1715
Le comte de Lusace et les princes d'Anhalt et de Darmstadt à la chasse avec le roi. — Bolingbroke à Paris; sa catastrophe. — Stairs ambassadeur d'Angleterre à Paris; son caractère. — Mariage du fils unique du comte de Matignon, fait duc, avec la fille aînée du prince de Monaco, et ses étranges concessions et conditions. — Cinq cent mille livres, etc., sur le non-complet des troupes, données au chancelier Voysin. — Le Camus, premier président de la cour des aides, prévôt et grand maître des cérémonies de l'ordre. — Mort de la comtesse d'Acigné; du duc de Richelieu; de la princesse d'Harcourt; de Sézanne, dont la Toison est donnée à un de ses neveux. — Mort du docteur Burnet, évêque de Salisbury, et de l'abbé d'Estrades. — Mariage de Castelmoron avec la fille de Fontanieu; d'Heudicourt avec la fille de Surville; du troisième fils du duc de Rohan avec la comtesse de Jarnac; de Cayeux avec la fille de Pomponne; de Saint-Sulpice avec la fille du comte d'Estaing. Éclipse de soleil. — Bout de l'an de M. le duc de Berry. — Le roi fait quitter le grand deuil avant le temps à Mme la duchesse de Berry, et la mène jouer dans le salon à Marly. — Elle en obtient quatre dames pour la suivre: Mmes de Coettenfao, de Brancas, de Clermont, de Pons. — Mmes d'Armentières et de Beauvau succèdent peu après aux deux premières. — Mort de Mme de Coettenfao, qui me donne presque tout son bien, que je rends sans y toucher à M; de Coettenfao. — Précaution nouvelle et extraordinaire du parlement de Paris contre les fidéicommis. — Coettenfao m'envoie furtivement pour soixante mille livres de belle vaisselle, qu'il me force après d'accepter. — Dernier voyage du roi à Marly. — La reine d'Angleterre à Plombières. — Chamlay, en apoplexie, va à Bourbon. — Effiat à Marly. — Crayon de ce personnage. — Étrange trait de lui avec moi. — Mme de Nassau à la Bastille. — Maladie de Mme la duchesse d'Orléans, dont on tâche de profiter. — Paris ouverts en Angleterre sur la mort prochaine du roi, qui par hasard les voit dans une gazette de Hollande. — Prince de Dombes visité par les ambassadeurs comme les princes du sang. — Adresse là-dessus du duc du Maine. — Il obtient la qualité et le titre de prince du sang pour lui et sa postérité, et pour son frère, par une nouvelle et très précise déclaration du roi, incontinent enregistrée au parlement. — Sainte-Maure conserve les livrées et les voitures de M. le duc de Berry. — Prince électoral de Saxe prend congé du roi dans son cabinet à Marly. — Mme de Maintenon lui fait les honneurs de Saint-Cyr. — Mort de Ducasse; sa fortune, son caractère. — Mort de Nesmond, évêque de Bayeux.
Le roi alla de Versailles courre le cerf dans la forêt de Marly, et y fit donner des chevaux au comte de Lusace, c'est-à-dire le prince électeur de Saxe, au palatin son gouverneur, et aux princes d'Anhalt et de Darmstadt; et le lendemain il convia dans la galerie le comte de Lusace à la volerie, où Sa Majesté allait.
Un autre étranger arriva en même temps qui éprouva le sort ici de la princesse des Ursins. Je parle du lord Saint-Jean, plus connu sous le nom de vicomte de Bolingbroke, par les mains duquel avait passé le traité de Londres qui força les alliés à conclure la paix d'Utrecht, et lequel, dans la fin de la négociation de Londres, fut envoyé ici passer huit ou dix jours par la reine Anne, où il fut reçu avec tant de distinction, comme je l'ai marqué en son lieu. Son sort en Angleterre avait changé comme celui de la princesse des Ursins en Espagne, avec cette différence que notre cour fut bien fâchée de la disgrâce de ce ministre et de n'oser le voir. Le nouveau roi avait changé tout le ministère, et remis les whigs en place, d'où il avait chassé les torys. Ces premiers profitèrent de ce retour pour exercer leurs haines particulières. Ils attaquèrent les ministres de la reine Anne, et leur firent un crime d'avoir fait la paix. Prior, qui s'en était fort mêlé sous ces ministres de la reine Anne, vendit leur secret et ce qu'il put avoir de papiers à leurs persécuteurs qui étaient aussi les siens, pour se tirer d'oppression par cette infamie. Bolingbroke, le plus noté de tous pour avoir eu la principale part à la paix, se trouva aussi dans le plus grand danger, et en même temps le moins établi. Il lutta un temps, et lorsqu'il vit qu'il n'y avait point de ressources, il fit un discours très nerveux en plein parlement, et en même temps très libre et très fort contre la harangue du roi d'Angleterre, et tout de suite passa en France. Il vint demeurer à Paris, mais sans aller à la cour, ni voir publiquement nos ministres et nos personnages. J'aurai ailleurs lieu de parler de lui.
Il y avait déjà quelque temps que le lord Stairs était ici de la part du roi d'Angleterre, avec la patente d'ambassadeur, dont il fut fort longtemps sans prendre le caractère. C'était un Écossais grand et bien fait, qui avait l'ordre du Chardon ou de Saint-André d'Écosse. Il portait le nez au vent avec un air insolent qu'il soutenait des plus audacieux propos sur les ouvrages de Mardick, les démolitions de Dunkerque, le commerce, et toutes sortes de querelles et de chicanes, en sorte qu'on le jugeait moins chargé d'entretenir la paix, et de faire les affaires de son pays, que de causer une rupture. Il poussa si loin la patience et la douceur naturelle de Torcy, que ce ministre ne voulut plus traiter avec lui. Stairs même était si peu mesuré dans les audiences qu'il demandait fréquemment, et avec la plus grande hauteur, que le roi prit le parti de ne le plus entendre. Il tâchait à se mêler avec ce qu'il pouvait de meilleure compagnie, qui se lassa bientôt de ses discours, dont il répandait l'impudence aux promenades publiques, aux spectacles et chez lui, où il cherchait à s'attirer du monde par sa bonne chère. J'aurai lieu plus d'une fois de parler de ce personnage qui ne sut que trop bien jouer le sien et faire peur, tandis qu'il en mourait intérieurement lui-même, et avec grande raison. C'était un homme d'esprit, de toute espèce d'entreprises, qui était dans les troupes où il avait servi sous le duc de Marlborough, et qui haïssait merveilleusement la France. Il parlait aisément, éloquemment, et démesurément sur tous chapitres, avec la dernière liberté.
