CHAPITRE XIII.

1715

Mouvements d'Écosse. — Caractère de Stairs et ses menées. — Rémond; quel. — Mouvements d'Angleterre. — Conduite de l'Espagne. — Manèges d'Albéroni pour gouverner seul. — Projets politiques d'Albéroni. — Cause de la dépendance des Provinces-Unies de l'Angleterre. — Albéroni éloigné de la France, encore plus du régent, méprise les bassesses du duc de Noailles. — Il chasse avec éclat le gouverneur du conseil de Castille. — Sa correspondance avec Effiat. — Négociation de Stairs pour la mutuelle garantie des successions de France et d'Angleterre. — Le régent y veut engager la Hollande. — Stairs presse le régent de faire arrêter le Prétendant, passant de Bar, caché, en Bretagne pour s'embarquer. — Le Prétendant échappe aux assassins de Stairs par le courage et l'adresse de la maîtresse de la poste de Nonancourt, qui en est mal récompensée. — Il s'embarque en Bretagne. — Impudence de Stairs et de ses assassins.

Le feu roi était revenu à son goût naturel et à ses anciens principes sur l'Angleterre, depuis la mort de la reine Anne, et l'éloignement de tous emplois, et la disgrâce de toutes les personnes qui avaient sa confiance et qui formaient son conseil. Le roi son successeur avait remis en place tous ceux qu'elle en avait ôtés, les whigs en principal crédit, et éloigné de tous les torys. On ne peut exécuter de si grands changements, non seulement dans un gouvernement, mais dans tout un pays naturellement porté aux factions, sans faire un grand nombre de mécontents de toute espèce, d'autant plus que les nouveaux ministres et favoris qui ne respiraient que vengeance contre ceux qui les avaient chassés et pris leurs places sur les dernières années du dernier règne, ne voulaient rien moins que les poursuivre et faire condamner juridiquement ceux d'entre eux qui avaient eu le plus de part à la paix, et à qui, par conséquent, la France avait le plus d'obligation. L'Écosse ne se consolait point de se voir enfin tout à fait devenue province d'Angleterre. Le duc d'Ormond se tenait caché dans Paris, en attendant ce que le comte de Marr pourrait faire en Écosse, où il y avait un parti en mouvement, et le Prétendant, pour parler un langage reçu, était à Bar, qui n'attendait qu'une conjoncture un peu apparente pour passer la mer, certain de la protection et des secours du roi et peut-être du roi d'Espagne.

La mort du roi, qui entrait secrètement, mais de tout son cœur, dans ce projet, qui pouvait même être bientôt favorisé par la Suède et la Russie, qui avaient toutes deux grande envie de terminer leur guerre par un traité de paix à ce dessein, le déconcerta. Une minorité, dans l'état où le roi laissait l'intérieur de la France, n'était pas un temps propre à risquer de rompre avec l'Angleterre, sans être bien assuré de ce dont il est bien difficile de l'être, je veux dire d'une révolution subite et entière, à peu près telle que fut celle qui plaça le roi Guillaume sur le trône du roi son oncle et son beau-père, laquelle relierait en même temps la France qui y aurait eu part avec l'Angleterre, et ne lui laisserait d'ennemis qu'un électeur d'Hanovre, et ceux qui hors les îles Britanniques se voudraient hasarder à prendre les armes pour lui. Le feu roi, comme on l'a vu, avait laissé le trône de Philippe V bien raffermi, l'union des deux couronnes parfaite, et toutes deux jouissant de la paix avec toute l'Europe par les traités d'Utrecht et de Bade. M. le duc d'Orléans voulait absolument conserver un bien si nécessaire

