CHAPITRE XVI.

Origine et nature de la monarchie française, et de ses trois états. — Son gouvernement. — Champs de mars, puis de mai. — Pairs de France sous divers noms, les mêmes en tout pour la dignité et les fonctions nécessaires, depuis la fondation de la monarchie. — Pairs de fief; leurs fonctions. — Hauts barons; leur origine, leur usage, leur différence essentielle des pairs de France. — Changement du service par l'abolition de celui de fief et l'établissement de la milice stipendiée. — Origine des anoblissements. — Capitulaires de nos rois. — Légistes; quels; leur usage; leurs progrès. — Conseillers; origine de ce nom. — Parlements; origine de ce nom. — Progrès du parlement. — Multiplication des magistrats et de cours ou tribunaux de justice. — Sièges hauts et bas de grand'chambre des parlements. — Parité, quant à la dignité de pairs de France et ce qui en dépend, de ceux d'aujourd'hui avec ceux de tous les temps. — Noms donnés aux pairs par nos rois de tous les âges. — Pairie est apanage, témoin Uzès. — Réversibilité à la couronne. — Apanage; ce que c'est. — Ducs vérifiés; Bar. — Ducs non vérifiés. — Officiers de la couronne. — Ducs non vérifiés en compétence continuelle avec les officiers de la couronne.

On ne peut douter que les premiers successeurs de Pharamond n'aient moins été des rois que des Capitaines qui, à la tête d'un peuple belliqueux qui ne pouvait plus se contenir dans ses bornes, se répandit à main armée et fit des conquêtes. Clovis donna le premier plus de consistance à ce nouvel état, plus de majesté à sa dignité, et par le christianisme qu'il embrassa, plus d'ordre et de police à ses sujets, dont il fut peut-être le premier roi; et plus de règle et de commerce avec ses voisins. La nouvelle monarchie conquise fut toute militaire, jamais despotique. Les chefs principaux qui avaient aidé à la former étaient appelés à toutes les délibérations de guerre, de paix, de lois à faire, à soutenir, à toutes celles qui regardaient le dedans et le dehors.

Les conquêtes s'étant multipliées, les Francs qui les firent donnèrent leur nom de France à la Gaule qu'ils avaient soumise, et ils reçurent de leurs rois des partages des terres conquises, à proportion de leurs services, et de leur poids, et de leurs emplois. Ces portions leur tinrent lieu de paye. Ils les eurent d'abord à vie, et, vers le déclin de la première race, presque tous en propriété [34] . Alors, ceux qui avaient les portions les plus étendues en divisèrent des parties entre des Francs moindres qu'eux, sous les mêmes conditions qu'ils tenaient eux-mêmes leurs portions du roi, c'est-à-dire de fidélité envers et contre tous, d'entretenir des troupes à leurs dépens, de les mener à celui qui leur avait donné leurs terres pour servir à la guerre sous lui, comme lui-même était obligé envers le roi à la même fidélité et au même service de guerre, toutes les fois que le roi le mandait. C'est ce qui forma la seigneurie et le vasselage. Ceux qui avaient leurs portions des rois s'appelèrent bientôt feudi[35] , et fidèles, de la fidélité dont ils avaient contracté et voué l'obligation en recevant ces portions qui furent appelées fiefs[36] ; et l'action de les recevoir en promettant fidélité et service militaire au roi, hommage[37] . Ces premiers seigneurs furent donc les grands feudataires qui eurent d'autres feudataires sous eux, comme il vient d'être dit, qui tenaient des fiefs d'eux sous la même obligation à leur égard de fidélité et de service militaire. C'est d'où est venue la noblesse connue longtemps avant ce nom sous le générique de miles, homme de guerre, ou noble, synonymes, lorsque le nom de noble commença à être en usage, à la différence des peuples conquis, qui de leur entière servitude furent appelés serfs.

Cette noblesse, pour parler un langage entendu, ne put suffire à la culture de ses terres. Elle en donna des portions aux serfs, chacun dans sa dépendance, non à condition de service militaire, comme les fiefs, mais à cens et à rente, et à diverses conditions, d'où sont venus les divers droits des terres. Ainsi ce peuple serf, qui n'avait rien, commença à devenir propriétaire en partie, tandis qu'en partie il continua à ne posséder quoi que ce soit, et de ces deux sortes de serfs dont les uns devinrent propriétaires et les autres ne le furent pas, est composé le peuple ou ce qui a été appelé depuis le tiers état, et comme aujourd'hui se pouvait distinguer dès lors en bourgeoisie et en simple peuple. Ces baillettes [38] , qui furent données d'abord aux meilleurs habitants des villes, s'étendirent aux meilleurs de la campagne. Elles furent bientôt connues sous le nom de roture, à la différence des fiefs; et leurs possesseurs sous le nom de roturiers[39] , à la différence des seigneurs de fief, terme qui n'avait et n'eut très longtemps que sa signification naturelle, et que l'orgueil a fait depuis prendre en mauvaise part.

L'Église fit aussi ses conquêtes pacifiques; par la libéralité des rois et des grands seigneurs les évêques et les abbés les devinrent eux-mêmes. Ils eurent des portions de terre fort étendues, ils en donnèrent en fief comme avaient fait les grands seigneurs, et de là sont venus les grands bénéfices que nous voyons encore aujourd'hui, et alors la fidélité et le service militaire qu'ils devaient aux rois et qui leur était aussi dû à eux-mêmes par leurs vassaux, leur grand état temporel les fit considérer comme les autres grands seigneurs. Parvenus à ce point, l'ignorance de ceux-ci se fit une religion de leur laisser la primauté par l'union de leur sacerdoce avec leurs grands fiels, en sorte que la noblesse, qui était le corps unique de l'État, en laissa former un second qui devint le premier; et tous deux en formèrent un autre par leurs baillettes, qui rendirent force serfs propriétaires, lesquels, avec les autres serfs qui ne l'étaient pas, et qui tous étaient le peuple conquis, devinrent par la suite le troisième corps de l'État sous le nom déjà dit de tiers état.

Cet empire tout militaire se gouverna tout militairement aussi par ce qu'on appela les champs de mars puis de mai. Tous les ans en mars, et ensuite non plus en mars mais en mai, le roi convoquait une assemblée. Il en marquait le jour et le lieu. Chaque prélat et chaque grand seigneur s'y rendait avec ses vassaux et ses troupes. Là, deuxespèces de chambres [40] en plein champ étaient disposées, l'une pour les prélats, l'autre pour les grands seigneurs, c'est-à-dire les comtes, dès lors connus sous ce nom; tout proche, dans l'espace découvert, était la foule militaire, c'est-à-dire les troupes et les vassaux qui les commandaient. Le roi, assis sur un tribunal élevé, attendait la réponse des deux chambres à ce qu'il avait envoyé leur proposer. Lorsque tout était d'accord, le roi déclarait tout haut les résolutions qui étaient prises, soit civiles, soit militaires; et la foule militaire éclatait aussitôt en cris redoublés de vivat, pour marquer son obéissance. Dans cette foule, nul ecclésiastique, nul roturier, nul peuple; tout était gens de guerre ou noblesse, ce qui était synonyme, comme on l'a remarqué. Cette foule ne délibérait rien, n'était pas même consultée; elle se tenait représentée par leurs seigneurs, et applaudissait pour tout partage à leurs résolutions unies à celles du roi qui les déclarait. C'était de là qu'on partait pour la guerre, quand on avait à la faire. Il y aurait bien de quoi s'étendre sur ce court abrégé; mais c'est un récit le plus succinct pour la nécessité, et non un traité qu'il s'agit de faire.

Cette forme de gouvernement dura constamment sous la première race de nos rois, et cette assemblée se nommait placita, de placet, c'est-à-dire de ce qu'il lui avait plu de résoudre et de décider.

Pépin, chef de la seconde race, porté sur le trône par les grands vassaux, à force de crédit, de puissance, d'autorité qu'il avait su s'acquérir, continua la même forme de gouvernement; mais en mai au lieu de mars, qui fut trouvé trop peu avancé dans le printemps pour tenir les placita. Charlemagne son fils les continua de même autant que ses voyages le lui permirent, mais jamais sans ses grands vassaux il n'entreprit aucune chose considérable de guerre, de paix, de partage de ses enfants, d'administration publique, tandis qu'en Espagne et en Italie il agissait seul. L'usage ancien fut suivi par sa postérité. Sous elle les grands vassaux s'accrurent de puissance et d'autorité, tellement qu'ils ne le furent guère que de nom sous les derniers rois de cette race, dont la mollesse, la faiblesse et l'incapacité y donnèrent lieu.

