mascrani, frère de son père lorsqu'elle se maria, et dont les Caumartin, frères de sa mère et amis intimes du duc de Tresmes de tout temps, avaient fait le mariage. Elle n'était plus enfant lorsqu'il se fit. Avec ses richesses, elle crut qu'elle allait être heureuse; elle ignorait que ce n'était pas le sort des femmes des Potier. Mme de Revel, veuve sans enfants, et sœur peu riche du duc de Tresmes, vint loger chez lui pour gouverner sa belle-fille, qui ne se trouva pas facile à l'être, ni la tante bien propre à cet emploi. Des mésaises on en vint aux humeurs, puis aux plaintes, après aux querelles et aux procédés, enfin aux expédients. La jeune femme avait plus d'esprit que les Gesvres, elle sut mettre toute sa famille dans ses intérêts, jusqu'aux Caumartin qui s'embrouillèrent enfin avec les Gesvres. Elle s'enfuit chez la vieille Vertamont, sa grand'-mère maternelle, qui l'avait élevée, et qui en était idolâtre, et de cet asile fit signifier une demande de cassation de son mariage pour cause d'impuissance. Les factums de part et d'autre mouchèrent. On peut juger ce qu'une telle matière fournit, et quelle source d'ordures et de plaisanteries. L'affaire se plaida à l'officialité [25]. Le marquis de Gesvres prétendit n'être point impuissant, et comme c'était chose de fait, il fut ordonné qu'il serait visité par des chirurgiens, et elle par des matrones, nommés par l'officialité, pour y faire leur rapport, et tous deux en effet furent visités.

Il serait difficile de rendre les scènes que cette affaire produisit. Les gens connus et même distingués allaient s'en divertir aux audiences; on y retenait les places dès le grand matin, on s'y portait, et de là des récits qui faisaient toutes les conversations. Les pauvres Gesvres en pensèrent mourir de dépit et de honte, et se repentirent bien de s'être engagés en un pareil combat. Il dura longtemps et toujours avec de nouveaux ridicules, et ne finit qu'avec la vie de la marquise de Gesvres. On se persuadait malignement qu'elle n'avait pas tout le tort, et son mari en a confirmé la pensée en ne songeant pas à se remarier depuis plus de trente ans. Il y a suppléé par son frère qui a des enfants de la fille aînée du maréchal de Montmorency.

Les généraux partirent chacun pour l'armée qu'ils devaient commander, et les officiers généraux et particuliers qui y devaient servir: Villars pour la Flandre, Harcourt et Besons pour le Rhin, Berwick pour le Dauphiné et les Alpes; et Fiennes, lieutenant général, remplaça en Catalogne le duc de Noailles qu'on ne songea pas à faire servir.

Bissy, fils du lieutenant général et petit-fils d'un de ces légers chevaliers, de l'ordre de M. de Louvois en 1688, épousa la fille de Chauvelin, conseiller d'État. Il vit bientôt après son oncle dans une éclatante fortune, et longues années après toute puissance et les sceaux entre les mains du frère de sa femme, qui finit comme Icare; et de ces deux fortunes si proches de Bissy il n'en attrapa rien.

Meuse, de la maison de Choiseul, épousa la fille de Zurlauben, tué lieutenant général distingué, et de la sœur de Sainte-Maure.

L'abbé de Sainte-Croix mourut à plus de quatre-vingt-dix ans. Il avait six abbayes, un prieuré, un petit gouvernement, les chiens du roi pour le chevreuil. Il était fils du célèbre Molé, premier président et garde des sceaux, et n'avait jamais été que maître des requêtes, ni songé qu'à chasser et à se divertir de toutes les façons, jusqu'à sa mort, dans une santé parfaite. Il venait de temps en temps faire sa cour au roi, qui toujours lui parlait et le distinguait, en considération des grands services de son père que le roi n'a jamais oubliés, et qui ont toujours et solidement porté sur tous ceux de ce nom.

