1713
Histoire de France du P. Daniel; son succès; son objet; sa prompte chute; récompense. — Cardinal Gualterio à la cour. — Cause de sa disgrâce à Rome, et de ce que les nonces en France n'y reçoivent plus la nouvelle de leur promotion à. la pourpre. — Grâces faites au cardinal Gualterio, qui retourne à Rome. — Retour du maréchal d'HuxelIes et de Ménager — Mérite de Ménager, à qui le roi donne une pension de dix mille livres. — Mort, caractère, friponnerie, état et famille de Sainctot. — Branche très-effective de La Tour non reconnue par les La Tour-Bouillon. — Plaisant tour là-dessus de Wartigny au cardinal de Bouillon, — Querelle du duc d'Estrées et du comte d'Harcourt. — Prétentions des maréchaux de France et leurs tentatives de juridiction sur les ducs, avortées. — Court abrégé de la nouveauté, de l'absurdité et du peu de succès des prétentions d'autorité des maréchaux de France sur les ducs, et de la manière d'accommoder leurs querelles. — Maréchal d'Estrées commissaire du roi sur l'insulte de Mademoiselle à Madame.
Les libéralités si populaires et si surprenantes, par rapport au génie du roi, de M. et de Mme du Maine que nous avons rapportées à l'occasion de la publication de la paix à Paris, ne tardèrent pas à se développer. Les jésuites, si adroits à reconnaître les faibles des monarques, et si habiles à saisir tout ce qui peut eux-mêmes les protéger et les conduire à leurs fins, montrèrent à quel point ils y étaient maîtres. On vit paraître une nouvelle, et assurément très-nouvelle, Histoire de France, en trois volumes in-folio fort gros, portant le nom du P. Daniel pour auteur, qui demeurait à Paris en leur maison professe, dont le papier et l'impression était du plus grand choix, et le style admirable. Jamais un français si net, si pur, si coulant, les transitions heureuses, en un mot tout ce qui peut attacher et charmer un lecteur: préface admirable, promesses magnifiques, courtes dissertations savantes, une pompe, une autorité la plus séductrice. Pour l'histoire, beaucoup de roman dans la première race, beaucoup encore dans la seconde, et force nuages dans les premiers temps de la troisième. Tout l'art, tout le ménagement des ombres et du clair-obscur, ainsi que dans le plus beau tableau, y parurent sous le masque d'une apparente simplicité, et tout le secours, aux endroits les plus scabreux, que l'esprit put fournir à une audace qui se sent appuyée. En un mot, tout l'ouvrage parut très-évidemment composé pour persuader, sous l'air naïf d'un homme qui écarte les préjugés avec discernement, et qui ne cherche que la vérité, que la plupart des rois de la première race, plusieurs de la seconde, quelques-uns même de la troisième, ont constamment été bâtards, très-souvent adultérins et doublement adultérins, que ce défaut n'avait pas exclus du trône, et n'y avait jamais été considéré comme ayant rien qui en dût ni pût éloigner. Je dis ici crûment ce que la plus fine délicatesse couvre, mais en l'exprimant pourtant très-manifestement dans tout le tissu de l'ouvrage, avec une négligence qui détourne tant qu'elle peut les yeux du dessein principal, et ne laisse que l'agréable surprise de ces découvertes historiques dont la vérité, égarée dans les ténèbres de plusieurs siècles, est due aux persévérantes veilles d'un savant qui les consacre toutes à chercher, à puiser, à comparer, à remonter aux sources les plus cachées, et aux travaux duquel la postérité demeure redevable des lumières qui éclaircissent ce qui avait été ignoré jusqu'alors. L'éblouissement fut d'abord extrême, et la vogue du livre telle, que tout y courut jusqu'aux femmes. Le même intérêt qui l'avait fait composer était aussi de le répandre. On a vu sur la campagne de Lille, et on verra dans la suite, combien ceux que cet intérêt regardait et conduisait étaient prodigieux en ténébreuses intrigues et à disposer, en magiciens, de la fureur de la mode. Les louanges de ce livre transpirèrent de chez Mme de Maintenon; le roi en parla, et demanda à quelques-uns de sa cour s'ils le lisaient; les plus éveillés sentirent de bonne heure combien il était protégé: c'était bien sûrement l'unique livre historique dont le roi et Mme de Maintenon eussent jamais parlé. Aussi parut-il bientôt à Versailles sur toutes les tables des gens de la cour; et hommes et femmes, on ne parla d'autre