Peu à peu les différends de fiefs n'allèrent plus jusqu'aux rois. Les feudataires jugeaient les contestations que leurs vassaux n'avaient pu terminer entre eux par le jugement de leurs pareils; et pour les causes les plus considérables, elles se jugeaient par les grands feudataires assemblés avec le roi. La multiplication de ces différends vint de celle des inféodations dans leurs conditions différentes, dans le désordre des guerres qui fit contracter des dettes, et qui obligea à mettre dans le commerce les fiefs qui n'y avaient jamais été, qui de là les fit passer par divers degrés de successions souvent disputées, enfin aux femmes, sans plus d'égard sur ce point à la fameuse loi salique, qui les excluait de toute terre salique [41] : loi qui n'ayant pour objet que cette terre, c'est-à-dire celle qui avait été donnée pour tenir lieu de paye, qui était la distinction du Franc conquérant d'avec le Gaulois conquis, des fiefs et d'avec les rotures, de la noblesse d'avec le peuple, demeura uniquement restreinte au fief des fiefs, qui est la couronne.

La seconde race sur le point de périr par l'imbécillité des derniers rois, Hugues Capet, duc de France, comte de Paris, proche parent de l'empereur, et dont le grand-père avait déjà contesté la couronne, fut porté sur le trône par le consentement de tous les grands vassaux du royaume, qui les confirma dans tout ce qu'ils en tenaient, et l'augmenta ainsi que leur autorité; c'est là l'époque où les ducs et les comtes, chefs des armées et gouverneurs de province à vie, inféodés après en de grands domaines, de suzerains devinrent souverains, non seulement de ces domaines, mais des provinces dont ils n'étaient auparavant que les gouverneurs. Je dis souverains, parce qu'encore qu'ils fussent vassaux de la couronne, pour ces mêmes domaines et ces mêmes provinces, leur puissance était devenue si étendue et si grande qu'elle approchait fort de la souveraineté.

Le nom de pair de France, inconnu sous la première race, longtemps sous la seconde, peut-être même au commencement de la troisième, manqua seulement aux plus grands de ces premiers grands feudataires ou grands vassaux de la couronne, puisque, comme l'avouent les meilleurs auteurs, ils faisaient les mêmes fonctions que ceux qui parurent sous le nom de pairs de France, firent tout de suite et précisément le même, et tout en la même manière, et sans érections pour les six premiers laïques et ecclésiastiques qui l'ont porté. Ce qui suffit à prouver que, sans nom ou avec d'autres noms, l'essence est la même sans changement ni interruption, et que ce qui a été connu alors par le nom et titre de pair de France, s'est trouvé assis à côté du trône dès l'origine de la monarchie, et sous le nom de pairs de France et de pairie de France, en même temps que la race heureusement régnante a été portée dessus.

Ce nom de pair s'introduisit insensiblement de ce que chacun était jugé par ses pairs, c'est-à-dire par ses égaux. Ainsi chaque grand fief avait ses pairs de fief, dont on voit les restes jusqu'à nos jours par les pairs du Cambrésis et d'autres grands ou moindres fiefs, et le nom de pairs de France demeura aux plus grands de ces grands feudataires qui tenaient leurs grands fiefs du roi; et qui avec lui jugeaient les causes majeures de tous les grands fiefs, directement ou par appel, et lui aidaient dans l'administration de l'État, militaire ou intérieure, et pour faire les lois, les changer et régler, et faire les grandes sanctions de l'État dans ces placita conventa ou assemblées de tous les ans. Bientôt toutes les mouvances majeures des seigneurs ressortirent au roi ou à ces pairs, dont l'étendue de domaine avait envahi les autres principaux vassaux.

Nos rois, outre ceux de leur couronne qui n'étaient presque plus que ces premiers grands pairs de France, en avaient aussi de particuliers comme duc de France et comte de Paris, que Hugues Capet était avant de parvenir à la couronne, et qu'il leur avait transmis. Ils voyaient les anciens grands seigneurs s'éteindre, et les pairs de France s'accroître de leurs grands fiefs. Ils pensèrent à leur donner des adjoints aux placita dont ils ne pussent se plaindre, et ils y admirent de ces grands vassaux du duché de France qui relevaient aussi immédiatement d'eux, non comme rois, mais comme ducs de France, afin que les pairs n'y fussent pas seuls, faute de grands vassaux immédiats [42] . Ceux-ci furent appelés d'abord hauts barons du duché de France, plus hauts barons de France. Ils y appelèrent aussi quelques évêques, dont la diminution des grands fiefs avait diminué ces assemblées; et par l'usage que prirent nos rois d'y appeler de ces hauts barons, ils y balancèrent la trop grande autorité du petit nombre de ces trop puissants pairs de France. La différence fut, et qui a subsisté jusqu'à nous dans toutes les différentes sortes d'assemblées qui ont succédé aux placita conventa, fut que tous les pairs y assistaient de droit, en faisaient l'essence, qu'il ne s'y faisait rien sans leur intervention à tous ou en partie, et qu'il leur fallait une exoine, c'est-à-dire une légitime excuse et grave, pour se dispenser de s'y trouver, au lieu que la présence des hauts barons n'y était pas nécessaire, qu'ils n'y pouvaient assister que lorsque nommément ils y étaient mandés par le roi, que jamais ni tous ni la plus grande partie n'y étaient mandés, ni presque jamais les mêmes plusieurs fois de suite; ainsi ces hauts barons appelés à ces assemblées, au choix et à la volonté des rois, n'y étaient que des adjoints admis personnellement à chaque fois, et non nécessaires; tandis que les pairs l'étaient tellement que tout se faisait avec eux, rien sans eux.

On voit par cette chaîne non interrompue depuis la naissance de la monarchie, cette même puissance législative et constitutive pour les grandes sanctions de l'État, concourir nécessairement, et par une nécessité résidante dans le même genre de personne, sous quelque nom que ç'ait été, de grands vassaux, grands feudataires, leudi, fidèles, mais toujours relevant immédiatement de la couronne, enfin de pairs, laquelle était en eux seuls privativement à tous autres seigneurs, quelque grands qu'ils fussent, sous les trois races de nos rois.

Les querelles, les contestations de fief pour successions, pour dettes, pour partages, pour saisie faute d'hommage, de service, ou pour crimes, se multipliant de plus en plus, ainsi que les affaires d'administration civile, rendirent les grandes assemblées plus fréquentes et hors du temps accoutumé du mois de mai. Comme les délibérations n'étaient pas militaires, et qu'on n'en partait plus pour la guerre, la foule militaire ne s'y trouvait plus. Le roi, les pairs et ceux des hauts barons et quelques évêques que le roi y appelait, formaient ces assemblées, d'où peu à peu il arriva que, le prétexte du désordre qui résultait du service de fief multiplié par les fiefs devenus sans nombre sous les grands et les arrière-fiefs, l'abus de ce service des vassaux des grands fiefs, contre les rois même quand les grands vassaux leur faisaient la guerre, fit que les rois, accrus d'autorité et de puissance, parvinrent à abolir ce service de fiefs, tant pour les suzerains de toute espèce que pour eux-mêmes, changèrent sous divers prétextes la forme de la milice, et la réduisirent pour l'essentiel à l'état de levées, de solde, de distribution par compagnies, à peu près dans l'état où elle se trouve aujourd'hui. Ainsi les rois mirent en leur main des moyens de puissance et de récompenses qui énervèrent tout à fait la puissance et la force de tous les grands vassaux et de tous les suzerains, qui ne furent plus suivis des leurs à la guerre; ainsi cette foule militaire des champs de mai disparut, et bientôt n'exista plus ensemble. D'autres que ces anciens Francs d'origine furent admis dans la milice; de là les nobles factices qui accrurent encore le pouvoir des rois.

Les assemblées purement civiles n'étaient pas inconnues du temps même des placita conventa ou champs de mai, comme le témoignent les capitulaires de Charlemagne et de ses enfants. C'étaient des assemblées convoquées par ces princes dans leurs palais, mais qui n'étaient composées que de ces mêmes grands feudataires et des prélats consultés aux champs de mai, où il se faisait des règlements qui regardaient l'Église, la religion et les affaires générales, mais civiles, ce qui n'empêchait pas la tenue ordinaire des champs de mai.

