CHAPITRE XVI.

1713

L'impératrice va de Barcelone à Vienne par l'Italie fort incognito. — Plénipotentiaires d'Espagne reçus à Utrecht. — Orry rappelé en Espagne. — Bassesse, caractère et fortune du duc de Bournonville. — La paix signée, publiée; fêtes à Paris. — Hardie politique de M. et de Mme du Maine. — Bailliage d'Haguenau assuré à M. de Châtillon. — Quarante-huit mille livres d'augmentation de pension à Madame. — Douze mille livres de pension au duc de Charost. — Vingt mille livres de pension assurées à Mme de Monasterol. — Fiefmarcon lieutenant général de Roussillon. — Lueurs trompeuses sur l'archevêque de Cambrai. — Mort de Montgaillard, évêque de Saint-Pons. — Mort de L'Aigle ; son caractère. — Mort et caractère de Sévigné. — Mort, caractère et fortune du vieux Clérembault. — Mort de la marquise de Mirepoix. — Mort de la comtesse d'Uzes. — Mort, fortune et caractère du cardinal de Janson. — Beauvais donné à l'abbé de Saint-Aignan, malgré le duc de Beauvilliers.— Adresse hardie de Rome sur ses bulles. — Naissance et mort du duc d'Alençon. — Électeurs de Cologne et de Bavière voient le roi plusieurs fois. — Princesse de Conti, fille du roi, achète l'hôtel de Lorges, à Paris. — Mariage d'Aubigny avec Mlle de Villandry. — Villars s'excuse de servir, puis va sur le Rhin; Besons sur la Moselle — Harcourt, destiné au Rhin, hors d'état de servir. — Cent mille livres à Villars. — Départ des généraux. — Steinbok et ses troupes prisonniers des Danois. — Châteauneuf ambassadeur en Hollande; Bonac à Constantinople; du Luc en Suisse. — Abbé de Mornay; quel, et pourquoi en Portugal. — Lassai fils envoyé en Prusse, où il ne fut point. — Lœwenstein évêque de Tournai.

Jennings, un des amiraux d'Angleterre, avait déjà porté l'impératrice de Barcelone à Gênes, et on vit le moment que les Catalans s'opposeraient à son départ à main armée. Elle traversa l'Italie avec peu de suite et fort incognito, et gagna le plus tôt qu'elle put Inspruck, puis Vienne. Jennings revint après faire le transport des troupes anglaises qui depuis longtemps ne sortaient plus de leurs quartiers. Le duc d'Ossone, sûr d'être admis à Utrecht, y était allé de Paris, et Monteléon d'Angleterre. Orry, qui était resté à Paris depuis que le roi l'avait fait chasser d'Espagne et avait été fort près de le faire pendre, y fut rappelé par le crédit de Mme des Ursins. Le roi d'Espagne en désira le consentement du roi, qui ne le voulut jamais donner, mais qui permit qu'il partît sans son aveu, et il y retourna de la sorte. Cette souveraineté de Mme des Ursins accrochait la paix d'Espagne. On en verra le détail dans les Pièces [47] et combien le roi le trouva mauvais. C'est ce qui fit la fortune du baron de Capres, qu'elle envoya de sa part à Utrecht.

D'Aubigny y était déjà, qui n'y passait point les antichambres, et que son petit état faisait mépriser. Elle crut donc qu'un cadet de Bournonville qui avait de l'esprit, de l'entregent, de l'intrigue, qui portait un nom distingué dans les Pays-Bas, qui y avait force parents, et qui était un homme à tout faire pour arriver à plaire et à parvenir, percerait et viendrait à bout de la chose du monde qu'elle passionnait le plus démesurément. Elle y fut trompée. Capres se déshonora par une commission si ridicule et si fort au-dessous de lui, ne put être reçu à rien traiter à Utrecht, et y essuya tous les dégoûts possibles que sa mission attira à sa personne, Mais pour lui, il réussit à ce qu'il voulait, qui était de plaire à la distributrice des grâces de toutes les sortes. Mme des Ursins lui sut si bon gré d'avoir fait ce voyage de sa part, et de tout ce qu'il y avait essuyé pour l'amour d'elle qu'elle ne tarda pas à l'en récompenser. Il n'avait ni grâces ni aucun bien vaillant; elle le mit à son aise et lui fit donner la Toison, bientôt après la grandesse, enfin la compagnie wallone des gardes du corps du roi d'Espagne. J'ai pressé ces petits événements afin de n'avoir pas à y revenir. Les Pièces, où tout ce qui regarde la paix se trouve si bien expliqué, me dispensent d'en rien dire ici en détail.

