CHAPITRE XIX.

Courte récapitulation. — État premier des légistes. — Second état des légistes. — Troisième état des légistes. — Quatrième état des légistes. — Cinquième état des légistes. — Sixième état des légistes. — Septième état des légistes devenus magistrats. — Parlements et autres tribunaux. — Légistes devenus magistrats ne changent point de nature. — Origine du nom de cour des pairs arrogé à soi par le parlement de Paris. — Origine des enregistrements. — Incroyables abus. — Fausse mais utile équivoque du nom de parlement; sa protection; son démêlement. — Anciens parlements de France. — Parlements d'Angleterre. — Moderne chimère du parlement de se prétendre le premier corps de l'État, réfutée. — Époque du tiers état. — Parlement uniquement cour de justice pour la rendre aux particuliers, incompétent des choses majeures et des publiques. — Parlement ne parle au roi, et dans son plus grand lustre, que découvert et à genoux comme tiers état. — Inhérence de la partie de légiste jusque dans le chancelier. — Jamais magistrat du parlement ni d'ailleurs, député aux états généraux, ne l'a été que pour le tiers état, quand même il serait d'extraction noble. — Exemples d'assemblées où la justice a fait un corps à part, jamais en égalité avec l'Église ni la noblesse, et jamais aux états généraux jusqu'aux derniers inclus de 1614. — Absurdité de la représentation ou de l'abrégé des états généraux dans le parlement. — Court parallèle du conseil avec le parlement. — Conclusion de toute la longue digression.

Il se trouvera encore en leur ordre d'autres usurpations du parlement aussi peu fondées, et plus fortes encore, s'il est possible, que celles qui viennent d'être expliquées, qui demandent une récapitulation en très peu de mots, depuis le premier état des légistes, jusqu'à celui où on les voit arrivés.

Le peuple conquis, longtemps serf et dans la dernière servitude, ne fut affranchi que longtemps après la conquête, et par parties. De ce qui fut affranchi les uns demeurèrent colons dans la campagne et laboureurs, soit pour eux-mêmes dans les rotures qu'ils avaient obtenues à certaines conditions, ou pour autrui, comme fermiers; les autres continuèrent à s'adonner à la profession mécanique, c'est-à-dire aux différents métiers nécessaires à la vie dans les villes, et cela de gens de même espèce de peuple affranchi. Des uns et des autres il s'en fit une autre portion de gens plus aisés par leur travail, qui se mirent à quelque négoce, et dont les seigneurs se servirent pour la direction commune de leurs villes, d'où sont venus les échevins et autres sous divers noms. De ceux-là il y en eut qui s'appliquèrent à l'étude des lois, des coutumes, des ordonnances qui multiplièrent avec le partage des fiefs, leurs hypothèques, etc., et les procès qui en naquirent, et ceux-là devinrent le conseil des particuliers, dans leurs affaires domestiques; ils furent connus sous le nom de légistes, qui gagnèrent leur vie à ce métier, comme ils font encore aujourd'hui, qui étaient parties de ce peuple serf mais affranchi, et qui, au lieu du labourage et des métiers, choisirent celui de l'étude des procès. Tel est le premier état des légistes.

Ces légistes furent placés par saint Louis sur le marchepied des nobles et des ecclésiastiques, qui [étaient] nommément choisis par les rois pour rendre la justice entre particuliers, dans les différentes tenues d'assemblées pour cela, qui de parler ensemble s'appelèrent parlements, quoique totalement différentes des assemblées majeures aussi appelées parlements, qui avaient succédé aux champs de mars, puis de mai, où le roi jugeait les causes majeures de pairs et des grands vassaux, et faisait avec eux les grandes sanctions du royaume. Saint Louis, scrupuleux sur l'équité, crut devoir soulager celle de ces nobles et de ces ecclésiastiques, juges tantôt les uns tantôt les autres dans ces parlements de la Pentecôte, de la Toussaint, etc., qui duraient peu de jours, en les mettant à portée de s'éclaircir tout bas de leurs doutes dans les jugements qu'ils avaient à rendre sur-le-champ, en consultant tout bas ces légistes assis à leurs pieds qui ne leur disaient leur avis qu'à l'oreille, et lors seulement qu'il leur était demandé, avis d'ailleurs qui n'obligeait en rien celui qui avait consulté de le suivre, s'il ne lui semblait bon de le faire. Tel est le second état des légistes, qui dura fort longtemps.

