CHAPITRE IX.

1712

La reine d'Espagne accouche d'un prince. — L'empereur couronné roi de Hongrie à Presbourg. — Mort du duc de Vendôme. — Éclaircissement sur la sépulture du duc de Vendôme. — Dames du palais en Espagne. — Mort, fin et dernier bon mot d'Harlay, ci-devant premier président. — Singularité du roi sur ses ministres. — Course d'un gros parti ennemi en Champagne. — Trêve publiée entre la France et l'Angleterre. — Porto-Ercole pris par les ennemis. — La Badie rend le Quesnoy; est mis à la Bastille. — Broglio défait dix-huit cents chevaux. — Emo ne peut raccommoder la république de Venise avee le roi. — Voyage de Fontainebleau par Petit-Bourg. — Rohan, évêque de Strasbourg, fait cardinal, en reçoit la calotte et le bonnet. — Mme la grande-duchesse en apoplexie. — Siége de Landrecies par le prince Eugène. — Combat de Denain. — Montesquiou prend Marchiennes. — Prince Eugène lève le siège de Landrecies. — Villars prend Douai — Nos lignes de Weissembourg inutilement canonnées. — Cantons catholiques, battus par les cantons protestants, font la paix. — Cassart prend, rase, pille et brûle Santiago au cap Vert. — Échange du marquis de Villena et de Cellamare avec Stanhope et Carpenter. — Mort du fils aîné du duc de La Rocheguyon. — Mort de l'abbé Tallemant. — Mort du frère du maréchal de Villars et du fils unique de du Bourg; leur caractère. — Albemarle, pris à Denain, renvoyé sur sa parole. — Mort, conduite, fortune, famille de M. de Soubise. — Injure espagnole qui ne se pardonne jamais. — Mort du marquis de Saint-Simon. — Mort de Mme de La Fayette. — Mort de Cassini, grand astronome. — Mort, caractère et savoir de Refuge. — Mort de Mme Herval. — Abbé Servien chassé, et pourquoi; son caractère et sa fin. — Désordres des loups en Orléanais.

On eut la nouvelle que la reine d'Espagne était accouchée le 6 juin d'un prince à Madrid, qu'on nomma don Philippe, et que le 22 mai l'empereur avait été couronné roi de Hongrie à Presbourg avec grande magnificence.

Vendôme triomphait en Espagne, non des ennemis de cette couronne, mais des Espagnols et de nos malheurs. À son âge et à celui de ceux que nous pleurions, il se comptait expatrié pour le reste de sa vie. Leur mort le rendit aux plus flatteuses espérances d'en revenir jouir à notre cour, et d'y redevenir un personnage qui y ferait de nouveau bien compter avec lui. L'Altesse avait été un fruit aussi prompt que délicieux d'une si surprenante délivrance; l'assimilation aux don Juan en fut un autre coup sur coup qui acheva de l'enivrer des larmes de la France, où, porté sur ce nouveau piédestal, il projetait de venir faire le prince du sang en plein par le titre d'en avoir désespéré l'Espagne. Sa paresse, sa liberté de vie, ses débauches avaient prolongé son séjour sur la frontière, où il se trouvait plus commodément pour satisfaire à tous ses goûts qu'à Madrid, où, bien qu'il ne se contraignît guère, il ne pouvait éviter quelque sorte de contrainte de représentation et de paraître à la cour. Il y arriva pour recevoir les profusions intéressées de la toute-puissance de la princesse des Ursins; mais, comme je l'ai remarqué, son dessein se bornait à l'Altesse commune et au leurre plutôt qu'à l'effet bien établi des traitements des deux don Juan qu'elle lui avait fait donner. Elle se hâta donc de faire expédier avec lui ce qui pour le militaire demandait nécessairement sa présence, et de le renvoyer promptement à la frontière. Lui-même, comblé de distinctions où il n'avait osé prétendre, embarrassé de la solitude où le laissait l'extrême dépit des grands et des seigneurs de leur subite humiliation à son égard, et rappelé dans ses quartiers par sa paresse et ses infâmes délices, il s'en retourna volontiers très-promptement. Il n'y avait rien à y faire. Les Autrichiens, étonnés et affaiblis du départ des Anglais, se trouvaient bien éloignés de l'offensive; et Vendôme, nageant dans les charmes de son nouveau sort, ne pensait qu'à en jouir dans une oisiveté profonde, sous prétexte que tout n'était pas prêt pour commencer les opérations.