Le vendredi saint, 14 avril, Torcy entra sur les huit heures du soir chez Mme de Maintenon, menant au roi le chevalier de Beringhen, aujourd'hui premier écuyer et chevalier de l'ordre, chargé par le maréchal d'Huxelles d'apporter la nouvelle tant désirée de la signature de la paix, faite enfin le lundi précédent 10, fort avant dans la nuit, avec l'Angleterre, la Hollande, le Portugal, et les deux nouveaux rois de Sicile et de Prusse; et, pour le dire tout de suite, on eut les ratifications le 14 mai, et le 22 la publication de la paix se fit dans Paris avec grande solennité [48].

M. et Mme du Maine, qui songeaient fort dès lors à se rendre populaires, vinrent de Sceaux chez le duc de Rohan voir passer la cérémonie, dans la place Royale, s'y montrer sur [un] balcon, et y jeter de l'argent au peuple; libéralité qui n'aurait pas réussi auprès du roi à d'autres. Il y eut, le soir, beaucoup de feux devant les maisons, et plusieurs furent illuminées. Le 25 mai, on chanta le Te Deum à Notre-Dame avec l'assistance ordinaire; le soir, grand feu d'artifice à la Grève, qui fut suivi d'un superbe festin que le duc de Tresmes, gouverneur de Paris, donna à ses dépens à l'hôtel de ville aux ambassadeurs, et à grand nombre de personnes distinguées de la cour et de la ville, des deux sexes, et les vingt-quatre violons pendant le repas.

Ce temps sembla celui des grâces; on ne le négligea pas. Je me suis trompé sur la mort du duc Mazarin. Son extrémité à son âge l'avait fait croire; il n'est mort que vers la fin de cette année-ci. Ainsi, après cette correction, je n'en parlerai plus. Il avait donné le bailliage d'Haguenau de vingt mille livres de rente à son fils en mariage. Le peu de cas qu'on était accoutumé depuis longues années à faire de lui, et l'extrême mépris où la vie honteuse, scandaleuse, obscure de son fils l'avait fait tomber, avisèrent Voisin de demander au roi ce bailliage pour Châtillon son gendre, qui a fait depuis une si grande et si inespérée fortune. Voysin l'obtint pour que Châtillon en jouît après la mort du duc Mazarin, et qu'il passât après Châtillon à sa postérité masculine. Le duc de La Meilleraye eut beau crier, la partie n'était pas égale, mais le public fut étrangement indigné de l'audace et de l'avidité de ce ministre, qui donna le premier exemple de la violence d'enlever le bien par pure faveur à des personnes vivantes, en droit et en possession de tout temps, c'est-à-dire depuis que le roi en avait pu disposer, et cela sans ombre de droit, de dette ni de prétention quelconque que le pouvoir et le vouloir de ravir. Il ne fut pas longtemps sans faire passer sur la tête de Mme de La Rochepot sa fille une pension de six mille livres qui lui avaient valu les voyages du roi en Flandre lorsqu'il y était intendant.

Madame, qui avait peine à fournir à la dépense de son grand état avec quatre cent mille livres de rente, demanda du secours au roi, qui, avec excuses du peu, lui donna quarante mille livres d'augmentation.

Le duc de Charost, qui n'avait rien vaillant, et qui était entre son père et sa mère et ses deux fils, eut en même temps douze mille livres de pension.

Monasterol, ministre depuis fort longtemps de l'électeur de Bavière en France, où il faisait une dépense en tout prodigieuse, avait une pension du roi de trente mille livres. Il avait épousé par amour une des plus belles femmes de Paris, au scandale de tout le monde, qui était veuve d'un vieux La Chétardie, gouverneur de Thionville, frère du curé de Saint-Sulpice, directeur de Mme de Maintenon après M. de Chartres. Elle n'avait rien, et avait épousé ce vieillard dont elle eut un fils, bien longtemps depuis ambassadeur en Russie où il a tant fait parler de lui, et dont il a tant tiré d'honneurs et de biens de la czarine. Monasterol obtint que, s'il venait à mourir, il demeurerait de sa pension vingt mille livres de rente à sa femme.

Fiefmarcon, longtemps depuis chevalier de l'ordre en 1724, eut la lieutenance générale du Roussillon par la mort du vieux Quinçon et la protection des Noailles.

