NOTE II. RÈGLEMENT FAIT PAR LOUIS XIV, À LA MORT DU CHANCELIER SÉGUIER, POUR LA TENUE DU SCEAU.

Il y eut à la mort du chancelier Séguier, arrivée en 1672, une lutte entre les deux principaux minisires de Louis XIV, Colbert et Louvois, pour faire donner la charge vacante à un de leurs parents ou du moins à une de leurs créatures. Saint-Simon rappelle brièvement cette rivalité (p. 72 de ce volume). Les Mémoires du temps n'en disent rien, et le règlement que fit alors le roi, et auquel renvoie Saint-Simon, ne se trouve pas dans le recueil des Anciennes lois françaises. Pour suppléer à ce silence, nous citerons un pasbsge du Journal d'Olivier d'Ormesson, qui donne l'analyse du règlement et l'exposé des circonstances qui le rendirent nécessaire. Ce passage contient de curieux détails sur l'organisation de l'ancienne chancellerie et sur la manière dont on y scellait les actes royaux. Les maîtres des requêtes et d'autres officiers en faisaient le rapport. Le chancelier ou le garde des sceaux, assisté de conseillers d'État, prononçait sur la validité des actes. En certains cas, il les rejetait comme contraires aux lois ou obtenus par des moyens frauduleux.

« Le jeudi 28 janvier 1672, dit Olivier d'Ormesson [57] mourut à Saint-Germain, à sept heures du soir, M. Pierre Séguier, chancelier de France, après trente-neuf ans de services dans cette charge, depuis le 10 février 1633 qu'il reçut les sceaux vacants par la disgrâce de M. de Châteauneuf [58], et en 1635 la dignité de chancelier de France par la mort de M. Haligre [59], décédé en sa terre de la Rivière. Depuis quelques années ledit sieur chancelier (Séguier) étoit fort déchu de la vigueur de son esprit, et sur la fin il ne connoissoit plus ceux qui l'abordoient, et avoit perdu sa mémoire; mais dans ses derniers jours l'esprit lui étoit revenu entier, et il est mort avec beaucoup de piété et de connoissance. Sa famille avoit reporté au roi les sceaux quelques jours auparavant, et le roi les avoit reçus avec bien de l'honnêteté, et dit qu'il ne les vouloit garder qu'en dépôt et pour les rendre à M. le chancelier lorsqu'il seroit revenu en sa santé.

« La vacance de la charge de chancelier fait beaucoup raisonner sur le choix que le roi fera pour remplir cette place. D'abord l'on a dit que c'était pour M. Le Tellier [60], depuis pour M. le premier président [61], et chacun nomme celui qui lui plaît; mais le roi ne se découvre point, sinon qu'à son dîner ayant été dit qu'il y avoit eu des chanceliers gens d'épée, l'on a dit qu'il vouloit choisir un homme d'épée.

« Le jeudi 5 février, étant chez M. Boulanger d'Hacqueville, il me montra un paquet, qu'il venoit de recevoir de la part de M. Haligre [62], qui étoit un règlement fait par le roi, par lequel il dit que Sa Majesté ayant résolu de retenir les sceaux, elle fait savoir ses intentions sur ce qu'elle entend être observé jusqu'à ce qu'elle en ait autrement disposé: qu'elle donnera sceau un jour chaque semaine; qu'elle a fait choix des sieurs Aligre, de Sève, Poncet, Boucherat, Pussort et Voysin, conseillers d'État, pour y avoir séance et voix délibérative, avec six maîtres des requêtes, dont elle fera choix au commencement de chacun quartier [63], et le conseiller du grand conseil grand rapporteur en semestre; et choisit pour le présent quartier les sieurs Barentin, Boulanger d'Hacqueville, Le Pelletier, de Faucon, de Lamoignon, Pellisson.

« Les conseillers d'État [seront] assis selon leur rang, et les maîtres des requêtes debout autour de la chaise du roi. Le grand audiencier [64] et garde des rôles [65] seront debout après le dernier conseiller d'État, et le chauffe-cire [66] ensuite, et le contrôleur au bout, les garde-quittances et autres officiers derrière les chaires des conseillers d'État. Les lettres de justice seront rapportées les premières, remplies du nom de celui qui en aura fait le rapport et par lui signées en queue. Le grand audiencier présentera ensuite les lettres dont il sera chargé; le garde des rôles, les provisions des offices, et les secrétaires du roi feront lecture des lettres de grâce qui seront délibérées par les conseillers d'État et les maîtres des requêtes présents et résolus par Sa Majesté. Les procureurs et les syndics des cinq colléges des secrétaires du roi [67] auront entrée, et en sera choisi dans chacun collége, savoir huit de l'ancien, quatre des cinquante-quatre, autant des soixante-six, deux des trente-six et un des vingt de Navarre. Le procureur du roi des requêtes de l'hôtel [68], et [procureur] général des grande et petites chancelleries [69], aura entrée et place derrière les maîtres des requêtes. Voilà ce que contient ce règlement en neuf articles dont j'ai copie, fait à Saint-Germain en Laye le 4 février 1672, signé LOUIS, et plus bas Colbert [70].