Mais lorsque ces champs de mai ou placita conventa eurent disparu par le changement de la forme de la milice dont on vient de parler, et que les assemblées devinrent telles qu'on vient de l'expliquer un moment avant de parler des capitulaires, l'excès des procès qui se multiplièrent de plus en plus, et par même cause les ordonnances diverses et les différentes coutumes des différentes provinces, devinrent tellement à charge aux pairs et à ceux des hauts barons qui étaient appelés à ces assemblées, que saint Louis, qui aimait la justice, fit venir des légistes pour débrouiller ces procès et les simplifier, et faciliter aux pairs et aux hauts barons le jugement par la lumière qu'ils leur communiquaient.

Ces légistes étaient des roturiers qui s'étaient appliqués à l'étude des lois, des ordonnances, des différents usages des pays, ce qui fut depuis appelé coutumes, qui conseillaient les feudataires particuliers dans le jugement qu'ils avaient à rendre avec leur suzerain, d'où peu à peu sont dérivées les justices seigneuriales ou hautes justices des seigneurs, en images très imparfaites de celles qu'ils rendaient avant que petit à petit les rois les eussent changées par leur autorité, après le changement dans la forme de la milice et après la réunion de plusieurs grands fiefs à leur couronne.

Ces légistes étaient assis sur le marchepied du banc sur lequel les pairs et les hauts barons se plaçaient, pour leur donner la facilité de consulter ces légistes sans quitter leurs places et sur-le-champ. Mais cette consultation était purement volontaire, ils n'étaient point obligés de la suivre, et ces légistes, bien loin d'opiner, n'avaient autre fonction que d'éclaircir les pairs et les hauts barons à chaque fois et sur chaque point qu'ils s'avançaient à eux, sans se lever pour l'être, après quoi ou sans quoi ils opinaient comme il leur semblait, en suivant ou au contraire de ce qu'ils avaient appris des légistes sur ce qu'ils les avaient consultés. De là leur est venu le nom de conseillers, de ce qu'ils conseillaient les pairs et les hauts barons quand ils voulaient leur demander éclaircissement, non de juges qu'ils n'étaient pas; et ce nom de conseiller leur est demeuré en titre, de passager qu'il était par leur fonction.

Peu à peu les pairs, occupés de guerre et d'autres grandes affaires, se dispensèrent souvent de se trouver à ces assemblées, où il ne s'agissait que d'affaires contentieuses qui ne regardaient point les affaires majeures. Les rois aussi s'en affranchissaient. Les hauts barons y étaient appelés en petit nombre, quelques-uns d'eux alléguaient aussi des excuses, tellement que, pour vider ce nombre toujours croissant de procès que la diversité des coutumes des lieux et des ordonnances multipliait sans cesse, les rois donnèrent voix délibérative aux légistes, et peu à peu ceux-ci, accoutumes à cet honneur, surent se le conserver en présence des pairs mêmes. Mais il n'est encore personne qui ait imaginé que, dès lors ni longtemps depuis, ces légistes aient ni obtenu, ni prétendu voix délibérative pour les affaires majeures, ni pour les grandes sanctions de l'État. Outre qu'il n'y en a point d'exemple, il n'y a qu'à les comparer aux pairs et aux hauts barons de ces temps-là. On verra dans la suite l'identité des pairs d'aujourd'hui avec ceux-là pour la dignité, l'essence, les fonctions, comme on a commencé à le faire voir. Suivons les légistes.

La même nécessité de vider cette abondance toujours croissante de procès donna lieu à des assemblées plus fréquentes. Nos rois les indiquaient à certaines fêtes de l'année, dans leurs palais, tantôt aux unes, tantôt aux autres, et ces assemblées prirent le nom de parlements, de parler ensemble; de la vinrent les parlements de Noël, de la Pentecôte, de la Saint-Martin, etc. Les pairs s'y trouvaient quand il leur plaisait pour y juger sans être mandés; les hauts barons qui y étaient personnellement appelés par le roi en petit nombre; et ceux d'entre les légistes qu'il plaisait au roi. Jamais ni haut baron ni légiste qui ne fût pas nommé et appelé par le roi, jamais les mêmes en deux assemblées de suite autant qu'il se pouvait.

Ces parlements subsistèrent dans cette forme jusqu'à Charles VI. Sous ce malheureux règne, les factions d'Orléans et de Bourgogne les composaient à leur gré, suivant qu'elles avaient le dessus pendant les intervalles que le roi n'était pas en état de les nommer. Le désordre qui en résulta fit que, dans les bons intervalles de ce prince, il fut jugé à propos de laisser à vie ces commissions qui n'étaient que pour chaque assemblée. Ainsi ces commissions se tournèrent peu à peu en offices; et les assemblées venant à durer longtemps, il fallut opter entre l'épée et l'écritoire, et les nobles qui étaient choisis pour en être avec les légistes, n'en ayant plus le loisir par les guerres qui les occupaient, quittèrent presque tous cette fonction, en sorte qu'il n'en demeura qu'un très petit nombre, qui ont fait les familles les plus distinguées du parlement de Paris, dont il ne reste plus. Tout ce récit est plutôt étranglé que suffisamment exposé, mais la vérité historique et prouvée s'y trouve religieusement conservée. Le mémoire sur les renonciations dont il a été parlé plus haut, quoique fort abrégé aussi, et qui se trouvera parmi les Pièces, explique d'une façon plus complète et plus satisfaisante ce qui vient d'être exposé jusqu'ici et qui le sera dans la suite.

Il reste un monument bien remarquable de l'état des légistes séants aux pieds des pairs et des hauts barons sur le marchepied de leurs bancs, depuis même que les parlements sont devenus ce qu'on les voit aujourd'hui. Ils n'avaient qu'une chambre pour leur assemblée, qu'on appelle la grand'chambre depuis qu'il y en a eu d'enquêtes, requêtes, tournelle, etc., qui sont nées de cette unique chambre. On y voit encore les hauts sièges qui étaient le banc des pairs et des hauts barons, et des bas sièges qui étaient le marchepied de ce banc sur lequel les légistes s'asseyaient; d'un marchepied ils en ont enfin fait un banc tel qu'on le voit aujourd'hui, et de ce banc après ils sont montés aux hauts sièges. Voilà le commencement des usurpations que l'art d'un côté, l'incurie et la faiblesse de l'autre, ont multipliées à l'infini. Mais, nonobstant celle-là, la magistrature devenue ce qu'on la voit n'a osé prétendre encore monter aux hauts sièges aux lits de justice [43] . Le chancelier même, bien que second officier de la couronne, le seul qui ait conservé le rang et les distinctions communes autrefois à tous, et chef de la justice mais logiste et magistrat, y est assis dans la chaire sans dossier aux bas sièges, tandis que non seulement les pairs, mais que tous les autres officiers de la couronne, sont assis aux hauts sièges des deux côtés du roi.

Enfin l'assemblée du parlement dont les membres légistes étaient devenus à vie, comme on vient de l'expliquer, devint de toute l'année, et sédentaire à Paris, par la multiplicité toujours croissante des procès et l'introduction des procédures. Les pairs, qui y conservèrent leur droit et leur séance, y jugeaient quand bon leur semblait, comme ils font encore aujourd'hui; et de là ce premier parlement et plus ancien de tous, a pris le nom de cour des pairs, qui est devenue le modèle des autres parlements que la nécessité des jugements de procès multipliés à l'infini a obligé les rois d'établir successivement dans les différentes parties du royaume, avec un ressort propre à chacun, pour le soulagement des sujets.

Un lieu destiné à cette assemblée, où les pairs se trouvaient quand il leur plaisait, lieu dans la capitale et dans le palais de nos rois, devint le lieu propre et naturel pour les affaires majeures et les grandes sanctions du royaume, et c'est de là encore qu'il a usurpé le nom de cour des pairs. Je dis usurpé parce qu'il ne lui est pas propre, et que, partout où il a plu à nos rois d'assembler les pairs pour y juger des affaires majeures, ou faire les sanctions les plus importantes, son cabinet, une maison de campagne, un parlement autre que celui de Paris, tous ces lieux différents ont été pour ce jour-là la cour des pairs; et de cela beaucoup d'exemples depuis que le parlement de Paris s'en est attribué le nom.

