CHAPITRE XIV.

1715

Pensées de l'Espagne, où Albéroni gagne peu à peu la principale autorité, et veut chasser le cardinal del Giudice. — Forte brouillerie entre Rome et Madrid. — Adresse d'Albéroni pour parvenir à la pourpre romaine. — Il veut faire des réformes et établir une puissante marine. — Miraval, ambassadeur en Hollande, choisi pour être gouverneur du conseil de Castille. — La Mirandole éloigné. — Traité de la Barrière signé entre l'empereur et les États généraux. — Soupçons qu'il cause, favorables au Prétendant. — Inquiétude de la France sur la conduite de l'Espagne, et la sienne en conséquence. — Plaintes de l'Angleterre de la conduite de la France à l'égard du Prétendant, et pareillement de celle d'Espagne. — Le pape et le clergé d'Espagne assistent le Prétendant, dont les affaires tournent mal. — L'Espagne se désiste, par un traité fort avantageux aux Anglais, des articles ajoutés au traité d'Utrecht. — Mesures de l'Espagne avec la Hollande sur le commerce. — Vanteries d'Albéroni. — Naufrage de la flottille d'Espagne richement chargée. — Plan d'Albéroni pour les réformes. — Voir les pièces, et quelles elles sont tant sur le détail des affaires étrangères que sur celles de la constitution. — Duels réveillés. — Charost obtient pour son fils la survivance de sa charge de capitaine des gardes du corps. — Bals de l'Opéra. — Raisons de tenir la cour à Versailles; celles de M. le duc d'Orléans pour Paris. — Les médecins prolongent le séjour de Vincennes. — Les PP. Tellier et Doucin chassés de Paris. — Les jésuites interdits par les évêques de Metz et de Verdun. — Biron marie sa fille aînée à Bonac, et son fils aîné à la fille aînée du duc de Guiche. — Service du feu roi à Notre-Dame. — Mort d'une fille carmélite du maréchal de Villeroy, et de Mme de Sourches. — Mort de La Hoguette, archevêque de Sens; son éloge. — Mort de Mme de Louvois. — Curiosités sur elle. — Mort de la femme du czarowitz. — Nouveau délai à Vincennes. — Les conseils de régence sont partagés entre Vincennes et Paris. — Mort et caractère du prince Camille. — Mort de l'électeur de Trèves (Lorraine). — Mariage du marquis d'Harcourt avec Mlle de Villeroy. — Caylus, réhabilité et absous de son ancien duel, fait une grande fortune en Espagne. — M. le duc d'Orléans a la faiblesse de pardonner à La Feuillade, de le nommer ambassadeur à Rome, et de le combler de grâces et de biens. — M. le duc dispute au duc du Maine et au comte de Toulouse le traversement du parquet. — Réception du duc de Valentinois au parlement différée. — Cruelle affaire suscitée à Desmarets, dont il se tire bien. — Je lui pare l'exil et me raccommode avec lui. — Peu après nous nous parlons très franchement à la Ferté l'un à l'autre. — Valeur des espèces augmentée. — D'Antin surintendant des bâtiments. — Le roi à Paris.

L'Espagne jugeait que le régent voulait maintenir l'union avec elle et la paix avec ses voisins, mais que son intelligence secrète avec l'Angleterre était grande et allait à faire un traité de commerce. Elle en concluait peu ou point d'espérance d'être secourue de la France, dont les finances étaient en grand désordre, en cas d'attaque de l'empereur, contre laquelle, si cette attaque arrivait, elle se préparait à se bien défendre, en se maintenant en paix avec l'Angleterre et avec le Portugal.

Albéroni gagnait toujours du terrain, et par degrés devenait en effet premier ministre. Le cardinal del Giudice en était piqué au vif. Cellamare, l'ami de l'un, neveu de l'autre, avait sagement entretenu l'union entre eux. Il voulut donc s'en retourner en Espagne pour empêcher leur rupture. Il demanda son congé; il se flatta de l'obtenir; ce n'était pas l'intention d'Albéroni de bien vivre avec Giudice. C'était pour lui un personnage d'un trop grand poids dont il avait bien résolu de se défaire.

