CHAPITRE II.

1713

M. de Savoie prend le titre de roi de Sicile. — Il imite le roi sur ses bâtards. — Prie, nommé ambassadeur à Turin, épouse la fille de Plénoeuf, qui devient fatale à la France. — Gouvernement d'Alsace et de Brisach au maréchal d'Uxelles. — Trois cent mille livres à Torcy; quatre cent mille livres à Pontchartrain; quatre cent mille livres au duc de La Rochefoucauld. — Lamoignon, greffier, Chauvelin grand trésorier de l'ordre; Voysin et Desmarets en ont le râpé. — Chauvelin; quel; et son beau-père. — Dalon; quel. — Chassé de sa place de premier président du parlement de Bordeaux. — Prise de Fribourg par Villars, qui envoie Contade à la cour. — Duc de Fronsac apporte la prise de Brisach; le roi lui donne douze mille livres et un logement à Marly. — Kirn rendu à Besons, qui sépare son armée et revient à Paris. — Conférences à Rastadt entre Villars et le prince Eugène, qui y traitent et y concluent la paix entre la France, l'empereur et l'empire. — Réforme de troupes. — Mort du prince de Toscane. — Mort d'Harleville. — Mort du chevalier de Grignan ou comte d'Adhémar. — Mort de Gassion; quel il était, et sa famille. — Mort de la princesse de Courtenai, sa famille, que le roi montre sentir être de son sang. — Saintrailles; quel; sa mort. — Mort et caractère de Phélypeaux. — Mort du duc de Medina-Sidonia. — Ronquillo destitué de la place de gouverneur du conseil de Castille; on lui donne une pension de dix mille écus. — Retour du duc d'Aumont. — Le roi de Sicile passe avec la reine en Sicile, et laisse le prince de Piémont régent avec un conseil. — Peterborough et Jennings saluent le roi. — Électeur de Bavière à Paris; voit le roi.

M. de Savoie, en vertu de la paix d'Utrecht, prit le 22 septembre le titre de roi de Sicile, et trancha tout aussitôt non seulement du grand roi, mais il imita leurs tours d'autorité les plus nouveaux. Il avait un fils et une fille de Mme de Vérue; il les avait légitimés; ils étaient demeurés jusqu'alors dans cet état simple; il voulut que toute sa cour leur donnât de l'Altesse. Le fils fut tué sans alliance, la fille était fort aimée de son père; il voulut imiter le roi; il la maria au prince de Carignan, fils unique du fameux muet, et l'héritier présomptif de ses États après ses deux fils. Il fit appeler l'aîné duc de Savoie, l'autre prince de Piémont. Le roi nomma le marquis de Prie ambassadeur à Turin, et lui donna quatre mille livres d'augmentation de pension, mille écus par mois, et dix mille pour son équipage. Il épousa avant son départ la fille de Plénœuf qui s'était enrichi aux dépens des vivres et des hôpitaux des armées, et qui était devenu depuis, pour se mettre à couvert, commis de Voysin. Mme de Prie [2] était extraordinairement jolie et bien faite, avec beaucoup d'esprit et une lecture surprenante. Elle fut à Turin avec son mari; à son retour, elle devint maîtresse publique de M. le Duc, et la Médée de la France pendant le ministère de ce prince.

Le roi donna le gouvernement d'Alsace et celui de Brisach, vacants par la mort du duc Mazarin, au maréchal d'Huxelles, qui fut un présent de près de cent mille livres de rente; cent mille écus à Torcy sur les postes, et quatre cent mille livres à Pontchartrain, pour lui aider à acheter les terres que la maréchale de Clérembault lui vendit pour après sa mort; et autres quatre cent mille livres à M. de La Rochefoucauld, qui, sous prétexte de pleurer pour avoir de quoi payer ses dettes voulut gorger ses valets.