chose, avec des éloges merveilleux qui étaient quelquefois plaisants dans la bouche de personnes, ou fort ignorantes, ou qui, incapables de lecture, se donnaient pour faire et goûter celle-là. Mais cette surprenante vogue eut un inconvénient: on s'aperçut que toute cette vaste histoire, qui semblait éplucher de si près les temps ténébreux, ne s'attachait dans les autres qu'à la partie purement militaire, aux camps, aux marches, à tout exploit de guerre jusqu'à un détail d'un parti de quarante ou de cinquante chevaux, ou d'autant de gens de pied, qui en rencontrait un autre, et qui, dans un long récit, n'oubliait pas la plus légère circonstance. En s'étendant de la sorte, on se donne un vaste champ, et c'est aussi ce qui remplit les trois volumes. Mais de négociations, de cabales et d'intrigues de cour, de portraits de personnages, de fortunes, de chutes, de ressorts des événements, pas un mot en tout l'ouvrage que sèchement, courtement et précisément comme les gazettes, souvent encore plus superficiellement. De choses de lois de cérémonies publiques, de fêtes des divers temps, même silence, tout au plus même laconisme; et sur les matières de Rome, puis de la Ligue, c'est un plaisir de le voir courir sur ces glaces avec ses patins de jésuite.
À la fin les connaisseurs le méprisèrent, et il résulta de tant d'applaudissements une très-méchante histoire, qui n'avait pu être autre de la plume dont elle sortait, par la politique de la compagnie, mais qui avait très-industrieusement et très-frauduleusement rempli le but unique qui l'avait fait faire. L'ouvrage tomba donc; il y eut des savants qui écrivirent des dissertations contre; mais le point délicat principal, le point qui l'avait fait naître et couronner en naissant, ne fut presque pas touché en France avec la plume, tant on y en sentit le danger.
Le P. Daniel en tira du roi deux mille francs de pension, ce qui est prodigieux pour un régulier, même jésuite, avec le titre d'historiographe de France. Il jouit en plein de ses mensonges qu'il n'ignorait pas, et peut-être moins que bien d'autres; et avec sa faveur et sa pension il se moqua de tout ce qu'on écrivit contre son Histoire, sans y répondre un mot, parce que lui-même savait bien qu'en penser.
Les pays étrangers ne furent pas si sobres que les François sur ces rois en si grand nombre prétendus bâtards, et cette bâtardise si capable du trône; mais on eut grand soin de ne pas laisser infecter la France de ces fâcheuses vérités. Il n'y avait que seize mois qu'on avait perdu le Dauphin, la Dauphine et le prince leur fils aîné; il faut du temps pour écrire une pareille Histoire de France.
J'eus le plaisir de revoir mon ami le cardinal Gualterio. Nous nous écrivions toutes les semaines et fort ordinairement en chiffre, pour nous entretenir plus librement, et ce commerce a duré régulièrement jusqu'à sa mort. Étant nonce, il avait reçu la nouvelle de sa promotion à Paris, et sa calotte, puis son bonnet des mains du roi. Il avait extrêmement réussi. Le roi l'aimait et le considérait; les ministres y avaient pris confiance. Il s'était fait beaucoup d'amis.
Il avait eu la complaisance de visiter, en partant, M. du Maine et le comte de Toulouse avec le même cérémonial que les princes du sang, mais ce qui lui fit auprès du roi le plus sensible mérite le perdit à Rome. Il y fut mal reçu du pape, de ses ministres, du sacré collége, y fut longtemps fort retiré par être abandonné, et en proie à la plus fâcheuse disgrâce.
C'est aussi le dernier nonce qui ait reçu en France l'avis de sa promotion. Ils ont eu si peur à Rome d'une récidive, car les bâtards n'avaient jamais reçu cet honneur avant Gualterio, que toutes les fois que les nonces de France ont été promus depuis, ils ont eu ordre de prendre congé et de partir, de façon qu'aucun d'eux n'en a reçu la nouvelle et la calotte qu'à l'entrée de l'Italie Jamais ils ne l'ont bien pardonné à Gualterio à Rome, de manière que non-seulement ne se voyant plus papable, mais hors d'espérance de tout emploi, hors du plus commun parmi des cardinaux, il se donna publiquement à la France, et mit les armes du roi sur sa porte comme un cardinal national. Il se chargea aussi, à faute de mieux, des affaires du roi d'Angleterre. Il eut une pension du roi, et les abbayes de Saint-Remi de Reims, et de Saint-Victor à Paris.