La multiplication des affaires et de leurs formes, dont est née la chicane, lèpre devenue si ruineuse et si universelle, multiplia et allongea les tenues des parlements, en dégoûta les nobles et les ecclésiastiques nommés pour chaque tenue, qui s'excusèrent la plupart, occupés de guerres, d'affaires domestiques, de fonctions ecclésiastiques; plus encore les pairs qui, de droit et sans être nommés, étaient de tous ces parlements toutes fois qu'il leur plaisait d'y assister, à la différence de tous autres, même des hauts barons, qui n'y pouvaient entrer sans y être expressément et nommément mandés. Cette espèce de désertion et la nécessité de vider les procès acquit aux légistes la faculté de les juger avec ce peu de nobles et d'ecclésiastiques qui se trouvaient à ces parlements du nombre de ceux qui y étaient mandés et qui envoyaient leurs excuses, mais demeurant toutefois assis sur le même marchepied, et c'est le troisième état des légistes.

Bientôt après, ce peu d'ecclésiastiques et de nobles d'entre les mandés pour composer ces parlements achevèrent de s'en dégoûter. Alors les légistes, devenus d'abord juges avec eux, le demeurèrent sans eux par la même nécessité de vider les causes. C'est le quatrième état des légistes; mais toujours sur le marchepied, parce qu'il pouvait venir de ces nobles et de ces ecclésiastiques mandés, dont souvent il s'en trouvait à quelques séances.

La maladie de Charles VI et le choc continuel des factions d'Orléans et de Bourgogne fit prendre le parti de ne changer plus les membres de ces parlements qui demeurèrent à vie. Ce fut l'époque de la manumission des légistes. Les nobles et les ecclésiastiques choisis pour ces parlements, voyant qu'il fallait désormais assister à tous, ne purent s'y résoudre, trop occupés de leurs guerres, de leurs fonctions, de leurs affaires. Presque tous s'en retirèrent, de sorte que les légistes demeurèrent seuls membres des parlements et seuls juges des procès. C'est leur cinquième état, qui n'a fait que croître depuis à pas de géant.

Le parlement, devenu fixe à Paris et sédentaire toute l'année par la multiplication sans nombre des procès, éleva de plus en plus les logistes; ce qui fut leur sixième état.

Les malheurs de l'État et la nécessité d'argent tourna en offices vénaux, puis héréditaires, leurs commissions devenues à vie, et forma le septième état des légistes, qui alors, juges à titre d'office vénal et héréditaire, devinrent magistrats, firent une compagnie réglée et permanente, tels qu'ils sont demeurés depuis. De là sortit la formation successive des autres parlements du royaume et de tant d'autres sortes de tribunaux partout. C'est le septième état des légistes, qui forme leur consistance jusqu'à aujourd'hui.

Ces gradations néanmoins ne changèrent pas la nature originelle et purement populaire des légistes devenus magistrats, comme on le démontrera bientôt, et ne l'a pas changée jusqu'à présent, quelques efforts que dans la suite ils aient pu faire pour sortir de cette essentielle bassesse, dont l'idée ne leur est venue que longtemps depuis.

Devenu cour de justice, pour juger les causes des particuliers, le parlement de Paris prit occasion de s'arroger le titre de cour des pairs, de ce qu'étant la plus ordinaire à la portée des rois et de leur accompagnement, les pairs y prenaient bien plus ordinairement séance, et que, pour les choses que les rois voulaient rendre notoires par quelque solennité publique, ils allaient avec les pairs les déclarer en parlement. Cette même raison de rendre notoire ce qui émanait du roi, comme édits, ordonnances, déclarations, érections de pairies, lettres patentes, etc., les engagea de les envoyer registrer au parlement, ut nota fierent, et afin que les tribunaux y conformassent leurs jugements. C'est ce qui fit envoyer les mêmes actes aux autres parlements, et aux divers autres tribunaux qui pourraient avoir à rendre des jugements en conformité.