Il y avait eu depuis quelque temps des lueurs que les amis de l'archevêque de Cambrai avaient avidement saisies pour se flatter. Personne ne s'était hasardé de prononcer son nom devant le roi, même lorsque du vivant du Dauphin les gens de la cour qui servaient en Flandre s'empressaient le plus de lui faire la leur en passant et repassant, et se détournaient même exprès. Il en avait si magnifiquement usé pour les troupes et pour leurs officiers de toutes conditions pendant toute la guerre, et encore à la dernière campagne, que Maréchal en avait parlé devant le roi plus d'une fois, et presque toutes les fois le roi y avait pris courtement, mais assez bien. J'en avais averti le duc de Chevreuse, qui vivait encore, et le duc de Beauvilliers, qui en furent touchés d'une joie d'autant plus sensible, qu'ils étaient depuis bien longtemps hors de toute espérance à son égard. Ratabon, évêque d'Ypres, ne bougeait guère de Paris, et prétendait qu'il y avait une vapeur dans sa cathédrale qui le faisait évanouir chaque fois qu'il y entrait. C'était un homme d'esprit, du monde, et qui était si bien avec les jésuites que ce pouvaient être les cendres de Jansénius, son célèbre prédécesseur, qui opéraient cet effet sur lui. On lui donna l'évêché de Viviers, et le P. Tellier, qui était tout à M. de Cambrai, sans oser le montrer, et dont le crédit croissait sans cesse, fit un tour de force et bombarda cet évéché d'Ypres pour l'abbé de Laval, grand vicaire de M. de Cambrai, qui l'avait élevé tout jeune, et l'avait toujours nourri et entretenu généreusement chez lui, parce qu'il était un peu son parent, et que cette branche très-cadette de Laval-Montigny avait à peine du pain. Cet abbé de Laval avait extrêmement profité d'une générosité si bien placée; il était savant, fort homme de bien, s'était beaucoup fait aimer. Il n'avait jamais quitté l'archevêque, qu'il aimait et respectait comme son père, et dont il était chéri de même. Cet attachement était l'exclusion la plus formelle: aussi personne ne pensait à rien pour lui lorsque le P. Tellier fit de lui-même ce grand coup qui releva tout à fait les espérances sur l'archevêque même, et qui ravit M. de Beauvilliers. On verra que les suites en furent trompeuses. Le pauvre abbé de Laval mourut à Ypres peu de mois après avoir été sacré. L'école d'où il sortait était fort opposée à celle de Jansénius, sûrement au moins pour ce monde; cette mort précipitée fut-elle un coup de Jansénius? L'abbé de Laval fut le dernier évêque d'Ypres de la nomination du roi qui la perdit avec cette place par l'exécution de la paix.

Un saint et grand évêque mourut en ce temps-ci, Montgaillard, évêque de Saint-Pons, que ses vertus épiscopales, son grand savoir, une constante résidence de plus de quarante années, une vie tout apostolique, une patience humble, courageuse, prudente, invincible avaient singulièrement illustré sous la persécution des jésuites qui y engagèrent le roi pendant presque tout son épiscopat.

Je regrettai un de mes voisins de la Ferté, le mari de Mme de L'Aigle, dame d'honneur de Mme la Duchesse, tous deux fort des amis de mon père et des miens. Je n'ai guère connu un couple d'autant d'esprit, de politesse, mieux instruit de tout et plus capable d'amitié. M. de L'Aigle, accablé d'infirmités, s'était retiré depuis plusieurs années chez lui à l'Aigle, d'où il ne sortait plus. C'est un des plus beaux et des plus complets marquisats qu'il y ait en France, à six lieues de chez moi. Il y mourut à soixante-quinze ans, tout à lui, n'ayant jamais rien perdu de sa tête ni des agréments de sa conversation.

Sévigné mourut aussi et sans enfants, retiré depuis quelque temps avec sa femme dans le faubourg Saint-Jacques, dans une grande piété. Il était fils de Mme de Sévigné, si connue encore par ses lettres. Elle l'avait fort mis dans le monde et dans la meilleure compagnie. C'était un bon et honnête homme, mais moins un homme d'esprit que d'après un esprit, qui avait eu des aventures bizarres, peu mais bien servi, et qui du naturel charmant et abondant de sa mère et du précieux guindé et pointu de sa sœur, avait fait un mélange un peu gauche.