Tels étaient les légistes, tels sont devenus les parlements, dont l'autorité s'est continuellement accrue parles désordres des temps qui ont amené la vénalité des offices et les ont après rendus héréditaires par l'établissement de la paulette[44] , à la fin ont multiplié à l'infini les cours et leurs offices.

Il faut revenir maintenant à l'examen de la parité des anciens pairs, quant à la dignité, aux fonctions nécessaires, au pouvoir législatif et constitutif, avec les pairs modernes jusqu'à ceux d'aujourd'hui, et pour cela se défaire des préventions d'écorce qu'on trouve si aisément et si volontiers dans leur disparité si grande de naissance, de puissance et d'établissements, mais qui ne conclut quoi que ce soit à l'égard de la dignité en elle-même, et de tout ce qui appartient à la dignité de pair.

Pour s'en bien convaincre on n'a qu'à parcourir l'histoire, et en exceptant les temps de confusion et d'oppression de l'État, tels que les événements où il pensa succomber sous les bouchers, l'université, etc., du temps de Charles VI, plus haut pendant la prison du roi Jean, en dernier lieu sous les efforts de la Ligue, et voir s'il s'est jamais fait rien de grand dans l'État, sanctions, jugements de causes majeures, etc., sans la convocation et la nécessaire présence et jugement des pairs, depuis l'origine de la monarchie jusqu'aux renonciations respectives de Philippe V et des ducs de Berry et d'Orléans aux couronnes de France et d'Espagne sous le plus absolu de tous les rois de France, le plus jaloux de son autorité, et qui s'est le plus continuellement montré, en grandes et en petites choses, le plus contraire à la dignité de duc et pair, et le plus soigneusement appliqué à la dépouiller. Les preuves de ce très court exposé sont éparses dans toutes les histoires de tous les temps, et on y renvoie avec assurance ici, où ce n'est pas le lieu d'en faire des volumes en les y ramassant. Le sacre seul, et la juste et sage déclaration d'Henri III en faveur des princes du sang qui les rend tous pairs nés à titre de leur naissance, fourniraient une foule de démonstrations.

Les pairs ecclésiastiques en sont une vivante à laquelle il n'est pas possible encore de se dérober. On a vu comme les grands bénéfices se sont établis, et comment les prélats, devenus grands seigneurs par la libéralité des rois et de leurs grands feudataires, sont devenus grands seigneurs, et quelques-uns grands feudataires eux-mêmes. L'Église, à l'ombre de l'ignorance et de la stupidité des laïques, s'accrut lors au point de se revêtir de toute la puissance temporelle par l'abus et la frayeur de la spirituelle. On ne peut attribuer à d'autres temps l'origine inconnue de la pairie attachée en titre de duché aux sièges de Reims, Laon et Langres; et de comté à ceux de Beauvais, Châlons et Noyon. Voilà donc six pairies ecclésiastiques sans érection, comme les duchés de Bourgogne, Normandie et Guyenne, et les comtés de Toulouse, de Flandre et Champagne; toutes douze en mêmes droits et fonctions quant à la dignité, et, nonobstant la distance, sans mesure de naissance et de puissance entre les six laïques et les six ecclésiastiques, en même rang, distinctions, égalité. Ces six prélats n'étaient pas différents de leurs successeurs jusqu'à nous, et s'ils cédaient le pas aux six laïques, c'était à raison d'ancienneté, puisque tout était entre eux parfaitement et entièrement égal. Excepté Reims et Beauvais, et encore qu'était-ce en comparaison des pairs laïques de Bourgogne, etc., il n'y a guère, à la dignité près, de plus petits-sièges que les quatre autres, et on peut avancer: aucun qui ne vaille Laon et Noyon. Néanmoins, quand les seigneurs eurent rappris à lire et repris leurs sens, et leurs vassaux à leur exemple, ils revendiquèrent les usurpations de l'Église, et quoiqu'elle conservât le plus qu'elle put des conquêtes qu'elle avait faites sur la grossièreté des laïques, elle demeura comme dépouillée, en comparaison de ce qu'elle s'était vue en puissance et en autorité. Il n'y eut que ces six sièges qui, en perdant les abus ecclésiastiques, se conservèrent dans l'intégrité de leur rang, de leurs fonctions, du pouvoir législatif et consultatif, à la tête des plus grands, des plus puissants et des plus relevés seigneurs du royaume, uniquement par le droit de leur pairie.

Il n'y a pas même eu quelquefois jusqu'à des cérémonies tout à fait ecclésiastiques où leur pairie leur a donné la préférence, comme il arriva à la procession générale de tous les corps faite à Paris en actions de grâces de la délivrance de François Ier. L'archevêque de Lyon y était avec sa croix devant lui, comme reconnu par Sens dont Paris était lors suffragant. L'évêque de Noyon prétendit le précéder. La préséance lui fut adjugée par arrêt du parlement comme étant pair de France. Il en jouit, et l'archevêque de Lyon céda et assista à la procession.

Dans ces anciens temps où ces anciennes pairies laïques sans érection subsistaient encore, au moins les plus puissantes, et possédées par les plus grands princes, tels que les ducs de Bourgogne, les rois d'Angleterre, etc., ces six pairies ecclésiastiques n'étaient pas plus considérables en terres et en revenus qu'aujourd'hui; et les évêques de ces sièges, dont on a la suite, ne l'étaient pas plus en naissance ni en établissements que le sont ceux d'aujourd'hui, et s'il y a eu quelques cardinaux et quelques autres du sang royal ou de maisons souveraines à Reims et à Laon, cela n'a été que rarement, et bien plus rare ou jamais dans les autres sièges; et toutefois on voit ces six évêques en tout et partout égaux en rang, en puissance, et autorité législative et constitutive dans l'État, et ces autres pairs si grands par eux-mêmes, et si puissants par leurs États, en usant avec eux et comme eux, sans la moindre différence, de l'autorité du pouvoir, du rang des séances, assistances et jugements des causes majeures et usage du même pouvoir législatif et constitutif pour les grandes sanctions du royaume, avec eux et comme eux sans aucune ombre de différence, pareils en tout ce qui était de la dignité et de l'exercice de la pairie et aussi en rang, quoiqu'en tout d'ailleurs si entièrement disproportionnés d'eux. C'est une suite et une chaîne que les histoires présentent dans tous les temps les plus reculés jusqu'à nous, et qui montre en même temps quels étaient ces évêques, quant à leur personne, par la suite qu'elles en offrent; tandis que, quant à ce qui ne regarde que l'épiscopat, ils n'avaient pas plus d'avantages que tous les autres évêques de France, où, dans ces siècles et longtemps depuis, l'autorité des métropolitains était pleinement exercée sur leurs suffragants. Par quoi il demeure évident que la naissance et la puissance par la grandeur de l'extraction et de la dignité personnelle, par le nombre et l'étendue des États et des possessions, l'autorité, le degré, la juridiction ecclésiastique, sont accessoires, totalement indifférents à la dignité, rang, autorité, puissance, fonctions de pair de France, laquelle a de tout temps précédé les plus grands personnages du royaume en extraction, étendue de fiefs et d'États laïques, et les métropolitains les plus distingués, comme il s'est continuellement vu dans ces évêques. Conséquemment comme il sera encore éclairci plus bas, que les pairs nouveaux et qui ont une érection à l'instar de ces premiers qui n'en ont point que l'on connaisse, et qui ont été érigés pour les remplacer, et de là pour en augmenter le nombre, et qui ont tous joui très constamment, quant à cette dignité, de tout ce qui vient d'être dit de ces premiers, ont été pairs comme eux en toute égalité quant à tout ce qui appartient à pairie, et de main en main jusqu'à nous, dont la naissance et les biens ne sont pas inférieurs à ces six pairs ecclésiastiques dans tous les temps.