Deux hommes d'une grosseur énorme, de beaucoup d'esprit, d'assez de lettres, d'honneur, et de valeur, tous deux fort du grand monde, et tous deux plus que fort libertins, moururent en ce même temps, et laissèrent quelque vide dans la bonne compagnie: Cominges fut l'un, La Fare, l'autre. Cominges était fils et neveu paternel de Guitaut et de Cominges, tous deux gouverneurs de Saumur, tous deux capitaines des gardes de la reine mère, tous deux chevaliers de l'ordre en 1661, tous deux très-affidés du gouvernement, tous deux employés aux exécutions de confiance les plus délicates. Guitaut mourut subitement au Louvre à quatre-vingt-deux ans, en 1663, sans avoir été marié. Cominges, son neveu, son survivancier, et père de celui dont il s'agit ici, fut un homme important toute sa vie. Il fut envoyé en 1646, vers M. le Prince, en Flandre, chargé d'arrêter et de conduire à Sedan, en août 1648, le fameux conseiller Broussel; l'année suivante, d'arrêter les officiers suspects du régiment de la reine; et la même année, de faire passer par les armes, 1er et 8 juin, Chambretet d'autres officiers de Bordeaux. Lui et son oncle arrêtèrent au Palais-Royal les princes de Condé et de Conti, et le duc de Longueville, 18 janvier 1650. Il arrêta aussi du Dognon, connu, depuis qu'il se fut fait faire maréchal de France pour rendre Brouage, sous le nom du maréchal Foucault. Cominges prit l'année 1660, en avril, Saumur, sur du Mont qui s'en était saisi pour M. le Prince, et commanda en 1652 et 1653 en Italie, en l'absence du comte d'Harcourt, et en Catalogne. Il alla depuis ambassadeur en Portugal, en Angleterre, et mourut en mars 1670, à cinquante-sept ans.

Il avait épousé la fille d'Amalby, conseiller au parlement de Bordeaux. Sa mère valait encore moins, comme toutes celles de ces Cominges, hors une ou deux. Ils portaient en plein le nom et les armes de Cominges, se prétendaient être descendus des comtes de ce nom. Ils n'en ont pourtant jamais pu en aucun temps prouver aucune filiation ni jonction, et on ne sait quels ils étaient avant 1440. Cominges son fils ne servit guère que volontaire et toujours aide de camp du roi qui, malgré ses mœurs et son peu d'assiduité, ne le voyait jamais sans lui parler et le traiter avec distinction et familiarité à cause de la reine mère. Les courtisans, pendant les campagnes du roi, appelèrent par plaisanterie les bombes et les mortiers du plus gros calibre des Cominges, et si bien que ce nom leur est demeuré dans l'artillerie. Cominges trouvait cette plainsanterie très-mauvaise, et ne s'y accoutuma jamais. Il était fort grand et de très-bonne mine. Il passait pour avoir secrètement épousé Mlle Dorée, qui avait été fille d'honneur de Mme la Duchesse, qui, depuis qu'elle ne l'était plus, logeait chez sa sœur, femme de Tambonneau, président en la chambre des comptes, et longtemps ambassadeur en Suisse, fils de la vieille Tambonneau si fort du grand monde, et de laquelle j'ai parlé.

Cominges n'avait qu'un frère qui était un fort honnête garçon, qui avait servi sur mer et sur terre, qui avait de l'esprit, qui s'attacha fort d'amitié au comte de Toulouse. Il avait été fort du grand monde et bienvoulu partout. Il se retira les dernières années de sa vie qu'il passa dans une grande piété. Il était chevalier de Malte et avait une commanderie et une abbaye. Leur sœur, vieille fille de beaucoup d'esprit aussi, de vertu et assez du monde, voulut faire une fin, comme les cochers. Elle épousa La Traisne, premier président du parlement de Bordeaux, qui était un très-digne magistrat fort ami de mon père, dont elle fut la seconde femme, et n'en eut point d'enfants. Le gouvernement de Saumur fut donné à d'Aubigny, neveu de l'archevêque de Rouen et cousin prétendu de Mme de Maintenon, quoique tout jeune et ce gouvernement fort gros, et indépendamment de celui de la province. Cominges l'avait eu à la mort de son père.