La Vrillière vendit sa charge de greffier de l'ordre à Lamoignon, président à mortier, avec permission de conserver le cordon bleu; Voysin eut le râpé [3] de cette charge. Chamillart vendit aussi la sienne de grand trésorier de l'ordre en conservant le cordon; Desmarets en eut le râpé, et Chauvelin la charge. Il était fort jeune, et seulement avocat général. Ce fut une chute nouvelle pour ces charges, qui mortifia fort les ministres bien que décorés de les avoir eues, et les premiers magistrats. Celui-ci, qui était frère aîné de celui qui longtemps après fut garde des sceaux, en savait encore plus que lui; il avait su gagner la confiance du roi qui s'en servait pour beaucoup de manèges des jésuites; il avait des audiences longues et fréquentes par les derrières; à peine encore cela s'apercevait-il, et il aurait été à tout pour peu que le roi et lui eussent vécu davantage. Il était gendre de Gruchy, qui avait été longtemps intendant de mon père, qui ne l'a jamais oublié, qui l'a bien et fidèlement servi, qui s'était enrichi dans les partis sous Pontchartrain, contrôleur général, et qui a vécu près de cent ans dans une santé parfaite de corps et d'esprit.

Dalon, qui avait succédé à son père, un des meilleurs et des plus honnêtes magistrats du royaume, et ami de mon père à la place de premier président de Pau, et qui était homme de beaucoup d'esprit et de capacité, avait passé à celle de premier président de Bordeaux. Il y fit tant de folies et de friponneries insignes qu'il eut ordre d'en donner la démission. Cette punition parut un prodige dans l'impunité que la magistrature avait acquise avec tant d'autres usurpations de ce règne. Dalon se cacha de honte les premières années après sa chute. Il reprit après courage, et demanda longtemps avec impudence une autre place pareille, ou une de conseiller d'État. Il ne se lassa point de frapper à toutes les portes. On ne se lassa point non plus de le laisser aboyer. Enfin, après bien des années, il s'en alla s'enterrer chez lui, où il a vécu fort abandonné et encore plus méprisé jusqu'à sa mort, arrivée il n'y a pas bien longtemps.

Le maréchal de Villars fit attaquer, le 14 octobre, la contrescarpe de Fribourg, à cinq heures du soir. Vivans était lieutenant général de jour, et s'y distingua fort. L'action fut longue et fort disputée. Il y eut vingt-cinq capitaines de grenadiers tués, et douze cents hommes plus tués que blessés; on s'établit enfin sur la contrescarpe et sur la lunette [4] . Le maréchal de Villars demeura dans la tranchée jusqu'à onze heures du soir, que le logement fut tout à fait fini. La demi-lune fut attaquée le dernier octobre. On y trouva peu de résistance, tout ce qui s'y trouva fut tué ou pris. On se préparait à donner le lendemain l'assaut au corps de la place, lorsqu'on aperçut sur le rempart deux drapeaux blancs. Le baron d'Arche, qui commandait dans la place, avait abandonné la ville, et s'était retiré au château et dans les forts avec tout ce qu'il avait pu y mettre de troupes. Il avait laissé dans la ville plus de deux mille blessés où malades, huit cents soldats sains, pour qui il n'avait pu trouver place dans le château et dans les forts, et, toutes les femmes, les enfants, et force valets de la garnison. Villars fit entrer le régiment des gardes dans la ville, ne permit point à ces bouches inutiles de sortir, quelques cris qu'ils fissent, fit demander un million aux bourgeois pour se racheter du pillage, accorda cinq jours de trêve au gouverneur pour envoyer au prince Eugène lui demander ses ordres, et dépêcha Contade au roi, qui arriva à Marly le lundi matin 6 novembre. Villars donna encore jusqu'au 15 au baron d'Arche, sans tirer de part ni d'autre, mais le maréchal faisant travailler à ses batteries, et le gouverneur envoyant la nourriture à ce qu'il avait laissé dans la ville. Le mardi 21 novembre, le duc de Fronsac arriva à Marly portant au roi la nouvelle de la capitulation du château et des forts de Fribourg. Il y avait sept mille hommes fort entassés, qui sortirent le 17 avec tous les honneurs de la guerre, qui finit par cet exploit. Asfeld, longtemps depuis maréchal de France, fut laissé à Fribourg pour y commander, et dans le Brisgau, sous les ordres des du Bourg, commandant en Alsace. Villars revint à Strasbourg; et le duc de Fronsac eut douze mille livres pour sa course, et un logement à Marly pour le reste du voyage, et plus retourner, parce que l'armée s'allait séparer.