La brièveté sous laquelle gémit nécessairement une matière si abondante, forcément traitée en digression, me fera supprimer une infinité de passages existants par lesquels on voit ce que nos rois pensaient et disaient de la dignité et des fonctions de pairs, tant dans les érections des pairies qu'ils faisaient, qu'ailleurs, pour n'alléguer qu'un passage de Philippe le Bel du temps duquel ces anciens pairs de Bourgogne, etc., étaient dans tout leur lustre personnel de grandeur, d'extraction et de puissance terrienne, si différent de l'état personnel des évêques-pairs d'alors et d'aujourd'hui. C'est d'une lettre de Philippe le Bel, de 1306, au pape, qui existe encore en original aujourd'hui, par laquelle il le prie de remettre à leur prochaine entrevue le choix d'un sujet pour remplir le siège de Laon vacant. In Laudunensi Ecclesia, lui dit-il, quam licet in facultatibus tenuem, intra ceteras nostri regni utpote paritate seu paragii regni ejusdem dotatam excellentia, nobilissimam reputamus, ejusque honorem, nostrum et, regni nostri proprium arbitranmur.... Personam praefici cupientes, quae honoris regii et regni zelatrix existat, et per quam praefata Ecclesia debitis proficiat incrementis urgente causa rationabili, Sanct. Ap. attentis precibus, supplicamus… per quam etiam sicut nobis et status nostri regni expedire conspicimus regimen ipsius paritatis seu paragii, quod est honoris regii pars non modica, poterit in melius augmentari, etc. Les paroles de cette lettre, soit dans leur tissu, soit séparément considérées, sont si expresses qu'elles n'ont besoin d'aucun commentaire pour les faire entendre ni valoir. Ce texte est si remarquable que l'exprimer ce serait l'affaiblir. Il n'y a pas un mot qui ne porte, et qui ne montre ce qui est dit ci-dessus avec la plus lumineuse clarté. Le voici en français. On y voit du même coup d'œil la petitesse et plus que la médiocrité du siège de Laon, si on en excepte la pairie, en même temps l'excellence de cette dignité qui rend cette Église la plus noble et la plus excellente de toutes, dont l'honneur est réputé l'honneur même du roi et du royaume, desquels il est partie principale, et dont l'augmentation du temporel est regardée comme importante au roi et à l'État, qui, à cet effet, supplie instamment le pape, etc., et qui juge le choix d'un évêque pour cette Église d'une conséquence si importante pour lui et pour son royaume, et nomme cet évêché-pairie, par deux fois apanage [45] .

Quoi de plus exprès pour prouver l'extrême disparité de puissance terrienne et de dignité personnelle d'une part; et de l'autre la plus entière identité, quant à la dignité de la pairie et à tout ce qu'elle renferme, entre celle de Laon et ces grandes, anciennes et ces premières; entre un sujet encore inconnu et ces anciens et premiers pairs de France; conséquemment la futilité de se frapper de disparité quant à tout ce qui est de la pairie, fondée sur tout ce qui lui est entièrement étranger, comme l'extraction, la puissance terrienne, la souveraineté; et, pour s'en mieux convaincre encore, s'il est possible, il faut ajouter qu'en ces temps reculés, c'est-à-dire les 19 et 26 février 1410, le procureur général du roi fit proposer, en la cause de l'archevêque et archidiacre de Reims, suivant l'ancienne comparaison de saint Louis, que les « pairs furent créés pour soutenir la couronne, comme les électeurs pour soutenir l'empire, par quoi on ne doit souffrir qu'un pair soit excommunié, parce que l'on a à converser avec lui pour les conseils du roi, qui le devrait nourrir s'il n'avait de quoi vivre, si est-ce la différence grande entre lesdits pairs et les électeurs de l'empire qui font l'empereur, et lesdits pairs ne font le roi, lequel vient de lignée et plus proche degré. »

Il serait difficile de déclarer le pouvoir législatif et constitutif des pairs avec plus de clarté et d'énergie que le fait ce passage. La comparaison est empruntée de saint Louis par le procureur général en jugement, qui, de peur de l'affaiblir, a soin de prévenir l'exception si naturelle de l'élection des empereurs par les électeurs que les pairs ne font point de nos rois, qui viennent à la couronne par un droit héréditaire attaché à l'aîné de leur auguste race. Il s'agissait de l'excommunication, qui, dans ces temps-là, faisait trembler les souverains et les plus grands d'entre les sujets, et qui ébranlait la fermeté des trônes. Un excommunié, de quelque rang qu'il fût, était interdit de tout, jusqu'au conseil et au service. Quiconque lui parlait encourait par cela seul la même excommunication. Les rois de France, fils aînés de l'Église et fondateurs de la grandeur temporelle des papes et de leur siège, se prétendaient exempts d'encourir l'excommunication. Les conseillers qui se choisissaient dans leurs affaires, c'est-à-dire leurs ministres, ne prétendaient pas participer à cette exemption. Le procureur général, conservateur né des droits de la couronne, n'en fait pas la moindre mention. Mais les conseillers nécessaires, ceux qui par leur pairie, exerçaient de droit le pouvoir législatif et constitutif pour les grandes sanctions du royaume avec le roi, eux du concours desquels ces sanctions ne pouvaient se passer pour avoir force de loi, ni les causes majeures des grands fiefs, ou de la personne des grands et immédiats feudataires, pour être validement jugées et d'une manière définitive, parties essentielles et intégrantes de la couronne, du commerce desquels ils n'était pas possible de se passer pour tout ce qui concernait l'État, ceux-là seuls ne pouvaient être excommuniés, ni eux-mêmes, ni pour avoir traité avec un excommunié.

Voilà la différence essentielle des ministres des rois à leur choix et volonté, d'avec les ministres nés par fiefs et dignité de pairie, ministres indispensables du royaume, comparés par saint Louis aux électeurs de l'empire, non au droit d'élection des empereurs dans un royaume héréditaire, mais au droit égal, pareil et semblable des électeurs dans l'empire et des pairs de France en France, où l'empereur ni le roi ne pouvaient faire loi, sanction, décision de cause majeure sans leur intervention et leur avis, qui donnaient seuls force de loi ou d'arrêt souverain à la sanction ou à la décision de la cause majeure.

Et sur qui le procureur général s'explique-t-il de la sorte? Sur l'exemption de droit de l'excommunication si étendue, si reconnue, si redoutable alors par les plus grands, sur une exemption nécessaire et d'un droit inhérent à la couronne; c'est sur un pair de France comme pair de France, quoique pair de France à titre de son siège, c'est-à-dire à un titre qui, sans le respect de la pairie qui y est unie, serait, comme évêque, plus en la main du pape et plus soumis à ses censures que nul autre, sur un pair de naissance incertaine, puisque c'est un évêque, si loin de l'extraction héréditaire de ces grands princes et souverains revêtus de pairie, sur un pair qui n'a de commun avec eux que la dignité de pair, et qui, en proportion de l'étendue des fiefs et de la puissance territoriale, ne serait à peine que l'aumônier et le domestique de ces grands et puissants pairs, et toutefois par cette dignité commune avec eux, le même qu'eux, égal en tout à eux, pareil à eux en droits, en rang, en pouvoir législatif et constitutif, en assistance nécessaire aux grandes fonctions de l'État, et par cela même aussi inviolable qu'eux, et aussi affranchi, par le même et commun droit, de pouvoir être excommunié, même son archidiacre agissant pour lui et par ses ordres.

Le procureur général achève de démontrer combien la grandeur de la dignité de pair si parfaitement semblable, égale, pareille en tout à celle de ces grands et puissants pairs laïques, est indépendante de cette grandeur et de cette puissance purement personnelle, lorsqu'il ajoute que « si un pair de France n'avait pas de quoi vivre, le roi serait obligé de le nourrir. » On s'espacerait en vain à prouver qu'il est jour lorsqu'on voit luire le soleil, on s'efforcerait de même en vain, après des démonstrations si transcendantes, à vouloir prouver que les pairs les plus pauvres, les plus dénués d'États et de puissance territoriale, les plus éloignés de l'extraction illustre de ces grands et puissants pairs, même souverains, sont leur compairs en tout ce qui est de la dignité, rang, honneurs, grandeurs, facultés, puissance, autorité, fonctions de leur commune dignité de pairs de France, conséquemment qu'en cela même les pairs d'aujourd'hui sont en tout et partout pairs, tels que ces anciens pairs, d'ailleurs si supérieurs sans comparaison à eux, puisque l'archevêque de Reims, l'évêque de Laon et les quatre autres tels dans les anciens temps qu'on les voit aujourd'hui, ont été sans difficulté égaux en dignité, rang, fonctions, autorité, puissance législative et constitutive, en un mot, pareils en tout et parfaitement compairs des ducs de Bourgogne, de Normandie, etc., et compairs aussi des pairs érigés depuis dans tous les temps jusqu'à nous, et les uns et les autres sans aucune diminution de ce qui appartient à la dignité de pair de France, quoique si dissemblables en naissance et puissance, et en attributs extérieurs étrangers à la pairie, à ces anciens pairs, si grands, si puissants, et quelques-uns rois et souverains.