M. de Luxembourg perdit sans aucun regret son beau-père Clérembault, qu'on n'appelait que Clérembault la Perruque, parce qu'il était accusé d'acheter les siennes sur les quais; au moins en avaient-elles toute la mine. Il s'appelait Gillier, était peu de chose, et beaucoup moins encore par son personnel. Il avait été bien fait et parfaitement beau. On le voyait encore à plus de cent ans qu'il avait bien comptés, un vieux bellâtre qui, jusqu'à cet âge, et au delà, venait toutes les semaines ennuyer la cour, où jamais il n'avait été de rien. Il avait été maître d'hôtel de Mme Henriette d'Angleterre, lorsqu'elle épousa Monsieur. Le maréchal du Plessis n'avait pu refuser à la reine mère d'être gouverneur de Monsieur. Il était demeuré surintendant de sa maison et premier gentilhomme de sa chambre. Il mourut, duc et pair de 1665, à la fin de 1675. Le comte du Plessis, son fils, était premier gentilhomme de la chambre de Monsieur, en survivance. II avait épousé en 1659 Marie-Louise Le Loup de Bellenave, qui fut dame d'honneur de Madame en survivance de la maréchale du Plessis, dont un fils unique tué devant Luxembourg à vingt ans, sans alliance, en mai 1684, par quoi le chevalier du Plessis, frère puîné de son père, devint duc et pair de Choiseul, en qui cette dignité s'est éteinte. Le comte du Plessis, son frère aîné, fut tué à la prise d'Arnheim en Hollande, à trente-huit ans, en 1672, et mourut ainsi devant son père. Sa veuve s'amouracha de Clérembault qu'elle voyait tous les jours chez Madame, et l'épousa. C'était un second mariage bien infime en comparaison du premier, et de la dame d'honneur de Madame avec un de ses maîtres d'hôtel. Cette Madame n'était plus Henriette d'Angleterre. Elle était morte le 30 juin 1670; et Monsieur était remarié, dès la fin de 1672, à la fille de l'électeur palatin, à qui la coutume constante de l'Allemagne rendait la mésalliance plus étrange, car la comtesse du Plessis avait passé de la première Madame à elle. On trouva donc moyen de faire Clérembault son premier écuyer pour rendre ce mariage moins insupportable, et on lui fit acheter encore le petit gouvernement de Toul. Il était riche, sa femme encore plus; la mort du duc de Choiseul, fils unique de son premier lit, la mit encore dans une plus grande abondance. L'un et l'autre avaient quitté Madame. Ils étaient extrêmement avares, et amassèrent de grands biens, dont la duchesse de Luxembourg leur fille unique, morte devant sa mère, a fait passer à son fils, le duc de Luxembourg d'aujourd'hui. Mme de Clérembault est morte en 1724 à quatre-vingt-quatre ans. Elle avait beaucoup d'esprit, et un reste de considération. Elle et son mari étaient plus avares l'un que l'autre.

La marquise de Mirepoix mourut en même temps assez jeune. Elle était fille aînée du duc et de la duchesse de La Ferté, et veuve de Mirepoix, sous-lieutenant des mousquetaires, sans enfants, qui était frère aîné du père du marquis de Mirepoix, aujourd'hui chevalier de l'ordre, aîné de la maison de Lévi. Mme de Mirepoix tenait assez de choses de sa mère. Elle s'était ruinée, et vivait assez esseulée dans le couvent de la Conception, à Paris.

La comtesse d'Uzès mourut aussi en couches. Elle était fille du lieutenant de roi de Condé, qui était brigadier, et veuve d'un financier appelé Hamelin. C'était une grande femme qui avait été belle et bien faite, qui n'avait pas quarante ans, à qui M. Chamillart avait voulu du bien, que j'ai fort vue à l'Étang, où elle se faisait aimer de tout le monde. Elle a laissé trois fils du comte d'Uzès, frère du duc d'Uzès, qui n'avait rien.

L'État et la religion firent une grande perte en la personne du cardinal de Janson, évêque, comte de Beauvais, et grand aumônier de France, qui mourut à Paris, 24 mars de cette année, à quatre-vingt-trois ans, ayant toujours la tête parfaitement entière. Le roi le regretta beaucoup, le public aussi, et son diocèse et les pauvres amèrement. Ce sont de ces hommes rares et illustres qui méritent de s'y arrêter; et je le ferai d'autant plus volontiers qu'entre beaucoup d'amis qu'il eut toute sa vie, il l'était très-particulier de mon père, et fort des miens. Il fut un moment coadjuteur de Digne, puis évêque de Marseille, où il fut chargé de toutes les affaires de Provence, au grand regret du comte de Grignan, lieutenant général de la province, comme on le voit par les lettres de Mme de Sévigné. Ces affaires firent connaître sa capacité aux ministres.