Pour être plus en liberté, il se sépara des officiers généraux et alla s'établir avec deux ou trois de ses plus familiers et ses valets, qui faisaient partout sa compagnie la plus chérie, à Vignarez, petit bourg presque abandonné et loin de tout, au bord de la mer, dans le royaume de Valence, pour y manger du poisson tout son soûl. Il tint parole et s'y donna de tout au cœur joie près d'un mois. Il se trouva incommodé, on crut aisément qu'il ne lui fallait que de la diète; mais le mal augmenta si promptement et d'une façon si bizarre, après avoir semblé assez longtemps n'être rien, que ceux qui étaient auprès de lui, en petit nombre, ne doutèrent pas du poison et envoyèrent aux secours de tous côtés; mais le mal ne les voulut pas attendre; il redoubla précipitamment avec des symptômes étranges. Il ne put signer un testament qu'on lui présenta, ni une lettre au roi par laquelle il lui demandait le retour de son frère à la cour. Tout ce qui était autour de lui s'enfuit et l'abandonna, tellement qu'il demeura entre les mains de trois ou quatre des plus bas valets, tandis que les autres pillaient tout et faisaient leur main et s'en allaient, Il passa ainsi les deux ou trois derniers jours de sa vie sans prêtre, sans qu'il eût été seulement question d'en parler, sans autre secours que d'un seul chirurgien. Les trois ou quatre valets demeurés auprès de lui, le voyant à la dernière extrémité, se saisirent du peu de choses qui restaient autour de lui, et, faute de mieux, lui tirèrent sa couverture et ses matelas de dessous lui. Il leur cria pitoyablement de ne le laisser pas mourir au moins à nu sur sa paillasse, et je ne sais s'il l'obtint. Ainsi mourut, le vendredi 10 juin, le plus superbe des hommes, et pour n'en rien dire davantage après avoir été obligé de parler si souvent de lui, le plus heureux jusqu'à ses derniers jours. Il avait cinquante-huit ans, sans qu'une faveur si prodigieuse et si aveugle ait pu faire qu'un héros de cabale d'un capitaine qui a été un très-mauvais général, d'un sujet qui s'est montré le plus pernicieux, et d'un homme dont les vices ont fait en tout genre la honte de l'humanité. Sa mort rendit la vie et la joie à toute l'Espagne.

Aguilar, l'ami du duc de Noailles, revenu d'exil pour servir sous lui, fut fort accusé de l'avoir empoisonné, et se mit aussi peu en peine de s'en défendre, comme on s'y mit peu de faire aucune recherche. La princesse des Ursins, qui pour sa grandeur particulière avait si bien su profiter de sa vie, ne profita pas moins de sa mort. Elle sentit sa délivrance d'un nouveau don Juan à la tête des armées d'Espagne, qui n'y était plus en refuge et en asile souple par nécessité sous sa main, et qui au contraire, délivré de tout ce qui l'y avait relégué, recouvrait en plein toutes ses anciennes forces en France, d'où il tirerait toute sorte de protection et d'autorité. Elle ne se choqua donc point de la joie qui éclata sans contrainte, ni des discours les plus libres de la cour, de la ville, de l'armée, de toute l'Espagne; ni par conséquent le roi et la reine, qui n'en firent aucun semblant. Mais pour soutenir ce qu'elle avait fait, et faire à bon marché sa cour à M. du Maine, à Mme de Maintenon, au roi même, elle fit ordonner que le corps de ce monstre hideux de grandeur et de fortune serait porté à l'Escurial. C'était combler la mesure des plus grands traitements. Il n'était point mort en bataille, et de plus on ne voit aucun particulier enterré à l'Escurial, comme il y en a plusieurs à Saint-Denis. Cet honneur fut donc déféré à ceux qui venaient d'être donnés à sa naissance. C'est aussi ce qui enfla M. du Maine jusqu'à ne pouvoir s'en contenir. Mais en attendant que je parle du voyage que j'ai fait à l'Escurial, si j'ai assez de vie pour pousser ces Mémoires jusqu'à la mort de M. le duc d'Orléans, il faut expliquer ici cette illustre sépulture.

Le panthéon est le lieu où il n'entre que les corps des rois et des reines qui ont eu postérité. Un autre lieu séparé, non de plain-pied, mais proche, fait en bibliothèque, est celui où sont rangés les corps des reines qui n'ont point eu de postérité, et des infants. Un troisième lieu, qui est comme l'antichambre de ce dernier, s'appelle proprement le pourrissoir, quoique ce dernier en porte aussi improprement le nom. Il n'y paraît que les quatre murailles blanches avec une longue table nue au milieu. Ces murs sont fort épais; on y fait des creux où on met un corps dans chacun, qu'on muraille par-dessus, en sorte qu'il n'en paraît rien. Quand on juge qu'il y a assez longtemps pour que tout soit assez consommé et ne puisse plus exhaler d'odeur, on rouvre la muraille, on en tire le corps, on le met dans un cercueil qui en laisse voir quelque chose par les pieds. Ce cercueil est couvert d'une étoffe riche, et on le porte dans la pièce voisine. Le corps du duc de Vendôme était encore depuis neuf ans dans cette muraille lorsque j'entrai dans ce lieu, où on me montra l'endroit où il était, qui était uni comme tout le reste des quatre murs et sans aucune marque. Je m'informai doucement aux moines chargés de me conduire et de me faire les honneurs dans combien il serait transporté dans l'autre pièce. Ils ne répondirent qu'en évitant de satisfaire cette curiosité, en laissant échapper un air d'indignation, et ne se contraignirent pas de me laisser entendre qu'on ne songeait point à ce transport, et que, puisqu'on avait tant fait que de l'emmurailler, il y pourrait demeurer. Je ne sais ce que M. du Maine fit du testament non signé qui lui fut envoyé et dont il fit son affaire, mais il ne put obtenir du roi aucune démonstration en faveur de M. de Vendôme, ni le retour du grand prieur qui demeura à Lyon jusqu'à la mort du roi; mais le roi prit le deuil quelques jours en noir. Mme de Vendôme recueillit les grands avantages qui lui avaient été faits par son contrat de mariage, dont Anet et Dreux ont passé d'elle à Mme du Maine, et les autres terres réparties de même aux autres héritiers de la duchesse de Vendôme après elle; mais le roi reprit aussitôt Vendôme et ce qui se trouva de réversible à la couronne. Le grand prieur ne prétendit rien et n'eut rien aussi, comme exclu de tout héritage par ses vœux de l'ordre de Malte. On paya les créanciers peu à peu, et les valets devinrent ce qu'ils purent. Il n'est pas encore temps de parler de ce que devint Albéroni. Ce fut à peu près en ce temps-ci que la reine, n'ayant plus de filles ni de menines, prit des dames du palais à peu près comme celles de Mme la Dauphine et de la reine.