Il pensa y avoir une rupture entre les cours de Rome et de Madrid. On a vu en son lieu quel était le cardinal Sala, et qu'il était mort. Il avait eu du pape, à la recommandation de l'empereur, l'importante place d'inquisiteur général d'Espagne. Le pape en disposa en faveur de l'évêque d'Albaracin, aussi rebelle que l'avait été Sala. Le roi d'Espagne voulait chasser Aldovrandi, nonce auprès de lui, et fermer la nonciature. Le P. Daubenton, son confesseur, para ce coup avec bien de la peine. Quelque jalousie qu'Albéroni eût de son crédit et de ses fréquentes audiences secrètes du roi d'Espagne, il l'aida à calmer l'esprit de ce prince. Albéroni qui voulait régner en Espagne sentait le besoin qu'il avait de la pourpre pour s'y maintenir ou pour s'en dédommager. Il ne sentait pas moins aussi l'excès de sa bassesse. Il n'osait donc y prétendre ouvertement, mais il avait conçu le dessin que la reine en fit toutes les démarches, comme à son insu, et pour lui faire une surprise agréable. Pour parvenir à ce but, il fallait empêcher que les deux cours ne se brouillassent, et ménager le jésuite Aubenton, fabricateur de la bulle Unigenitus avec le cardinal Fabroni, comme on l'a vu en son lieu, lorsqu'il était assistant du général des jésuites à Rome, après avoir été chassé d'Espagne et de la place de confesseur du roi, où Rome et les jésuites avaient eu l'art de le faire revenir, comme le plus habile instrument qu'ils pussent avoir en cette cour, où il était le confident et le correspondant secret et immédiat du pape.

Albéroni en même temps travaillait à réformer les dépenses des maisons royales, des conseils, des tribunaux, et celle qui était destinée au payement des pensions et des grâces. Il se plaignait que les gages des officiers étaient montés au quadruple depuis que Philippe était en Espagne. Cela le rendait fort odieux; mais il regardait une puissante marine comme le fondement de la puissance solide de l'Espagne, et il avait raison. Il cherchait donc à ramasser de tous côtés des fonds pour parvenir à un but si nécessaire, et il flattait le roi d'Espagne de lui armer quarante vaisseaux, pour l'année prochaine, en état d'assurer le commerce des Indes espagnoles. Il avait l'adresse de vanter son désintéressement, en ce que travaillant à toutes les affaires, et à beaucoup encore de secrètes par la confiance du roi et de la reine, il n'en avait pas encore reçu la moindre grâce, et ne vivait que des cinquante pistoles que le duc de Parme, son maître, lui donnait tous les mois, et en même temps laissait échapper doucement quelques plaintes de l'ingratitude des princes.

Il continuait à donner tous les dégoûts possibles au cardinal del Giudice, qui avait la direction des affaires étrangères qu'Albéroni lui enlevait toutes, et le traversait sur ce qui regardait l'éducation du prince des Asturies, dont ce cardinal était le gouverneur. Les choses allèrent si loin que le cardinal et lui se querellèrent, et entrèrent tous deux chez le roi pour lui porter leurs plaintes. Ni l'un ni l'autre pour lors n'eurent l'avantage. Albéroni s'en prit au P. Daubenton, et il en résulta que Miraval, ambassadeur en Hollande, eut ordre de revenir pour remplir la place vacante de gouverneur du conseil de Castille, dans lequel il avait passé sa vie. C'était un grand homme, froid, très médiocre ambassadeur, et d'inclination autrichienne. J'aurai occasion d'en parler ailleurs.

Albéroni, jaloux de tout ce qui pouvait aborder la reine, était fort affligé de l'arrivée de sa nourrice, qu'elle avait fait venir d'Italie. Il éloigna d'elle le duc de La Mirandole, qui avait l'honneur de lui appartenir, et qui avait pensé l'épouser. Il était grand écuyer du roi, et, comme on l'a vu ailleurs, fils du premier lit de la femme du prince de Cellamare, et lié, par conséquent, avec le cardinal del Giudice. Non content de porter des coups à ce dernier auprès du roi d'Espagne, qui portèrent jusque contre le prince des Asturies, parce qu'il s'était attaché à son gouverneur, Albéroni chercha à le rendre suspect au pape sur les différends avec le roi d'Espagne, pour avoir seul le mérite d'y servir Rome, dans sa vue du cardinalat et de brouiller Giudice partout; il ne cherchait qu'à le réduire à force d'embarras et de dégoûts à lui quitter la partie et a se retirer en Italie.

La signature du traité de la Barrière entre l'empereur et les États généraux, après beaucoup de longueurs et de difficultés, fit naître divers soupçons. Le roi Georges comptait entièrement sur la cour de Vienne, et beaucoup moins sur M. le duc d'Orléans que lors de la mort du roi. Il le crut dans les intérêts du Prétendant, et la cour d'Espagne, qui s'était refroidie sur lui, lui fit compter cent mille écus, avec espérance de plus grands secours, dans la crainte qu'elle conçut de la liaison étroite entre l'empereur et le roi d'Angleterre. On conçut aussi en France des soupçons de quelques projets de ligue entre l'Espagne et les États généraux, dont le ministre à Madrid était traité avec une grande distinction, et qui était tout à fait entré dans la confidence d'Albéroni. C'était ce même Riperda qui succéda immédiatement à Albéroni, lorsqu'il fut chassé d'Espagne. Le duc de Saint-Aignan eut ordre d'en parler à cet abbé, de s'expliquer même sur les sujets d'inquiétude, de lui offrir les mêmes secours et le même nombre de vaisseaux qu'il prétendait tirer de Hollande, pour assurer la navigation des Indes, et de lui demander une préférence là-dessus qu'il ne croyait pas devoir être refusée aux Français. Il ajouta par le même ordre que, si l'Espagne formait quelque entreprise contre l'Italie, contraire au traité de neutralité, la France serait obligée de s'y opposer.