Les noms si magnifiques lesquels les rois dans leurs diverses érections de pairies, et dans nombre d'autres actes, et les magistrats dont la charge est de parler pour eux et en leur nom, donnent dans tous les siècles aux pairs de France, sont une autre preuve de tout ce qui a été avancé de la grandeur et des fonctions du rang et de l'être des pairs de France, comme tels et indépendamment de toute autre grandeur étrangère à cette dignité en ceux même qui l'ont possédée. Tout y marque le premier rang dans l'État, et ce pouvoir inhérent et nécessaire en eux seuls, de faire avec le roi les grandes sanctions du royaume et de juger les causes majeures. On les voit sans cesse nommés, « tuteurs des rois et de la couronne; grands juges du royaume et de la loi salique; soutiens de l'État; portion de la royauté; pierres précieuses et précieux fleurons de la couronne; continuation, extension de la puissance royale; colonnes de l'État; administrateurs, modérateurs de l'État; protecteurs et gardes de la couronne (expression de l'avocat général Le Maître en un lit de justice de 1487); le plus grand don et le plus grand effort de la puissance des rois » (comme l'a encore dit et reconnu Louis XIV en propres termes); on ne finirait point sur ces dénominations dont l'énergie épuise toute explication, et qui est la plus expresse sur la grandeur du rang, sur l'exercice du pouvoir législatif et constitutif, et sur l'identité de pairies et de pairs de tous les siècles et de tous les temps, puisque ces expressions n'en exceptent aucuns, et qu'elles ne sont que pour les pairs, comme tels, par la dignité de leur pairie, sans qu'il soit question en eux d'aucune autre sorte de grandeur, et ce serait tomber en redites, moins supportables en une digression qu'ailleurs, que s'étendre en preuves sur une chose si claire et si manifeste.

On se contentera de remarquer que les temps de ces expressions étaient encore exacts et purs sur ce qu'on voulait faire entendre. Il n'y avait que la vérité qui portât nos rois et leurs organes à un langage si magnifique; toute exagération, au moins en actes publics et portant le nom du roi, était encore heureusement inconnue; rien que de vrai, d'exact, de légitime, n'y était donné à personne, et personne n'avait encore osé y prétendre au delà; rien n'y était donc inséré par flatterie, par faveur, par faiblesse, rien pour fleur, pour éloquence, pour l'oreille, tout pour réalité effective, existante, tout à la lettre pour vérité, exactitude, usage; et ce n'est que bien des années depuis que la corruption a commencé à se glisser dans les actes, les prétentions à y primer, la faiblesse à y mollir, et finalement ce n'est guère que de nos jours que ceux qui obtiennent des patentes y font insérer tout ce qui leur plaît de plus faux et de plus abusif à leur avantage, encore personnel et non de la dignité ou de l'office qui leur est accordé par la patente. Ainsi les érections ne se sont expliquées qu'avec justesse, et les magistrats parlant au nom du roi et sous leur autorité, devenus responsables en leur propre nom aux rois et aux tribunaux de leurs expressions et de leurs qualifications, se seraient bien gardés de s'éloigner de la justesse, de la vérité, de la précision la plus exacte, que les tribunaux ne leur auraient pas passé, et dont les rois leur auraient fait rendre un compte rigoureux, s'agissant surtout de termes et d'expressions si intéressant leur personne et leur couronne, si ces termes et ces expressions n'avaient pas contenu l'ingénuité et la vérité la plus consacrée, la plus existante et la plus scrupuleuse.

Il est fâcheux d'allonger tant une digression; il le serait encore plus, sinon de ne pas tout dire, puisque cela est bien éloigné d'être possible ici, mais de ne pas montrer au moins et indiquer, pour ainsi dire, ce qu'il est essentiel de ne laisser pas ignorer.

Tout apanage n'est pas pairie, mais toute pairie est tellement apanage, qu'on voit que pairie et apanage [46] sont comme synonymes dans la lettre citée de Philippe le Bel sur l'évêché de Laon, où cela est et se trouve par deux fois. Or nulle différence d'étendue, ni de puissance de fief entre la pairie de Laon et toutes les pairies d'aujourd'hui, ni de grandeur personnelle de l'évêque de ce siège à des pairs d'aujourd'hui.

Cette vérité d'apanage n'a jamais été contestée. Louis XI, si jaloux de sa couronne et de tout ce qui y appartenait, déclare nettement en 1464, en l'érection d'Angoulême: Que de toute ancienneté les pairs tiennent leurs pairies en apanages ; et pour couper court là-dessus d'une manière invincible, il ne faut que jeter les yeux sur l'érection d'Uzès.

Uzès est une terre ordinaire, son seigneur est seigneur ordinaire; ce n'est ni l'Anjou ni un fils de France, etc. C'est une pairie et un pair de France qui, par son fief ou son personnel n'a rien que d'autres pairs existants et postérieurs à lui n'aient pas, et on ne peut s'attacher à son égard à cette écorce étrangère à la pairie, dont l'éclat éblouit dans ces anciens pairs si grands en naissance et en puissance, et qui sert à tromper ceux qui, ne faisant de ce total qu'une seule chose, voudraient mettre de la différence jusque dans la dignité de pairs et ses attributs, entre ces pairs si grands par eux-mêmes et leurs compairs d'aujourd'hui. L'érection d'Uzès manifeste bien expressément l'égalité parfaite, en dignité de pairie et tout ce qu'elle emporte, dans les pairs d'aujourd'hui, avec ces anciens pairs d'ailleurs si dissemblables à eux par des grandeurs et une puissance étrangère à leur dignité de pair de France, et qui leur était purement personnelle. Uzès par son érection est donné en apanage au duc d'Uzès, à quoi elle ajoute ces termes: « Qu'avenant, à faute de mâle, réversion de cette pairie à la couronne, ledit duché-pairie pourra tenir lieu d'une partie d'apanage pour les derniers enfants de France, et être convenable à leur grandeur et dignité. »

Je ne sais quelle expression pourrait être employée pour être plus positive que celle-ci. Uzès érigé en duché-pairie est donc par cela seul devenu apanage, et apanage convenable aux derniers enfants de France, convenable, dis-je, à leur grandeur et dignité, si, à faute de mâle, Uzès retourne à la couronne. Ainsi rien d'oublié ni pour la qualité et l'essence d'apanage, ni pour la dignité d'un apanage, puisqu'il est déclaré convenable à la grandeur et à la dignité des fils de France. Il n'y a pas d'apparence qu'on puisse objecter qu'il est dit dans l'érection, pour partie d'apanage, puisqu'il ne peut être partie d'apanage qu'il ne soit apanage par essence, et d'essence à être convenable à la grandeur et à la dignité des fils de France. Mais pourquoi partie d'apanage? c'est que le duché d'Uzès qui a toute la dignité convenable à la grandeur d'un fils de France, n'a ni l'étendue ni le revenu qui puisse suffire à former tout son apanage, comme en plus grand le duché de Chartres, etc., sont, non l'apanage, mais une partie de l'apanage qui fut formé à Monsieur frère de Louis XIV, et ainsi de ceux de tous les fils de France. Et il faut dire des apanages de ces princes ce qui a été démontré des anciens pairs, dont la grandeur personnelle a été étrangère à leur dignité de pair de France, et à tout ce que cette dignité emporte. Aussi un apanage de fils de France est apanage, mais il a des extensions étrangères à l'apanage, comme des revenus, des présentations d'offices et de bénéfices, des droits et des dispositions de commissions qui ne viennent pas de l'apanage, qui ne sont pas apanage, mais qui sont personnellement attribués à ces princes pour la grandeur de leur naissance et pour l'entretien de leur cour : toutes choses personnelles à ces princes, et tout à fait étrangères à la nature et qualité propre de l'apanage.

Enfin il résulte bien nettement que les pairies de France ont toujours été données aux pairs et possédées par eux dans tous les siècles jusqu'à aujourd'hui, en apanage, et comme les propres apanages des fils de France, et cette chaîne, plus d'une fois citée, se perpétue ainsi de siècle en siècle jusqu'à nos jours pour la dignité, le rang, l'essence, les fonctions de pairs de France de tous les âges comme tels, indépendamment de la disparité de personne, de puissance et d'extraction; sur quoi encore les ducs d'Uzès fourniraient des preuves les plus transcendantes en rang, droits, etc., si on avait loisir de s'y arrêter ici.