Harlay, ci-devant premier président, dont j'ai eu tant d'occasion de parler, mourut à Paris fort peu de temps après. Je n'ai plus à le faire connaître. J'ajouterai seulement l'humiliation où fut réduit ce superbe cynique. Il loua une maison dont la muraille du jardin était mitoyenne à celui des Jacobins du faubourg Saint-Germain, mais dans la rue de l'Université, qui n'était point à eux comme celles de la rue Saint-Dominique et de la rue du Bac, où pour les mieux louer ils donnent des portes dans leur jardin, et ces mendiants en tirent cinquante mille livres de rente. Harlay, accoutumé à l'autorité, leur demanda une porte dans leur jardin. Il fut refusé. Il insista, leur fit parler et ne réussit pas mieux. Cependant on leur fit entendre que, encore que ce magistrat naguère si puissant ne pût plus rien par lui-même, il avait un fils et un cousin conseillers d'État, auxquels ils ne pouvaient se promettre de n'avoir jamais affaire, et qui, sans se soucier de la personne, pourraient bien par orgueil leur faire sentir leur mécontentement. L'argument d'intérêt est le meilleur avec les moines. Ceux-ci se ravisèrent. Le prieur, accompagné de quelques notables du couvent, alla faire excuse à Harlay et lui dire qu'il était le maître de faire percer la porte. Harlay, toujours lui-même, les regarda de travers, répondit qu'il s'était ravisé et qu'il s'en passerait. Les moines, fort en peine du refus, insistèrent; il les interrompit et leur dit : « Voyez-vous, mes pères, je suis petit-fils d'Achille du Harlay, premier président du parlement, qui a si bien servi l'État et les rois, et qui, pour soutenir la cause publique, fut traîné à la Bastille où il pensa être pendu par ces scélérats de ligueurs; il ne me convient donc pas d'entrer ni d'aller prier Dieu chez des gens de la robe de votre Jacques Clément. » Et tout de suite leur tourna le dos et les laissa confondus. Ce fut son dernier trait. Il tomba dans l'ennui et dans la misère des visites; et comme il conservait toujours toutes ses mêmes manières de gravité empesée, de compliments de fausse humilité, de discours recherchés, d'orgueil le plus incommode, il désolait tous ceux qu'il allait voir, et il allait jusque chez des gens qui s'étaient souvent morfondus dans ses antichambres. Peu à peu des apoplexies légères mais fréquentes lui embarrassèrent la langue, en sorte qu'on avait grand'peine à l'entendre et lui beaucoup à marcher [27]. En cet état il ne cessait point de visiter, et ne s'apercevait point qu'il trouvait beaucoup de portes fermées. Il mourut enfin dans cette misère et dans le mépris, au grand soulagement du peu qui par proximité le voyait, surtout de son fils et de son domestique.

Une bagatelle ne doit pas être oubliée ici, qui montrera combien le roi croyait [devoir] et avait soin de tenir ses ministres de court. Le comte d'Uzès, qui, depuis les funestes obsèques dont j'ai parlé et où je l'ai nommé, était allé en Espagne, s'était arrêté à Madrid sur la mort de M. de Vendôme, sous lequel il devait servir. À peine y fut-il huit jours, que le roi d'Espagne le renvoya au roi avec une lettre, par laquelle il lui demandait un général pour commander ses armées. De quatre généraux français qu'il lui nommait, il n'y en eut point de nommé, parce que le roi d'Espagne se ravisa bientôt et n'en voulut plus. Le comte d'Uzès arriva chez Torcy le 21 juin, à Marly, qui le mena au roi, lequel, après qu'ils furent sortis de son cabinet, passa chez Mme de Maintenon, et y travailla avec Voysin et Desmarets ensemble, chose assez rare qu'il y travaillât avec deux en même temps. Pendant ce travail, il arriva à Torcy un courrier d'Angleterre, attendu avec impatience; Torcy en alla porter les dépêches au roi. Voysin et Desmarets sortirent, et attendirent avec les courtisans que Torcy sortît à son tour. Cependant ils étaient ministres l'un et l'autre. Torcy très-sûrement rendit compte de ces mêmes dépêches, le lendemain matin, au conseil d'État, en leur présence, et apparemment les lut entières, puisqu'elles étaient importantes; Voysin et Desmarets y en dirent leur avis, comme le duc de Beauvilliers et le chancelier, et Torcy même; peut-être, et il y a toute apparence, qu'étant rentrés avec le roi, comme ils firent, dès que Torcy fut sorti, le roi lui-même leur dit ce qu'il venait d'apprendre. Mais ils n'en quittèrent pas moins la place à Torcy; le roi ne les retint point, et le courtisan, répandu dans les salons, fut témoin de cette cérémonie. Le 17 juillet la trêve fut publiée en Flandre entre la France et l'Angleterre, à la tête des troupes des deux couronnes. Un mois auparavant, le prince Eugène avait envoyé près de deux mille chevaux faire une course en Champagne, qui pensèrent prendre l'archevêque de Reims qui faisait ses visites. Ils brûlèrent un faubourg de Vervins, passèrent près de Sainte-Menehould, firent beaucoup de désordres en Champagne et autour de Metz, passèrent la Meuse à Saint-Mihiel, la Moselle auprès de Pont-à-Mousson, emmenèrent grand nombre d'otages, et se retirèrent à Traarbach, sans que Saint-Frémont ni Coigny, détachés après, chacun de leur côté, eussent pu les joindre.