À quelque distance déjà prodigieuse que ces divers degrés aient porté les légistes de leur source et de leur état primitif, mais sans avoir lors, ni jamais depuis, pu changer leur nature originelle, qui d'eux-mêmes, dans l'élévation où on les voit ici, aurait osé imaginer de se parangonner [51] aux pairs, de précéder les pairs nés successibles de droit à la couronne, d'opiner devant une reine régente en lit de justice, malgré la différence immense du lieu et de la posture d'opiner, de parler aux pairs en public comme on ne parle même plus aux valets d'autrui, de n'oublier rien pour les égaler en tout aux légistes et pour oser se former un trône, l'un fort élevé, l'autre sous une sorte de pavillon royal, et de là voir en places communes les pairs, les princes du sang et les fils de France, et que les entreprises se souffrent depuis tant d'années, et s'augmentent encore au gré de l'orgueil et de l'industrie ? Enfin, qui de ces légistes si parvenus au point où on les voit arriver à cette cause, eût pu croire qu'il fût tombé dans l'esprit de leurs successeurs de s'ériger en tuteurs des rois mineurs, en modérateurs des rois majeurs, dont l'autorité a besoin de la leur jusqu'à demeurer inutile et sans effet sans son concours, et prétendre faire d'une simple cour de justice le premier corps de l'État, ayant tout pouvoir par soi sur tous les grands actes concernant le royaume? On a déjà vu la plupart de ces usurpations monstrueuses, dont on a tellement abrégé tout ce qui pouvait l'être sans en affaiblir la lumière que la récapitulation en serait presque aussi longue que l'a été le récit, si on ne se contentait de ce peu de lignes. Venons, en attendant des détails qui seront fournis par la régence de M. le duc d'Orléans, à cette prétention si moderne d'être le premier corps de l'État, et qui est telle qu'il n'est point de nom qu'on puisse lui donner.

Le nom de parlement a été d'un grand usage pour éblouir. Les ignorants qui font plus que jamais le très grand nombre dans tous les États; la magistrature et ses suppôts, qui composent un peuple entier, dont l'intérêt n'a cessé de donner cours aux idées les plus absurdes; les gens faibles et bas qui ne veulent pas choquer des gens qui peuvent avoir leurs biens entre leurs mains, quelquefois même leur vie, et qui s'en servent avec la dernière hardiesse et liberté pour leurs vengeances; tout ce qu'il y a de gens de condition magistrale, ou qui en ont le but en sortant des bas emplois de finance et de plume qui maintenant inonde tous les parlements; toute la bourgeoisie qui ne peut avoir que le même but pour leurs familles; les marchands, ceux qui se sont enrichis dans les métiers mécaniques pour relever leurs enfants; tout cela fait un groupe qui ne s'éloigne guère de l'universalité. Ajoutons à ce poids l'idée flatteuse qui en entraîne tant d'autres, que le parlement est le rempart contre les entreprises des ministres bursaux sur les biens des sujets, et il se trouvera que presque tout ce qui est en France applaudira à toutes les plus folles chimères de grandeur en faveur du parlement, par crainte, par besoin, par basse politique, par intérêt ou par ignorance. Cette compagnie a bien connu de si favorables dispositions, et bien su s'en prévaloir; son nom de parlement, le même pour le son que celui de ces anciens parlements de France où se faisaient les grandes sanctions de l'État, le même encore que celui des parlements d'Angleterre, leur a été d'un merveilleux usage pour se mettre dans l'idée publique à l'unisson de ces assemblées, avec qui le parlement n'a rien de commun que le nom.

On a vu quelle est la totale différence de la nature des anciens parlements de France et de ceux d'aujourd'hui, et quelle est la distance et la disproportion des matières, des membres, du pouvoir de ces anciennes assemblées, d'avec celles et ceux d'un tribunal qui n'est uniquement qu'une cour de justice pour juger les causes entre particuliers, et dont les membres légistes devenus juges et magistrats, comme on l'a vu, sans avoir changé de nature, n'ont plus que des offices vénaux à qui en veut, héréditaires, et qui font une portion de leur patrimoine, tant par le sort principal [52] , que par les gages, les taxations devacations, d'épices [53] , et toutes les ordures d'un produit auquel tous, depuis le premier président jusqu'au dernier du parlement, tendent journellement la main et y reçoivent le salaire de chaque heure de travail ou de prétendu tel.

De tels membres sont plus distants, s'il se peut, des pairs et des hauts barons qui composaient seuls les anciens parlements, que le morceau de pré ou de terre, que l'hypothèque sur tel bien et les chicanes mercenaires qui font la matière des jugements des parlements d'aujourd'hui, des jugements des causes majeures des grands feudataires, et les grandes sanctions du royaume, qui étaient la matière de la décision de ces anciens parlements. Que si l'on compare à ceux d'aujourd'hui ces parlements tenus en divers temps de l'année, il n'y a qu'à comparer les nobles et les ecclésiastiques nommés par le roi pour les composer, avec les légistes assis sur le marchepied de leurs bancs pour les conseillers quand ils voulaient s'éclaircir tout bas de quelque chose; et quant aux matières, si elles se rapprochent un peu plus, il ne se trouvera pas que ces parlements tenus en divers temps de l'année aient imaginé de pouvoir juger les causes majeures, ni de délibérer sur rien de public.