Forbin, son parent éloigné, mais de même nom, mort capitaine des mousquetaires gris, était dès lors bien avec le roi, et fort ami de Bontems qui le devint de l'évéque de Marseille, et qui le servit très-bien auprès du roi toute sa vie. Il y avait déjà sept ou huit ans qu'il gouvernait toutes les affaires de Provence, lorsqu'il fut envoyé ambassadeur en Pologne en 1674, à l'occasion de l'élection d'un roi. Son habileté y réunit tous les partis lorsqu'on s'y attendait le moins. Le fameux Jean Sobieski, grand maréchal et gouverneur général de la couronne, fut unanimement proclamé. La reconnaissance lui fit offrir sa nomination au cardinalat à l'évêque de Marseille, qui ne voulut l'accepter qu'après en avoir obtenu la permission du roi. Peu après son retour, il fut en 1679 transféré à Beauvais, et renvoyé un an après ambassadeur en Pologne, et vers divers princes d'Allemagne. En 1630, il eut l'ordre du Saint-Esprit, et le 13 février 1690, Alexandre VIII, Ottobon, le fit cardinal. Ce pape, que le duc de Chaulnes avait mis sur le saint-siége, avait trompé la France. À sa mort nos cardinaux allèrent à Rome. Janson y contribua beaucoup à l'élection d'Innocent XII, Pignatelli, l'un des plus sages, des meilleurs et des plus saints papes qui eussent occupé le saint-siége depuis bien longtemps. Janson demeura à Rome, chargé des affaires de France, et y termina tous les démêlés qu'elle avait eus sous les deux derniers pontificats. Après sept années de résidence à Rome, il revint en France. Deux ans après, la mort d'Innocent XII l'y fit retourner pour le conclave, avec les autres cardinaux français. Clément XI, Albane, y fut élu, et Janson demeura encore auprès de lui, chargé des affaires de France, jusqu'en 1706, qu'il apprit par le même courrier du roi la mort du cardinal de Coislin, et qu'il était grand aumônier en sa place, avec la permission de revenir l'exercer. II partit bientôt après de Rome, qu'il ne revit plus.

Le cardinal de Janson était un fort grand homme, bien fait, d'un visage qui, sans rien de choquant ou de singulier, n'était pourtant pas agréable, et avait quelque chose de pensif sans beaucoup promettre. Il était plein d'honneur et de vertu, il avait un grand amour de ses devoirs et de la piété. C'était une sage et excellente tête, se possédant toujours parfaitement, et qui par là a réussi en perfection dans toutes ses négociations, et a mieux servi le roi à Rome qu'aucun autre qui y ait été chargé de ses affaires. Il y était plus craint et plus considéré que pas un d'eux, parce que, avec une parole lente et désagréable par l'organe, qui avait un son étranglé, il avait une sagacité qui ajoutait beaucoup à la finesse de son esprit et à sa justesse, qui était grande, en sorte qu'il n'a jamais pu être trompé, même à Rome. Il était consommé dans les affaires par une longue habitude, magnifique en tout et partout avec beaucoup d'ordre, fort désintéressé, affable aux plus petits, naturellement obligeant, fort poli, mais avec choix et dignité, quoiqu'il le fût à tout le monde, et l'homme du monde le plus capable d'amitié, de fidélité à ses amis et de les bien servir. Il était né pauvre. Son frère aîné et le père du marquis de L'Aigle, de la mort duquel je viens de parler, avaient épousé les deux filles du bonhomme La Saladie, qui avait été autrefois fort estimé et fort avancé à la guerre. La chapelle du château de l'Aigle vaut huit cents livres de rente fondée au chapelain. Ce fut le premier bénéfice qu'il eut, et que par reconnaissance il a voulu garder toute sa vie. Il y payait un chapelain, et faisait donner le reste aux pauvres du lieu depuis qu'il fut devenu grand seigneur. Étant cardinal et grand aumônier, il se plaisait à dire, devant tout le monde, à M. et à Mme de L'Aigle, qu'il était le grand aumônier du roi et le leur, et qu'il se faisait honneur de demeurer le leur, parce qu'alors qu'il n'avait rien il s'était trouvé bien heureux que leur père lui eût donné de quoi vivre par cette chapelle.

Il avait l'âme et toutes les manières d'un grand seigneur, doux et modeste, l'esprit d'un grand ministre né pour les affaires, le cœur d'un excellent évêque, point cardinal, au-dessus de sa dignité, tout français sur nos libertés et nos maximes du royaume, sur les entreprises de Rome, avec netteté, inébranlable là-dessus jusqu'à l'éclat, et parfaitement instruit de ces matières jusqu'à avoir dit plus d'une fois aux ministres romains, et au pape même, que, quelque flatté qu'il fût de sa pourpre, il se tenait plus honoré de l'épiscopat que du cardinalat, et que son chapeau ne lui tenait à rien. Cette fermeté constante et vraie a souvent eu de grands effets. Tout bon courtisan qu'il était, il fut aussi peu timide au dedans qu'au dehors, et aussi impénétrable au crédit et aux artifices des jésuites, dont il ne s'émut jamais et qu'il contint toujours en crainte et en respect, comme on l'a vu. On a vu aussi combien le roi regretta de ne pouvoir le mettre dans son conseil, et les excellentes raisons qui l'en détournèrent, et que la France pleurera longtemps avec des larmes de sang n'avoir pas été suivies après lui.