Albéroni, passionné du projet qu'il avait conçu de chasser les Français et les Anglais des Indes espagnoles par le moyen des Hollandais, était sourd à toute autre proposition. Riperda le rassurait sur l'Angleterre, arrêtée à l'égard de l'Espagne par les vives représentations des États généraux, et Albéroni attribuait la démarche du duc de Saint-Aignan à la crainte que prenait la France de lui voir former une marine.

Les places frontières d'Espagne furent en ce même temps ravitaillées, et leurs garnisons renforcées. Albéroni n'en fit aucune plainte, il attribua cette précaution aux pensées de l'avenir. Capres, depuis duc de Bournonville, qui briguait vainement l'ambassade de France, avait parlé au roi d'Espagne de sa succession à cette couronne. Ce prince lui avait répondu de manière à faire croire qu'il y pensait, en cas d'ouverture de succession, sans néanmoins s'en expliquer. C'en était assez, si le régent en avait su quelque chose, pour autoriser Albéroni dans sa pensée sur ces précautions.

Il y avait alors de grands soupçons d'une alliance secrète signée entre l'empereur et le roi d'Angleterre, par laquelle on croyait que l'empereur promettait à Georges la garantie de la succession d'Angleterre dans la ligne protestante, et celle de ce qu'il avait usurpé sur la Suède, et qu'il y pourrait encore acquérir; et réciproquement Georges, de donner des secours à l'empereur pour la réunion de la Sicile cédée à Utrecht au duc de Savoie, avec le titre de roi, au royaume de Naples possédé par l'empereur, comme aussi pour s'emparer de la Toscane, lorsque la succession s'en ouvrirait. Ces soupçons réchauffèrent les deux couronnes pour le Prétendant, qui ne s'en cachèrent pas l'une à l'autre.

L'Angleterre, fort troublée au dedans et fort inquiète de l'Écosse, ne se contentait pas que le régent eût refusé toutes sortes de secours au Prétendant; elle en aurait voulu tirer contre lui de grands. Stanhope reprocha à d'Iberville, chargé des affaires du roi à Londres, que le régent se contentait de sauver les apparences, tandis qu'il assistait le Prétendant en effet. Il allégua qu'on avait laissé passer et embarquer le duc d'Ormond en Bretagne, tandis qu'on avait arrêté fort longtemps des Anglais envoyés pour le suivre et reconnaître sa marche. C'est ainsi qu'il déguisa l'affaire de Nonancourt. Il fit parade à d'Iberville des forces et des alliances d'Angleterre, laissa échapper quelques menaces, se plaignit du refus que M. le duc d'Orléans avait fait d'une nouvelle alliance que Stairs lui avait proposée, dont j'ai parlé plus haut, et qui n'était que suspendue pour y faire entrer les Hollandais; il finit par déclarer qu'il ne parlait que comme particulier, se réservant de faire des plaintes au nom du roi son maître, quand il serait temps de les soutenir, et qu'il en serait chargé. Volkra, envoyé de l'empereur à Londres attisait ce feu naissant, et on sut que Stairs ne travaillait pas à l'éteindre par ses dépêches. Stanhope ne tint pas un langage plus couvert ni plus modéré à Monteléon, ambassadeur d'Espagne, et même il poussa les menaces plus loin.

Le pape, ayant appris que le clergé d'Espagne était disposé à faire sur soi des impositions pour secourir le Prétendant, écrivit au roi d'Espagne et au cardinal del Giudice, pour appuyer ces bonnes dispositions, et fit toucher à ce malheureux prince cinquante mille écus de son propre argent.

Stanhope parla enfin si haut, et les affaires d'Écosse prirent un si mauvais tour, l'incertitude du débarquement du Prétendant fut si grande jusqu'à la fin de cette année, qu'Albéroni prit enfin le parti de terminer tous les différends de l'Espagne avec les Anglais, et de les satisfaire. Elle se désista donc des articles ajoutés au traité d'Utrecht, dont ils avaient fait tant de plaintes, et fit signer à Madrid, par le marquis de Bedmar, avec un secrétaire que l'Angleterre tenait en cette ville, un traité dont les conditions furent si avantageuses aux Anglais que Riperda, ambassadeur de Hollande à Madrid, s'en réjouit comme de la ruine du commerce de France. Cet abbé se vanta que le pensionnaire de cette république, charmé des vertus politiques de la reine d'Espagne, avec force autres louanges, lui offrait dix vaisseaux armés pour assurer la navigation des Indes, sans prétendre faire le commerce, mais pour aider seulement les Espagnols à le faire à l'exclusion de toute autre nation, et qu'il s'en rapportait à l'abbé pour régler le payement suivant les temps du retour des flottes.