Si on cherche plus de similitude avec les parlements d'Angleterre, ceux dont il s'agit ici n'y trouveront pas mieux. Le parlement d'Angleterre est l'assemblée de la nation, ou, suivant nos idées, la tenue des états généraux, avec cette différence des nôtres, que ceux-là ont le pouvoir tellement en propre pour faire ou changer les lois et pour tout ce qui est droit et imposition, que le pouvoir des rois d'Angleterre est de droit et de fait nul en ces deux genres sans le leur, et qu'il ne s'y peut rien faire que par l'autorité du parlement. Elle est telle, qu'encore que le droit de déclarer la guerre et de faire la paix y soit une des prérogatives royales, on voit néanmoins que les rois veulent avoir l'avis et le consentement de leurs parlements sur ces matières, et qu'ils n'entreprennent rien de considérable au dehors ni au dedans sans le consulter. Ce qui fait voir que subsides, levées de troupes, fortifications, armements et mille autres choses publiques sont sous la main du parlement autant ou plus que des rois.

En serait-ce là que nos parlements d'aujourd'hui en voudraient venir, après avoir terrassé les grands du royaume, précédé les princes du sang, opiné devant la reine régente, montré leurs présidents au sang royal, eux sur une sorte de trône, et ces princes sur les bancs communs, cassé les arrêts du conseil, et s'être faits les tuteurs des rois mineurs, les modérateurs des rois majeurs, et les soutiens des droits des peuples contre les édits, du bon ordre contre les lettres patentes, enfin, comme ils se plaisent d'être nommés, le sénat auguste qui tient la balance entre le roi et ses sujets ? Dans de tels desseins, que d'éloignement du parlement d'Angleterre où rien ne peut passer sans le concours des deux chambres, ou la basse a plus de gentilshommes et de cadets de seigneurs que d'autres députés, où la haute n'est composée que de pairs, et qui, privativement à la chambre basse, juge tout ce qui se porte de causes contentieuses devant le parlement, comme la basse, privativement à la haute, se mêle des subsides, des impositions, des comptes et de tout ce qui est commerce et finance, avec cette différence, toutefois, qu'elle a besoin pour l'exécution de toutes ces choses du consentement de la chambre haute, et que la chambre haute fait exécuter tous les jugements qu'elle rend, sans aucun concours de la chambre basse. Où trouver là une ombre, je ne dis pas de similitude, mais de ressemblance la plus légère avec nos parlements?

Malgré une disparité si parfaite, si entière, si complète de la nature et des membres de nos parlements d'aujourd'hui, d'avec la nature et les membres de nos anciens parlements, et d'avec ceux d'Angleterre, jusqu'à présent, et des matières de chicane et de questions de droit ou de fait à juger entre des particuliers par des magistrats légistes d'origine jusqu'à nos jours, et qui reçoivent eux-mêmes des plaideurs un écu par heure de salaire à la sortie de chaque vacation, et les matières publiques et d'État, comme les jugements des grands fiefs et des grands feudataires, et les grandes sanctions du royaume réservées au roi, à tout ce qu'il y a de plus grand et de plus auguste dans l'État avec lui, et quant à l'Angleterre, ce qui vient d'en être expliqué et qui repousse nos parlements à l'état des shérifs et des jurés, s'ils veulent toujours une similitude anglaise, le parlement flatté de ce nom s'est plu à jouer sur le mot et à tromper le monde par des équivoques que le monde a reçues par les raisons d'ignorance, d'intérêt et de faiblesse qui en ont été d'abord expliquées.

Ces fausses lueurs qui s'évanouissent si précipitamment au plus léger rayon de lumière, appuyées du bruit que la cour a souvent fait faire au parlement contre celle de Rome, par les raisons qui en ont été dites, et des dernières régences déclarées au parlement pour les conjonctures et les causes qui en ont été expliquées, ont enhardi le parlement aux prétentions, et apprivoisé lui-même par les succès inespérables avec les plus inconcevables absurdités, accinxit se[54] pour y accoutumer le monde. C'est ce qui m'a obligé de faire céder la honte à la nécessité de réfuter sérieusement cette prétention si moderne et si absurde du parlement d'être le premier corps de l'État, par un écrit qui se trouvera dans les Pièces; je dis la honte, parce qu'une telle proposition ne peut en elle-même que mériter le silence et le mépris. La pièce que je cite me dispensera de m'étendre ici autant qu'il aurait fallu le faire sans ce renvoi, pour montrer jusqu'où se porte un orgueil heureux, organisé, toujours subsistant et consultant, qui de degré en degré, tous plus étonnants les uns que les autres, arrive enfin à un comble dont le prodigieux ôte la parole et la lumière et se présente comme probable à force d'accablement [55] .