Quelque accoutumé qu'il fût aux affaires, quelques agréments qu'il trouvât dans le monde, où il était universellement honoré et où il avait beaucoup d'amis, parce qu'il en méritait, quelques faveurs, quelques distinctions qu'il trouvât toujours à la cour, il ne se plaisait nulle part tant que dans son diocèse, où il était singulièrement respecté, et il se peut dire adoré, surtout des pauvres de tous les états à qui il faisait de grandes aumônes. Il aidait et soutenait fort la noblesse; et tant qu'il a été en France il a toujours passé plus de sept ou huit mois tous les ans à Beauvais à y visiter son diocèse, et à y remplir toutes ses fonctions avec beaucoup d'application et de vigilance. Le roi donna l'archevêché d'Arles à son neveu, l'abbé de Janson, lors de la translation de M. de Mailly, longtemps depuis cardinal, d'Arles à Reims. Le cardinal de Janson s'y opposa tant qu'il put. Il dit au roi qu'il connaissoit son neveu, que c'était un petit génie, fort homme de bien, mais à qui il ne voudrait pas confier une place de vicaire de village, et absolument incapable de l'épiscopat; que, si le roi voulait lui faire du bien, il lui serait très-obligé et très-aise s'il lui voulait donner une abbaye de dix-huit ou vingt mille livres de rente, que ce serait de quoi vivre et prier Dieu en repos, et beaucoup plus qu'il n'en fallait à son neveu. Il eut beau insister, le roi tint bon. On a longuement vu depuis combien le cardinal pensait juste. Sa mort arriva dans une funeste époque. Avec la liberté et la fermeté qu'il avait, et la confiance du roi telle qu'il la possédait, il eût pu empêcher ce torrent de maux qui la suivirent dans l'Église, et qui n'épargnèrent pas l'État; et son funeste successeur n'aurait pas acheté sa charge, comme il fit enfin du P. Tellier, et par elle n'eût pas eu les accès dont il fit pour la payer un si pernicieux usage, comme on l'éprouva bientôt après.

Au bout de quinze jours, le roi donna les deux belles abbayes qu'il avait: Marchiennes, en Flandre, au cardinal Ottobon; Corbie, de cinquante mille livres de rente, au cardinal de Polignac. Il nomma en même temps à Beauvais l'abbé de Saint-Aignan, qui était encore à Orléans au séminaire. Le duc de Beauvilliers représenta au roi que, encore qu'il parût que son frère eût de la piété et de l'application aux choses de son état, il était encore trop jeune pour être aussi assuré de lui qu'il convenait de l'être pour le faire évêque. Il n'y eut rien qu'il n'employât pour faire changer le roi là-dessus, avant que la nomination fût sue. Le roi fut inflexible, loua la délicatesse de M. de Beauvilliers, s'appuya sur tout le bien qui lui était revenu de son frère, ajouta que Beauvais ne vaquait pas toujours, et à point, et qu'il voulait bien lui dire que, s'il était encore d'usage, comme dans les anciens temps, que des fils de France fussent évêques, il n'aurait rien de mieux à donner à son second fils que Beauvais. Le pape lui refusa des bulles, parce que l'abbé de Saint-Aignan avait, par ordre du roi, soutenu dans ses thèses les propositions de l'assemblée du clergé de 1682.

Ce n'était pas que Rome fût en droit ni même en volonté de ce refus, mais pour montrer, par cette difficulté faite au frère d'un ministre de cette distinction, à quoi devaient s'attendre tous les autres, effrayer la cour et faire perdre ainsi l'habitude de soutenir ces maximes, qui était déjà fort tombée en désuétude, et qui y tomba après de plus en plus. Il avait été réglé qu'elles le seraient par tous ceux qui auraient à prendre des degrés, et que le parlement y tiendrait la main. Cela se fit pendant quelque temps, puis on s'en relâcha à la française, et sous Alexandre VIII, Ottobon, le clergé sembla les abandonner, par la lettre honteuse que le roi l'engagea d'écrire à ce pape pour obtenir des bulles qu'Innocent XI avait refusées, et qu'on sollicitait depuis quatorze ans. Depuis cette époque ces propositions ne furent plus soutenues qu'à la dérobée, et par des bouffées de mécontentement de la cour de Rome, qui sut profiter de tous les avantages qu'on lui laissait prendre pour les anéantir, et qui a su depuis se saisir de bien d'autres, et se mettre en beau chemin de réduire la France au point d'ignorance, d'adoration et de dépendance où elle a réduit l'Italie et les Espagnes. Le refus dura six mois entiers. Contente alors d'avoir fait un exemple si humiliant et si instructif, et n'osant aussi trop se commettre, les bulles furent accordées par bonté, avec le gratis ordinaire aux fils et aux frères des ministres. L'abbé de Saint-Aignan parut en parfait séminariste. Jamais rien de si gauche, de si plat, de si béat. Je proposai au duc de Beauvilliers de lui donner un maître à danser, pour lui apprendre au moins à faire la révérence et à entrer dans une chambre. Il afficha la régularité la plus exacte, et il remit Saint-Germer près Beauvais, la seule abbaye qu'il eût, pour n'être pas en pluralité de bénéfices. On la donna à l'abbé Begon, depuis évêque de Toul, parent proche des Colbert, qui fut choisi pour être le conducteur du jeune prélat, sous le nom de grand vicaire. M. de Beauvilliers ni le roi ne vécurent pas assez pour voir combien il y avait eu de sagesse et de raison dans les craintes et les refus du duc de Beauvilliers de faire son frère évêque si promptement, que ses désordres éclatants et persévérants firent enfin renfermer dans un monastère pour le reste de ses jours, presque gardé à vue, et forcément démis de son évêché pour éviter la dégradation et la déposition juridique.