D'autres circonstances l'éloignaient encore de se prêter au projet du feu roi en faveur du Prétendant. Le comte Stairs était en France de la part du roi Georges plus d'un an avant la mort du roi, sans avoir encore pris le caractère d'ambassadeur qu'il avait dans sa poche. C'était un très simple gentilhomme écossais, grand, bien fait, maigre, encore assez jeune, avec la tête haute et l'air fier. Il était vif, entreprenant, hardi, audacieux par tempérament et par principe. Il avait de l'esprit, de l'adresse, du tour; avec cela actif, instruit, secret, maître de soi et de son visage, parlant aisément tous les langages, suivant qu'il les croyait convenir. Sous prétexte d'aimer la société, la bonne chère, la débauche qu'il ne poussait pourtant jamais, attentif à se faire des connaissances et à se procurer des liaisons dont il pût faire usage à bien servir son maître, et son parti à lui-même. C'était celui des whigs et de tous ceux que le roi Georges avait remis en place, et la famille et les amis du duc de Marlborough dont il était créature, à qui il avait de tout temps été attaché, sous qui il avait servi, qui l'y avait avancé et procuré un régiment et l'ordre d'Écosse. Il était pauvre, dépensier, fort ardent et fort ambitieux, et il voulait servir de façon, dans son ambassade, qu'avec les appuis qui le protégeaient, il pût faire une grande fortune en Angleterre où son parti, auquel il était dévoué, et ses patrons dominaient, et à qui il plaisait d'autant plus qu'il haïssait la France autant qu'eux. On a vu que le feu roi fut promptement et toujours après très mécontent de sa conduite; Torcy encore plus, jusque-là qu'il refusa et cessa de le voir et de plus traiter avec lui.

Stairs vit de loin la décadence menaçante de la santé du roi. Il comprit en même temps qu'il n'avait rien à espérer de l'autorité du duc du Maine, qui, si elle prévalait, ne s'écarterait pas dans le gouvernement du goût et des maximes du roi. Il sentit donc de bonne heure qu'il n'avait de parti à prendre que celui de M. le duc d'Orléans qui avait tout le droit de son côté, le flatter du secours de son maître, s'il en avait besoin pour faire reconnaître sa régence et l'autorité qu'elle lui donnait, l'enrôler, pour ainsi dire, de bonne heure avec le roi Georges, par ces offres faites dans un temps douteux, le lier avec lui, en lui persuadant que leurs intérêts étaient communs, et (pour en parler franchement, car il ne craignit point d'en laisser échapper les propres termes) que deux usurpateurs et aussi voisins se devaient soutenir mutuellement, envers et contre tous, puisque tous deux étaient dans le même cas, Georges à l'égard du Prétendant, M. le duc d'Orléans au faible titre des renonciations à l'égard du roi d'Espagne, si un enfant tout tendre, et aussi jeune qu'était le successeur de Louis XIV, venait à manquer.

Sur ces principes Stairs songea de bonne heure à ce qui pouvait servir à son dessein. Il ne dédaigna rien de ce qu'il crut l'y pouvoir conduire. Il ramassa donc une de ces espèces qui ne peuvent guère être caractérisées sous un autre nom. C'était un petit homme fort du commun, et pis pour la figure, qui, à force de grec et de latin, de belles-lettres et de bel esprit, s'était fourré où il avait pu, puis, [à force] de débauche de toute espèce et de sentiments si malheureusement à la mode, était parvenu à voir des femmes, et quelque sorte de bonne compagnie. Il était galant, faisait des vers; il était aussi philosophe, fort épicurien, grossier de fait, sublime et épuré de discours, admirateur des savants anglais, et devenu un des commensaux à Paris de la comtesse de Sandwich, qui s'y plaisait plus qu'à Londres. Il y avait fait grande connaissance avec l'abbé Dubois qui n'en bougeait, et par lui s'était produit à Mme d'Argenton et à M. le duc d'Orléans, dont peu à peu il avait tiré un bouge au Palais-Royal, et un autre à Saint-Cloud, où de fois à autre il allait faire le philosophe solitaire, et n'y manquait pas M. le duc d'Orléans, quand rarement il s'y allait promener. Il avait du manège, de l'entregent, de la hardiesse, de l'audace même quand il s'y laissait aller, du débit surtout, et devint peu à peu l'homme de l'abbé Dubois à tout faire. Il s'appelait Rémond, et frappait à tout ce qu'il pouvait de portes. Stairs l'écuma, et lui courtisa Stairs, de la connaissance, puis de la société de qui il s'honora beaucoup avec raison, et peu à peu se livra entièrement à lui.