Besons, en séparant la sienne, fit sommer Kirn qui se rendit; et lui s'en revint à Paris et saluer le roi.

Il y avait eu des propositions secrètes, pendant les derniers temps du siège, de la part du prince Eugène au maréchal de Villars, qui disparut même une fois du siège fort peu accompagné pendant une journée. Contade, en apportant la nouvelle de la contrescarpe, avait été chargé d'autres choses sur ces propositions, et de rapporter les ordres du roi. Il y eut encore depuis force courriers que n'exigeait pas la situation du siège presque fini. En effet le maréchal de Villars partit le 27 novembre de Strasbourg, accompagné du prince de Rohan, de Châtillon, Broglio et Contade, pour arriver, le même jour et en même temps que le prince Eugène, au château de Rastadt, bâti magnifiquement par le feu prince Louis de Bade, et que sa veuve prêta pour y tenir entre ces deux généraux les conférences de la paix entre la France, l'empereur et l'empire. Ils conservèrent tous deux la plus entière égalité en tout, et la plus parfaite politesse. Ils eurent chacun une garde de cent hommes. Les conférences entre eux deux seuls commencèrent incontinent après. Le prince de Rohan n'y demeura que deux ou trois jours, et s'en revint à Paris. On trouvera dans les Pièces tout ce qui regarde ces conférences, le traité qui en résulta et que les deux généraux y signèrent, et ce qui se passa depuis en conséquence à Bade où le traité définitif fut signé; ce qui me dispensera de m'étendre ici sur ces matières [5] .

Pendant ces conférences, le roi réforma soixante bataillons et dix-huit hommes par compagnie du régiment des gardes et cent six escadrons, dont vingt-sept de dragons. Outre que la paix paraissait sûre avec l'Allemagne, le roi, en paix avec le reste de l'Europe, n'avait plus besoin de tant de troupes, quand la guerre eût continué contre l'empereur et l'empire.

L'année se termina par plusieurs morts. Le grand-duc perdit son fils aîné, le 30 octobre, à cinquante ans, qui était un prince de grande espérance, mais dont la santé était perdue il y avait longtemps. Il avait épousé, en 1688, la soeur de Mme la dauphine de Bavière, et des électeurs de Cologne et de Bavière, dont il n'eut jamais d'enfants. Mme la grande-duchesse, sa mère, qui était revenue en France depuis longues années, sentit moins cette perte que toute la Toscane, et que le grand-duc, à qui il ne restait plus d'héritier [que] son second fils, séparé de sa femme depuis plusieurs années, dont il n'avait point d'enfants, et qui s'en était retournée vivre chez elle en Allemagne. Elle n'avait point eu d'enfants. Elle et sa sœur, la veuve du célèbre prince Louis de Bade, étaient les dernières de cette ancienne et grande maison de Saxe-Lauenbourg. Le deuil du roi fut en noir et de trois semaines.

Harleville mourut assez vieux. Son nom était Brouilly, comme la duchesse d'Aumont et la marquise de Châtillon, ses issues de germaines, du père duquel [6] il avait acheté le gouvernement de Pignerol. Il avait bien servi, et il était fort honnête homme et considéré. Le roi avait continué à lui en payer trente-cinq mille livres de rente d'appointements, dont huit mille demeurèrent sur la tête de sa femme.

Le comte d'Adhémar mourut, à Marseille, sans enfants de Mlle d'Oraison, que sa famille lui avait fait épouser pour en avoir. Il avait été fort connu sous le nom de chevalier de Grignan. Il avait été des premiers menins de Monseigneur, homme de beaucoup d'esprit, de sens, de courage et de lecture, fort dans le grand monde, et recherché de la meilleure compagnie. La goutte, qui l'affligea à l'excès et de fort bonne heure, le fit retirer en Provence. Il était frère du comte de Grignan, chevalier de l'ordre, lieutenant général et commandant dans cette province. Mme de Sévigné en parle beaucoup dans ses lettres.