Le roi fit à M. le Grand les grâces les plus singulières et les plus sans exemple, pour M. de Monaco, son gendre, qui s'était raccommodé avec lui depuis la rupture, qui a été racontée, du mariage du fils du comte de Roucy avec sa fille, auquel Mme de Monaco et M. le Grand son père ne voulurent jamais consentir, et qui n'avait pas en effet de quoi remplir par ses biens les vues que M. de Monaco s'était proposées. Il n'avait que des filles, et il était hors d'espérance d'avoir d'autres enfants. Il était mal dans ses affaires, il cherchait franchement à trafiquer sa dignité avec sa fille aînée. Il n'avait point de crédit, la paresse italienne l'avait retenir à Monaco depuis la mort de son père, il n'en sortit même plus, mais il espéra tout du crédit de M. le Grand, et il ne s'y trompa point. Les grandes barrières de la succession à la couronne étaient franchies; après celles-là nulles antres ne pouvaient sembler considérables et les grâces en ce genre accordées à M. de La Rochefoucauld ne pouvaient pas être refusées à son rival perpétuel en faveur. Il fallait à M. de Monaco un homme de qualité qui voulût bien quitter à jamais, pour soi et pour sa postérité, son nom, ses armes, ses livrées, pour prendre en seul le nom, les armes et les livrées de Grimaldi. Il était nécessaire aussi qu'il fût assez riche pour donner quelque argent à M. de Monaco, se charger de la dot de ses deux filles cadettes, et payer outre cela un grand nombre de gros créanciers qui tourmentaient M. de Monaco. Ce n'était pas tout encore; il fallait quelque fonds et un ample viager à l'abbé de Monaco son frère, lequel y tenait ferme pour céder ses droits. Il fallait de plus que tout cela fût si net et si assuré que M. de Monaco fût libéré parfaitement, et à son aise et en repos pour tout le reste de sa vie.
Le défaut de moyens avait rompu l'affaire du fils du comte de Roucy. Matignon, grâce aux trésors qu'il avait tirés du ministère de Chamillart et à sa propre économie, avait de quoi satisfaire à tant de grands besoins de M. de Monaco. Il n'avait pu réussir à se faire duc d'Estouteville; il n'était point en situation d'espérer que le roi le fît duc et pair de pure grâce; il se livra donc à une occasion unique d'acheter cette dignité, pour en parler franchement. Son marché fait avec M. de Monaco, il fut question de la seule chose qui le lui avait fait faire, en laquelle toute impossibilité se trouvait, si on n'eût pas été dans un temps où le roi ne voulait plus rien trouver d'impossible. Valentinois avait été érigé en duché-pairie pour mâles uniquement, et les femelles exclues, en 1642, en faveur du grand-père de M. de Monaco, lorsqu'il chassa de Monaco la garnison espagnole, qu'il y en reçut une française, et qu'il se mit sous la protection de la France: première difficulté pour faire passer la dignité à une femelle. Elle subsistait en la personne de M. de Monaco, elle n'était donc pas éteinte, conséquemment point susceptible d'érection nouvelle. Il est vrai que Henri Gondi, duc de Retz, petit-fils du maréchal-duc de Retz, et par sa mère du duc de Longueville, n'ayant que deux filles, obtint en 1634, c'est-à-dire vingt-cinq ans avant sa mort, une érection nouvelle de Retz en faveur de Pierre Gondi avec rang nouveau, en épousant la fille aînée de Henri Gondi duc de Retz, sa cousine issue de germaine, énormité dont jusqu'alors on n'avait point vu d'exemple, et qui même n'avait pas été imaginée. Ce Pierre Gondi, nouveau duc de Retz, en même temps que son beau-père démis, était frère du fameux coadjuteur de Paris, si connu sous le nom de dernier cardinal de Retz, et père de la duchesse de Lesdiguières, dernière Gondi en France, mère du duc de Lesdiguières, gendre du maréchal de Duras. Tout cela fut accordé à M. de Monaco; mais comme les énormités n'ont plus de bornes quand les justes barrières sont une fois franchies, en voici d'autres qu'il obtint.
Au cas que M. de Monaco pût avoir un fils, tout lui retournait, et la dignité même de duc et pair de l'ancienneté de 1642; le fils de Matignon demeurait duc sa vie durant comme un duc et pair démis, et son fils ne pouvait jamais prétendre d'y revenir ni les siens, mais il reprenait, mais sans aucun rang ni honneurs, son nom, ses armes, ses livrées ainsi que toute la postérité du fils de Matignon et de la fille de Monaco. Ainsi M. de Monaco vendit sa dignité et sa fille très chèrement, et se réserva de la retenir s'il avait un fils. Rien de plus monstrueux ne se pouvait imaginer après l'habilité à la couronne, et les grandeurs des bâtards du roi et de Mme de Montespan. Ce prodige de concession n'eut pas lieu parce que M. de Monaco n'eut point de fils. Il y eut encore d'autres choses passées entre M. de Monaco et M. de Matignon, touchant la réversion des biens en cas de naissance d'un fils. Comme le mariage ne se pouvait faire sans aplanir auparavant des difficultés intrinsèques et qu'il était pourtant très nécessaire d'en bien assurer le fondement, toutes ces monstrueuses concessions furent énoncées par un brevet du 24 juillet 1715. Le 20 octobre suivant, six semaines après la mort du roi, le fils de Matignon épousa à Monaco la fille aînée de M. de Monaco. Au mois de décembre suivant, les lettres d'érection furent expédiées conformément en tout au brevet du 24 juillet précédent; en quoi M. le duc d'Orléans, régent, ni le conseil de régence, ne trouvèrent point de difficulté, parce que la concession du feu roi avait été publique, qu'ils en avaient tous connaissance, et que ce brevet, expédié du vivant du roi, en faisait foi. Par les mêmes raisons le parlement enregistra sans difficulté les lettres d'érection, le 2 septembre 1716, dès qu'elles y furent présentées, et le nouveau duc de Valentinois y fut reçu comme pair de France le 14 décembre suivant.
Le roi fit présent à Voysin, chancelier et secrétaire d'État ayant le département de la guerre, du revenant-bon du non-complet des troupes, qu'il dit aller à cinq cent mille livres. Cette libéralité était bien due aux services de cette âme damnée de la constitution, de Mme de Maintenon et de M. du Maine, et à l'unique dépositaire des manèges et du testament du roi; mais il fit étrangement crier le public dont ce front d'airain eut toute honte bue.