Sur ces offres, le roi d'Espagne ne prit que six vaisseaux pour faire seulement le commerce du Mexique, auxquels il ajouta quelques-uns des siens, et résolut d'envoyer le plus tôt et le plus secrètement qu'il serait possible cinq navires dans la mer du Sud, pour surprendre tout ce qu'ils y trouveraient de vaisseaux étrangers, particulièrement de français dont le nombre était grand, nonobstant les plaintes continuelles de l'Espagne, et les défenses du feu roi fort mal observées pour empêcher ce commerce, qui donnait de la jalousie à toutes les nations de l'Europe, lesquelles s'en plaignaient hautement.

L'Espagne alors venait de recevoir la nouvelle que la flottille, revenant en ce royaume, avait échoué dans le canal de Bahama; que douze vaisseaux du roi d'Espagne y avaient péri avec quatre cents hommes et Ubilla qui la commandait. Elle était chargée de dix-huit millions d'écus, et il y en avait pour presque autant en marchandises, dont les principales étaient de l'indigo et de la cochenille. Ces nouvelles ajoutaient en même temps qu'on avait déjà repêché plus des deux tiers de l'argent.

Parmi toutes ces occupations, Albéroni travaillait toujours à la réforme dont on a parlé, et à celle des troupes, indépendamment d'aucun autre ministre, et tous les soirs en rendait compte au roi et à la reine. Son plan était de réduire toutes les troupes à cinquante mille hommes, y compris les officiers. Il prétendait trouver dans la seule réduction des gardes du corps de huit cents à quatre cents un profit de cinquante mille pistoles par an, et pour laisser repeupler l'Espagne, il voulait [qu'elle] prît un corps de Suisses. Plein de ces projets, il se vantait que si l'empereur lui laissait seulement deux ou trois ans, il aurait à son tour de quoi lui donner à penser.

En même temps, il se laissait de ne faire que comme en secret les fonctions de premier ministre. Il en voulait avoir publiquement la qualité, renvoyer incessamment en Italie le cardinal del Giudice, qui n'avait plus que l'ombre du soin des affaires étrangères, et en sa place, mais sous soi, y commettre Grimaldo, duquel j'aurai ailleurs beaucoup d'occasions de parler.

On trouvera, parmi les Pièces, beaucoup de détails curieux, tant sur les affaires étrangères que sur celles de la constitution, recueillis sur les lettres de la poste par M. de Torcy en plusieurs volumes; pendant qu'il en a été le surintendant, et qu'il a bien voulu me communiquer depuis. Ils méritent tous d'être lus d'un bout à l'autre; on y trouvera une instruction infinie et beaucoup de plaisir dans une grande simplicité. Je les ai fait copier tout entiers, comme les meilleures pièces originales qu'il soit possible de ramasser [25] . Revenons maintenant en France.

Ferrant, capitaine au régiment du roi, et Girardin, capitaine au régiment des gardes, se battirent familièrement sous la terrasse des Tuileries, le mardi 12 novembre. L'un était de ces Ferrant, du parlement; l'autre fils de Vauvray, qui était du conseil de marine, comme en ayant été longtemps intendant à Toulon. Ce dernier fut fort blessé. C'étaient deux hommes faits tout exprès, par leur conduite et leur petit état, pour servir d'exemple de toute la sévérité des duels. Le régent parut d'abord le vouloir; sa facilité se laissa bientôt vaincre. Ils perdirent leurs emplois, et leurs emplois n'y perdirent rien. Ce mauvais exemple réveilla les duels, qui étaient comme éteints. L'étrange est que M. le duc d'Orléans n'en fut pas trop fâché.

Néanmoins, M. de Richelieu et le comte de Bavière ayant peu de jours après pris querelle ensemble, à Chantilly, et leurs mesures pour se battre au bois de Boulogne le jour d'une grande chasse que M. le Duc devait y donner aux dames, le régent les envoya chercher tous deux, leur lava la tête, prit leurs paroles, et leur déclara que, s'ils y manquaient, il ne les manquerait pas. La chose finit ainsi.

Charost me pria de demander au régent pour M. d'Ancenis, son fils, la survivance de son gouvernement de Calais et de sa lieutenance générale unique de Picardie. Je lui dis qu'il l'aurait toujours aisément, après celle de sa charge de capitaine des gardes, et pourquoi il ne l'aurait pas aussi bien que le maréchal d'Harcourt. Je l'obtins le lendemain.