Assez oisif à Rome, il voulut venir voir le roi et ses amis encore une fois en sa vie, et il arriva à la mi-juin à Paris, et tout de suite à la cour. Le roi fut véritablement touché de ce voyage, et le lui témoigna par toutes sortes d'amitiés et de distinctions: il fut de tous les Marlys. Le cardinal de Rohan le logea et le fournit d'équipages.
Je ris fort avec lui de la peur qu'il avait faite aux ministres. Les maximes du roi, dont j'ai parlé plus d'une fois, et dont il s'était expliqué à l'occasion du cardinal de Janson, ne les purent rassurer. Les princes changent quelquefois, la face de la cour l'était totalement depuis le départ de ce cardinal; l'exemple du Mazarin les intimida, ils ne purent comprendre qu'un homme de cet âge et de cette dignité entreprît, de gaieté de cœur, un si grand voyage sans objet que celui qui, en effet, l'amenait. Ils furent du temps à tâter le pavé avec lui; mais à la fin, ne voyant rien eclore, ils reprirent leurs esprits et leurs anciennes manières avec lui.
Il fut extrêmement fêté de tout le monde, et avec empressement du plus distingué. Il ne quitta la cour que pour aller voir le roi d'Angleterre en Lorraine, et passer deux jours, chemin faisant, dans son abbaye de Reims avec l'archevêque son ami. Il vit peu le roi en particulier, qui lui promit l'ordre; il fut du voyage de Fontainebleau, très-bien logé, et il y prit congé du roi et de ses amis au commencement d'octobre, avec le serrement d'un bon cœur qui compte bien ne les revoir plus, et le roi en parut peiné lui-même et le combla de bontés. Il était venu par mer à Marseille, il s'en retourna par Turin, d'où il s'alla embarquer à Gênes.
Le maréchal d'Huxelles, accompagné de Ménager, salua le roi, le 21 juin, arrivant d'Utrecht à Versailles. Il y avait été aussi peu d'accord avec Polignac qu'à Gertruydemberg, et l'avait traité avec une humeur et une hauteur qui ne convenait pas à l'égalité de leur caractère, et moins encore à l'inégalité de leur naissance. Polignac, qui voyait la pourpre s'approcher de lui de plus en plus, glissa sur tout avec accortise sans céder sur les affaires; il évita sagement l'éclat et la brouillerie ouverte, mais ils ne se sont guère vus depuis, et n'ont pas montré faire grand cas l'un de l'autre. Ménager n'oublia point avee eux ce qu'il était, et ne se laissa point gâter par son égalité monstrueuse de caractère; il les satisfit également l'un et l'autre avec beaucoup d'art, de douceur et de déférence; et, bien que plus penché par Polignac par la douceur de ses mœurs, et aussi sur le fond des affaires et la manière de les conduire, qui venait toute mâchée de Torcy, mais où le maréchal voulait toujours mettre du sien, Ménager ne fut pas inutile entre eux, et servit très-bien pour les choses du commerce qui étaient peu connues des deux autres, et dont il était particulièrement chargé. Il fut donc fort bien reçu, et eut en arrivant une pension de dix mille livres.
Sainctot mourut subitement à quatre-vingt-cinq ou six ans. C'était une famille plébéienne. Il avait eu un frère conseiller au parlement. Il avait été longtemps maître des cérémonies. On a pu voir (t. II, p. 80) quelle avait été sa probité dans cette charge, et la friponnerie avérée de ses registres qu'il fut forcé d'avouer et de réparer. C'était un homme tout doucereux, et avec cela tout avantageux, tout esclave de la faveur aux dépens de vérité et de justice, et qui se croyait en droit de favoriser qui il lui plaisait en passe-droits. Il eut tant de discussions avec Blainville du temps qu'il était grand maître des cérémonies, auquel il tâchait toujours de s'égaler, qu'il fut contraint de vendre sa charge de maître des cérémonies. Il acheta en même temps une des deux d'introducteur des ambassadeurs, où il fit maintes sottises, comme on a vu (t. II, p. 78 et suiv.), entre plusieurs autres qui n'ont pas valu la peine d'être rapportées. Il avait un fils aîné qui se tourna au plus mal; et il avait cédé sa charge à son second fils depuis quelques années, qui s'y est conduit bien plus sagement que lui. Il laissa une grande et assez vilaine fille qui épousa, deux ans après, le comte de La Tour, sur lequel il n'est peut-être pas inutile de s'arrêter un moment.