Tout l'État n'est composé que de trois ordres, ainsi qu'on l'a montré au commencement de cette longue mais nécessaire digression. Nul François qui ne soit membre de l'un de ces trois ordres, par conséquent nul François qui puisse être autre chose qu'ecclésiastique, noble ou du tiers état. Chaque ordre a ses subdivisions; celui qui est devenu le premier est composé du corps des pasteurs du premier et du second ordre, des chapitres du clergé séculier, et du régulier qui se divise encore en ordres et en communautés différentes. Il en est de même de l'ordre de la noblesse et de celui du tiers état. Avec cette démonstration, comment se peut-il entendre qu'une cour de justice qui, par son essence, n'est ni du premier ni du second ordre, et qui n'est établie que pour juger les causes des particuliers, puisse être le premier corps de l'État? Voilà une exclusion dont l'évidence frappe.

On ne peut comprendre comment un corps du tiers état se met au-dessus de ces trois ordres, si on a jamais su que la partie ne peut être plus grande que son tout, et que le tiers état dont le parlement fait partie, non seulement ne précède pas les deux autres, ordres, et que de cela même il est connu sous le nom de tiers état, mais qu'il ne leur est pas égal et leur est inférieur en quantité de choses très marquées. Ce raisonnement seul devrait suffire, mais la chicane maîtresse des cavillations, et féconde en refaites, veut être forcée dans ses retranchements.

Je n'en vois ici que deux, l'un que le parlement ne soit pas du tiers ordre; l'autre qu'il soit autre qu'une simple cour de justice. Ce serait revenir sur ses pas par une ennuyeuse répétition, que s'étendre ici sur la nature du parlement qui a été ci-dessus montrée simple cour de justice, non compétente d'autre chose que de juger les procès entre particuliers. On l'a fait voir par son origine, ses degrés, son aveu même en plein parlement, par la bouche de son premier président La Vacquerie, par l'usage constant et reconnu jusqu'aux prétentions modernes, toujours durement réprimées par nos rois, et aux troubles et aux désordres, protecteurs et appuis de ces mêmes prétentions tombées d'effet avec les troubles et les désordres, quoique demeurées dans le cœur et dans la tête des nouveaux prétendants. On renverra donc sur cet article à ce qui en a été dit plus haut.

Celui que le parlement est du tiers état pourrait être renvoyé de même aux preuves si claires et si certaines qui s'en trouvent dans cette digression, si les efforts que les parlements ont essayé de faire à cet égard en divers temps modernes n'obligeaient à quelque nouvel éclaircissement.

Saint Louis, comme on l'a vu, est le premier qui pour éclaircir [56] les prélats et les nobles qui, dans les divers parlements convoqués aux principales fêtes de l'année pour juger les procès des particuliers avec les pairs, qui, de droit et sans y être appelés, s'y trouvaient quand il leur plaisait, mit des légistes à leurs pieds, assis sur le marchepied de leurs bancs. On a vu quels étaient ces légistes et quelles étaient alors leurs fonctions sans voix. Il n'y avait alors que deux corps ou ordres dans le royaume, et le peuple partagé en serfs, en affranchis, et ces affranchis en colons de la campagne, en bourgeois des villes, en gens de loi et de métiers, étaient encore éloignés de faire le troisième corps ou ordre du royaume; ce ne fut que sous Philippe le Bel, petit-fils de saint Louis, qui, après force conquêtes en Flandre et en avoir pris le comte prisonnier, les reperdit toutes à la bataille de Courtrai, en 1302, et eut besoin d'argent qu'il chercha dans la bourse de ce peuple affranchi et enrichi, et qui dès lors commença à pointer.

Les malheurs du règne de Philippe de Valois, qui, en vertu de la loi salique, succéda aux trois rois fils de Philippe le Bel, morts sans postérité masculine, et les guerres des Anglais, dont le roi, gendre de Philippe le Bel, prétendit à la couronne, et mû par l'infidélité de Robert d'Artois, après avoir acquiescé au jugement des pairs, rendu en faveur de la loi salique, mirent Philippe de Valois dans la nécessité de faire du peuple un troisième corps ou ordre du royaume pour les secours pécuniaires qu'il y trouva: et ce n'est que depuis ces temps infortunés que ce qui n'est ni ecclésiastique ni noble a été reconnu sous le nom de tiers état, et associé aux deux autres ordres.

Ce nouvel ordre se trouva, comme les deux premiers, composé de divers corps, et en plus grand nombre encore que les deux autres. Les corps de justice, les légistes qui les composaient, et qui ne les composaient pas comme les consultants et les suppôts de ces corps, tous alors subalternes à ces parlements convoqués en divers temps de l'année pour juger les causes des particuliers, les corps de ville, les divers corps des marchands, des bourgeois des métiers, les colons de la campagne, et leurs subdivisions infinies par bailliages et par provinces, composaient ce tiers état que rien n'a changé depuis.