Rien ne convenait davantage à l'abbé Dubois qui, déjà éloigné par M. le duc d'Orléans pour avoir voulu trop se mêler, ne savait par où se reprendre, et qui regarda sa liaison avec Stairs, et par lui avec l'Angleterre, comme une ressource dont il se promit de grands avantages. Rémond lia donc bien aisément ces deux hommes dont l'intérêt de chacun le demandait également Dubois l'était, comme on l'a vu, déjà avec Canillac et le duc de Noailles. Il l'était aussi avec Nocé. Il leur persuada qu'il n'y avait de salut pour M. le duc d'Orléans que par l'Angleterre contre tout ce qui s'opposerait à l'autorité que sa naissance lui donnait de droit après le roi, et pour l'appuyer ensuite.

Il avait fait des promenades en Angleterre où il avait fait des connaissances, et fort cultivé celle de Stanhope qu'il avait beaucoup vu autrefois à Paris, et avec qui il avait ménagé quelque commerce d'ancienne connaissance pendant qu'ils étaient en Espagne, l'un à la tête des troupes anglaises, l'autre à la suite de M. le duc d'Orléans, qui avait été souvent avec lui en débauche autrefois à Paris. Dubois compta qu'en tournant ce prince du côté de l'Angleterre, il deviendrait nécessairement l'entremetteur, et de là le négociateur, dont il se promit toutes choses. Malheureusement il ne se trompa pas.

Rémond s'était fourré avec Canillac qu'il avait gagné par la conformité de goût, et par des admirations de son esprit et de ses lumières, dont il se moquait ailleurs, mais qui l'avaient mis dans sa confiance. Il lui vanta Stairs, flatta sa vanité du désir de ce ministre de le connaître, à qui il fit sa cour de le mettre en liaison avec un favori de M. le duc d'Orléans. Il l'instruisit du faible du personnage ; il les joignit, et Canillac ne jura plus que par Stairs et par l'Angleterre. Tout cela se fit de concert entre Dubois et Rémond, et comme Nocé leur était alors fort uni, et qu'avec sa tête brûlée, mais son air de philosophe, il ne laissait pas d'usurper d'habitude une sorte d'autorité sur M. le duc d'Orléans, parce que sa philosophie n'excluait pas la débauche, ils l'entraînèrent dans leurs idées anglaises, et dans la société de Stairs.

Tout cela se pratiquait à Paris, dans la dernière année du feu roi, vers la fin duquel ils parlèrent à M. le duc d'Orléans des avantages uniques qu'il ne pouvait tirer que de son union avec le roi Georges, et de là des propos, puis des offres de Stairs. M. le duc d'Orléans, qui craignait tout alors des dispositions du roi, et de sa dépendance de Mme de Maintenon et du duc du Maine, écouta bien volontiers ces propositions. Dubois et Canillac y firent entrer le duc de Noailles, qui pour s'ancrer ne songeait qu'à les flatter et s'en appuyer, et qui y donna tant qu'il voulurent. Cette pointe se poussa jusque-là que M. le duc d'Orléans vit Stairs au Palais-Royal par les derrières.

Il m'en parla tard et par hoquets. Il savait que je pensais sur l'Angleterre comme le feu roi, et ne me fit cette confidence qu'après coup pour ne me la pas cacher. À chose faite il n'y a plus rien à dire, sinon que je le suppliai de ne s'engager pas trop avant, et de se bien persuader que Stairs ne songeait qu'à soi et à son parti, et à profiter des conjonctures présentes pour tirer de lui les partis les plus avantageux, qu'il saurait après faire valoir d'une minière fort embarrassante.

Voilà ce qui causa l'indécence de la présence de Stairs dans une lanterne à la séance de la régence, où il voulut assister pour se faire de fête auprès de M. le duc d'Orléans que les mêmes personnes persuadèrent de le désirer même, pour montrer son union avec l'Angleterre, et tenir le parlement et le duc du Maine en respect.

Canillac, que je ne voyais même guère, vint chez moi quelques jours auparavant me vanter les intentions de Stairs, ses offres, leur utilité, et me prier, s'il venait chez moi, de lui laisser la porte ouverte en quelque temps que ce fût. Je pris pour bon tout ce qui était fait, et ne voulus point de dispute avec un homme aussi infatué qu'il l'était de son mérite et des Anglais. L'abbé Dubois, après ce qu'on a vu que Madame dit et demanda à M. le duc d'Orléans de lui et pour son exclusion totale, se sut bon gré de sa liaison anglaise, qui avait déjà servi à le faire souffrir un peu mieux de M. le duc d'Orléans. Il la regarda de plus en plus comme son unique ressource, et s'y livra à corps perdu.