Le chevalier de Bouillon, qui depuis la mort du fils du comte d'Auvergne avait pris le nom de prince d'Auvergne, proposa au régent qu'il y eût trois fois la semaine un bal public dans la salle de l'Opéra, pour y entrer en payant, masqué et non masqué, et où les loges donneraient la commodité de voir le bal à qui ne voudrait pas entrer dans la salle. On crut qu'un bal public, gardé comme l'est l'Opéra aux jours qu'on le représente, serait sûr contre les aventures, et tarirait ces petits bals borgnes épars dans Paris où il en arrivait si souvent. Ceux de l'Opéra furent donc établis avec un grand concours et tout l'effet qu'on s'en était proposé. Le donneur d'avis eut dessus six mille livres de pension, et on fit une machine d'une admirable invention, et d'une exécution facile et momentanée pour couvrir l'orchestre et mettre le théâtre et le parterre au même plain-pied et en parfait niveau. Le malheur fut que c'était au Palais-Royal, et que M. le duc d'Orléans n'avait qu'un pas à faire pour y aller au sortir de ses soupers, et pour s'y montrer souvent en un état bien peu convenable. Le duc de Noailles, qui cherchait à lui faire sa cour, y alla, dès la première, si ivre qu'il n'y eut point d'indécence qu'il n'y commît.

M. le duc d'Orléans était fort importuné de Vincennes: il voulait avoir le roi à Paris. J'avais fait ce que j'avais pu pour qu'on retournât à Versailles. On n'était là qu'avec la cour, loin de toute cette sorte de monde qui ne découche point de Paris que pour aller à la campagne. Tout ce qui avait des affaires y trouvaient en une heure de temps tous les gens qu'ils avaient à voir, au lieu qu'à Paris il fallait aller dix fois chez les mêmes et courir tous les quartiers. Ceux qui étaient chargés des affaires n'auraient point eu à Versailles les dissipations et les pertes de temps qui se trouvaient à Paris; et ce que je considérais davantage, c'est que loin du tumulte du parlement, des halles, du vulgaire, on n'y était point exposé, comme à Paris, à des aventures de minorité, telles que [celles que] Louis XIV y avait essuyées, et qui l'en firent sortir furtivement une nuit de la veille des Rois. J'étais touché aussi d'éloigner M. le duc d'Orléans des pernicieuses compagnies avec qui il soupait tous les soirs, de l'état auquel il se montrait souvent aux bals de l'Opéra, et du temps qu'il perdait à presque toutes les représentations de ces spectacles. Mais c'était précisément ce qui l'attachait au séjour de Paris, duquel il n'y eut pas moyen de le tirer. Il fit même faire une grande consultation de médecins pour ramener le roi à Paris; mais ceux de la cour et de la ville se trouvèrent du même avis, qu'on n'y devait mener le roi qu'après que les premières gelées auraient purifié l'air, et éteint le grand nombre de petites véroles, même dangereuses, qui régnaient alors à Paris.

Son Altesse Royale régla la réforme des troupes, qui fut exécutée presque aussitôt après.

Ce prince ne s'était pas bien trouvé de ne m'avoir pas cru sur les PP. Tellier et Doucin. Ils firent tant de pratiques si dangereuses, et si hautement, que Son Altesse Royale fut obligée de les chasser. Il eut encore la facilité de permettre au premier de se retirer à Amiens, dont l'évêque, aussi fanatique que lui, mais fort sot, était sa créature. On verra qu'il fallut encore le sortir de cet asile, où il faisait encore pis qu'à Paris. Les jésuites firent tant d'impertinences à Metz et à Verdun que M. de Metz se trouva obligé de les interdire, et y fut tôt après imité par l'évêque de Verdun, au grand scandale de son cousin Charost, plus fanatique qu'eux, si cela pouvait être possible.

Biron, qui n'avait point de bien et beaucoup d'enfants, trouva à se défaire de l'aînée avec soixante mille livres pour tout, à Bonac, neveu de Bonrepos. Bonac avait de la capacité pour les affaires étrangères, où il avait presque toujours été employé dans le nord et en Espagne. Lassay fils, nommé par le feu roi pour aller en Prusse, aima mieux, après sa mort, demeurer auprès de Mme la Duchesse, qui ne le désirait pas moins. Bonac fut destiné à le remplacer, quoique destiné à l'ambassade de Constantinople, où il alla pourtant à la fin. M. de Lauzun, frère de la mère de Mme de Biron, fit la noce.