Les légistes, devenus par degrés et par la désertion des ecclésiastiques et des nobles seuls juges, comme on l'a vu, et magistrats, ne composent au parlement qu'une cour de justice pour juger, comme ces précédents parlements généraux des divers temps de l'année, seulement les causes des particuliers, non les causes majeures, si ce n'est par la présence des pairs et la volonté du roi, ni les grandes sanctions de l'État, ainsi qu'on l'a vu du premier président de La Vacquerie le dire nettement en plein parlement au duc d'Orléans, depuis roi Louis XII, sur sa prétention à la régence, contre Mme de Beaujeu, qui, sans nul concours du parlement, en était et en demeura en possession. Tel est le droit constant. Voici l'usage :

On a vu celui qui a toujours subsisté jusqu'à aujourd'hui que le premier président et tous les magistrats du parlement ne parlent qu'à genoux et découverts dans le parlement même, lorsque le roi y est présent, et que si depuis un temps ils parlent debout, mais toujours découverts, ils commencent tous à genoux, ne se lèvent qu'au commandement du roi, par la bouche du chancelier, et concluent leurs discours à genoux, pour marquer que cette bonté du roi de les faire parler debout ne déroge en rien à l'essence du tiers état, dont ils sont, de parler à genoux en présence du roi et découverts, à la différence des deux premiers ordres, qui parlent assis et couverts.

On a vu aussi que le chancelier, second officier de la couronne et chef de la justice, n'a pu, malgré cet éclat, déposer sa nature originelle de légiste. Il est aux bas sièges, il ne parle au roi qu'à genoux: voilà le légiste. Quand il parle de sa place il est assis et couvert: voilà l'officier de la couronne. Il est le seul de ce caractère qui n'ait pas du roi le traitement de cousin, et voilà le légiste; tandis que tous les autres, et les maréchaux de France venus du plus bas lieu, comme on a vu plusieurs, devenus nobles par leurs fonctions militaires, de roturiers et du tiers état qu'ils étaient nés, ont comme leurs autres confrères le traitement de cousin et néanmoins cèdent au chancelier, qui a un rang fort distingué comme officier de la couronne. Il est donc évident que rien ne peut dénaturer le légiste ni le tirer du tiers état, puisque, si quelque chose le pouvait, ce serait sans doute le second office de la couronne, chef suprême de la justice, et le supérieur né de tous magistrats. On voit néanmoins en lui toute la distinction de son office et toute sa nature de légiste parfaitement distinguées, et ce qui lui reste de légiste ne l'être en rien du tiers état.

Enfin, et ceci tranche tout, c'est que depuis que les non ecclésiastiques et non nobles ont fait un troisième ordre dans l'État, connu sous le nom de tiers état dans l'assemblée des états généraux du royaume formant et représentant toute la nation; jamais nul magistrat n'y a été député que du tiers ordre. Il y a eu des premiers présidents du parlement de Paris et nombre d'autres magistrats de ce parlement et des autres parlements du royaume; il y en a eu quantité de tous les autres tribunaux supérieurs, sans qu'il ait jamais été question qu'ils passent être d'ailleurs que du tiers état, où constamment tous ont été députés. La raison en est évidente, puisque n'étant ni ecclésiastiques ni nobles, mais étant François, il faut nécessairement qu'ils soient d'un des trois ordres qui seuls composent la nation, et que, n'étant pas des deux premiers, il faut donc de nécessité qu'ils se trouvent du troisième; et c'est ce qui s'est vu jusqu'aux derniers états généraux qui aient été assemblés en 1614.

Mais il y a davantage, c'est qu'un noble et dont l'extraction n'est point douteuse, mais qui se trouve revêtu d'une charge de judicature quelle qu'elle soit au parlement ou ailleurs, est par cela même réputé du tiers état, et ne peut être député aux états généraux qu'au tiers état, tant cette qualité de légiste y est par nature inhérente et n'en peut être arrachée par quelque raison que ce soit, et c'est ce qui s'est vu en plusieurs députés des parlements aux états généraux. Après ces preuves, comment pouvoir révoquer en doute que. Le parlement ne soit, par sa nature et par l'usage jamais interrompu, et comme tous autres magistrats, membre nécessaire et par essence du tiers état?