Dès le milieu du mois d'octobre, Stairs eut une longue audience du régent sur les alarmes de son maître, qui prétendit que le comte de Peterborough avait découvert une conspiration prête à mettre le feu au palais où demeure la maison royale, piller la banque, se saisir de la Tour de Londres et proclamer le Prétendant. On avait surpris des lettres de M. Hervey au Prétendant ou au duc d'Ormond, qui lui furent représentées. Il voulut se tuer; mais ses blessures ne se trouvèrent pas mortelles. Le grand nombre de mécontents, et qui parlaient haut dans Londres et dans les provinces, donnèrent du corps à cette prétendue conspiration dans l'esprit du roi Georges. Il demanda aux Hollandais le corps de troupes qu'ils étaient obligés de lui fournir, qu'il voulait envoyer au duc d'Argyle, pour s'opposer au comte de Marr, qui était fort suivi, avait des succès et se conduisait sagement. Les États généraux accordèrent trois mille Suisses, et autres trois mille suivant le traité qui fixe ces secours à six mille.

L'Espagne se refroidit beaucoup à l'égard du Prétendant depuis la mort de Louis XIV. Elle voulut au dehors satisfaire le roi Georges par toutes sortes d'extérieur à cet égard, sans néanmoins rompre avec le malheureux prince dans l'incertitude des événements, et l'Angleterre montra aussi plus de ménagement pour l'Espagne.

L'abbé Albéroni commençait à gouverner cette monarchie. Il suivait, pour y parvenir, en plein les traces de la princesse des Ursins. Comme elle, il se servit de son crédit sur la reine, et de son ambition, pour lui persuader de suivre les traces de Mme des Ursins, pour posséder le roi, qui fut de l'enfermer, de l'obséder jour et nuit sans aucun moment d'intervalle, d'empêcher personne d'en approcher, même son service le plus indispensable, de l'accoutumer à ne travailler avec aucun ministre qu'en sa présence, et de le dominer et le tenir de façon que rien ne pût passer à lui, ni de lui à personne, qu'en sa présence et de son aveu. Ce fut aussi ce qu'elle exécuta à la lettre; et par cette adresse Albéroni les enferma tous deux, et les gouverna seul sans les laisser approcher de personne; ce qui se verra ailleurs avec plus de détail.

Albéroni se tint donc en grande mesure avec l'Angleterre, mais surtout avec la Hollande dont l'union lui parut encore plus avantageuse. Il senti bientôt le poids de l'influence de l'empereur sur un prince d'Allemagne, qui, régnant en Angleterre, faisait intérieurement son capital de ses premiers états, et qui avait besoin du chef de l'empire pour se conserver l'usurpation qu'il avait faite sur la Suède, dans le temps de ses derniers désastres, des duchés de Brême et de Verden. Albéroni s'était encore mis dans la tête de chasser tous les étrangers des Indes occidentales, surtout les Français, projet bien chimérique auquel il se flatta de réussir par l'intérêt et le secours des Hollandais, mais dont l'intérêt était plus que balancé par la crainte de rupture des nations qu'on en voudrait chasser, et surtout avec l'Angleterre, dont il ne leur était plus possible de se séparer.

Pour entendre ce point d'espèce de servitude de la Hollande à l'Angleterre, il faut savoir qu'outre les liaisons intimes dont le roi Guillaume avait uni ces deux puissances, par tous les liens qu'il avait pu imaginer, tant qu'il fut à la tête de toutes les deux, la guerre sur la succession d'Espagne y en avait ajouté un autre bien plus fort. Heinsius, pensionnaire de Hollande, gouvernait cette république avec un art qui l'en rendit tout à fait maître. Il était créature du roi Guillaume, son confident, et l'âme de son parti dans tous les temps avant et depuis son avènement à la couronne d'Angleterre. Il avait pleinement hérité de s haine contre la France et contre la personne du feu roi. Il était flatté des soumissions que lui prodiguèrent le duc de Marlborough et le prince Eugène, qui lui déféraient tout, et qui avaient un intérêt personnel et pressant de perpétuer la guerre qui était tout leur appui à Vienne et à Londres, et qui leur valait infiniment en particulier. Ils n'avaient pas honte d'attendre quelquefois des heures entières dans l'antichambre d'Heinsius, par le moyen duquel ils firent que les Hollandais suppléèrent à ce que l'empereur ne pouvait, et à ce qu'on n'osait demander au parlement d'Angleterre, qui donnait souvent le triple des engagements, et qu'on ne pouvait pousser au delà. De cette façon la république se ruina si bien, que, si les sept provinces avaient pu être vendues comme on vend une terre, le prix n'en aurait pas payé les dettes.