Mme la duchesse de Berry accoucha, sur les quatre heures du matin du dimanche 26 mars, d'un prince qui fut appelé duc d'Alençon. Il vint à sept mois, et la flatterie fut telle que presque toute la cour se trouva née ou avoir des enfants à ce terme. La joie en fut courte; il donna plusieurs alarmes par sa délicatesse, et il mourut le samedi 25 avril à minuit. Le roi nomma le duc de Saint-Aignan et le marquis de Pompadour pour accompagner la corps à Saint-Denis. Il partit de Versailles le lundi 27 avril après dîner, avec les gardes, les pages, et les carrosses de M. le duc de Berry; l'évêque de Séez portant le cœur, eut pour cette raison la première place, et M. de Saint-Aignan la seconde, au derrière du carrosse, comme duc; M. et Mme de Pompadour au devant, elle comme gouvernante; et le petit corps posé entre eux. Lorsqu'ils eurent passé les cours, et un peu avancé dans l'avenue, M. de Saint-Aignan força par politesse Mme de Pompadour de changer de place avec lui. De Saint-Denis ils furent porter le cœur au Val-de-Grâce. M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry furent extrêmement touchés.

L'électeur de Bavière qui était toujours à Suresne, et qui s'y amusait à chasser dans la forêt de Saint-Germain et ailleurs, à des retours de chasse chez lui, à un gros jeu, et à donner des fêtes champêtres à l'occasion de la paix, qui n'était pourtant pas encore bien agréable pour lui, dîna le 21 avril chez d'Antin, à Versailles, vit le roi après dans son cabinet par les derrières, y fut peu, le suivit à la volerie, et s'en retourna le soir à Suresne. L'électeur de Cologne vit le roi le lendemain de la même façon, et fut longtemps avec lui. Huit ou dix jours après, le roi étant à Marly et courant le cerf, l'électeur de Bavière se trouva à la chasse, et descendit après à Marly, chez d'Antin. Il fut jouer au salon où M. le duc de Berry l'attendit; il revint souper chez d'Antin, puis jouer au salon jusqu'à quatre heures du matin, et s'en alla à Suresne. Deux jours après, l'électeur de Cologne vint l'après-dînée à Marly, vit le roi dans son cabinet, et prit congé de lui. Le lendemain, l'électeur de Bavière se trouva comme l'autre fois à la chasse du roi, joua au retour dans le salon avec Madame et Mme la duchesse de Berry et force dames, soupa chez d'Antin, et retourna au salon après. Le roi fit pour lui une chose singulière; il vint voir jouer, et jeta de l'argent à l'électeur pour être des réjouissances. Il n'y fut pas longtemps, mais cela fut fort marqué. Le jeu se poussa assez loin, après lequel l'électeur regagna Suresne. Quelques jours après il revint encore à la chasse, soupa chez d'Antin, et joua dans le salon avant et après souper. Il se trouva bientôt après à une autre chasse. Le roi se promena après dans un jardin, où l'électeur le vint joindre aussitôt au mail; ils y virent jouer, et la promenade continua ensuite, l'électeur à pied avec les courtisans, et le roi dans son petit chariot qui lui en fit une civilité. Après la promenade, l'électeur joua dans le salon à l'ordinaire avant et après le souper que d'Antin lui donna. Il revint encore après faire une autre chasse et jouer dans le salon, et revint aussitôt après voir aller les dames à la roulette, qui est un divertissement qu'il ne connaissoit point; mais ces dernières fois il ne vit le roi qu'à la chasse. Il ne parut plus que pour prendre congé du roi à Versailles, qu'il vit peu de temps dans son cabinet, pour s'en aller à Compiègne. Ce fut en ce temps-ci que Mme la princesse de Conti, fille du roi, acheta à vie l'hôtel de Lorges du duc de Lorges, qui vendait tout d'un côté, et bâtissait et dépensait tant qu'il pouvait de l'autre. Cette acquisition, à la suite de celle du comte de Toulouse et de d'Antin, augmenta la surprise. Le roi en aurait été si choqué dans d'autres temps qu'ils n'auraient osé le hasarder; mais il commençait à être si dégoûté de tout, par les malheurs de sa famille, qu'il ne prenait presque plus de part à rien que celle qu'on l'engageait à prendre. Ces précautions d'établissements à Paris de gens qui ne pouvaient découcher de la cour, excepté d'Antin, et encore celui-là avec mesure, permission et prétexte, donnèrent fort à penser sur la santé du roi, de la décadence de laquelle on ne s'apercevait pourtant pas encore au dehors de son plus secret intérieur. Quelque temps après Mme la princesse de Conti acheva d'acquérir cette maison en propriété.