Zumzungen, général de l'empereur, se rendit maître de Porto-Ercole après une belle défense du gouverneur.

Le prince Eugène ouvrit la tranchée devant le Quesnoy, la nuit du 20 au 21 juin, malgré l'inaction déclarée des Anglais, qui précéda la trêve avec eux. Jarnac en apporta la capitulation au roi le 8 juillet à Marly. La Badie, qui y commandait, s'étant rendu prisonnier de guerre avec sa garnison, fut fort chargé de s'être mal défendu par le maréchal de Villars et par toute l'armée; il obtint la permission du prince Eugène de venir se justifier à la cour, mais en arrivant à Paris il fut mis à la Bastille. Broglio cependant défit dix-huit cents chevaux des ennemis, presque tous tués ou pris. Ces bagatelles soutenaient.

Emo, sage, grand, était à Paris depuis quelques mois, envoyé sans caractère par la république de Venise, pour tâcher d'accommoder la brouillerie causée par le choix du cardinal Ottoboni, Vénitien, pour être protecteur de France à Rome, et l'acceptation qu'il en avait faite contre la loi de sa patrie. Mais l'affaire n'était pas encore mûre, et il s'en retourna sans avoir rien obtenu.

Le roi partit le mercredi, 13 juillet, de Marly après le conseil d'État, s'arrêta un peu à Versailles, alla coucher à Petit-Bourg et le lendemain à Fontainebleau. Il y donna, le 20 du même mois, au cardinal de Rohan la calotte rouge, qu'il avait reçue la veille de Rome, et qu'il lui vint présenter, et cinq jours après le bonnet que le camérier Bianchini lui avait apporté. Quelques jours auparavant, Mme la grande-duchesse était tombée en apoplexie au Palais-Royal, où elle fut obligée de demeurer assez longtemps. M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans l'y laissèrent lorsqu'elle fut hors de danger, et allèrent à Fontainebleau.

Le prince Eugène assiégea Landrecies. Le roi, piqué des avantages qu'il ne laissait pas de prendre quoique destitué du secours des Anglais, voulait en profiter, et trouvait fort mauvais que Villars laissât assiéger et prendre les places de la dernière frontière sans donner bataille pour l'empêcher. Villars en avait des ordres réitérés. Il mandait force gasconnades, il en publiait, mais il tâtonnait et reculait toujours, et manqua plus d'une occasion de prêter le collet au prince Eugène, dont quelques-unes furent si visibles, et même d'une apparence si avantageuse, que toute l'armée en murmura publiquement. Il cherchait, disait-il, les moyens de faire lever le siége de Landrecies, et le roi attendait tous les jours des courriers de Flandre avec la dernière impatience. Montesquieu vit jour à donner un combat avec avantage. Il était fort connu du roi pour avoir été longtemps major du régiment des gardes, inspecteur puis directeur d'infanterie, et beaucoup plus par ses intimes liaisons avec les principaux valets de l'intérieur. Il dépêcha secrètement un courrier au roi avec un plan de son dessein, en lui marquant qu'il était sûr que Villars ne l'approuverait pas, et en représentant la nécessité de profiter des conjonctures. La réponse fut prompte. Il eut ordre de suivre, d'exécuter son projet, même malgré Villars, mais de faire cela par rapport à lui avec adresse. L'extrême mépris que le prince Eugène avait conçu du maréchal de Villars lui fit commettre une lourde faute, qui fut de s'éloigner de Marchiennes, et même de Denain où étaient ses magasins principaux, pour subsister plus commodément derrière l'Escaillon qui se jette dans l'Escaut près de Denain, qu'il avait retranché, et y avait laissé dix-huit bataillons et quelque cavalerie. Sur ces nouvelles, le maréchal Montesquiou pressa Villars d'y marcher.

Dans la marche, Montesquiou s'avança avec une tête, quatre lieutenants généraux et quatre maréchaux de camp, et envoya Broglio, depuis maréchal de France, avec la réserve qu'il commandait, enlever cinq cents chariots de pain pour l'armée ennemie, ce qu'il exécuta fort bien et avant l'attaque de Denain. Montesquiou avec cette tête de l'armée arriva devant Denain à tire-d'aile, fit promptement sa disposition, et attaqua tout de suite les retranchements. Villars marchait doucement avec le gros de l'armée, déjà fâché d'en voir une partie en avant avec Montesquiou sans son ordre, et qui le fut bien davantage quand il entendit le bruit du feu qui commençait. Il lui dépécha ordre sur ordre d'arrêter, de ne point attaquer, de l'attendre, le tout sans se hâter le moins du monde, parce qu'il ne voulait point de combat. Son confrère lui renvoya ses aides de camp, lui manda que le vin était tiré et qu'il fallait le boire, et poussa si bien ses attaques qu'il emporta les retranchements, entra dans Denain, s'y rendit le maître de toute l'artillerie et des magasins, tua beaucoup de monde, en fit noyer quantité en tâchant de se sauver, entre lesquels se trouva le comte de Dohna qui y commandait, et se mit en posture de s'y bien maintenir s'il prenait envie au prince Eugène de l'y attaquer, qui arrivait avec son armée par l'autre côté de la rivière, qui fut témoin de l'expédition, qui recueillit les fuyards, et qui s'arrêta, parce qu'il ne crut pas pouvoir attaquer Denain emporté avec succès.