Il est vrai, car il ne faut aucune réticence, qu'il y a un exemple ou deux où la justice a fait un corps à part dans les assemblées générales, mais point jamais aux états généraux, et si peu, que ces assemblées où elle a fait corps à part n'ont jamais été ni passées ni comptées ni réputées être états généraux: secondement, c'est antérieurement et postérieurement à ces assemblées, qui ne furent point états généraux, et n'ont jamais passé pour tels, les officiers de justice, et ceux du parlement de Paris et des autres parlements ont été députés du tiers état sans aucune réclamation. C'est donc une exception singulière faite à l'occasion de la perte de la bataille de Saint-Quentin, où il s'agissait d'efforts extraordinaires, que la justice fut mise à part, parce qu'elle avait fourni sa quote-part avant l'assemblée générale qui ne fut convoquée que pour cela, et avec laquelle on n'eût pu la mêler sans l'exposer à payer deux fois. Cette assemblée ne fut point d'états généraux, et si [57] encore la justice dans ce qu'elle fut avec elle, céda sans difficulté à la noblesse: ainsi rien qui fasse contre ce qui vient d'être expliqué.

Si le parlement prétendait participer et représenter même les états généraux comme en contenant les trois ordres en abrégé, la réponse serait facile. Il n'y a qu'à désosser cette composition, et on trouvera qu'elle ne sera pas plus heureuse à imposer que l'équivoque du nom de parlement. L'avantage des propositions fausses est le captieux et l'implicite qu'elles présentent à la paresse ou à l'ignorance qui ne les développent pas. L'artifice sait faire valoir le spécieux. Mais, si on prend quelque soin d'approfondir, on voit bientôt le piège à découvert, et on n'est plus qu'étonné de la hardiesse qui débite une absurdité avec l'autorité d'une chose de notoriété publique.

On dira donc, si on veut, que les pairs ecclésiastiques et les conseillers clercs, les pairs laïques et les conseillers d'honneur, et les magistrats du parlement y représentent les trois ordres du royaume. Il est vrai qu'ils sont de ces trois ordres, mais il ne s'ensuit pas ce qu'on en prétend.

Les pairs, quelques efforts que le parlement puisse faire, ne sont point du corps du parlement: autre chose est d'y avoir séance et voix délibérative, autre chose est d'être de cette compagnie. Les pairs ont la même voix et séance dans tous les parlements: dira-t-on qu'ils sont de tous les parlements? le dira-t-on du chancelier qui préside à tous quand il lui plaît? le dira-t-on des maîtres des requêtes qui y entrent à ce titre? On a vu quel est celui qui a conservé aux seuls pairs cette séance et voix, lorsque tous les autres nobles et ecclésiastiques en ont été exclus. Cela a-t-il quelque trait à une qualité particulière de membre du parlement? Jamais un grand fief de la couronne ayant par nature la majesté d'apanage, et du plus grand office de l'État et du plus ancien, ne ressembla à l'office vénal de judicature qui s'acquiert et se vend par un légiste. Ainsi voilà les deux premiers ordres que les pairs ne sauraient représenter dans le parlement. On ne sera pas plus heureux à y montrer le premier ordre dans les conseillers clercs. Les prélats des parlements assemblés en divers temps de l'année pour juger les causes des particuliers n'en étaient point par office, encore moins vénal, beaucoup moins comme docteurs ès lois et légistes, puisque les légistes y étaient assis à leurs pieds sans voix, et pour les conseiller à l'oreille quand il plaisait à ces prélats de leur demander quelque éclaircissement. Il en était de même des nobles, et les uns et les autres y étaient nommés et mandés par le roi comme tels, tantôt les uns, tantôt les autres. Rien de plus dissemblable aux conseillers clercs qui, comme légistes et non autrement, mais aussi comme clercs pour protéger l'Église quand les prélats se furent retirés de ces trop fréquentes et trop longues tenues, ont eu des offices vénaux de conseillers affectés aux clercs: ce sont donc des clercs, mais légistes, et qui sans être légistes ne pourraient pas être conseillers. Ces légistes clercs ne peuvent donc représenter le premier ordre de l'État au parlement pour leur argent, et pour leurs examens et leurs degrés en lois.