Mais pour ne rien retenir qui puisse laisser la plus petite couleur aux cavillations les plus destituées même d'apparence, il faut dire que les érections postérieures à celle d'Uzès portent pour la plupart une dérogation à la réversion à la couronne de la terre érigée à faute d'hoirs, et cette clause y est conçue avec tant d'indécence qu'elle porte que: sans cette dérogation l'impétrant n'aurait voulu accepter l'érection. Toute exception de loi la confirme. La maxime n'est pas douteuse; or il ne peut y avoir une exception de loi plus précise que celle-ci, puisqu'elle est non seulement claire, précise, formelle, mais puisqu'elle va jusqu'à en exprimer une cause et une raison même très indécente.

Il est donc vrai que la loi y est nettement confirmée par cette expression même, et que toutes les pairies dans l'érection desquelles elle se trouve ne sont dissemblables en rien à toutes celles où elle ne se trouve pas; conséquemment que toutes sont entièrement pareilles, semblables, égales, et les mêmes par leur nature, et que ce [que] Philippe le Bel et Louis XI, pour se contenter ici des citations qu'on y a vues, ont dit du pair et de la pairie de Laon, est dit et se trouve parfaitement et pleinement véritable de tous les pairs et de toutes les pairies d'aujourd'hui; d'où il résulte d'une manière invincible que tout ce qui a été dit, tenu et vu des premiers et plus anciens pairs sous quelque nom qu'ils aient été connus d'abord, des premiers et plus anciens pairs dont on n'a point d'érection, des premiers et plus anciens pairs érigés après eux, et de leurs pairies, se peut et se doit dire des pairs de tous les temps et de leurs pairies jusqu'à aujourd'hui, quant à la dignité de pair et de pairie de France, et tout ce qu'elle emporte de rangs, droits, pouvoir législatif et constitutif, sans exception, sans distinction, sans différence, sans partage, en un mot dans tous les temps compairs en tout, indépendamment de la grandeur personnelle d'extraction et de puissance étrangère à la dignité, commune entre eux tous, de la pairie de France, dont l'identité en eux tous se suit d'âge en âge, sans la plus légère interruption de tout ce qui y appartient.

Qu'il y ait des apanages ou plutôt des parties d'apanages qui ne soient pas pairie de France, car il y a eu peu d'apanages entiers donnés à des fils de France qui n'eussent point de pairie, qu'il y ait des terres réversibles à la couronne inféodées sous cette condition qui ne soient point pairies ni apanages, ce sont choses entièrement étrangères à ce que l'on traite ici, et qui n'y portent pas la moindre influence. On ne s'est proposé que de montrer que les pairies d'aujourd'hui, non quant à l'étendue de fief et à sa puissance, que les pairs d'aujourd'hui, non quant à la grandeur de l'extraction et des possessions, mais quant à la dignité de pair et à l'essence de la pairie et à tout ce qui y appartient, sont égaux, pareils et compairs en tout et partout, sans différence, exception ni dissemblance aucune, aux pairs de tous les temps, et leurs pairies aux leurs; que ces pairies nouvellement érigées le sont sur le modèle de toutes les précédentes; qu'elles sont par nature apanage, et réversibles à la couronne, dont l'essence, au dire de nos rois sur celle d'Uzès, est assez majestueuse pour être convenable à devenir apanage des fils de France, convenable, dis-je, à leur grandeur et dignité; qu'exception de loi la confirme; que Laon pour les temps les plus reculés, Uzès pour les nôtres, n'ont rien d'extérieur, même d'étranger à la pairie et aux pairs d'aujourd'hui, et que conformes en tout, quant à la dignité de pair, à ceux de tous les temps, tous ceux d'aujourd'hui ont avec eux et ceux de tous les âges une pareille, semblable et entière conformité.

Or qu'est-ce qu'un apanage? Le voici en deux mots. Dans les plus anciens temps, le royaume de France se partageait en autant d'États souverains et indépendants que nos rois laissaient de fils, souvent même de leur vivant. Le désordre et l'affaiblissement qui résulta de ces partages en corrigèrent, et le fils aîné du roi succéda à la totalité du royaume. Alors nos rois se trouvèrent à l'égard de leurs puînés dans la même nécessité que les particuliers de pourvoir à leur subsistance, et des enfants qui naîtraient d'eux. Nul patrimoine sur quoi la prendre, puisque celui des rois est réuni à la couronne s'ils en ont lorsqu'ils y viennent, et s'il leur arrive des héritages depuis qu'ils y sont parvenus, ces héritages y sont pareillement et de droit réunis. Il faut donc que les fils de la couronne soient nourris et pourvus par la couronne, c'est-à-dire des biens de la couronne; et comme les biens de la couronne sont par cela même inaliénables, la portion des biens qui leur est donnée ne leur est que prêtée, c'est-à-dire qu'ils n'en peuvent disposer, mais en jouir eux et leurs descendants de mâles en mâles, pour, à faute enfin de mâle, retourner à la couronne, et c'est ce qui est connu sous le nom d'apanage.

De là il est aisé de conclure de quelle dignité est un bien donné en apanage, puisqu'il brille d'un rayon de la couronne même, qui se répand sur son possesseur; et quel nouveau jour donne à ce qui a été dit jusqu'ici de la dignité de pair et de la pairie de France, des noms donnés aux pairs, etc., ce qu'on a cité de nos rois qui déclarent en divers temps que pairie et apanage sont synonymes, et que de tous les temps les pairies sont apanages, et récemment encore du duché d'Uzès. Enfin, il faut ajouter à cette réflexion naturelle ce que nos rois jusqu'à Louis XIV inclusivement ont dit des pairs et des pairies, et leur aveu que c'est le plus grand effort de leur puissance et ce qu'ils peuvent faire et donner de plus grand. Cela est dit par eux indépendamment de la qualité d'apanage inhérente, comme on l'a vu, par nature à la pairie. Joignant ensemble l'idée qui naît de la réunion de ces deux choses en la même, quelle splendeur et quelle majesté! Aussi nos rois n'ont-ils pu faire plus pour leurs fils puînés et pour leurs frères jusqu'à aujourd'hui, ni pour les princes de leur sang, quoique si singulièrement grands par le majestueux effet qu'ils reçoivent de la loi salique, que de les faire et déclarer tous pairs de France par le droit de leur naissance auguste, sans avoir même de pairie, et précédant tous autres pairs. C'est ce que fit Henri III, avec d'autant plus de justice qu'il était très indécent que des princes que leur naissance appelait à la couronne, le cas en arrivant, fussent précédés par les aînés des branches cadettes à la leur, qui ne pouvaient succéder qu'après eux, et par des pairs qui pouvaient devenir leurs sujets sans à voir eux-mêmes aucun droit de succession à la couronne.

Si, au lieu d'une digression forcée, et par là même si nécessairement abrégée qu'elle en est comme mutilée, c'était ici un traité, l'occasion deviendrait toute naturelle de parler des ducs non pairs vérifiés au parlement, et apprendre à bien des gens qui se persuadent qu'ils sont de l'invention du feu roi, que cette dignité est connue, dès 1354 au moins, distinctement, par l'érection du duché de Bar en faveur de Robert, duc de Bar, dont la maison est connue dès l'an 1044 par Louis, comte de Montbéliard, de Mouson et de Ferrette, qui eut le comté de Bar par son mariage avec Sophie, deuxième fille de Frédéric II, duc de la haute Lorraine, et de Mathilde de Souabe dont la postérité prit le nom de Bar, et dont le dixième descendant, Robert, épousa en 1364 Marie, fille de notre roi Jean et de Bonne de Luxembourg.