Gassion, fort ancien lieutenant général, très distingué, gouverneur d'Acqs et de Mézières, mourut, à Paris, d'une longue maladie à soixante-treize ans. Il avait été longtemps lieutenant des gardes du corps, et en avait quitté le corps pour servir plus librement de lieutenant général, dans l'espérance de devenir maréchal de France. On en avait fait plus d'un qui ne le valaient pas, mais on n'en avait jamais tiré des gardes du corps, et c'est ce qui le pressa d'en sortir. Le roi en fut secrètement piqué par jalousie pour ses compagnies des gardes, le traita extérieurement honnêtement, l'employa, mais ce fut tout. C'était un petit Gascon vif, ambitieux, ardent, qui se sentait encore plus qu'il ne valait, et qui peu à peu en mourut de chagrin. Il était propre neveu du célèbre maréchal de Gassion, et cela lui avait tourné la tête. Gassion, son neveu, a été plus heureux que lui et à meilleur marché. Le grand-père du maréchal, qui est le premier de ces Gassion qu'on connaisse distinctement, fut procureur général au conseil de Navarre, que Jeanne d'Albret, reine de Navarre, avait fait élever. Il se jeta dans Navarreins assiégé par les Espagnols; le gouverneur y fut tué, il y commanda en sa place, contraignit les Espagnols de se retirer à Orthez jusqu'où il les poursuivit, les y assiégea et les força de se rendre. Cette action lui valut la présidence du conseil souverain de Navarre, et [il] fut depuis chef du conseil secret du roi de Navarre. Le fils de celui-là fut procureur général, puis président du conseil souverain de Navarre, et mourut, avec un brevet de conseiller d'État, en 1598. Il fut père du maréchal de Gassion, d'un évêque d'Oléron, et de leur aîné qui fut président à mortier après avoir été procureur général au parlement de Navarre Il fut aussi intendant de la généralité de Pau; eut, en 1636, de ces brevets de conseiller d'État comme avait eu son père; et obtint, en 1660, l'érection de sa terre de Camou en marquisat sous le nom de Gassion. Celui-ci est le père de Gassion des gardes du corps qui a donné lieu à cette petite digression, et de plusieurs enfants dont l'aîné fut président à mortier au parlement de Pau, et eut, en 1664, un de ces brevets de conseiller d'État. Entre plusieurs enfants, il a eu le marquis de Gassion, gendre d'Armenonville, garde des sceaux, qui est devenu lieutenant général distingué, gouverneur d'Acqs et de [Mézières], chevalier du Saint-Esprit à la Pentecôte 1743.

Le prince de Courtenai perdit sa femme, qui par son bien le faisait subsister, et qui lui laissa un fils, et une fille qui épousa le marquis de Bauffremont, chevalier de la Toison d'or, et depuis lieutenant général. Le fils avait épousé la sœur de M. de Vertus des bâtards de Bretagne, veuve de don Gonzalez Carvalho Palatin, grand maître des bâtiments du roi de Portugal, d'où elle était revenue. Il avait peu servi, et avait eu un frère aîné tué dans les mousquetaires au siège de Mons, où son père était à la suite de la cour. Le roi l'alla voir sur cette perte, ce qui parut très extraordinaire, et un honneur qu'il voulut faire, lorsqu'il ne le faisait plus à personne depuis bien des années, qui montra qu'il ne le pouvait ignorer être bien réellement prince de son sang, mais que les rois ses prédécesseurs ni lui n'avaient jamais voulu reconnaître. Ce prince de Courtenai était fils d'une Harlay, n'eut point d'enfants d'une Lamet, sa première femme, et eut ceux-ci de la seconde, qui était veuve de Le Brun, président au grand conseil, et fille de Duplessis-Besançon, gouverneur d'Auxonne et lieutenant-général. J'aurai lieu de parler encore de ce prince de Courtenai et du fils qui lui resta, et qui a été le dernier de cette branche infortunée de la maison royale.