La nobles se y est aussi peu représenté et par les conseillers d'honneur. Jusqu'au tiers du règne de Louis XIV, ces places se donnaient à des gens de qualité, même à des maréchaux de France. Mais ces messieurs entraient au parlement comme autrefois les ecclésiastiques et les nobles dans ces parlements tenus en divers temps de l'année, sans degrés, sans examen, sans quoi que ce soit qui sentit le légiste, comme font encore les pairs. C'était un honneur pour le parlement, et une distinction pour ces seigneurs, qui, comme les pairs après eux, mais personnellement et dans un seul parlement, avaient voix et séance, sans pouvoir être dits être du parlement, puisqu'ils n'avaient point d'office que la nomination du roi. Mais cet argument, tout faux qu'il est, est maintenant tombé, puisqu'il y a tant d'années qu'aucun noble n'a obtenu de ces places de conseillers d'honneur, qui sont devenues la récompense de magistrats recommandables par leur mérite, leur ancienneté ou leur faveur, tellement qu'elles ne sont plus remplies que par des légistes. On voit donc l'absurdité de cette représentation des trois ordres du royaume dans le parlement, et d'en faire membres, comme les légistes qui, à titre de degrés aux lois et d'argent y sont pourvus d'office, les pairs, les gouverneurs de province, les évêques diocésains, qui entrent les premiers dans tous les parlements du royaume, et les autres dans celui de leur province ou de leur ville épiscopale, comme le chancelier de France qui préside à tous, enfin comme les maîtres des requêtes pour ne rien oublier, qui tous les jours y peuvent aller juger quatre à la fois.

À la suite de ce raisonnement qui paraît clair et sensible, on doit être surpris de la pensée d'une simple cour de justice, qui, toute majestueuse qu'elle soit devenue, n'est toutefois que cela, de prétendre devenir le premier corps de l'État. Si [elle] l'était, et dans son plus grand lustre, qui est lorsque le roi, accompagné de tout ce qu'il y a de plus grand dans l'État, l'honore de sa présence, ce corps entier qui ne parle que découvert et à genoux aux pieds des pairs et des officiers de la couronne qui parlent assis et couverts, comment tous les autres corps du royaume pourraient-ils paraître devant le roi? Il n'y a plus que le prosternement et le visage contre terre qui pût être leur posture, avec ce silence profond des Orientaux d'aujourd'hui. En vérité, le premier corps de l'État, en même temps partie intégrante, essentielle, membre de tous les temps jusqu'à aujourd'hui du tiers état, sont deux extrémités par trop incompatibles.

Que le parlement se dise le premier de tous les corps qui tous ensemble composent le tiers état, aucun de ceux des deux premiers ordres ne prendra, je crois, le soin de le contester; ce sera alors à cette compagnie à voir comment le grand conseil [58] , qui lui dispute la préséance, trouvera cette proposition et le conseil privé [59] qui casse ses arrêts, dont les conseillers, qui sont connus sous le nom de conseillers d'État, le disputent partout aux présidents à mortier, et leur doyen au premier président, et dont les maîtres des requêtes qui n'y sont jamais assis, viennent quand il leur plaît, à titre unique de maîtres des requêtes, s'asseoir et juger à la grand'chambre, et y précéder le doyen du parlement.

Enfin, un premier corps de l'État, n'être de nature et d'effet que des gens du tiers état revêtus d'office de pure judicature pour leur argent et comme légistes, pour juger uniquement les causes des particuliers, et sans compétence par eux-mêmes pour les grandes sanctions de l'État et le jugement des causes majeures, c'est un paradoxe que tout l'art et le pouvoir ne saurait persuader.

Après une digression si étendue mais si nécessaire pour l'intelligence de l'affaire qu'on va raconter et pour beau coup d'autres suites qui se retrouveront dans le cours des années de la régence, il est temps de revenir à ce qui y a donné lieu. On se souviendra donc ici de ce qui a été expliqué avant la digression, de la situation suprême du duc du Maine auprès du roi, de sa frayeur de ce qu'il pouvait perdre par sa mort, qu'il voyait peu éloignée, de son projet de s'en mettre à couvert par mettre aux mains d'une manière irréconciliable les ducs et le parlement, qu'il craignait également l'un et l'autre; et plus anciennement ce qu'on a vu de son caractère, de celui de la duchesse du Maine, de leurs profonds artifices, de leur ambition, du comble aussi effrayant que prodigieux où les menées de M. du Maine l'avaient porté, et de tout ce qu'il avait à perdre. Voyons maintenant la trame qu'il sut ourdir.

Suite
[51]
De s'égaler.
[52]
C'est-à-dire le prix de l'office.
[53]
Voy., sur les épices, les notes à la fin du volume.
[54]
Il se prépara, et en quelque sorte s'arma pour.
[55]
Passage omis par les précédents éditeurs depuis C'est ce qui m'a obligé.
[56]
Le manuscrit porte ce mot au lieu d'éclairer qu'on y a substitué.
[57]
Pourtant.
[58]
Voy., sur le grand conseil, t. III, p. 98, note.
[59]
Le conseil prive est le même que le conseil des parties dont il a été question, t. Ier, p. 446.