Tingry cependant, depuis maréchal de Montmorency, averti d'avance par Montesquiou, était sorti de Valenciennes et avait si bien défendu un pont, qui était le plus court chemin du prince Eugène pour tomber sur le maréchal de Montesquiou, qu'il l'empêcha d'y passer, le força à prendre le grand tour par l'autre côté de la rivière, par où je viens de dire, et fit qu'il arriva trop tard. Villars, arrivant avec le reste de l'armée comme tout était fait, enfonça son chapeau, dit merveilles aux tués et aux ennemis delà l'eau qui se retiraient, et dépêcha Nangis au roi qui avait été un des quatre maréchaux de camp de l'attaque, que Voysin mena au roi le mardi 26 juillet à huit heures du matin, et qui eut force louanges et douze mille livres pour sa course. Les ennemis y perdirent extrêmement, et le maréchal de Montesquiou fort peu. Le fils unique du maréchal de Tourville y fut tué à la tête de son régiment, dont ce fut grand dommage, et laissa sa sœur héritière qui épousa depuis M. de Brassac et fut dame de Mme la duchesse de Berry quand on lui en donna.

Villars, fort étourdi d'une action faite malgré lui, s'en voulait tenir là; mais Montesquiou, sûr du roi, se moqua de lui, détacha le soir même du combat, qui était le dimanche 24 juillet, Broglio avec douze bataillons sur Marchiennes, où était le reste et la plus grande partie des magasins des ennemis, et le suivit en personne avec dix-huit autres bataillons et quelque cavalerie, sans que Villars osât s'y opposer formellement, après ce qui venait d'arriver. Il prit Saint-Amand en passant, où il y avait huit cents hommes, et l'abbaye d'Hannon, où il y en avait deux cents. Villars, aide-major du régiment des gardes et aide-major général de l'armée, arriva le dernier juillet à Fontainebleau avec force drapeaux, par qui on apprit qu'un fils d'Overkerke avait été tué à Denain, qui était officier général fort estimé parmi les Hollandais. Le lundi 1er août, Artagnan arriva à une heure après-midi à Fontainebleau, de la part du maréchal de Montesquiou, son oncle, avec la nouvelle qu'il avait pris Marchiennes et tout ce qui s'y était trouvé prisonniers de guerre. Il y avait dans la place six bataillons, un détachement de cinq cents hommes de la garnison de Douai, et le régiment de cavalerie entier de Waldec, qui allait joindre l'armée du prince Eugène, et qui n'en put sortir avant d'y être enfermé; soixante pièces de canon; et, outre ce qu'il y avait de munitions de guerre et de bouche en magasin, cent cinquante bélandres qui en étaient chargées sur la rivière, six desquelles avaient chacune deux cents milliers de poudre, le tout sans avoir presque perdu personne à ce siége. Un fils du maréchal de Tessé avait été fort blessé à Denain à la tête du régiment de Champagne, et le marquis de Meuse à la tête du sien.

Montesquiou eut dans l'armée et à la cour tout l'honneur de ces deux heureuses actions, qui levèrent, pour ainsi dire, le sort dont nous étions si misérablement enchantés, qui parurent avec raison un prodige de la Providence, et qui mirent fin à tous nos malheurs. Montesquieu eut le sens d'être sage et modeste, de laisser faire le matamore à Villars qui se fit moquer de soi, de respecter la protection ouverte de Mme de Maintenon, et de se contenter de la gloire, à laquelle personne ne se méprit. Ce fut à Fontainebleau un débordement de joie dont le roi fut si flatté qu'il en remercia les courtisans pour la première fois de sa vie. Le prince Eugène, manquant de pain et de toutes choses, leva aussitôt après le siége de Landrecies, et une désertion effroyable se mit dans ses troupes.

Le roi envoya ordre en même temps de faire le siége de Douai. Le samedi 10 septembre, Aubigny, ce prétendu cousin de Mme de Maintenon qui venait d'avoir le gouvernement de Saumur, et qui était brigadier et colonel du régiment royal, arriva à Fontainebleau, et fut mené par Voysin dans le cabinet du roi après son souper. Il lui apprit que Vieux-Pont ayant emporté les demi-lunes le 7, la chamade avait été battue le 8, et la garnison se rendit prisonnière de guerre. Albergotti qui commandait au siége fit entrer huit bataillons dans la place avec Vieux-Pont pour y commander, et permit aux officiers d'emmener leurs équipages. La descente du fossé n'avait pas encore été faite. Aubigny eut douze mille livres pour sa course. Le prince Eugène se tenait toujours près de Mons avec une armée hors d'état de rien faire, et celle du roi alla faire le siége du Quesnoy. Mais il faut retourner sur nos pas. Il y avait du temps que le fort de Scarpe s'était rendu, la garnison de quatre cents hommes prisonnière de guerre. Saint-Pierre en apporta la nouvelle au roi. Le duc de Wurtemberg, général de l'armée de l'empereur sur le Rhin, avait eu ordre d'attaquer nos lignes de Weissembourg; il s'en approcha, les canonna deux jours durant sans y faire aucun mal, y perdit assez de monde, et se retira, après quoi on brûla leurs batteries. Ce fut tout l'exploit qu'il y eut de part et d'autre en Allemagne.