Ces La Tour étaient une branche de la maison de La Tour-Bouillon, que MM. de Bouillon devenus princes ne voulaient point reconnaître, parce qu'ils ne l'étaient pas devenus avec eux et qu'ils étaient demeurés pauvres et peu connus, jusqu'à réputer à injure qu'on leur en parlât et qu'on les crût de même maison qu'eux, sans toutefois aucune autre raison, ni avoir osé leur disputer leurs armes et leur nom, comme Mme de Soubise avait fait pour les noms et armes à la branche de Rohan Gué de L'Isle ou du Poulduc, qui malgré tout son crédit y fut contradictoirement maintenue par un arrêt du parlement de Bretagne. Ce comte de La Tour, gendre de Sainctot, avait un frère aîné fort peu accommodé qui ne laissa que des filles, pendant la vie duquel il servait en Italie subalterne, puis capitaine d'infanterie. Le cardinal de Bouillon, passant en un de ses voyages de Rome, dîna chez M. de Vaudemont. Wartigny, brigadier alors de dragons, duquel il a été parlé quelquefois, était une manière d'effronté fort plaisant, d'un commerce ordinairement fort doux, mais qui se choquait volontiers des impertinences. Il le fut apparemment en ce repas de celles du cardinal de Bouillon qui y était un grand maître. Sortant de table, Wartigny trouva sous sa main le comte, lors appelé le chevalier de La Tour, parmi une foule d'officiers qui étaient venus bayer là, et faire leur cour à M. de Vaudemont. Il le prit par le bras, et au milieu de tout ce grand monde, le mène au cardinal et lui dit qu'il le supplie de lui permettre de lui présenter un gentilhomme de sa maison, qui par sa valeur et sa conduite méritait ses bontés et ses secours, et que tous ceux qui le connaissoient lui rendraient le témoignage qu'il n'était pas indigne de l'honneur qu'il avait de porter son nom et ses armes. Le cardinal de Bouillon, qui ne s'attendait à rien moins qu'à ce compliment, pour lui si étrange et si publiquement fait, rougit jusqu'au blanc des yeux, regarda Wartigny avec des yeux de fureur, tourna le dos sans répondre, et se hâta de gagner la pièce où on allait en sortant de table, grommelant de colère entre ses dents. L'assistance se mit fort à rire et à se moquer de l'orgueil si déplacé du cardinal, et à remercier Wartigny de lui avoir donné cette scène. Passons maintenant à l'origine de cette branche.
Anne IV de La Tour, seigneur d'Oliergues et vicomte de Turenne, l'un des chambellans de Louis XI, eut d'Anne de Beaufort, sa cousine germaine, qu'il avait épousée par dispense en 1444, plusieurs enfants dont un continua la postérité, et un seul puîné qui fit la branche de ces La Tour dont on parle ici. Ce puîné fut Antoine-Raymond de La Tour, et sa branche porta le nom de La Tour-Murat. Il était frère d'Antoine de La Tour, vicomte de Turenne, l'un des chambellans de Charles VIII, père de François II de La Tour, vicomte de Turenne, qui commença beaucoup à figurer, dont le fils François II de La Tour, vicomte de Turenne, épousa une fille du célèbre Anne, duc de Montmorency, connétable de France, lequel fut père du maréchal de Bouillon à qui Henri IV fit épouser l'héritière de Bouillon et Sedan, père de MM. de Bouillon et de Turenne, et grand-père du cardinal de Bouillon, etc. C'en est assez pour faire voir d'où et quand la branche de La Tour-Murat s'est formée.