Saintrailles mourut, qui était vieux et à M. le Duc dont j'ai eu occasion de parler lors de la mort de M. le Duc, gendre du roi. C'était un homme d'honneur et de valeur, le meilleur joueur de trictrac de son temps, et qui possédait aussi tous les autres [jeux] sans en faire métier. Il avait l'air important; le propos moral et sententieux, avare et avait accoutumé à des manières impertinentes tous les princes du sang et leurs amis particuliers qui étaient devenus les siens. Il n'était ni Poton ni Saintrailles, mais un très petit gentilhomme et point marié. Il n'avait qu'une nièce, fort jolie et sage, fille d'honneur de Mme la Duchesse. Lorsqu'elle n'en eut plus, elle demeura auprès de Mme la Princesse. Le marquis de Lanques, de la maison de Choiseul, en devint si amoureux qu'il la voulut épouser. Il était capitaine dans Bourbon, fut blessé pendant la campagne, revint mourant à Paris, se fit porter à Saint-Sulpice, où il l'épousa; et mourut deux jours après. Saintrailles lui donna tout son bien, avec lequel elle épousa M. d'Illiers.

On apprit par les lettres de la Martinique que Phélypeaux y était mort. C'était un homme très extraordinaire, avec infiniment d'esprit, de lecture, d'éloquence et de grâce naturelle; fort bien fait, point marié, qui n'avait rien, avare quand il pouvait, mais honorable et ambitieux, qui n'ignorait pas qui il était, mais qui s'échafaudait sur son mérite et sur le ministère; poli, fort l'air du monde et d'excellente compagnie, mais particulier, avec beaucoup d'humeur, et un goût exquis en bonne chère, en meubles et en tout. Il était lieutenant général, fort paresseux et plus propre aux emplois du cabinet qu'à la guerre. Il avait été auprès de l'électeur de Cologne, puis ambassadeur à Turin, et fort mal traité à la rupture, dont il donna une relation à son retour, également exacte, piquante et bien écrite, à l'occasion de quoi j'ai eu lieu de parler de lui. Il fut conseiller d'État d'épée à son retour; mais, après cet écrit où M. de Savoie était cruellement traité, et les propos que Phélypeaux ne ménagea pas davantage, Mme la duchesse de Bourgogne lui devint un fâcheux inconvénient, et M. de Savoie même après la paix. Il n'avait rien; et il n'avait qu'un frère, évêque de Lodève, qui n'avait pas moins d'esprit et plus de mœurs que lui, chez lequel il alla vivre en Languedoc. Ils étaient cousins germains de Châteauneuf, secrétaire d'État, père de La Vrillière, qui avec le chancelier et son fils trouva moyen de l'envoyer à la Martinique général des îles, qui est un emploi indépendant, de plus de quarante mille livres de rente, sans le tour du bâton qu'il savait faire valoir.

La mort du duc de Medina-Sidonia termina l'année. Elle arriva subitement à Madrid, comme il était prêt à monter dans le carrosse du roi d'Espagne, dont il était grand écuyer, et chevalier du Saint-Esprit. C'était un des plus grands seigneurs d'Espagne et des plus accomplis, fort vieux et fort attaché au roi d'Espagne. J'ai eu occasion d'en parler sur le testament de Charles II, et l'avènement de Philippe V à la couronne. Il laissa un fils qui a eu aussi postérité. Il était l'aîné de cette grande et ancienne maison de Guzman, et le plus ancien duc d'Espagne. Mais c'est la grandesse qui y fait tout; et quoique la sienne soit des premières, j'ai déjà remarqué que l'ancienneté ne s'y observe point parmi les grands. J'aurai lieu d'en parler encore à l'occasion de mon ambassade extraordinaire en Espagne. J'y parlerai aussi de la grande charge de président du conseil de Castille, et à son défaut de la place de gouverneur de ce conseil. Ronquillo l'avait, qui en cette qualité ne donnait pas chez lui la main à M. de Vendôme, malgré l'étrange Altesse et le genre que Mme des Ursins lui avait fait donner pour en prendre le semblable. Il fut remercié avec une pension de dix mille écus.