Les plus riches du pays ne voyant donc plus de sûreté pour les fonds qu'ils prêteraient à l'État, les mirent tant qu'ils purent sur la banque d'Angleterre, en sorte que dans un État ruiné les particuliers demeurèrent riches. Ces particuliers pour la plupart étaient toujours à la tête des villes, des provinces, du conseil d'État, des était généraux, et dans les premiers emplois et les principales commissions. Ils étaient donc à peu près les maîtres des affaires, et le sont toujours demeurés par leur nombre, leur succession des uns aux autres, leur crédit. Mais en même temps leurs richesses, et même tout le bien de la plupart étant entre les mains des Anglais, les met dans une telle dépendance de l'Angleterre qu'ils se trouvent forcés d'en préférer les intérêts à ceux de leur république, et de la faire consentir, contre son propre avantage, à toutes les volontés des Anglais. C'est ce qui se voit à l'œil, et se sent dans toutes les conjonctures, tellement que jusqu'à ce jour que j'écris, la république ne s'est pas conduite autrement, et avec peu ou point d'espérance d'aucun changement là-dessus. Albéroni n'ignorait pas sans doute cette position, et il est surprenant qu'il ait pu se flatter de se pouvoir servir des Hollandais pour chasser les Anglais des Indes espagnoles.

On sentit bientôt, malgré toute son adresse, son peu d'inclination pour la France, en particulier pour le régent, et pour son gouvernement. Je ne sais si ce prince eut part ou non aux lettres misérables que le maréchal d'Estrées et le duc de Noailles écrivirent à ce maître italien, l'un pour lui donner part de ses nouveaux emplois, l'autre qui l'avait méprisé en Espagne du temps de M. de Vendôme, pour lui demander bassement son amitié. Ces recherches enflèrent Albéroni et ne le changèrent sur rien; mais il continua la correspondance qu'Effiat entretenait avec lui, qui pouvait lui être utile à plus d'une chose, à ce qui a été expliqué de la perfide conduite d'Effiat. Albéroni, de plus en plus avancé dans la faveur et le gouvernement, se voulut défaire des principales têtes. Ne se sentant pas encore assez fort pour attaquer le cardinal del Giudice, il le brouilla avec Tabarada, évêque d'Osma, qui était gouverneur du conseil de Castille, et d'une insupportable fierté. Il le rendit odieux à la reine, qui entreprit sa perte. Le roi voulait se contenter d'une forte réprimande; mais la reine déclara que, s'il ne se retirait, elle lui ferait donner des coups de bâton. Il s'enfuit au plus vite en son évêché, et donna la démission de sa place.

Les troubles d'Angleterre augmentaient, et le comte de Marr avait des succès en Écosse. Stairs était tout occupé d'empêcher la France de donner aucun secours au Prétendant, et de lui couper le passage par le royaume s'il voulait gagner les bords de la mer. Il avait de bons espions; dès qu'il apprit que ce prince partait de Bar, il courut à M. le duc d'Orléans pour lui demander de le faire arrêter. Stairs avait proposé un traité de garantie des successions des royaumes de France et d'Angleterre, et avait reçu pouvoir de le signer. Le régent y voulut ajouter une alliance défensive entre ces deux couronnes et la Hollande, qu'il jugeait nécessaire pour servir de base à la garantie réciproque. Buys, ambassadeur de Hollande, y entra; mais Stairs, qui voulait brusquer la garantie, s'éloignait de l'alliance défensive, dont il craignait la longueur de la traiter. Il craignit aussi que le régent ne cherchât à gagner du temps pour voir ce que deviendraient les affaires d'Angleterre, et il s'échappa à dire à Son Altesse Royale que, s'il regardait ces troubles avec indifférence, l'Angleterre aurait la même pour ceux qu'elle pourrait voir naître en France. Ils en étaient en ces termes, lorsque le Prétendant disparut de Bar, et que Stairs vint crier à M. le duc d'Orléans sur son passage par la France, et lui demanda de le faire arrêter.