Sa Majesté accorda à Le Camus, encore fort jeune, la place et l'exercice de premier président de la cour des aides qu'avait son grand-père, et l'agrément de la charge de prévôt et grand maître des cérémonies de l'ordre que lui vendit Pontchartrain en retenant les marques de l'ordre.
La comtesse d'Acigné, dernière, par elle et par son défunt mari, de cette bonne et ancienne maison de Bretagne, mourut fort âgée à Paris. Le duc de Richelieu, son gendre, et qui n'avait de fils que de sa fille, la suivit de fort près, à quatre-vingt-six ans. J'en ai suffisamment parlé en plusieurs endroits pour le faire connaître, ainsi que de la princesse d'Harcourt, soeur de la duchesse de Brancas, qui mourut assez brusquement chez elle à Clermont, et qui ne laissa de regrets à personne.
Sézanne, frère de père du duc d'Harcourt, et de mère de la duchesse d'Harcourt, était mort depuis quelque temps d'une longue maladie, dont il avait rapporté d'Italie les premiers commencements, et à laquelle les médecins ne connurent rien. Le duc de Mantoue avait un sérail de maîtresses dont il était fort jaloux. Sézanne ne s'en contraignit pas, et on crut qu'il en avait été payé à l'italienne. Il ne laissa point d'enfants. C'était un jeune homme bien fait, que la fortune de son frère avait gâté, qui sans cela eût valu quelque chose, et qui ne se fit point regretter. Son frère lui avait fait donner la Toison qui lui était destinée; il envoya un de ses fils cadets en reporter le collier en Espagne, dans l'espérance qu'il lui serait donné, en quoi son espérance ne fut pas trompée.
Le fameux docteur Burnet, évêque de Salisbury, si connu par ses ouvrages, et par le secret qu'il eut de l'entreprise du prince d'Orange sur l'Angleterre, avec lequel il y passa lors de la révolution whig, le plus déclaré pour ce parti malgré son épiscopat, mourut en ce même temps.
L'abbé d'Estrades mourut aussi à Chaillot, où sa pauvreté lui avait fait louer une maison depuis bien des années pour y vivre à meilleur marché et en retraite. Il était fils du maréchal d'Estrades, et avait très bien réussi à Venise et à Turin, où il avait été ambassadeur, mais il s'y était fort endetté. Il vécut fort exemplairement et fort solitairement à Chaillot. Ses dettes étaient presque toutes payées. Il avait l'abbaye de Moissac et dix mille livres de pension sur les abbayes de l'abbé de Lyonne. On aurait pu se servir fort utilement de lui, mais on ne voulait que des gens qui pussent et voulussent bien se ruiner, et non pas de ceux qui s'étaient déjà ruinés en ambassades.
M. de Lauzun maria Castelmoron, son neveu, qui n'était pas riche, à la fille de Fontanieu, qui de laquais de Crosat était devenu son commis, puis son caissier, et qui y avait acquis de grands biens avec lesquels s'était poussé, et était devenu pour son argent garde-meuble de la couronne, qui est l'inspection en détail de tous les meubles faits et à faire pour le roi, et de l'ameublement et du démeublement de toutes les maisons royales. Heudicourt épousa, pour se recrépir, une fille de Surville; et Cayeux, fils de Gamaches, épousa la fille de M. de Pomponne, fils du ministre d'État. Le troisième fils du duc de Rohan épousa aussi sa cousine de même nom, comtesse de Jarnac, veuve d'un cadet de Montendre-lez-La-Rochefoucauld, dont elle n'avait point eu d'enfants. Ce fut une fortune pour ce troisième cadet du duc de Rohan qu'elle préféra au second; mais elle stipula qu'il quitterait le service et Paris, et qu'il irait avec elle vivre à Jarnac, qui est un fort beau lieu en Poitou, dont elle ne voulait point sortir. Elle parlait en héritière très riche à cadet qui n'avait rien, et qui se trouva heureux de l'épouser et de se conformer à toutes ses volontés.
Le marquis de Saint-Sulpice-Crussol épousa en même temps la fille du comte d'Estaing, qui fut longtemps depuis chevalier de l'ordre.
Le roi, étant à Marly, s'arrêta dans ses jardins avant la messe, pour s'y amuser à voir une éclipse de soleil, sur les neuf heures du matin. Toutes les dames y étaient longtemps auparavant. Cassini, fameux astronome, y était venu de l'Observatoire avec des lunettes pour la faire bien remarquer, le vendredi 3 mai. Le lendemain on fit, à Saint-Denis, le bout de l'an de M. le duc de Berry, où l'évêque de Séez, Turgot, officia, qui avait été son premier aumônier; M. le duc d'Orléans et quelques princes du sang s'y trouvèrent.
Dès le lendemain le roi fit quitter le grand deuil à Mme la duchesse de Berry, qui devait durer encore six semaines, et la mena lui-même dans le salon, où il la fit jouer. On a vu souvent ici combien le roi était peiné du grand deuil, et le peu de mesure qu'il y garda dans sa plus proche famille. Mme la duchesse de Berry souhaitait fort d'avoir des dames, depuis la mort de Mme la Dauphine, à l'instar des dames du palais. Il y avait longtemps que Mme de Saint-Simon avait obtenu du roi que Mme de Coettenfao, femme de son chevalier d'honneur, pût la suivre quand Mme de Saint-Simon et Mme de La Vieuville ne le pourraient pas. Cette dernière était à Paris, hors d'espérance que sa santé se rétablit. Mme la duchesse de Berry obtint donc quatre dames, mais sans titre de dames du palais. Elle proposa Mme de Coettenfao; la marquise de Brancas, dont il a été parlé plus d'une fois; Mme de Clermont, dont le mari avait été capitaine des gardes de M. le duc de Berry, et qui était fille de Mme d'O; et Mme de Pons, dont le mari avait été maître de la garde-robe de M. le duc de Berry. Elles furent toutes quatre acceptées par le roi pour accompagner Mme la duchesse de Berry, et deux à deux à Marly, avec quatre mille livres d'appointements. La marquise de Brancas n'en fit jamais de fonctions et s'en alla en Provence, d'où elle ne revint plus; et Mme de Coettenfao mourut fort peu de temps après cette nomination. Quelque temps après Mmes d'Armentières et de Beauvau eurent leurs places.