Il est vrai qu'elle ne fut pas heureuse en richesses ni en honneurs. Les alliances n'en furent pas plus flatteuses, excepté une La Fayette qu'épousa ce chef de la branche, et une Apchier qu'ils eurent dans la suite. Ce chef de branche, qui lui-même commença l'obscurité dans laquelle toute sa postérité est demeurée, fut bisaïeul de Jacques de La Tour, Seigneur de Murat, qui sur la présentation de ses titres fut maintenu dans sa soblesse par Fortia, intendant d'Auvergne, le 18 juin 1677. Ce Jacques de La Tour était au quatrième degré avec le maréchal de Bouillon, c'est-à-dire enfants des issus de germains; et ce même Jacques de La Tour était le propre grand-père du gendre de Sainetot, c'est-à-dire que ce gendre de Sainctot et le cardinal de Bouillon étaient au sixième degré. Les autres Bouillon ne les reniaient pas avec moins d'indignation que le cardinal, tant la princerie affole les cervelles. Ce gendre de Sainctot a laissé des fils, outre lesquels il y a encore la branche de La Tour, seigneurs de Blanchas et de Saint-Exupéry, sortie d'un puîné du fils aîné du chef de la branche de Murat, et dans le même néant qu'elle. Longtemps depuis la mort de Louis XIV, les Bouillon réduits à quatre têtes: le duc de Bouillon, le prince de Turenne son fils unique, le comte d'Evreux apoplectique et hors d'état de se remarier, et le cardinal d'Auvergne, ils ont été tentés de faire justice et de reconnaître enfin ces La Tour. Tantôt ils le voulurent, tantôt ils ne le voulurent plus. Après ils se partagèrent sur le oui et le non. Le point était ce dieu de princerie. Ils courtisèrent le cardinal Fleury qui avait tant fait d'énormités pour eux, et ils en espérèrent celle de princiser aussi ces pauvres petits-cousins, sans quoi il eût été bien fâcheux de les reconnaître. Le cardinal est mort sans le leur accorder, et ils sont encore à les reconnaître.
Une querelle, arrivée dans la fin de juin, à un souper chez la duchesse d'Albret, entre le duc d'Estrées et le comte d'Harcourt, fit grand bruit dans le monde. On a vu ailleurs le peu qu'était et que valait ce petit duc d'Estrées. Le comte d'Harcourt, qui longtemps depuis la mort du roi obtint une terre du duc de Lorraine en Lorraine, lui fit donner le nom de Guise et se fit appeler le comte de Guise, était une manière d'escroc et de bandit qui ne valait guère mieux. Il était fils du prince et de la princesse d'Harcourt desquels j'ai parlé ailleurs. Le maréchal d'Huxelles, qui se trouva par hasard le plus ancien des maréchaux de France qui fussent à Paris, leur envoya à Chacun un exempt de la connétablie pour demeurer auprès d'eux. Ils ne voulurent pas les recevoir ni l'un ni l'autre, parce que les ducs ni les princes étrangers ne reconnaissent point l'autorité ni la juridiction des maréchaux de France, et n'y ont jamais été soumis, encore que ce tribunal ait saisi toutes les occasions de l'entreprendre et de l'usurper. Le rare est que les ducs-maréchaux de France se sont d'ordinaire plus souciés d'une autorité passagère, et trouvés plus touchés des prétentions d'un office de la couronne, que leur amour-propre leur persuadait acquis par leur mérite, que des prérogatives d'une dignité héréditaire et inhérente à leur maison.
Le maréchal de Villeroy, malgré tant de raisons personnelles de se défendre de cette fatuité, en était plus enivré qu'aucun autre. Il parla au roi; et, comme ce fut sans contradicteur, il obtint une lettre de cachet sur-le-champ, qui enjoignit à ces messieurs de se rendre à la Bastille ou de recevoir ces mêmes exempts. Ils les reçurent donc, mais par cet ordre du roi et non par celui des maréchaux de France, et s'en expliquèrent ainsi en les recevant.