« Ce règlement fait raisonner; on ne l'approuve pas ne pouvant pas durer longtemps ni les affaires s'expédier. L'on dit que la raison de ce règlement est pour avoir le temps de réformer tous les abus que l'on prétend être dans la chancellerie, et diminuer l'autorité et la fonction de cette charge de chancelier. Car, comme on a pris pour maxime de supprimer les grandes charges, celles de connétable, d'amiral [71], l'on veut aussi sinon supprimer, au moins anéantir celle de chancelier, et donner toute l'autorité aux ministres; et sur cela l'on m'a dit que M. le Prince [72] avoit observé que l'on n'avoit supprimé ces deux grandes charges que pour faire M. Colbert amiral et M. de Louvois connétable, et comme M. Colbert fait depuis dix ans la principale partie de la charge de chancelier en distribuant tous les emplois aux maîtres des requêtes, en proposant seul au roi les personnes propres pour remplir les charges qui viennent à vaquer, les donnant toutes à ses parents [73], comme celle de premier président de la cour des aides et de lieutenant civil à M. Le Camus, et celle de procureur général de la cour des aides à M. Dubois, fils du premier commis de l'épargne, son parent; de premier président à Rouen à M. Pellot qui a épousé une Camus. Étant le maître de l'agrément pour toutes les charges de la robe, dont on ne peut être pourvu d'une seule que par son ministère à cause de la consignation du prix, M. Colbert qui a usurpé tout cet emploi sur la charge de chancelier, par la foiblesse du défunt, ne veut pas le perdre par l'établissement d'un nouveau chancelier qui voudra faire sa charge, « Le lundi 8 février, le roi tint le premier sceau où le règlement fut observé exactement: les maîtres des requêtes rapportèrent, et le roi écouta toutes choses avec une attention et une connoissance surprenante.

« M. Haligre tint le lendemain le conseil dans le château, et fit les mêmes fonctions que le chancelier, ayant pris sa place et signant les arrêts comme lui. Il y a un règlement pour cela qui ne dit [rien autre chose] sinon qu'en attendant que le roi ait pourvu à la charge de chancelier, M. Haligre comme doyen fera les fonctions pour l'expédition des affaires de justice et des finances. »

Suite
[57]
Journal, fol. 188 recto.
[58]
Charles de L'Aubépine, marquis de Châteauneuf, avait été nommé garde des sceaux en 1630: il fut disgracié et emprisonné en 1633. Il mourut en 1653. Voy. l'article sur les chanceliers et gardes des sceaux.
[59]
Étienne d'Aligre, nommé chancelier en 1624, mourut le 11 décembre 1635.
[60]
Michel Le Tellier était secrétaire d'État depuis 1643; il devint chancelier en 1677, et mourut en 1685.
[61]
Le premier président était alors Guillaume de Lamoignon, né en 1617, premier président en 1658, mort en 1677.
[62]
Étienne d'Aligre, fils du précédent, fut successivement conseiller au grand conseil, conseiller d'État et chancelier en 1674; il mourut à quatre-vingt-cinq ans, le 25 octobre 1677. Olivier d'Ormesson écrit Aligre tantôt avec H, tantôt sans H. Comme il écrivait, en 1672, au moment même des événements qu'il raconte, il faut reconnaître que l'orthographe de ce nom était alors incertaine. Nous en faisons la remarque, parce que Saint-Simon insiste sur ce point (p. 73).
[63]
Journal, fol. 188 recto.
[64]
Officier de la grande chancellerie chargé de faire rapport des lettres de grâce, de noblesse, etc.
[65]
Le garde des rôles ou garde-rôle conservait le rôle des officiers royaux, en tenait registre et faisait sceller leurs provisions.
[66]
Officier de chancellerie qui préparait la cire pour sceller les actes.
[67]
Il y avait, d'après l'édit de mars 1704, trois cent quarante secrétaires du roi, qui étaient chargés d'expédier les actes royaux que l'on présentait au sceau.
[68]
Les requêtes de l'hôtel formaient un tribunal chargé de connaître des causes des officiers de la maison du roi et de plusieurs autres privilégiés.
[69]
La grande chancellerie était celle où s'expédiaient les actes émanés du roi et scellés du grand sceau par le chancelier ou le garde des sceaux. Les petites chancelleries étaient annexées aux parlements et aux tribunaux pour sceller les actes d'émancipation et autres qui étaient revêtus du petit sceau.
[70]
Les maîtres des requêtes servaient à tour de rôle pendant trois mois ou un quartier.
[71]
Les charges de connétable et d'amiral avaient été supprimées sous le règne de Louis XIII, en 1626.
[72]
Il s'agit ici de Louis de Bourbon (le grand Condé).
[73]
Nous avons déjà fait remarquer qu'Oliv. d'Ormesson, disgracié pour sa noble et courageuse conduite dans le procès de Fouquet, n'était pas disposé à juger Colbert avec impartialité.