La mort de Mme de Coettenfao me donna des affaires auxquelles je ne m'attendais pas. Elle était peu de chose, fille d'un conseiller au parlement et d'une fille de cette Mme de Motteville, dont nous avons de si bons Mémoires de la régence de la reine Anne d'Autriche. Mme de Coettenfao n'avait point d'enfants ni d'héritiers proches. Son mari, qui était depuis bien des années extrêmement de mes amis, et que j'avais fait chevalier d'honneur de Mme la duchesse de Berry, m'avait prié, les trois dernières campagnes, de lui garder une cassette, et en cas de mort de la remettre à sa femme. Elle tomba fort malade, et m'envoya prier, à Marly où j'étais, de lui aller parler à Paris. J'y fus aussitôt; elle se hâta de me remettre la même cassette, sans me rien dire au delà, ni de ce qu'elle contenait, ni de ce qu'elle voulait que j'en fisse, et acheva de me parler derrière un paravent, car elle était encore debout, fort troublée de ce que sa mère, avec qui elle logeait, entra dans la chambre. J'emportai la cassette chez moi, et retournai à Marly. À huit ou dix jours de là elle mourut. Il fallut articuler cette cassette, et l'envoyer ouvrir chez le lieutenant civil.
On y trouva un testament, par lequel elle me donnait tout ce dont elle pouvait disposer, qui allait à plus de cinq cent mille francs. J'entendis aisément, sans que personne m'en ouvrît la bouche, ce que c'était que ce grand présent. Je le dis à Coettenfao et à son frère, évêque d'Avranches, et je pris toutes mes mesures pour recueillir cette succession et la remettre sur-le-champ à Coettenfao. Les héritiers et la mère se préparèrent à me la disputer, moi à me défendre. Je me croyais bien fort parce que, qui que ce soit ne m'ayant parlé de ce legs, encore moins de l'objet de son usage, j'étais en état de jurer là-dessus en plein parlement; mais il venait d'y intervenir tout nouvellement un arrêt fort étrange en haine de ces sortes de fidéicommis
Mme d'Isenghien-Rhodes, morte sans enfants, avait donné tout son bien à l'abbé de Thou, homme de la plus grande probité et fort de ses amis et de M. d'Isenghien. Il n'avait pas su le moindre mot de ce legs que par l'ouverture du testament, encore moins lui avait-on insinué l'usage; il était donc en mêmes termes où je me trouvais, et en toute liberté de jurer là-dessus en plein parlement. Mais le parlement alla plus loin qu'il n'avait encore fait; et, par une nouveauté qu'il introduisit dont il n'y avait point encore eu d'exemple, non seulement il exigea de l'abbé de Thou le serment accoutumé « qu'il n'avait eu aucune connaissance du legs à lui fait, ni que ce legs fût en effet un fidéicommis pour le rendre à un autre; » mais il exigea son serment de garder le legs à son profit, et de [ne] le donner à personne, à faute de quoi le testament serait cassé et déclaré nul. Je ne sais comment l'abbé de Thou l'entendit; mais, voyant le testament cassé à faute de serment de garder le legs et de [ne] le donner à personne, il sauta le bâton, et prêta le serment, au moyen duquel le legs lui fut payé.
Pour moi, qui ne voulais du mien que pour le remettre à M. de Coettenfao, parce que je voyais bien qu'il ne pouvait m'avoir été fait que pour cet usage, je ne voulus pas hasarder le serment que l'abbé de Thou avait prêté; et pour l'éviter, j'évoquai l'affaire au parlement de Rouen sur les parentés de ceux qui me disputaient, parce que le parlement de Rouen, où il m'était resté des amis depuis le procès que j'y avais gagné contre M. de Brissac, la duchesse d'Aumont, etc., ne s'était pas encore avisé du serment que le parlement de Paris avait fait prêter à l'abbé de Thou, et que j'espérais bien qu'il ne me l'imposerait pas. Pour achever cette affaire tout de suite, elle s'instruisit à Rouen. Mes parties s'y rendirent, et y publièrent que je ne soutenais ce procès que par bienséance, que je ne me souciais point du succès, parce qu'on jugeait bien que ce n'était pas pour moi que je plaidais, et que je le prouvais par mon absence. Coettenfao et l'évêque d'Avranches, qui étaient à Rouen, m'en avertirent. Je partis deux jours après pour m'y rendre, malgré les affaires dont j'étais alors occupé. Je vis toits les juges et mes anciens amis; je ne négligeai rien de tout ce qui pouvait servir au gain du procès; et je demeurai huit ou dix jours à montrer que c'était très sérieusement et pour moi que je le soutenais, et que je n'oubliais rien pour l'emporter. Ce voyage changea la face de l'affaire; la mère et les héritiers eurent peur et me firent proposer un accommodement. Je le refusai, et en avertis Coettenfao et son frère. Je leur dis que, comme ils savaient bien, par ce que je leur en avais déclaré d'abord, que je n'en mettrais pas un sou dans ma poche, m'accommoder ou non, m'accommoder d'une façon ou d'une autre m'étaient choses entièrement indifférentes; que c'était à eux à voir ce qui leur convenait le mieux, et à me faire agir en conséquence. Malgré mon refus, les parties me firent faire encore des propositions; et tant fut procédé que Coettenfao et son frère réglèrent l'accommodement de manière que la plus grande partie me fut cédée. Alors Coettenfao et son frère aimèrent mieux cela que l'incertitude d'un arrêt et les longueurs de la chicane. Ils me prièrent d'y passer, et je signai l'accommodement avec les parties, et le moment d'après je fis les signatures et tout ce qui était nécessaire pour que tout ce qui me revenait fût mis, sans entrer en mes mains, entre celles de M. de Coettenfao, qui toucha tout aussitôt.
À quatre ou cinq mois de là, lui et son frère firent faire une belle et bonne vaisselle à mes armes, avec un secret profond et fort bien observé jusqu'à deux jours après qu'elle fut apportée chez moi, et laissée par des crocheteurs, sans dire ce que c'était que ces ballots, ni de quelle part. Ils s'enfuirent dès qu'ils les eurent déchargés. Mlle d'Avaise, demoiselle de bon lieu et de grande vertu, mais pauvre, qui était à Mme la duchesse d'Orléans avec distinction, et que j'avais fait faire première femme de chambre de Mme la duchesse de Berry, en avait découvert quelque chose, et nous en avertit. Il y avait pour plus de vingt mille écus de vaisselle. Nous en parlâmes à Coettenfao, qui nia tant qu'il put, mais qui le put jusqu'au bout, et qui ne la voulut jamais reprendre, quelque chose que Mme de Saint-Simon et moi pussions faire. Nous n'en avions que de faïence depuis que tout le monde avait envoyé la sienne à la Monnaie. Ainsi l'affaire de cette succession finit de la sorte galamment des deux parts. Je sus après que cette cassette, que je gardai trois campagnes de suite à Coettenfao, contenait cette disposition de sa femme. Il était riche de lui; cette augmentation ne lui nuisait pas, car il vivait à l'armée et partout fort honorablement. Il était lieutenant général, distingué par ses actions et par son désintéressement, et adoré et très estimé dans la maison du roi, où il était premier sous-lieutenant des chevau-légers de la garde. Je lui fis donner devant moi parole par M. le duc d'Orléans, régent alors, de le faire chevalier de l'ordre à la première promotion qu'il y aurait; mais ce prince en avait tant donné de pareilles qu'il trouva plus court de ne point faire de promotion, et de manquer à toutes plutôt qu'à plusieurs, parce qu'il ne pouvait excéder le nombre de cent porté par les statuts.