Quelques jours après, les maréchaux de France assemblés leur mandèrent de venir à leur tribunal; le comte d'Harcourt ne se trouva point chez lui, le duc d'Estrées, qui n'était point sorti alors, refusa de comparaître. Le maréchal de Villeroy vint crier au roi sur le danger qu'il n'arrivât quelque chose entre ces messieurs dans la difficulté de terminer leur affaire, et n'osa jamais parler de leur prétendue désobéissance. Là-dessus le roi, qui craignit en effet qu'ils ne se rencontrassent en se dérobant aux exempts, qu'il avait mis auprès d'eux par lettre de cachet et non de l'autorité des maréchaux de France, ordonna une nouvelle lettre de cachet à chacun d'eux, portant ordre de s'aller remettre à la Bastille, sans nulle mention dans ces lettres de cachet de leur désobéissance ni de l'autorité des maréchaux de France, et une troisième au gouverneur de la Bastille pour les y recevoir, parce qu'il n'y peut recevoir personne sans lettre de cachet du roi. Au bout d'un mois de cette querelle, le roi nomma les maréchaux de Villeroy, d'Huxelles et de Tessé pour, en qualité non de maréchaux de France mais de commissaires choisis par lui, terminer l'affaire de ces messieurs. Ces trois commissaires s'assemblèrent donc à Paris chez le maréchal de Villeroy, qui envoya une lettre de cachet du roi au gouverneur de la Bastille pour faire sortir le duc d'Estrées et le comte d'Harcourt, et les envoyer chez lui tout droit après leur dîner. Comme il ne s'agissait plus de tribunal ni de la prétendue autorité des maréchaux de France, mais de celle du roi par ses commissaires nommés pour ce, ces messieurs obéirent sans difficulté. Aussi n'y parut-il rien de maréchaux de France. Les commissaires se levèrent et les reçurent avec toute la civilité possible, ne leur dirent pas un seul mot sur leur prétendue désobéissance, ni sur la prétendue autorité de l'office de maréchaux de France, ni de la leur. Le duc et le comte ne leur firent pas aussi la moindre excuse de ce qu'ils avaient toujours refusé de la reconnaître, et ne leur dirent pas un seul mot sur tout ce qui s'était passé. Le maréchal de Villeroy, dès qu'il les eut salués, leur dit tout court qu'ayant appris, par les informations qu'ils avaient tous trois faites, que les bruits qui avaient couru dans le monde n'étaient pas véritables, et les voyant contents l'un de l'autre (sans toutefois leur avoir rien demandé, ni dit un mot de plus que ce que je rapporte, ni ouï le son de leur voix), ils n'avaient qu'à les prier, et non ordonner, de s'embrasser et de vivre en amitié. Ils s'embrassèrent à l'instant, et toujours en parfait silence. Aussitôt après le maréchal de Villeroy ajouta que les bruits de leur querelle avaient été grands; que si dans la suite ils venaient à se brouiller, on ne pourrait s'empêcher de regarder cette brouillerie comme une suite de la première, et que le roi leur défendait toute voie de fait, sans parler d'eux-mêmes. Il les pria tout de suite (pria et non ordonna) de s'embrasser encore; ils le firent et se retirèrent aussitôt avec le même silence et force civilités des trois maréchaux commissaires, auxquelles ils ne répondirent qu'en les saluant. Ils allèrent de là où bon leur sembla en pleine liberté, et on n'a pas ouï parler d'eux depuis.
On ne se jettera pas ici dans une longue parenthèse pour montrer combien la prétention des maréchaux de France est destituée de raison, qu'elle n'a jamais eu lieu avec tous leurs efforts, et qu'elle n'était tombée dans l'esprit de pas un d'eux avant plus du milieu du règne de Louis XIV. Ce serait aussi perdre le temps que de vouloir montrer la différence entière de la dignité de pair, de celle même de duc, d'avec l'office de maréchal de France. L'évidence en saute aux yeux; elle se voit en tout et partout; les maréchaux de France eux-mêmes n'ont jamais imaginé de s'y comparer; et si à la guerre les maréchaux de France effacent en tout les ducs, l'argument est trop fort pour, avoir jamais été proposé, puisque les princes du sang eux-mêmes n'y sont pas exceptés. Personne ne leur conteste tout avantage purement militaire, mais pour la juridiction attachée à leur office, ils ne sauraient montrer qu'ils aient seulement pensé d'y soumettre les ducs avant le milieu du règne de Louis XIV, et la confusion que les ministres de ce prince lui inspirèrent de jeter pour abaisser toute hauteur, et sous prétexte de son autorité, pour établir la leur et se tirer de leur néant pour arriver ainsi par degrés où on les voit aujourd'hui parvenus, en quoi le nombre de ces quatorze ducs et pairs, puis des quatre autres ajoutés après à la fin de 1663 et 1665, contribua beaucoup.