Le régent, qui avec adresse nageait entre deux eaux, avait promis au Prétendant de fermer les yeux et de favoriser son passage, pourvu que ce fût sous le dernier secret; et en même temps accorda à Stairs sa demande. Il fit partir sur-le-champ Contade qui lui était affidé, et fort intelligent, et major du régiment des gardes, dont j'ai parlé plus d'une fois, avec son frère lieutenant dans le même régiment, et deux sergents à leur choix, pour aller a Château-Thierry attendre le Prétendant, où Stairs avait des avis sûrs qu'il devait passer. Contade partit la nuit du 9 novembre, bien résolu et instruit à manquer celui qu'il cherchait. Stairs, qui ne s'y fiait que de bonne sorte, prit d'autres mesures qui furent au moment de réussir; et voici ce qui arriva:

Le Prétendant partit déguisé de Bar, accompagné de trois ou quatre personnes seulement, vint à Chaillot où M. de Lauzun avait une ancienne petite maison où il n'allait jamais, et qu'il avait gardée par fantaisie, quoiqu'il eût celle de Passy dont il faisait beaucoup d'usage. Ce fut où le Prétendant coucha, et où il vit la reine sa mère qui était souvent et longtemps aux Filles de Sainte-Marie de Chaillot; et de là partit pour aller s'embarquer en Bretagne par la route d'Alençon, dans une chaise de poste de Torcy.

Stairs découvrit cette marche, et résolut de ne rien oublier pour délivrer son parti de ce reste unique des Stuarts. Il dépêcha sourdement des gens sur différentes routes, surtout sur celle de Paris à Alençon. Il chargea particulièrement de celle-là le colonel Douglas, réformé dans les Irlandais à la solde de France, qui, à l'abri de son nom, et par son esprit, son entregent et son intrigue s'était insinué à Paris en beaucoup d'endroits depuis la régence, s'était mis sur un pied de considération et de familiarité auprès du régent, et venait assez souvent chez moi. Il était de bonne compagnie, marié sur la frontière de Metz, fort pauvre, avait de la politesse et beaucoup de monde, la réputation de valeur distinguée, et quoi que ce soit qui pût le faire soupçonner d'être capable d'un crime.

Douglas se mit dans une chaise de poste, s'accompagna de deux hommes à cheval, tous trois fort armés, et courut la poste lentement sur cette route. Nonancourt est une espèce de petite villette sur ce chemin, à dix-neuf lieues de Paris, entre Dreux, trois lieues plus loin, et Verneuil au Perche, quatre lieues au delà; ce fut à Nonancourt où il mit pied à terre, y mangea un morceau à la poste, s'informa avec un extrême soin d'une chaise de poste qu'il dépeignit et comme elle devait être accompagnée, témoigna craindre qu'elle ne fût déjà passée et qu'on ne lui dît pas vrai. Après des perquisitions infinies, il laissa un troisième à cheval qui lui était arrivé depuis qu'il était là, avec ordre de l'avertir lorsque la chaise dont il était en recherche passerait, et ajouta des menaces et des promesses de récompenses aux gens de la poste pour n'être pas trompé par leur négligence.

Le maître de la poste s'appelait Lospital. Il était absent, mais sa femme était à la maison, qui se trouva heureusement une très honnête femme, qui avait de l'esprit, du sens, de la tête et du courage. Nonancourt n'est qu'à cinq lieues de la Ferté, et quand on n'y passe point pour abréger, on avertit cette poste qui envoie un relais sur le chemin. Je connaissais donc fort cette maîtresse de poste qui s'en mêlait plus que son mari, et qui m'a elle-même conté toute cette aventure plus d'une fois. Elle fit inutilement tout ce qu'elle put pour tirer quelque éclaircissement sur ces inquiétudes. Tout ce qu'elle put démêler fut qu'ils étaient Anglais, et dans un mouvement violent; qu'il s'agissait de quelque chose de très important et qu'ils méditaient un mauvais coup. Elle imagina là-dessus que cela regardait le Prétendant, prit la résolution de le sauver, l'arrangea en même temps dans sa tête, et sut heureusement l'exécuter.