Il y eut du bruit en Suisse entre les cantons catholiques et protestants. Ils prirent les armes; les derniers furent victorieux. Quoique la guerre fût fort courte, il en coûta cher aux cantons catholiques. La paix entre eux fut signée à Arrau.

Cassart, avec une escadre armée à Toulon, prit dans la principale île du cap Vert le fort et la ville de Santiago aux Portugais, où il y avait douze mille hommes en état de porter les armes, et on n'en avait débarqué que mille. Le gouverneur s'était rendu à condition qu'en payant soixante mille piastres, la ville ni les forts ne seraient point endommagés. Cependant le gouverneur, l'évêque et les principaux habitants se sauvèrent dans les montagnes. Cette fuite irrita Cassart. Il en prit prétexte de prendre quatre cents nègres et deux vaisseaux qui se trouvèrent à la rade, d'emporter les principales marchandises de la ville, puis de la piller et brûler.

Enfin le marquis de Villena, connu quelquefois sous le nom de duc d'Escalone, et le prince de Cellamare, prisonniers de guerre, furent échangés: le premier contre Stanhope, comme je l'ai rapporté en son lieu, à Bruhuega; l'autre contre le général Carpenter. J'aurai tant à parler dans la suite de tous les deux, pendant la régence de M. le duc d'Orléans et lors de mon ambassade extraordinaire en Espagne, si j'ai assez de vie pour conduire ces Mémoires à leur terme, que j'ai voulu marquer leur échange ici. Incontinent après, le roi d'Espagne donna à Villena la charge de son majordome-major qu'il lui gardait depuis longtemps. J'ajouterai en passant que c'était en tout genre un des premiers et des plus grands seigneurs d'Espagne, et orné de toutes sortes de vertus.

Le duc de La Rocheguyon perdit son fils aîné, de la petite vérole, chez l'archevêque de Cambrai où on l'avait transporté. Ce fut le troisième aîné de suite que cette maladie lui emporta. Il lui restait trois garçons, l'aîné desquels était comblé d'abbayes. Le second était M. de Durtal, qu'on a vu il n'y a pas longtemps revenir des Indes avec Ducasse, et apporter ici la nouvelle de l'arrivée des galions, à qui le roi donna le régiment de son frère, et qui est aujourd'hui duc de La Rochefoucauld, et le chevalier de La Rochefoucauld, qui avait dès l'enfance la commanderie de Pézenas. Cette mort causa un grand trouble dans la famille.

L'abbé de Tallemant mourut en même temps assez vieux, regretté de tous les gens de lettres, et même d'assez de gens de considération dans l'Église, et d'autres du grand monde.

Le maréchal de Villars perdit son frère de maladie, qui servait de lieutenant général dans son armée, et était gouverneur de Gravelines. C'était un fort honnête homme et modeste, qui rougissait souvent des incartades du maréchal. Il était chef d'escadre, fort estimé. Son frère, prenant le grand vol, l'avait fait passer du service de la marine à celui de terre, où, bien qu'assez novice, il était devenu bon officier, et fort aimé et personnellement considéré. Quelque temps après, le comte du Bourg, depuis maréchal de France, perdit son fils unique, brigadier de cavalerie, et mestre de camp du régiment royal. Il avait acquis de la réputation, et ne laissa point d'enfants. Ce fut une grande douleur pour son père. Albemarle, lieutenant général dans les troupes ennemies, et fils du favori du roi Guillaume, avait été pris à Denain. Le prince de Rohan fit grande connaissance avec lui, et le fît loger à Paris dans la superbe maison que son père avait achetée. Il y eut le choix d'aller demeurer à Chartres ou à Orléans, à lui et à cinq ou six prisonniers de considération venus avec lui, mais il faisait grande instance d'avoir la permission d'aller sur sa parole dans une de ses terres en Gueldre. Il n'eut point celle de paraître à la cour. Le cardinal de Rohan, retourné à Fontainebleau pour le serment que les cardinaux prêtent pour leurs bénéfices, obtint, pour lui et pour les autres prisonniers qui étaient avec lui, la liberté de s'en aller chez eux sur leur parole, et le roi fit au cardinal la galanterie de vouloir que ce fût lui qui leur en mandât la première nouvelle. L'état de son père le rappela promptement à Paris.

M. de Soubise ne jouit pas longtemps du plaisir de voir son fils revêtu de la pourpre romaine. Il mourut à Paris le 24 août, à plus de quatre-vingt-un ans, prince avec quatre cent mille livres de rente, étant né gentilhomme avec quatre mille livres de rente, comme il lui est échappé quelquefois de lâcher cette parole à quelques amis particuliers dans le transport de sa prodigieuse fortune. Elle fut le fruit d'une prudence que peu de gens voudraient imiter, du mépris qu'il fit des préjugés qui ont acquis le plus de force, de la leçon qu'il reçut de l'exemple de M. de Montespan, et de la préférence qu'il donna sur un affront obscur et demi-caché à la plus énorme fortune que lui valut la beauté de sa seconde femme, son concert secret avec elle, l'art merveilleux par lequel elle sut se conserver le premier crédit après que les temps de l'acquérir furent passés, et la conduite de l'un et de l'autre toute dressée à ce but, dont j'ai assez parlé en divers endroits de ces Mémoires; et des immenses biens, établissements et grandeurs qu'elle leur valut et par quels degrés, pour n'avoir à ajouter ici que quelques éclaircissements sur M. de Soubise, qui était le plus beau gendarme et un des hommes le mieux faits de son temps de corps et de visage jusque dans sa dernière vieillesse, et qui se soucia le moins d'encourir la plus mortelle injure qu'un Espagnol puisse dire à un autre, qui jusque dans la lie du peuple ne se pardonne jamais.