Le roi partit le mercredi 12 juin pour Marly: ce fut son dernier voyage; et la reine d'Angleterre partit le lendemain en litière pour aller prendre les eaux de Plombières, plus encore pour y voir le roi son fils. Chamlay, dont j'ai parlé souvent, et qui était de tous les voyages de Marly, tomba en apoplexie, et partit aussitôt pour Bourbon. Son logement fut donné au marquis d'Effiat. La santé du roi diminuait à vue d'œil, et M. du Maine, à qui le marquis d'Effiat était vendu de longue main, sans que M. le duc d'Orléans le voulût croire ni rien diminuer de sa confiance en lui, était nécessaire à M. du Maine dans un aussi long Marly, où le roi pouvait mourir, et où il était si important d'être bien informé des mesures de M. le duc d'Orléans, et de lui en faire inspirer de fausses. C'était un homme de sac et de corde, d'autant plus dangereux qu'il avait beaucoup d'esprit et de sens, fort avare, fort particulier, fort débauché, mais avec sobriété pour conserver sa santé. Il était grand chasseur, et jusqu'à ces derniers temps chez lui, fort seul avec les chiens de M. le duc d'Orléans. Il avait, comme on l'a vu, empoisonné la première femme de Monsieur, avec le poison que le chevalier de Lorraine lui avait envoyé de Rome, duquel il fut toute sa vie intime, et du maréchal de Villeroy. Je ne lui avais jamais parlé lorsqu'il vint à Marly. Je n'ignorais pas ses menées avec M. du Maine, même avec Mme de Maintenon, et tout me déplaisait en lui.
Lorsqu'il fat à Marly, et ce fut au bout de quatre jours de l'arrivée, Mme la duchesse d'Orléans me fit de grandes plaintes du délabrement et de la mauvaise administration des biens et revenus de M. le duc d'Orléans, me vanta la capacité et le mérite du marquis d'Effiat, son attachement pour M. le duc d'Orléans, son déplaisir de voir aller ses affaires en décadence, la facilité avec laquelle il les remettrait en bon état et les revenus plus qu'au courant, si on lui en voulait donner le soin et l'autorité, qu'il ne voulait pas demander mais qu'il accepterait volontiers par amitié s'ils lui étaient offerts; qu'elle en avait raisonné avec lui sur ce pied-là. Elle ajouta qu'elle voudrait fort que je connusse le marquis d'Effiat, avec force louanges pour lui et pour moi; et conclut par me prier de parler à M. le duc d'Orléans du dérangement de ses affaires, du mauvais effet que cela faisait, pour un prince destiné à l'administration publique dans une minorité, et de lui proposer d'en remettre le soin et l'autorité au marquis d'Effiat. Je ne goûtai rien de tout cela. Je me défendis des nouvelles connaissances; et on verra en son lieu que Mme la duchesse d'Orléans était bien moins femme que soeur. Je lui dis que j'avais toute ma vie observé de ne parler; jamais à M. le duc d'Orléans de ses affaires, ni du Palais-Royal; que je me trouvais si bien de cette coutume que je ne pouvais la changer. Ma fermeté n'ébranla point la sienne. Elle me pressa, elle me tourmenta, me força enfin de représenter à M. le duc d'Orléans le discrédit, et les suites de la mauvaise administration de ses affaires, de prendre mon temps que le marquis d'Effiat serait avec lui, qu'il m'appuierait dans cette conversation, que je viendrais à proposer tout de suite à M. le duc d'Orléans de prier Effiat de s'en mêler avec toute autorité, qu'il ne le refuserait pas en face, ni d'Effiat d'y entrer pour les rectifier.
Deux jours après, sans avoir vu le marquis d'Effiat, je le trouvai chez M. le duc d'Orléans, où je ne serais pas entré en tiers sans la promesse que Mme la duchesse d'Orléans m'avait arrachée. Nous causâmes quelque temps de choses indifférentes, enfin je fis ma représentation, et tout de suite ma conclusion. Ils me laissèrent tous deux dire jusqu'au bout; et quand j'eus fini, M. le duc d'Orléans me dit qu'il ne savait pas où je prenais le dérangement de ses affaires, et le mauvais effet qu'il faisait dans le public; de là il se mit à en vanter le bon ordre. Je répondis que je croyais pourtant en être bien informé, et par gens qui n'y prenaient d'autre intérêt que le sien; puis regardant le marquis d'Effiat, qui avait gardé là-dessus le plus profond silence, je dis à M. le duc d'Orléans de demander à d'Effiat ce qu'il en savait et pensait, qui en pouvait être mieux informé peut-être que les personnes qui m'avaient parlé. Là-dessus d'Effiat me dit qu'elles étaient sûrement très mal informées, qu'il n'avait jamais suivi de près les choses qui ne le regardaient point, mais qu'il en savait pourtant assez pour pouvoir m'assurer que les affaires de M. le duc d'Orléans étaient dans le meilleur ordre du monde, les mieux administrées, et renchérit longuement sur ce que M. le duc d'Orléans m'avait répondu. Ils se renvoyèrent même la balle l'un à l'autre avec complaisance, tandis que j'étais plongé dans un silence d'admiration et d'indignation. J'en sortis enfin par témoigner que j'étais ravi qu'on se fût mépris là-dessus en me parlant; et peu à peu la conversation se remit sur choses indifférentes; c'était ce que je souhaitais pour lever le siège avec bienséance. Je n'en perdis pas le moment; et je passai tout de suite chez Mme la duchesse d'Orléans, à qui je dis d'arrivée de ne me parler de sa vie de son marquis d'Effiat, et lui contai ce qui venait de se passer. Elle m'en parut fort étonnée, mais point déprise du marquis d'Effiat, qui tenait à elle par des endroits plus chers; mais j'y gagnai qu'elle n'osa jamais plus me nommer son nom. J'évitai depuis fort aisément de rencontrer Effiat chez M. le duc d'Orléans, et de l'approcher dans le salon où lui aussi ne me cherchait pas; mais force politesses de sa part dans ces lieux publics quand l'occasion s'en offrait, sans se rebuter de la froideur des miennes. Il n'est pas temps encore de parler de tout cet intérieur de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans, et de ce peu de gens qui encore alors approchaient de ce prince.