Pour y réussir elle se fit toute à ces messieurs, ne refusa rien, se contenta de tout, et leur promit qu'ils seraient infailliblement avertis. Elle les en persuada si bien que Douglas s'en alla sans dire où qu'à ce troisième, qui était venu le joindre, mais en lieu voisin pour être averti à temps. Il emmena un des valets avec lui; l'autre demeura avec ce troisième qui l'avait joint, pour attendre.

Un homme de plus embarrassa fort la maîtresse; toutefois elle prit son parti. Elle proposa au monsieur, qui était ce troisième, de boire un coup, parce qu'il avait trouvé Douglas hors de table. Elle le servit de son mieux et de son meilleur vin, et le tint à table le plus longtemps qu'elle put, et alla au-devant de tous ses ordres. Elle avait mis un maître valet à elle, en qui elle se fiait, en sentinelle, avec ordre de paraître seulement, sans dire mot, s'il voyait une chaise; et sa résolution était prise d'enfermer son homme et son valet, et de relayer la chaise avec ses chevaux qu'elle avait détournés par derrière. Mais la chaise ne vint point, et l'homme s'ennuya de demeurer à table. Alors elle fit si bien qu'elle lui persuada de s'aller reposer, et de compter sur elle, sur ses gens, et sur ce valet que Douglas avait laissé. L'Anglais recommanda bien à celui-là de ne pas désemparer le pas de la porte, et de le venir avertir dès que là chaise paraîtrait.

La maîtresse mit ce monsieur reposer le plus qu'elle put sur le derrière de sa maison, et toujours l'air dégagé, sort et s'en va chez une de ses amies dans une rue détournée, lui conte son aventure et ses soupçons, s'assure d'elle pour recevoir et cacher en son logis celui qu'elle attendait, envoie quérir un ecclésiastique de leurs parents à toutes deux, en qui elles pouvaient prendre confiance, qui vint, et qui prêta un habit d'abbé et une perruque assortissante. Cela fait, Mme Lospital retourne chez elle, trouve le valet anglais à la porte, l'entretient, le plaint de son ennui, lui dit qu'il est bien bon d'être si exact; que de la porte à la maison il n'y a qu'un pas, lui promet qu'il y sera aussi bien averti que par ses yeux sur la porte, lui persuade de boire un coup, donne le mot à un postillon affidé, qui fait boire l'Anglais et le couche ivre-mort sous la table. Pendant cette expédition, la maîtresse avisée va écouter à la porte du monsieur anglais, tourne doucement la clef et l'enferme, et de là vient s'établir sur le pas de sa porte.

Une demi-heure après vient le valet affidé qu'elle avait mis en sentinelle: c'était la chaise attendue, à qui et à trois hommes qui l'accompagnaient à cheval, on fit, sans qu'elle sût pourquoi, prendre le petit pas. C'était le roi Jacques. Mme Lospital l'aborde, lui dit qu'il est attendu et perdu s'il n'y prend garde, mais qu'il ait à se fier à elle et à la suivre; et les voilà allés chez l'amie. Là il apprend tout ce qui s'est passé, et on le cache le mieux qu'il est possible, et les trois hommes de sa suite. Mme Lospital retourne chez elle, envoie chercher la justice; et, sur les soupçons qu'elle déclare, fait arrêter le valet anglais ivre et le monsieur anglais, qui s'était endormi dans la chambre où elle l'avait mené se reposer, et où elle l'avait en dernier lieu enfermé, et aussitôt après, dépêche un de ses postillons à Torcy. La justice cependant instrumente et envoie son procès-verbal la cour.

On ne peut exprimer quelle fut la rage de ce monsieur anglais de se voir arrêté et hors d'état d'exécuter ce qui l'avait amené, ni quelle sa furie contre le valet anglais qui s'était laissé enivrer. Pour Mme Lospital il l'aurait étranglée s'il avait pu, et elle eut très longtemps peur d'un mauvais parti.