Biron fit un autre mariage en même temps bien différent de celui-ci, ce fut de Gontaut son fils avec la fille aînée du duc de Guiche, grande et singulièrement belle et bien faite, et spirituelle, à qui son père donna vingt mille livres. Gontaut en avait conté à des personnes en qui M. le duc d'Orléans prenait part, il n'avait été ni discret ni modeste, il avait été chassé. Lassé de tuer des lièvres à Biron, au fond de la Gascogne, il était venu vivre à l'abbaye de Saintes qu'avait une sœur de sa grand'mère et de M. de Lauzun. Ce fut là où on lui envoya permission de revenir pour faire le mariage, qui avait toutes les apparences d'être le plus heureux, et qui néanmoins tourna le plus malheureusement du monde.

On fit le jeudi 28 novembre les obsèques solennelles du feu roi à Notre-Dame avec les cérémonies. Maboul, évêque d'Aleth, y prononça l'oraison funèbre. Le cardinal de Noailles y officia et donna à l'archevêché un grand repas aux trois princes du deuil qui furent les mêmes qu'à Saint-Denis, et à beaucoup de gens de la cour.

Le maréchal de Villeroy perdit une fille, qu'il avait carmélite à Lyon, dont il parut fort affligé. Le grand prévôt, qui avait donné sa charge à son fils, perdit sa femme de la même maladie dont le roi était mort, et du même âge. Ces circonstances la consolèrent de mourir. Elle était de cette ancienne et illustre maison de Monsoreau qui est éteinte.

L'archevêque de Sens, Fortin de La Hoguette, conseiller d'État d'Église, mourut aussi dans un grand âge. On a vu ailleurs quel il était, et son illustre et modeste refus de l'ordre du Saint-Esprit. Toute sa vie ne l'avait pas été moins par la pureté de ses mœurs, la probité de sa conduite, l'assiduité dans ses diocèses, car il avait été évêque de Poitiers, [et par] tous les devoirs d'un excellent pasteur. Il était extrêmement considéré, et avait beaucoup d'amis. Il l'était fort de mon père, et j'avais entretenu cette amitié avec le soin qu'elle méritait, et que j'ai toujours cultivée dans tous les amis de mon père.

Mme de Louvois mourut en même temps. Ce fut une perte fort grande pour sa famille, pour ses amis et pour les pauvres, et un exemple singulier de ce que peut une conduite sage, digne, suivie, dirigée par l'honnêteté, la piété et le seul bon sens: C'était une grande héritière d'une race dont l'illustration ne passait pas le maréchal de Souvré, père de son grand-père; mais ce maréchal fut illustre, et eut des enfants qui le furent aussi, et qui tous ensemble mirent le nom de Souvré sur un pied dans le monde, qui n'aurait pas gagné en approfondissant, et qui eut sa source dans l'esprit, le mérite, la faveur et les grands emplois de ce maréchal, qu'il couronna par celui de gouverneur de la personne de Louis XIII et de premier gentilhomme de sa chambre, laquelle passa à son fils avec le gouvernement de Touraine et de Fontainebleau. Tous deux aussi furent chevaliers de l'ordre. Un autre de ses fils fut grand prieur de France, figura beaucoup et eut des emplois distingués au dedans et au dehors.

Le maréchal de Souvré eut deux filles qui y contribuèrent pour le moins autant: Mme de Lansac, gouvernante du feu roi, qui de mère en fille en a transmis la charge jusqu'à la duchesse de Tallard, et Mme de Sablé, si connue par son esprit et par la singulière considération qu'elle sut s'acquérir et se conserver toute sa vie.

Leur frère avait épousé la sœur du premier maréchal de Villeroy, dont, de cinq enfants qu'il en eut, il ne lui resta qu'un fils, qui mourut même avant lui, et qui d'une Barentin n'eut qu'une fille unique, qui naquit même posthume, et qui, excepté sa mère qui n'avait ni nom ni famille et qui se remaria à M. de Boisdauphin, perdit tous ses proches avant l'âge nubile. Il ne lui resta que le premier maréchal de Villeroy, frère de sa grand'mère, qui fut son tuteur. C'était un homme avisé, qui ne fit pas pour rien une si grande fortune, et qui ne se donna pas moins de peine pour la conserver. De tant de gens distingués qui le courtisaient pour le mariage de cette nièce, belle, grande, bien faite et si riche, dont il disposait seul, il préféra M. de Louvois, au scandale de toute la France; mais M. Le Tellier son père était lors au plus haut point de sa faveur et au plus florissant état de son ministère. Villeroy voulut se concilier de tels amis par un service si fort, surtout alors, au delà de leur portée, et compta pour rien tout ce qui se dirait du sacrifice de sa petite-nièce qu'il se faisait à lui-même.

Elle avait la plus grande mine du monde, la plus belle et la plus grande taille; une brune avec de la beauté; peu d'esprit, mais un sens qui demeura étouffé pendant son mariage, quoiqu'il ne se puisse rien ajouter à la considération que Louvois eut toujours pour elle et pour tout ce qui lui appartenait.