Le duc d'Aumont arriva de son ambassade d'Angleterre, et eut une longue audience du roi, dans son cabinet. On remarqua qu'il affecta toutes les manières anglaises jusqu'à nouer sa croix à son cordon bleu, comme les chevaliers de la Jarretière portent leurs médailles attachées à leur cordon. Son arrivée ne reçut pas de grands applaudissements. L'argent qu'il en sut rapporter sut aussi l'en consoler.

Le nouveau roi de Sicile ne tarda pas à aller reconnaître cette île par lui-même, et ce qu'il en pourrait tirer. Il y mena la reine sa femme, fit un conseil pour gouverner à Turin en son absence, et offrit à Mme sa mère la qualité de régente. Au peu de part qu'il lui avait donné toute sa vie aux affaires, depuis qu'il en eut pris l'administration de ses mains, elle sentit bien le vide d'un titre offert par la seule bienséance, et s'excusa de l'accepter. Sur son refus; il le donna au prince de Piémont, son fils, jeune prince de la plus grande espérance, et partit sur les vaisseaux de l'amiral Jennings, qui le portèrent à Palerme. Il y fut couronné; et les Siciliens n'oublièrent rien par leurs empressements, leurs hommages, leurs fêtes, pour se mettre bien avec un prince aussi jaloux et aussi clairvoyant. Il donna cinquante mille livres, avec son portrait enrichi de diamants, à Jennings pour son passage, et la reine de Sicile une fort belle bague. Jennings vint après mouiller aux côtes de Provence, et reçut force honneurs à Toulon. Il vint ensuite à Paris. Le comte de Peterborough, qui avait tant de fois couru l'Europe, et servi l'archiduc en Espagne avec tant de fureur, était aussi venu se promener à Paris. C'était un homme qui, dans un âge fort avancé, et chevalier de la Jarretière, ne pouvait durer en place. Torcy le présenta au roi à Versailles le lundi 4 décembre, et tout de suite Peterborough présenta Jennings au roi. Ces amiraux d'escadre ne sont, sous ces grands noms, que ce que sont parmi nous des chefs d'escadre. Celui-là disait qu'il avait gagné cinq cent mille écus depuis qu'il servait. Il s'en faut tout que les nôtres gagnent autant. Il s'en alla incontinent en Angleterre.

L'électeur de Bavière arriva le lundi 18 décembre de Compiègne à Paris, et vint descendre chez Monasterol son envoyé en cette ville. Il alla le mercredi 20 à Versailles. Il vit le roi l'après-dînée par les derrières à l'ordinaire, il fut seul avec lui une demi-heure dans son cabinet, et retourna après à Paris chez Monasterol, où il vit peu de monde, fort triste de n'espérer plus le titre de roi de Sardaigne.

Suite
[2]
Mme de Prie était fille d'un riche financier nommé Berthelot de Plénœuf ou Pleinœuf. Le marquis d'Argenson confirme, dans ses Mémoires (p. 201-202), ce que dit Saint-Simon de Mme de Prie: « Je ne crois pas, dit-il, qu'il ait jamais existé créature plus céleste. Une figure charmante et plus de grâces encore que de beauté; un esprit vif et délié, du génie, de l'ambition, de l'étourderie, et pourtant une grande présence d'esprit, etc. » Le Journal inédit du marquis d'Argenson donne, sur Mme de Prie, des détails qu'il aurait été difficile d'insérer dans les Mémoires.
[3]
Le sens de ce mot a été expliqué t. II, p. 296, note.
[4]
Petite fortification de forme triangulaire pratiquée dans l'intérieure des demi-lunes.
[5]
À défaut des pièces auxquelles renvoie Saint-Simon, on peut consulter les Mémoires de Torcy, qui a dirigé toutes ces négociations comme secrétaire d'État chargé des affaires étrangères.
[6]
Nous avons reproduit exactement le manuscrit de Saint-Simon, mais il faudrait lire probablement du père desquelles.