La Fare fut l'autre démesuré en grosseur. Il était capitaine des gardes de M. le duc d'Orléans, après l'avoir été de Monsieur, et croyait avec raison avoir fait une grande fortune. Qu'aurait-il dit s'il avait vu celle de ses enfants: l'un avec la Toison et le Saint-Esprit, l'autre très-indigne évêque-duc de Laon ? Il avait trop d'esprit pour n'en avoir pas été honteux. La Pare était un homme que tout le monde aimait, excepté M. de Louvois, dont les manières lui avaient fait quitter le service. Aussi souhaitait-il plaisamment qu'il fût obligé de digérer pour lui. Il était grand gourmand; et au sortir d'une grande maladie, il se creva de morue et en mourut d'indigestion. Il faisait d'assez jolis vers, mais jamais en vers ni en prose rien contre personne. Il dormait partout les dernières années de sa vie. Ce qui surprenait c'est qu'il se réveillait net, et continuait le propos où il le trouvait, comme s'il n'eût pas dormi.

Rouillé, président en la chambre des comptes, des ambassades [26] duquel j'ai parlé plusieurs fois, où il avait toujours fort bien fait, fut trouvé mort dans son lit à Paris par ses valets allant l'éveiller le matin du 30 mai. Il s'était couché en bonne santé ayant soupé chez la princesse d'Espinoy. C'était un homme sec et sobre autant que son frère le conseiller d'État était gourmand, ivrogne et débauché, et aussi sage que l'autre l'était peu.

Le duc d'Uzès perdit aussi l'abbé d'Uzès, son frère, chanoine de Strasbourg.

Le dimanche 29 mai, il arriva un courrier de Rome avec la nouvelle d'une promotion de onze cardinaux que le pape venait de faire: c'était celle des couronnes, dans laquelle le cardinal de Rohan fut compris. Ce fut le plus beau cardinal du sacré collège; aussi était-il le fils de l'amour. Mais sa mère n'en eut pas la joie, peut-être en eut-elle la douleur où elle était. C'est de quoi il ne nous appartient pas de juger.

Le débordement de la Loire désola encore cette année l'Orléanais et la Touraine, noya beaucoup de gens et de bestiaux, et entraîna quantité de maisons. C'étaient les fruits du crédit qu'avait eu La Feuillade du temps de Chamillart, comme je l'ai remarqué en son temps.

Le duc de Richelieu, qui avait fait mettre le duc de Fronsac, son fils, à la Bastille, il y avait quelque temps, paya ses dettes et l'en fit sortir le croyant bien corrigé.

Suite
[22]
Voy. t. III, p. 249 et suiv., les passages auxquels renvoie Saint-Simon et que les précédents éditeurs avaient rejetés au XIXe volume; ce qui les avait forcés de modifier toutes ces phrases.
[23]
La charge des chambriers était a peu près la même que celle des chambellans; ils avaient en outre la garde du trésor royal.
[24]
Le marquis d'Argenson confirme pleinement dans ses Mémoires (p. 191 édit. 1825) ce que rapporte Saint-Simon. « Mon père, dit-il, garda la foi qu'il devoit au roi; mais il tourna la persuasion de telle sorte que sur cet interrogatoire M. le duc d'Orléans fut sauvé et innocenté. »
[25]
Tribunal de l'évêque, tenu par un juge d'église appelé official.
[26]
Les précédents éditeurs ont fait de Rouillé un président en la chambre des comptes des ambassadeurs. Cette prétendue chambre des comptes des ambassadeurs n'a jamais existé.