L'ombre de Mme de Maintenon qui couvrait et avait été si utile à d'Aubigny, son prétendu cousin, et à l'archevêque de Rouen, son oncle, fit son mariage avec Mlle de Villandry, riche héritière, et dans son voisinage.

L'opiniâtreté de l'empereur, qui retint l'empire dans ses intérêts, fit porter toutes nos forces sur le Rhin et sur la Moselle. Villars fut destiné à la Moselle, et Harcourt pour le Rhin. Bientôt après Villars s'excusa sur sa blessure, et voulut aller à Baréges; Besons lui fut substitué, et le 12 et le 15 mai furent fixés pour le départ des généraux en chef des deux armées; mais une nouvelle attaque d'apoplexie mit le maréchal d'Harcourt hors d'état de servir, et il abdiqua de lui-même. Cela changea le voyage de Baréges; le maréchal de Villars accepta l'armée du Rhin. Le roi lui donna cent mille francs pour refaire son équipage dont il s'était défait, comptant ne point servir. Il partit aussitôt après, Besons aussi.

On apprit que Steinbok n'avait pu se soutenir davantage au milieu de tant d'ennemis, dans des pays contraires, éloignés de la Suède, où il n'avait pu repasser. Son armée était réduite à huit ou dix mille hommes, enfermée et affamée de toutes parts, en sorte qu'il fut réduit à se rendre prisonnier de guerre avec elle, moyennant passage en sûreté dans le pays de Schonen, en payant leur rançon, que le roi de Danemark promit, et eux de ne point porter les armes d'un an.

Le roi choisit pour l'ambassade d'Hollande Châteauneuf-Castaignières, conseiller au parlement, qui s'était fort bien acquitté du même emploi en Portugal et à Constantinople, et dont on s'était servi dans un intervalle en Espagne sans caractère. Bonac, qui y était avec caractère d'envoyé, et qui en revenait parce que M. de Brancas y allait ambassadeur, fut nommé à l'ambassade de Constantinople; le comte du Luc à celle de Suisse; et l'abbé de Mornay à celle de Portugal. Il était fils de M. et Mme de Montchevreuil, et néanmoins il n'avait jamais pu être évêque. Il était fort bien fait, et avait du mérite, de l'esprit, du monde, du savoir; mais le roi, qui s'était persuadé qu'il avait fait plus d'usage de ses talents corporels que des autres, n'avait jamais pu en revenir. Il n'était plus fort jeune; le roi crut le désembourber par les emplois étrangers, où en effet il réussit fort bien. Lassai fils fut destiné pour la Prusse. Il n'y alla point; on verra qu'il fit mieux.

Le comte de Lœwenstein, avec un fort beau visage et bien fait, fut plus heureux avec moins de contrainte; mais il était Allemand et frère et de Mme de Dangeau, le même qu'on a vu naguère député du chapitre de Strasbourg au roi, pour l'adoucissement des preuves. Il n'avait aucuns ordres. Il reçut en ce temps-ci les bulles de l'évêché de Tournai, que M. de Beauvau venait de quitter pour n'être point sous une domination étrangère; et, avec Tournai, il eut permission du pape de retenir le grand doyenné de Strasbourg, et ses canonicats de Strasbourg et de Cologne, outre les deux abbayes qu'il avait en France.

Suite
[47]
Voir les Pièces sur la souveraineté avortée de la princesse des Ursins. (Note de Saint-Simon.)
[48]
La paix et la guerre se publiaient dans l'ancienne monarchie avec des formes solennelles, le prévôt des marchands et autres officiers municipaux ou royaux allaient avec des archers et des hérauts d'armes en faire la proclamation dans les divers quartiers de Paris. On trouve la description d'une de ces solennités dans le Journal de l'avocat Barbier, à la date du 12 février 1749.