Depuis la nouvelle naissance de cette prétention, il s'est trouvé peu d'exemples d'occasion de vouloir l'exercer. La querelle des ducs d'Aumont et de La Ferté fut la première; les maréchaux de France n'oublièrent rien pour en profiter. C'était un temps de guerre vive et heureuse, par conséquent de crédit et de brillant pour eux; néanmoins ils ne purent parvenir à soumettre ces deux ducs à leurs ordres, en tirer la moindre excuse, ni oser leur faire la plus légère réprimande de ce qu'ils avaient fait sauter leur degré aux exempts de la connétablie [49] qu'ils leur avaient envoyés, et qui furent de plus menacés d'être jetés par les fenêtres, avec des paroles fort peu décentes pour le tribunal qui les envoyait; et l'affaire finit par la qualité de commissaires du roi, en vertu de laquelle et point du tout de l'autorité de leur office, les maréchaux de France les accommodèrent avec force civilités et compliments, les firent embrasser, les conduisirent, et en toute cette action, dans toute laquelle il ne fut aucune mention de tout ce qui s'était passé contre leur prétendue autorité, il n'y eut rien qui sentît la forme de tribunal, ni aucune autre chose que l'autorité du roi très-modestement exercée en qualité de ces commissaires.
On a vu dans ces Mémoires une querelle du duc de Lesdiguières avec Lambert, depuis lieutenant général, dont les maréchaux de France n'osèrent prendre la moindre connaissance, quoique arrivée en lieu public à Paris, et qui fut accommodée par le maréchal de Duras seul, beau-père du duc de Lesdiguières, non comme maréchal de France, mais en qualité de commissaire du roi.
C'est donc encore ce qui est arrivé ici. Le duc d'Estrées et le comte d'Harcourt ont si peu été mis à la Bastille pour avoir refusé de reconnaître la juridiction des maréchaux de France, et de recevoir leurs exempts, et tellement pour qu'en attendant leur accommodement il n'arrivât rien entre eux, que, s'il en eût été autrement, le tribunal n'eût pas manqué d'user de son droit; comme il est arrivé tant de fois quand des personnes soumises à leurs ordres par état y ont été réfractaires, et de les envoyer arrêter avec main-forte, et conduire au For-l'Évêque [50] qui est la prison de leur tribunal. Ici il fallut avoir recours à l'autorité du roi, qui, bien loin de livrer ces messieurs à celle des maréchaux de France, fit expédier une lettre de cachet à chacun des deux querellants et une troisième au gouverneur de la Bastille: aux uns pour se rendre, à l'autre pour les recevoir à la Bastille, qui est la prison particulière où il n'entre et ne sort personne sans un ordre du roi immédiat, qui en fit expédier de pareils pour les en faire sortir, sans la moindre mention par conséquent des maréchaux de France; et si les exempts leur furent envoyés avant d'aller à la Bastille, les y conduisirent, et les en accompagnèrent immédiatement depuis la Bastille jusque chez le maréchal de Villeroy, le premier des trois commissaires du roi, ce fut uniquement pour qu'il n'arrivât rien entre eux pendant ces intervalles. D'ailleurs, de sept ou huit maréchaux de France qui étaient lors dans Paris, où même le maréchal de Montesquiou était revenu de Flandre pour n'y plus retourner, et M. de Tingry allé en sa place pour y commander comme lieutenant général du pays, il n'y eut que trois maréchaux de France nommés par le roi pour être ses commissaires; et par conséquent leur prétendue juridiction de maréchaux de France n'y fut pour rien, puisque les autres maréchaux de France furent exclus, et que ces trois-là même n'agirent en rien dans cette affaire par l'autorité de leurs offices, mais uniquement par celle du roi comme ses commissaires nommés pour cela. Aussi nulle forme de tribunal ordinaire chez le maréchal de Villeroy: ni le maître des requêtes rapporteur devant eux, ni le secrétaire du tribunal ne s'y trouvèrent, ni l'arrangement et l'ordre accoutumé, ni même le jour ordinaire: on affecta de choisir le dimanche. Aussi pas la moindre mention de l'autorité des maréchaux de France, pas la plus imperceptible réprimande de l'avoir méprisée, et de ne l'avoir pas voulu reconnaître, pas la moindre idée d'excuse à cet égard, et quand le maréchal de Villeroy leur défendit les voies de fait et les fit embrasser, il leur dit que le roi leur défendait les voies de fait, et non pas le prononcé ordinaire, qui est: «Nous vous défendons, » et de même «Nous vous ordonnons de vous embrasser, » etc.; mais : «Nous vous prions, » parce qu'alors ils n'y mettaient pas l'autorité du roi comme à la défense des voies de fait, et ils parlaient d'eux-mêmes comme commissaires du roi: toutes différences entières qui effacent leur autorité et ne laissent que celle du roi. Ils leur firent après force civilités; le maréchal d'Huxelles, qui le premier avait pris connaissance de la querelle, et envoyé les exempts, ne fut pas des commissaires; en un mot, [il n'y eut] quoi que ce soit en cet accommodement qui ait senti le maréchal de France.