Il en eut Henri, Philippe, Édouard, Louis, Charles et Jean, et quatre filles, dont Yolande fut l'aînée. Henri fut père de Robert qui mourut sans enfants, comme tous ses oncles, et fut comme le dernier de cette maison. Louis fut évêque-duc de Langres, évêque-comte de Châlons, et évêque de Verdun, et cardinal: il survécut tous ses frères et son neveu. Yolande, l'aînée de ses sœurs, épousa Jean d'Aragon, fils de Pierre IV, roi d'Aragon, et d'Éléonore de Portugal. Jean devint roi de Portugal, et Yolande, sa femme, mourut à Barcelone en 1431. Elle laissa, entre autres enfants, Yolande d'Aragon, qui, de son mariage avec Louis II, duc d'Anjou, roi de Naples et de Sicile, eut le bon roi René, duc d'Anjou, roi de Naples et de Sicile, auquel Louis, cardinal de Bar, son grand-oncle maternel, duc de Bar et le dernier mâle de sa maison, fit don du duché de Bar. Yolande d'Anjou, fille du roi René, et duchesse de Lorraine par sa mère Isabelle, fille aînée et héritière de Charles Ier, duc de Lorraine, et de Marguerite de Bavière, porta les duchés de Lorraine et de Bar en mariage, en 1444, à Ferry de Lorraine, comte de Vaudemont, son cousin, duquel mariage sont sortis tous les ducs de Lorraine.

Ces ducs, quoique souverains et de maison si distinguée, tinrent tellement à honneur la dignité de ducs de Bar, quoique comme tels vassaux de la couronne de France, qu'ils en prirent les marques qu'ils n'ont quittées que longtemps depuis, et on voit encore sur les portes de Nancy leurs armes ornées du manteau ducal, que j'y ai vues et remarquées moi-même.

Valentinois fut érigé de même sans pairie et vérifié en 1498, pour le fameux César Borgia, si connu par ses crimes et par le feu que, pour son agrandissement, le pape Alexandre VI, dont il était bâtard, alluma tant de fois par toute l'Europe; Longueville en 1505, et d'autres en faveur de princes de la maison de Savoie comme Nemours, et de princes du sang comme Estouteville. On ne s'arrêtera pas à en citer davantage, mais on remarquera qu'il y en a toujours eu depuis en existence, et que Longueville, par exemple, etc., ne se sont éteints que depuis l'érection pareille de La Feuillade et autres par Louis XIV.

Ainsi on voit deux choses: l'antiquité de ces sortes de duchés non pairies vérifiés, et la grandeur de ceux en faveur de qui ils ont été érigés, parmi lesquels, outre Bar, on compte des princes des maisons de Lorraine et de Savoie, des bâtards de France et la maison de Longueville, de très grands seigneurs français et étrangers, et plus que tout cela un prince du sang. Aussi, quant à la dignité des fiefs et de l'apanage, ces duchés sont égalés aux pairies, mais sans office, qui est de plus en la pairie qui donne aux pairs ces grandes fonctions qu'on a touchées, et leur a acquis ces grands noms que les rois leur ont donnés: comme l'état de la dignité de duc vérifié est étrangère à la cause de cette digression, on ne la grossira pas des raisons qui montrent que les ducs vérifiés, et que l'usage nomme héréditaires, sont ce qu'étaient les hauts barons.

Mais pour ne laisser aucune des trois sortes de ducs connus en France sans quelque explication, puisqu'elle se présente si naturellement ici, j'ajouterai un mot des ducs non vérifiés, que l'usage appelle mal à propos à brevet, puisqu'ils n'ont point de brevet, mais des lettres comme les autres qui ne sont point vérifiées, et qui, par conséquent, n'opèrent rien de réel ni de successif, mais de simples honneurs de cour, sans rang et sans existence dans le royaume. C'est à ceux-là seulement que les officiers de la couronne disputent à raison de leurs offices réels et existants dans l'État, contre de simples honneurs de similitude, sans fief ni office, sans caractère, rang, ni existence dans le royaume. C'est encore de ceux-là que le cardinal Mazarin disait insolemment qu'il en ferait tant qu'il serait honteux de l'être et de ne l'être pas, et néanmoins se le fit lui-même.

On est tombé dans la même erreur sur leur origine, qu'à l'égard des ducs vérifiés, on les a crus de l'invention de la minorité de Louis XIV. À la vérité, pour ceux-ci il serait peut-être difficile de les trouver plus haut que François Ier; aussi ne sont-ils rien dans l'État, mais Roannez fut duché de la sorte sous ce règne. On vit ensuite de même Dunois pour la maison de Longueville, Albret en faveur d'Henri, roi de Navarre; Brienne pour Charles de Luxembourg, beau-frère du duc d'Épernon, et quantité d'autres pour de fort grands seigneurs français et étrangers; et de ces ducs non vérifiés il y en a toujours eu jusqu'à présent, et le duc de Chevreuse, grand chambellan, dernier fils du duc de Guise tué à Blois, a été longues années duc de cette dernière sorte avant d'être fait duc et pair.

Les officiers de la couronne n'ont aucune part à la cause de cette digression, et ce serait en abuser que d'en parler ici. Quelque grands que soient leurs offices, dès deux premiers surtout, ils n'ont ni l'universalité ni la majesté de l'office de pair de France, et les preuves n'en sont pas difficiles. Leur office de plus n'est qu'à vie, et de fief comme office de la couronne ils n'en ont point, quoiqu'on trouve des foi et hommage quelquefois rendus à nos rois pour ces offices, mais sans nulle mention de fief.

Ainsi les pairs ont le plus grand fief et le plus grand office qu'un roi de France puisse donner, et dont un vassal, même fils de France, encore plus un sujet, puisse être revêtu. Un duc vérifié a le fief sans l'office, ce qui met une grande distinction du pair à lui, et de lui à l'officier de la couronne qui n'a qu'un office et à vie, et sans fief, mais office très inférieur en tout à celui de pair de France, tellement même que les ducs non vérifiés qui n'ont ni fief ni office, rien de réel dans l'État, qui n'ont que des honneurs extérieurs et l'image des autres ducs dont ils ne sont qu'une vaine et fictive écorce, ne cèdent point à raison de cette image sans réalité qui est en eux, ne cèdent point, dis-je, aux officiers de la couronne, qui n'ont pas comme eux cet extérieur de ressemblance aux autres ducs, quoique vaine. Aussi ne veulent-ils point céder à ces ducs non vérifiés à raison de leurs offices et de ce qu'ils sont réellement dans l'État, tellement que la compétence est entre eux continuelle, et qu'aux cérémonies de cour, car ces ducs non vérifiés n'ont point de places aux autres, ils marchent mêlés ensemble, comme le roi le prescrit, ce qui toujours, en tous les temps, a été réglé de même.

Après avoir montré aussi brièvement qu'il a été possible quelle est la dignité de duc et pair dans tous les âges de la monarchie jusqu'à ceux qui en sont revêtus aujourd'hui, il faut essayer de faire voir aussi ce que c'est que le parlement de Paris et les autres formés sur son modèle, et tâcher de le faire avec la même évidence et la même brièveté, et c'est l'autre partie de la digression indispensable pour faire entendre ce qu'il s'agira ensuite de rapporter.

Suite
[34]
On appelait bénéfices les terres qui furent données aux guerriers francs après la conquête. Voy., sur la nature de ces terres, les Essais sur l'Histoire de France, par M. Guizot.
[35]
Saint-Simon a écrit ainsi ce mot au lieu de leudi qui se trouve plus bas. Le mot leudes vient de l'allemand leuten (accompagner) et désignait les compagnons ou fidèles des rois barbares.
[36]
Voy. notes à la fin du volume p. 401.
[37]
Voy. t. II. p. 449, note sur l'hommage.
[38]
Terres sans importance données à bail.
[39]
Le mot roturier vient du latin barbare ruptarius (qui rumpit terram): il s'appliquait primitivement aux paysans qui étaient condamnés aux travaux corporels ou corvée.
[40]
Voy. notes à la fin du volume.
[41]
On doit entendre probablement par terre salique la terre de conquête et surtout l'espace qui entourait le manoir principal. Voy. les notes de M. Pardessus sur la loi salique.
[42]
Vassaux qui relevaient directement du roi.
[43]
Voy., sur les lits de justice, notes à la fin du volume p. 405.
[44]
Cet impôt tira son nom du financier Paulet, qui en fut le premier fermier. La paulette datait de 1604; les magistrats, pour devenir propriétaires de leurs charges, payaient chaque année le soixantième du prix.
[45]
Il n'est pas question d'apanage dans la lettre de Philippe le Bel, mais de parage (paragium). Le mot parage indiquait l'égalité entre les nobles ; de là l'expression de paritas employée comme synonyme de paragium dans cette même lettre.
[46]
Voy., note précédente.