Je me souviens qu'étant à Madrid, le marquis de Saint-Simon, qui apprenait l'espagnol, se fâcha par la ville contre un de mes cochers; et, voulant dire autre chose, l'appela... À l'instant le cocher arrêta, descendit de son siége, jeta son fouet au nez du jeune homme dans le carrosse, et s'en alla sans qu'il fût possible de l'engager à continuer de mener. On fut quatre ou cinq jours à lui faire entendre que c'était méprise, et faute de savoir la langue ni ce que ce mot signifiait; et ce ne fut qu'à force de l'en persuader qu'on parvint à l'apaiser. Je pense bien aussi que M. de Soubise, qui se trouvait si bien de mériter ce nom, n'eût pas souffert qu'on l'en eût appelé, car il était fort brave homme et bon lieutenant général.

Il était fils du second duc de Montbazon et de sa seconde femme; lequel était frère cadet du premier duc de Montbazon, propre neveu paternel du marquis de Marigny, depuis comte de Rochefort, chevalier du Saint-Esprit en 1619 parmi les gentilshommes, et le cinquante-quatrième de cette promotion qui fut en tout de cinquante-huit, frère de père de la connétable de Luynes, si fameuse depuis sous le nom de duchesse de Chevreuse par son second mariage, et de ce prince de Guéméné qui eut tant d'esprit, et qui ne fut duc et pair qu'en 1654 par la mort de leur père; par conséquent, fils de cette belle Mme de Montbazon, et beau-frère de cette princesse de Guéméné qui attrapa le tabouret par l'adresse que j'ai racontée (t. II, p. 153, 154); toutes deux si considérées parmi les frondeurs, et dont la beauté et l'intérêt a tant causé de cabales, les a tant fait figurer dans la minorité de Louis XIV, et tant gouverner les premiers personnages d'alors. Cette belle duchesse de Montbazon, mère de M. de Soubise, était Avaugour des bâtards de Bretagne, qui ont été aussi connus sous les noms de Goello et de Vertus, et la mère de cette Avaugour était Fouquet de La Varenne, fille de ce fameux La Varenne, qui de fouille-au-pot, puis cuisinier, après portemanteau d'Henri IV, et Mercure de ses plaisirs, se mêla d'affaires jusqu'à devenir considérable, à avoir procuré le rétablissement des jésuites en France, et avoir partagé la Flèche avec eux, qui durent ce beau et riche collège à sa protection; qui devint puissamment riche, qui se retira à la Flèche après la mort d'Henri IV, qui fut follement frappé, volant une pie, de l'entendre dire, crier et répéter: Maquereau, d'un arbre où elle s'était relaissée, sans qu'on pût jamais lui persuader que c'était quelque pie privée, échappée d'un village où elle avait appris à parler [28]. Il prit cela pour un miracle pareil à celui de l'âne de Balaam, que c'était le reproche de sa vie et des péchés qui lui avaient valu sa fortune. Il quitta la chasse, se mit au lit; la fièvre lui prit, et il en mourut en deux ou trois jours. C'est ce quartier [29] si honteux et si proche qui fit l'embarras pour Strasbourg, dont Mme de Soubise sortit par l'adresse et l'autorité que j'ai racontées, en faisant passer cette La Varenne, dont le nom est Fouquet, non du surintendant Fouquet, pour être La Varenne d'une très-bonne maison d'Anjou, éteinte lors depuis plus d'un siècle. M. de Soubise était frère de père et de mère de la seconde femme du duc de Luynes, qui épousa la sœur de sa mère, dont il eut le comte d'Albert, Mme de Verue, et nombre d'autres enfants. Il était oncle propre du duc de Montbazon, mort fou et enfermé à Liége en 1699, et du chevalier de Rohan, décapité à Paris devant la Bastille, 27 novembre 1674; enfin grand-oncle du prince de Guéméné et du prince de Montauban, lequel prince de Guéméné était père de celui d'aujourd'hui, gendre du prince de Rohan fils de M. de Soubise, de l'archevêque de Reims, et de plusieurs autres enfants. On n'osa hasarder, à la mort de M. de Soubise, ce qu'il avait osé à celle de sa femme, de la faire porter droit à la Merci, sous prétexte que cette église était vis-à-vis de sa porte, où il la fit enterrer. Son corps fut porté à la paroisse comme tous, et de là à la Merci tant qu'ils voulurent. Le cardinal de Noailles avait mis ordre à ce que cette entreprise et surprise ne fût pas réitérée.

Je perdis en même temps le marquis de Saint-Simon, aîné de la maison. Son père et son frère avaient mangé obscurément plus de quarante mille livres de rente, sans sortir de chez eux. Ce cadet s'était mis, faute de mieux, dans le régiment des gardes, où par ancienneté il était devenu capitaine et brigadier, fort aimé et estimé. Il avait dîné avec moi à Fontainebleau quatre ou cinq jours auparavant. Je présentai son fils tout jeune au roi, qui n'était pas encore dans le service; le roi sur-le-champ lui donna une lieutenance aux gardes.

Mme de La Fayette mourut assez jeune d'une longue apoplexie, fille unique fort riche de Marillac, doyen du conseil. Elle ne laissa que la duchesse de La Trémoille, sa fille unique. Mme de La Fayette, si connue par son esprit, était belle-mère de celle-ci.