À propos d'honnêtes gens, le marquis de Nesle avait une sœur fort laide, qui avait épousé un Nassau, de branche très cadette, qui servait l'Espagne d'officier général, et qui avait eu la Toison. C'était la faim et la soif ensemble. Le mari était un fort honnête homme et brave, d'ailleurs un fort pauvre homme, qui avait laissé brelander sa femme à son gré, qui vivait de ce métier et de l'argent des cartes. Toute laide qu'elle était, elle avait eu des aventures vilaines qui avaient fait du bruit. Le mari se fâcha, elle prit le parti de le plaider; de part et d'autre il se dit d'étranges choses. Le mari à la fin présenta un placet au roi, par lequel il lui demandait, sans toutefois en avoir besoin, la permission d'accuser sa femme d'adultère, et d'attaquer en justice ceux qui l'avaient commis avec elle. Il y avait encore pis: il prétendait avoir preuve en main qu'elle avait voulu l'empoisonner et qu'il l'avait échappé belle. Les Mailly s'effrayèrent de l'échafaud et obtinrent qu'elle serait conduite à la Bastille; elle en est sortie depuis et a bien fait encore parler d'elle. Elle n'a point eu d'enfants, et son mari est mort longtemps après cette aventure. On la crut mariée depuis à un avocat obscur.
Les mêmes personnes, qui n'avaient rien oublié, par leurs manèges et par leurs émissaires, pour persuader le roi, Paris, toute la France et les pays étrangers de mettre les malheurs domestiques de la maison royale sur le compte de M. le duc d'Orléans, et qui de temps en temps savaient renouveler et entretenir ces bruits avec art, ne laissèrent pas tomber une maladie de Mme la duchesse d'Orléans, qui fut bizarre, longue, et où les médecins dirent qu'ils n'entendaient rien. Elle était pourtant facile à comprendre; et, sans être médecin, je la lui avais prédite. Ces princesses ont toutes des fantaisies que rien ne peut détourner.
Celle-ci, non contente d'un magnifique appartement et très complet à Versailles, s'avisa de se faire un cabinet d'un bouge cul-de-sac à la ruelle de son lit, qui lui servait d'une garde-robe, où on ne voyait clair que par le haut d'un vitrage qui donnait sur la galerie. Elle y fit une cheminée et des ornements tant qu'elle put. Le lieu était si petit qu'il contenait à peine cinq ou six personnes, encore à la faveur d'un grand enfoncement qu'elle fit faire en grattant et cavant un gros mur vis-à-vis la cheminée, ou elle pratiqua une niche à se coucher tout de son long. Il la fallut enduire de plâtre pour unir ce qui était rompu et raboteux partout; la boiser aurait trop étréci. Elle la meubla donc par-dessus ce plâtre qu'on ne faisait que mettre, et tout aussitôt elle y passa ses journées. Je l'avertis que rien n'était si pernicieux que ce plâtre neuf dans lequel elle était couchée; je lui en citai force exemples. Je lui rappelai la mort de cette forte et robuste maréchale d'Estrées, qui mourut pour avoir eu les prémices d'une chambre neuve à Marly. Rien ne prit; elle en fut châtiée. Des douleurs partout et une fièvre irrégulière, tantôt forte, tantôt faible, une soif continuelle et point d'appétit; c'était moins une maladie en forme qu'une langueur insupportable. Elle se lassa enfin des remèdes et des médecins, s'affranchit des uns et des autres, et avec le temps elle guérit parfaitement sans secours, au grand regret, je pense, de qui en avait préparé l'affreux paquet à M. le duc d'Orléans, quelques fortes raisons d'ailleurs de toute espèce qu'il pût y avoir de désirer sa conservation.
Quoiqu'il ne soit pas encore temps de parler de l'état de la santé du roi, on la voyait décliner sensiblement, et son appétit, qui était fort grand et toujours égal, très considérablement diminué. Si l'attention y était grande au milieu de sa cour, où il n'avait pas néanmoins changé la moindre chose en la manière accoutumée de sa vie ni en l'arrangement divers de ses journées, toujours les mêmes dans leur diversité, les pays étrangers n'y étaient pas moins attentifs et guère moins bien informés. Les paris s'ouvrirent donc en Angleterre que sa vie passerait ou ne passerait pas le 1er septembre, c'est-à-dire environ trois mois, et, quoique le roi voulût tout savoir, on peut juger que personne ne fut pressé de lui apprendre ces nouvelles de Londres. Il se faisait ordinairement lire les gazettes de Hollande en particulier par Torcy, souvent après le conseil d'État. Un jour qu'à cette heure-là Torcy lui faisait cette lecture qu'il n'avait point parcourue auparavant, il rencontra ces paris à l'article de Londres; il s'arrêta, balbutia et les sauta. Le roi, qui s'en aperçut aisément, lui demanda la cause de son embarras, ce qu'il passait et pourquoi; Torcy rougit jusqu'au blanc des yeux, dit ce qu'il put, enfin que c'était quelque impertinence indigne de lui être lue. Le roi insista; Torcy aussi, dans le dernier embarras; enfin il ne put résister aux commandements réitérés; il lui lut les paris tout du long. Le roi ne fit pas semblant d'en être touche, mais il le fut profondément, et au point que s'étant mis à table incontinent après, il ne put se tenir d'en parler en regardant la compagnie, mais sans faire mention de la gazette.