Jamais l'Anglais ne voulut dire ce qui l'avait amené, ni où était Douglas, qu'il nomma pour tâcher d'imposer par ce nom. Il se déclara être envoyé par l'ambassadeur d'Angleterre, qui n'en avait pas encore pris le caractère, et s'écria fort que ce ministre ne souffrirait pas l'affront qu'il recevait. On lui répondit doucement qu'on ne voyait point de preuves qu'il fût à l'ambassadeur d'Angleterre, ni que ce ministre prit aucune part en lui; qu'on voyait seulement des desseins très suspects pour la liberté publique et pour celle des grands chemins; qu'on ne lui ferait ni tort ni déplaisir; mais qu'il resterait en sûreté jusqu'à ce qu'on eût des ordres; et là-dessus il fut civilement conduit en prison, ainsi que le valet anglais ivre.

Ce que devint Douglas n'a point été su, sinon qu'il fut reconnu en divers endroits de la route, courant, s'informant, criant avec désespoir qu'il était échappé, sans dire qui. Apparemment qu'il vint ou envoya aux nouvelles, lassé de n'en point recevoir, et que le bruit d'un tel éclat dans un petit lieu, comme est Nonancourt, vint aisément à lui dans le voisinage où il s'était relaissé, et que cela le fit partir pour tâcher encore de rattraper sa proie.

Mais il courait en vain. Le roi Jacques était demeuré caché à Nonancourt, où, charmé des soins de cette généreuse maîtresse de poste qui l'avait sauvé de ses assassins, il lui avoua qui il était, et lui donna une lettre pour la reine sa mère. Il demeura là trois jours pour laisser passer le bruit, et ôter toute espérance à ceux qui le cherchaient; puis, travesti en abbé, il monta dans une autre chaise de poste que Mme Lospital avait empruntée comme pour elle dans le voisinage, pour ôter toute connaissance par les signalements, et continua son voyage, pendant lequel il se vit toujours poursuivi mais heureusement jamais reconnu, et s'embarqua en Bretagne pour l'Écosse.

Douglas, lassé de ses courses inutiles, revint à Paris où Stairs faisait grand bruit de l'aventure de Nonancourt, qu'il ne traitait pas de moins que d'attentat contre le droit des gens, avec une audace et une impudence extrême; et Douglas, qui ne pouvait ignorer ce qui se disait de lui, eut celle d'aller partout où il avait accoutumé, de se montrer aux spectacles, et de se présenter devant M. le duc d'Orléans.

Ce prince ignora tant qu'il put un complot si lâche et si barbare, et à son égard si insolent. Il en garda le silence, dit à Stairs ce qu'il jugea à propos pour le faire taire, et lui rendit ses assassins anglais. Douglas pourtant baissa fort auprès du régent. Beaucoup de gens considérables lui fermèrent leur porte. Il tenta inutilement de forcer la mienne; il osa me faire faire des plaintes là-dessus, qui ne lui réussirent pas davantage; bientôt après il disparut de Paris. Je n'ai point su ce qu'il était devenu depuis. Sa femme et ses enfants y demeurèrent à l'aumône. Il y avait longtemps qu'il était mort delà la mer, lorsque l'abbé de Saint-Simon passa de Noyon à Metz, où il trouva sa veuve fort misérable.

La reine d'Angleterre fit venir Mme Lospital à Saint-Germain, la remercia, la caressa comme elle le méritait, et lui donna son portrait; ce fut tout; le régent, quoi que ce soit; et longtemps après le roi Jacques lui écrivit et lui envoya aussi son portrait. Conclusion: elle est demeurée maîtresse de la poste de Nonancourt, et l'est demeurée, telle qu'elle l'était auparavant, vingt-quatre ou vingt-cinq ans encore, jusqu'à sa mort; et c'est encore son fils et sa belle fille qui tiennent cette même poste. C'était une femme vraie, estimée dans son lieu; pas un seul mot de ce qu'elle a raconté de cette histoire n'y a été contredit de qui que ce soit. On n'oserait dire ce qui lui en a coûté de frais; jamais elle n'en a reçu une obole. Jamais elle ne s'en est plainte; mais elle disait les choses comme elles étaient, avec modestie et sans le chercher, à qui lui en parlait. Telle est l'indigence des rois détrônés, et le parfait oubli des plus grands périls et des plus signalés services.

Beaucoup d'honnêtes gens s'éloignèrent de Stairs, que l'insolence de ses airs écartait encore. Il en combla la mesure par la manière insupportable dont il s'expliqua toujours sur cette affaire, n'osant toutefois l'avouer, sans s'en disculper non plus, ni en témoigner d'autre peine que celle de son succès.

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