Au lieu de tomber à la mort de ce ministre, elle se releva, et sut s'attirer une véritable considération personnelle, qui de sa famille, où elle régna, passa à la cour et à la ville, où elle se renferma, et où elle sut tenir une grande maison, sans sortir des bornes de son état et de son veuvage. Elle y rassembla sa famille et ses amis, et passa sa vie dans les bonnes œuvres, sans enseigne et sans embarras. Il est immense ce qu'elle faisait d'aumônes, et combien noblement et ordonnément elle les distribuait. Elle allait à la cour y coucher une nuit, une ou deux fois l'année, toujours accompagnée de toute sa famille. C'était une nouvelle que son arrivée. Elle allait au souper du roi, qui lui faisait toujours beaucoup d'accueil, et toute la cour à son exemple. Du reste, presque point de visites, pas même à Paris. Tout l'été à sa belle maison de Choisy avec bonne compagnie, mais décente et trayée, convenable à son âge. En un mot elle mena une vie si honorable, si convenable, si décente et si digne, dont elle ne s'est jamais démentie en rien, que sa mort, qui fut semblable à sa vie, fut le désespoir des pauvres, la douleur de sa famille et de ses amis, et le regret véritable du public. En elle finit la maison de Souvré.

La princesse de Wolfenbüttel, sœur de l'impératrice régnante, et femme du czarowitz qui a fait depuis une fin si tragique, mourut d'un coup de pied que son mari lui donna dans le ventre, étant grosse. La vanité d'un petit prince son grand-père, la sacrifia à des barbares que l'empereur se voulait acquérir. Sa figure, son esprit, sa vertu méritait un meilleur sort. Elle fut toujours malheureuse avec le plus Russe des Russes, et ne reçut de protection et de douceur que du fameux czar son beau-père.

On assembla encore les médecins sur le retour du roi à Paris, qui demandèrent encore quelques semaines, sur quoi M. le duc d'Orléans prit le parti de ne donner plus que deux conseils de régence à Vincennes par semaine, et de tenir les deux autres à Paris dans l'appartement du roi aux Tuileries. Ce fut un grand soulagement pour tous ceux qui en étaient, à qui ces courses continuelles à Vincennes, en plein hiver, étaient fort pénibles, et faisaient perdre beaucoup de temps.

Le prince Camille, un des fils de M. le Grand, mourut à Nancy. C'était un homme très bien fait, très adroit dans tous les exercices, qui avait de l'esprit, du sens, des vues, même du Guise, mais triste, sombre, particulier, silencieux, dédaigneux, extrêmement glorieux. Las de sa pauvreté, encore plus du joug domestique, à son âge, d'un service militaire qui ne le menait à rien, solitaire par son goût au milieu du monde, il trouva moyen, comme on a vu, de s'accrocher en Lorraine, d'y avoir la première charge de cette petite cour, avec une subsistance de commodités très abondante, outre vingt-quatre mille livres de pension ou d'appointements, et seize mille livres qu'il tirait de France, moitié d'une pension sur l'archevêché d'Auch, moitié d'un don du roi sur les litières. L'ennui le poursuivit en Lorraine comme ailleurs. Il aimait fort le vin et la table; mais il y était sans agrément aucun, comme partout. On a vu que M. de Vaudemont lui tomba dessus comme une bombe, avec cette préséance que M. de Lorraine lui donna immédiatement après ses enfants et ses frères. Camille s'absenta toujours pendant les séjours de Vaudemont. Ce dégoût lui rendit son état fort triste. Il ne fut point marié, et ne fut regretté de personne, pas même de qui que ce fût de sa famille.

L'électeur de Trèves, frère du duc de Lorraine, mourut à Vienne, en même temps, de la petite vérole. Celui-là fut fort regretté pour sa personne et pour ses établissements. Son élection avait coûté fort cher au duc de Lorraine. Il était aussi évêque d'Osnabrück, et avait d'autres bénéfices. Un autre frère, abbé de Stavelo, et grand prieur de Castille, était mort de la même maladie l'année précédente.

Le fils aîné du maréchal d'Harcourt, nouveau survivancier de sa charge, épousa la fille aînée du duc de Villeroy. Le maréchal de Villeroy fit une noce fort magnifique

M. le duc d'Orléans, facile, comme je l'ai déjà remarqué, sur les duels, permit à Caylus de venir purger le sien, dont j'ai parlé en son lieu, avec le fils aîné du comte d'Auvergne, mort il y avait longtemps. Il vint d'Espagne exprès, où il avait toujours depuis servi avec distinction, et il y était lieutenant général. Trois ou quatre jours de conciergerie terminèrent son affaire, et trois ou quatre autres ses visites à ce qui lui restait de connaissances, après quoi il s'en retourna prendre le commandement de l'Estrémadure, vacant par la mort du marquis de Bay, que le roi d'Espagne lui avait donné. Il y a fait depuis la plus complète fortune. J'aurai lieu de parler de lui ailleurs. Il était frère de l'évêque d'Auxerre, et beau-frère de Mme de Caylus, nièce favorite de Mme de Maintenon, de laquelle il a été ici fait mention plus d'une fois.