C'était à Marly, où quelquefois j'allais faire ma cour au commencement du petit couvert, et le hasard fit que j'y étais ce jour-là. Le roi me regarda comme les autres, mais comme exigeant quelque réponse. Je me gardai bien d'ouvrir la bouche, et je baissai les yeux. Cheverny, homme pourtant fort sage, ne fut pas si discret, et fit une assez longue et mauvaise rapsodie de pareils bruits, venus de Vienne à Copenhague, pendant qu'il y était ambassadeur, il y avait dix-sept ou dix-huit ans. Le roi le laissa bavarder, et n'y prit point. Il parut touché en homme qui ne le voulait pas paraître. On vit qu'il fit ce qu'il put pour manger et pour montrer qu'il mangeait avec appétit. Mais on remarquait en même temps que les morceaux lui croissaient à la bouche: cette bagatelle ne laissa pas d'augmenter la circonspection de la cour, surtout de ceux qui, par leur position, avaient lieu d'y être plus attentifs que les autres. Il se répandit qu'un aide de camp de Stairs, retourné depuis peu en Angleterre, avait donné occasion à ces paris, par ce qu'il avait publié de la santé du roi. Stairs, à qui cela revint, s'en montra fort peiné, et dit que c'était un fripon qu'il avait chassé.
Il parut que cette aventure fut un coup d'éperon pour combler de plus en plus la grandeur des bâtards. M. du Maine sentait qu'il n'avait point de temps à perdre, et secondé de Mme de Maintenon et des manèges du chancelier, il sut profiter de tous les moments. Rien n'avait été si long ni plus difficile que de ployer les ambassadeurs à traiter les bâtards du roi comme les princes du sang. À la fin ils les visitèrent comme ces princes, et n'y mirent plus de différence. M. du Maine voulut que ses enfants eussent le même honneur que lui à cet égard, puisque comme lui ils étaient déclarés et leur postérité habiles à succéder à la couronne. Il se servit habilement de l'occasion du dernier de tous les ambassadeurs et du frère de sa créature la plus abandonnée. Le bailli de Mesmes avait été nommé à l'ambassade de Malte en France, à la sollicitation du roi, séduit par M. du Maine, lequel avait décoré son entrée de tous ses gens et de tous ses chevaux. L'ordre de Malte est trop sous la main du roi de France pour oser lui déplaire et contester un cérémonial si désiré. Le frère du premier président n'était pas non plus pour faire le difficile, tellement que ce fut lui qui, le premier de tous les ambassadeurs, visita en pleine cérémonie le prince de Dombes, comme il avait visité tous les princes du sang et les deux bâtards. Cette démarche fit grand bruit et déplut également aux ambassadeurs, pour qui la planche était faite, et aux princes du sang; ceux-ci cherchèrent à s'en venger et ne firent qu'approfondir la plaie.
À huit jours de là, M. du Maine présenta une requête au parlement dans le cours du procès de la succession de M. le Prince, dans laquelle il prenait la qualité de prince du sang. Il s'y croyait fondé par l'édit bien enregistré, qui le rendait habile et les siens à succéder à la couronne, qui est la qualité distinctive et qui fait l'essence des princes du sang. M. le Duc s'y opposa, et, avec M. le prince de Conti, quoique uni d'intérêt en ce procès avec M. du Maine, demanda juridiquement la radiation de la qualité de prince du sang, mal à propos prise par le duc du Maine: cela fit grand bruit, mais il fut court; car autres huit jours après, il parut une nouvelle déclaration qui enjoignit au parlement d'admettre en tous actes judiciaires et jugements le titre et la qualité de prince du sang pour le duc du Maine, sa postérité et le comte de Toulouse, et de n'en faire en quoi que ce soit la moindre différence d'avec les princes du sang, toutefois après le dernier de tous. La déclaration témoigne surprise, et quelque chose de plus, de ce que cette qualité et titre avait pu être contestée et souffrir la moindre difficulté, après la manière dont les précédents édits enregistrés étaient énoncés. Celui-ci fut aussi enregistré tout aussitôt qu'il fut porté au parlement.
Sainte-Maure, qui avait été premier écuyer de M. le duc de Berry, s'avisa en quittant son deuil de demander permission au roi de conserver, sa vie durant, et à ses dépens, les livrées de ce prince et ses armes à ses voitures. Les dernières étaient pour entrer à ce moyen, comme ceux qui ont les honneurs du Louvre, les autres pour user lentement de toutes les livrées qui lui pouvaient durer toute sa vie, et en épargner les habits. Il se trouva que Hautefort, qui avait été premier écuyer de la reine, oncle paternel de tous les Hautefort, et que sa charge avait fait chevalier de l'ordre, avait eu la même concession. Sur cet exemple, le roi l'accorda à Sainte-Maure.
Le comte de Lusace, c'est-à-dire le prince électoral de Saxe, maintenant électeur et roi de Pologne, après son père, vint prendre congé du roi dans son cabinet à Marly, qui lui fit beaucoup d'honnêtetés, et au palatin de Livonie, qui était le surintendant de sa conduite et de son voyage, et qui s'était acquis par la sienne, ici et partout, beaucoup de réputation. Le roi envoya au comte de Lusace une épée de diamants de quarante mille écus, au palatin de Livonie son portrait enrichi de fort beaux diamants, et le même présent, mais moindre en valeur, au baron Haageri, gouverneur du prince. Il avait témoigné souhaiter fort de voir Saint-Cyr, et cela s'était toujours différé. Mme de Maintenon lui avait donné jour au dimanche 2 juin. Elle l'attendait, et, après lui avoir fait voir toute la maison, elle lui avait préparé la comédie d'Esther, jouée par les demoiselles; mais la fièvre prit au prince, qui envoya faire ses excuses, et supplier Mme de Maintenon que la bonté qu'elle avait ne fût que différée, et cela fut remis au mardi 11 juin, qu'il se trouva en état d'y aller. Il partit peu de jours après pour la Saxe. Il se conduisit avec beaucoup de sagesse, de politesse, et pourtant de dignité, et vit fort la meilleure compagnie.
Ducasse mourut fort âgé, et plus cassé encore de fatigues et de blessures. Il était fils d'un vendeur de jambons de Bayonne, et de ce pays-là où ils sont assez volontiers gens de mer. Il aima mieux s'embarquer que suivre le métier de son père, et se fit flibustier. Il se fit bientôt remarquer parmi eux par sa valeur, son jugement, son humanité. En peu de temps ses actions l'élevèrent à la qualité d'un de leurs chefs. Ses expéditions furent heureuses, et il y gagna beaucoup. Sa réputation le tira de ce métier pour entrer dans la marine du roi, où il fut capitaine de vaisseau. Il se signala si bien dans ce nouvel état, qu'il devint promptement chef d'escadre, puis lieutenant général, grades dans lesquels il fit glorieusement parler de lui, et où il eut encore le bonheur de gagner gros sans soupçon de bassesse. Il servit si utilement le roi d'Espagne, même de sa bourse, qu'il eut la Toison, qui n'était pas accoutumée à tomber sur de pareilles épaules. La considération générale qu'il s'était acquise même du roi et de ses ministres, ni l'autorité où sa capacité et ses succès l'avaient établi dans la marine ne purent le gâter. C'était un grand homme maigre, commandeur de Saint-Louis, qui avec l'air d'un corsaire, et beaucoup de feu et de vivacité, était doux, poli, respectueux, affable, et qui ne se méconnut jamais. Il était fort obligeant, et avait beaucoup d'esprit avec une sorte d'éloquence naturelle, et même hors des choses de son métier, il y avait plaisir et profit à l'entendre raisonner. Il aimait l'État et le bien pour le bien, qui est chose devenue bien rare.