Cassini, le plus habile mathématicien et le plus grand astronome de son siècle, mourut à l'Observatoire de Paris, à quatre-vingt-six ans avec la tête et la santé entière. M. Colbert, qui voulait relever en France les sciences et les arts, et qui avait fait bâtir l'Observatoire, attira par de grosses pensions plusieurs savants étrangers. Celui-ci florissait à Bologne sa patrie; il avait déjà rendu son nom célèbre par de grandes découvertes, lorsque M. Colbert le fit venir avec sa famille; il les augmenta depuis beaucoup, et fort utilement pour la navigation. Il demeura à l'Observatoire toute sa vie, qu'il gouverna. Son fils y remplit sa place avec presque autant de réputation en France et dans les pays étrangers, où ils furent l'un et l'autre agrégés aux plus célèbres académies. Ce rare savoir fut également rehaussé en l'un et en l'autre par leur modestie et leur probité. Ce P. Cassini, capucin prédicateur du pape, que Clément XI (Albani) fit cardinal en cette année, était du même nom, et parent éloigné de ces illustres astronomes.

Refuge mourut en même temps: c'était un très-honnête homme et très-vertueux, avec de l'esprit, parfaitement modeste, d'une grande valeur, avec de la capacité à la guerre. Il était ancien lieutenant général, gouverneur de Charlemont, et commandait à Metz. C'était le plus savant homme de l'Europe en toutes sortes de généalogies, et de tous les pays, depuis les têtes couronnées jusqu'aux simples particuliers, avec une mémoire qui ne se méprenait jamais sur les noms, les degrés ni les branches, sur aucune date, sur les alliances, ni sur ce que chacun était devenu. Il était fort réservé la-dessus, mais sincère quand il faisait tant que de parler. Il se peut dire que sa mémoire épouvantait. Un courrier, qu'il reçut à Metz d'un de ces seigneurs allemands du Rhin, en pensa tomber à la renverse en lui rendant son paquet de la part de son maître. « J'ai bien l'honneur de le connaître, » lui dit Refuge, et tout de suite lui en détailla toute la généalogie. Il était honorable, mais sobre et fort distrait. Ses valets quelquefois en abusaient, et lui portaient tout de suite des sept ou huit verres de vin qu'il ne demandait point et qu'il avalait sans y penser. Il se grisait de la sorte; et quand cela était passé, il ne comprenait pas comment cela lui était arrivé. Il était vieux, et laissa une fille mariée au fils unique du comte du Luc, et un fils unique non marié, aussi vertueux que lui, aussi brave, et qui sert d'officier général avec réputation, mais qui, avec la même modestie, n'est pas si généalogiste. Il ne faut pas omettre la mort de Mme Herval, quoique personne purement de la ville. On a rarement vu ensemble tant de vertu, de sagesse, de piété également soutenue toute sa vie, dans la plus simple modestie, avec une si parfaite et si durable beauté. Elle était sœur de Bretonvilliers, lieutenant de roi de Paris, qui venait de mourir subitement, et veuve d'Herval, fort enrichi sous M. Fouquet, depuis intendant des finances, fort dans le grand monde, et le plus gros joueur de son temps. Elle n'avait point d'enfants; c'était une femme qui avec du monde, de l'esprit et de la politesse, s'était toujours fort retirée, qui avait refusé de grands mariages pour sa beauté, sa vertu, et ses biens dont elle faisait de grandes aumônes, et qui depuis longtemps s'était mise dans un couvent où elle voyait à peine sa plus proche famille.

L'abbé Servien fut chassé de Paris, et envoyé je ne me souviens plus où. Il était frère de Sablé et de la feue duchesse de Sully, tous enfants du surintendant des finances. Rien de si obscur ni de si débordé que la vie de ces deux frères, tous deux d'excellente compagnie et de beaucoup d'esprit. L'abbé était à l'Opéra, où on chantait au prologue un refrain de louange excessive du roi, qui se répéta plusieurs fois. L'abbé, impatienté de tant de servitude, retourna le refrain fort plaisamment à contre-sens, et se mit à le chanter tout haut d'un air fort ridicule, qui fit applaudir et rire à imposer silence au spectacle. L'exil ne dura pas; il y fit le malade, et le mépris que faute de mieux on voulut montrer aida fort à la liberté de son retour. Il ne paraissait jamais à la cour, et peu à Paris, en compagnies honnêtes. Ses goûts ne l'étaient pas, quoique l'esprit fût orné et naturellement plaisant, de la fine et naturelle plaisanterie, sans jamais avoir l'air d'y prétendre. Il mourut comme il avait vécu, d'une misérable façon, chez un danseur de l'Opéra où il fut surpris. Il est pourtant vrai qu'avec cette vie il disait exactement son bréviaire, ainsi que le cardinal de Bouillon. Il y eut en ce temps-ci un débordement de loups qui firent de grands désordres dans l'Orléanais; l'équipage du roi pour le loup y fut envoyé, et les peuples furent autorisés à prendre des armes et à faire quantité de grandes battues.

Suite
[27]
Nous avons reproduit le texte de Saint-Simon; les anciens éditeurs ont substitué parler à marcher.
[28]
Saint-Simon a déjà raconté cette anecdote (t. II, p. 66).
[29]
Ce quartier de La Varenne est celui que Saint-Simon appelle orde (ignoble) dans un passage singulièrement altéré par les anciens éditeurs. Voy. t. II, p. 397.