Bien est vrai que les fils de France ou les princes du sang ont souvent accommodé ces sortes de querelles, quand, par la qualité de l'une des personnes, elles passaient le pouvoir des maréchaux de France. Monsieur, M. le duc d'Orléans, M. le Prince père et fils, et d'autres princes du sang l'ont fait plus d'une fois, et d'ordinaire à la chaude. Mais en cette occasion M. le duc d'Orléans n'était à aucune portée du roi de se mêler de rien; tous les princes du sang étaient d'un âge à ne le pouvoir faire; et les bâtards n'en étaient pas encore là, quelque proches qu'ils s'en vissent. Il fallut donc bien recourir à la voie des commissaires; et, dès que c'étaient des commissaires du roi nommés par lui, et qui n'agirent qu'en cette qualité unique, il n'importait plus qu'ils fussent pris d'entre les maréchaux de France, puisque cet office demeurait muet et impuissant en eux, et qu'il y disparaissait en entier sous le nom et par l'autorité de la commission personnelle, qui ne leur permit plus d'agir que par celle de leur commission.
Personnes de plus haut parage sans comparaison que le duc d'Estrées et le comte d'Harcourt avaient bien eu des maréchaux de France pour commissaires du roi, et en chose où une satisfaction ne se pouvait éviter plus ou moins grande. On voit par les Mémoires de Mademoiselle ce qui lui arriva avec Madame, qui était sa belle-mère, et qui partageait avec elle le palais de Luxembourg, où elles logeaient ensemble, et se haïssaient parfaitement. La querelle fut poussée au point que Mademoiselle arracha le bâton des mains d'un officier des gardes de Madame, le cassa contre son genou à deux mains, et lui en jeta les morceaux au visage, devant un grand monde, à la vue et dans l'appartement de Madame, et avec des paroles d'un grand mépris pour Madame. Il était tout naturel que le roi lui-même réglât une affaire si éclatante et si grave entre sa cousine germaine et la veuve du frère du roi son père, d'autant plus qu'il n'y avait personne en autorité de s'en mêler, ni qui de plus osât le prétendre. Je n'ai point su ce qui en empêcha le roi, si ce n'est d'éviter les importunités qu'il aurait eues de ces princesses; mais il les renvoya au vieux maréchal d'Estrées, père du cardinal, qu'il nomma son commissaire pour juger et accommoder cette affaire, et Mademoiselle raconte elle-même dans ses Mémoires tout ce qu'il s'y passa, les peines que cela lui donna, et la satisfaction que le maréchal d'Estrées ordonna, et que Mademoiselle fit à Madame, telle que le maréchal la prescrivit, à son grand dépit, et dont Madame, aussi au sien, fut obligée de se contenter, qui la prétendait plus grande, avec défenses à l'une et à l'autre, et à leurs officiers, etc. On ne pensera pas sans doute que les maréchaux de France aient ni prétendent avec autorité et juridiction sur les fils et filles de France, parce [que] ce que le roi devait et pouvait naturellement décider lui-même entre elles, il le renvoya à juger à un maréchal de France, en qualité de son commissaire. Qu'il y en ait un ou plusieurs, ce sont toujours des commissaires qui agissent comme tels, et non comme maréchaux de France, et on a vu que le maréchal de Duras fut nommé seul commissaire pour accommoder la querelle du duc de Lesdiguières, duquel même il était beau-père, et le logeait chez lui.
En voilà bien assez sur une chose aussi évidente que le peu de fondement de la prétention des maréchaux de France, sa très-récente nouveauté, et la nullité entière de son exercice. J'ajouterai seulement qu'outre les Mémoires de Mademoiselle, je l'ai ouï conter à mon père, qui était fort son serviteur, et à bien des contemporains, dans ma jeunesse, avec des circonstances peu agréables, qu'il m'a paru qu'elle avait supprimées. Ce qui est certain, c'est que le maréchal d'Estrées manda chez lui les principaux officiers de Madame, et que Mademoiselle alla chez lui plusieurs fois là-dessus: et le tout sans que le roi ait en tout cela parlé lui-même.
Venons maintenant à une autre sorte de querelle, ou plutôt à ce qui la produisit, et qui oblige à reprendre les choses de plus haut.