Nesmond, évêque de Bayeux, mourut aussi doyen de l'épiscopat en France, à quatre-vingt-six ans. C'était de ces vrais saints qui attirent, malgré eux, une vénération qu'on ne peut leur refuser, et dont la simplicité donne à tous les moments à rire. Aussi, disait-on de lui, qu'il disait la messe tous les matins, et qu'il ne savait plus après ce qu'il disait du reste de la journée. L'innocence parfaite de ses mœurs, jointe à un esprit très borné, lui laissait échapper des ordures à tout propos, dont il n'avait pas le moindre soupçon, et qui rendaient sa compagnie embarrassante aux femmes, jusque-là que la présidente Lamoignon, sa nièce, renvoyait sa fille, qui épousa depuis le président Nicolaï, dès qu'il entrait chez elle. La même cause le rendait dangereux sur le prochain, dont il parlait très librement. On le lui faisait remarquer après. Il disait que c'étaient choses publiques qui n'apprenaient rien à personne. S'il trouvait qu'il eût blessé les gens, il ne balançait pas à leur aller demander pardon. Il reprit un jour un de ses curés d'avoir été à une noce. Le curé se défendit sur l'exemple de Notre-Seigneur aux noces de Cana. « Voyez-vous, monsieur le curé, répliqua-t-il, ce n'est pas là ce qu'il a fait de mieux. » Quel blasphème dans une autre bouche! Ce bon homme croyait fort bien répliquer et d'une manière édifiante, et il est vrai aussi que de lui on le prenait de même. »
C'était un vrai pasteur, toujours résidant, tout occupé du soin de son diocèse, de ses visites, de ses fonctions jusque tout à la fin de sa vie, et avec plus d'esprit et de sens que Dieu ne lui en avait donné pour tout le reste. Il était riche de patrimoine; son évêché l'était aussi: il eut l'industrie de le doubler sans grever personne. Il vivait fort honorablement, mais sans délicatesse, fort épiscopalement avec modestie et avec économie. Au bout de l'année, il ne lui restait pas un écu, et tout allait aux pauvres et en bonnes oeuvres. Tant que le roi Jacques vécut en France, il lui donnait tous les ans dix mille écus, et jamais on ne l'a su qu'après la mort de l'évêque non plus que quantité d'autres oeuvres nobles et grandes qui faisaient marier et subsister la pauvre noblesse de son diocèse. Ses gens le tenaient de court tant qu'ils pouvaient sur les aumônes de sa poche, et lui les trompait tant qu'il pouvait aussi pour donner. Allant à Paris, quelqu'un lui dit qu'il prierait quelqu'un de ses gens de se charger de cent louis d'or qu'il avait à payer à un tel à Paris. L'évêque répondit qu'il s'en voulait charger lui-même, et n'eut point de patience qu'il ne les eût. Par les chemins il donnait à tous les pauvres, aux hôpitaux, aux pauvres couvents des lieux par où il passait. Ses gens n'imaginaient pas d'où il avait pris de quoi faire des aumônes si abondantes. Elles furent au point qu'il donna la dernière pistole avant d'arriver à Paris. Le lendemain qu'il fut arrivé, il dit à celui qui avait soin de ses affaires et qu'il savait avoir de l'argent à lui, d'aller porter cent louis à un tel et ce fut par là que ses gens surent d'où étaient venues les aumônes du voyage. Le roi, qui connaissoit sa vertu, le traitait avec bonté, et une sorte de considération même dans le peu qu'il paraissait devant lui, et le bon évêque était libre avec le roi, comme s'il l'eût vu tous les jours. C'était le meilleur et le plus doux des hommes, avec un air quelquefois grondeur, et le plus éloigné de toute voie de fait et d'autorité. Nul bruit jamais dans son diocèse qu'il laissa dans la plus profonde paix, et ses affaires en grand ordre. Sa mort fut le désespoir des pauvres et l'affliction amère de tout son diocèse. Il ne laissait pourtant pas d'être dangereux en vesperies, mais ce n'était qu'avec des gens qu'il ne savait plus par où prendre, et ce trait, entre beaucoup d'autres, montrera le zèle qui l'animait. Il avait un procès considérable au parlement de Rouen, qui l'obligea d'y aller. Un des premiers présidents à mortier, et qui par sa capacité et son autorité menait le plus la grand'chambre et le reste de la compagnie, avait chez lui une femme mariée qu'il entretenait publiquement, et il avait forcé la sienne par ses mauvais traitements à se mettre dans un couvent. Le bon évêque alla donc chez ce président, qui était un de ses juges, pour l'entretenir de son affaire. Le portier dit qu'il n'y était pas. Le prélat insista, le portier l'assura que le président était sorti, mais que s'il voulait entrer et voir madame en l'attendant, qu'elle y était. « Comment, madame, s'écria l'évêque, eh! de bon cœur, ajoutat-il, je suis ravi de joie; et depuis quand est-elle revenue chez M. le président? — Mais ce n'est pas Mme sa femme, répondit le portier, dont je parle, c'est de madame.... — Fi, fi, fi, répliqua l'évêque avec feu, je ne veux point entrer, c'est une vilaine, une vilaine, je vous le dis, une vilaine que je ne veux pas voir, dites-le bien à M. le président de ma part, et que cela est honteux à un magistrat comme lui de maltraiter, comme il fait, Mme sa femme, une honnête femme et vertueuse comme elle est, et donner ce scandale, et vivre avec cette gueuse, et encore à son âge. Fi, fi, fi, cela est infâme, dites-le-lui bien de ma part, encore une fois, et que je ne reviendrai pas ici. » Voilà la belle sollicitation que fit ce bon homme. Le rare est qu'il gagna son procès, et que ce président l'y servit à merveille. Il ne se raccommoda pourtant pas avec lui. Ce conte fit rire toute la ville de Rouen, et vint jusqu'à Paris. J'ai connu si peu d'évêques qui ressemblassent à celui-ci que je n'ai pu me refuser tout cet article.