La faiblesse de M. le duc d'Orléans, qui gâta tout en lui toute sa vie, se montra en ce temps-ci par un trait le plus marqué, et qui lui fit un tort extrême par l'opinion qu'on en conçut, et qui, à son égard, régla, ou pour mieux dire, dérégla la conduite de beaucoup de gens. On a vu, à mesure que les occasions s'en sont présentées, que personne n'avait offensé ce prince si souvent, ni si gratuitement, que La Feuillade, ni si cruellement. On a vu quelle fut sa conduite à Turin, ses propos publics à la mort de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine; que c'est le seul homme contre lequel, cette dernière occasion, il s'emporta jusqu'à lui vouloir faire donner des coups de bâton, que j'eus toutes les peines du monde à empêcher. La Feuillade avec sa fausseté, son masque de philosophie, son épicurienne morale, sa bassesse jusqu'à l'indignité pour la faveur, son ambition démesurée, qui se permettait tout, et sa hauteur insupportable dans la fortune, n'avait pas deviné que M. le duc d'Orléans deviendrait le maître. Il se désolait donc de n'être délivré par la mort du roi d'une disgrâce profonde, que rien n'avait pu diminuer depuis Turin, que pour retomber dans une autre, d'autant plus fâcheuse qu'il se l'était creusée lui-même par ses gratuits forfaits. Il se désespérait de n'y voir point d'issue, quand un coup de baguette changea son sort en un instant.

On a vu que l'infâme débauche et d'autres circonstances l'avaient intimement lié avec Canillac, qui l'aimait d'autant plus chèrement que son orgueil était flatté de la supériorité que La Feuillade lui avait laissé prendre sur lui, jusqu'à en être regardé et traité comme son oracle. Ce même orgueil de Canillac, joint à l'amitié, lui fit entreprendre d'abuser de celle de M. le duc d'Orléans jusqu'à le trahir, et de rendre la vie à l'ambition de La Feuillade. Canillac ne connaissait que trop à fond le prince à qui il avait affaire. Il fit l'effort de se taire sur ce projet qui ne pouvait réussir que par le secret. Il piqua le régent de peur, d'intérêt et d honneur, l'un aussi mal à propos que l'autre, étala son bien-dire d'un ton d'autorité, et fit si heureusement son personnage que le régent, qui ne s'était montré inexorable sur le comte de Roucy que parce que ce n'était pas un homme, reçut presque comme un service l'occasion qui lui fut présentée par Canillac de regagner La Feuillade, duquel, par l'étoffe qu'il y connaissait, on lui fit aisément accroire qu'il y avait à craindre et à espérer.

L'occasion du marché du gouvernement de Dauphiné, que Canillac persuada à M. le duc d'Orléans, qui ne songeait à rien moins, d'acheter de La Feuillade, qui avait grand besoin d'argent, pour M. le duc de Chartres, fut habilement saisie, pour devenir une source de pluies de grâces et de bienfaits sur La Feuillade, [comme] on le verra bientôt. Elles indisposèrent étrangement le monde, parfaitement instruit de ce que La Feuillade méritait du régent. Elles retirèrent aussi du nouveau favorisé tous ses amis, ennemis du gouvernement, avec qui il frondait et moralisait sans cesse, dont plusieurs étaient considérables à divers égards, et qui ne se crurent plus en sûreté sur rien avec un homme à transitions si entières et si subites. On verra dans la suite quelle fut la conduite et la parfaite ingratitude de La Feuillade, et la catastrophe des deux amis. Dès que la réconciliation fut faite, La Feuillade fut nommé ambassadeur à Rome.

Avec tout son esprit, son brillant, ses discours étalés, il ne savait quoi que ce soit au monde, n'eut jamais ni gravité ni maintien, se vêtit et vécut toujours comme à dix-huit ans, et les propos souvent de même; il n'avait d'homogène avec les Italiens chez qui on l'envoyait, au milieu du feu de la constitution, que la foi et les mœurs. Aussi ne songeât-il jamais sérieusement à y aller, mais à toucher gros pour ses équipages, dont il ne fit que lentement un seul carrosse, et à se faire payer ses appointements, comme s'il eût été à Rome. Ce manège dura plusieurs années, au bout desquelles il ne fut plus question d'ambassade, dont il se serait sûrement aussi bien acquitté qu'il avait fait du siège de Turin.

Le nouveau duc de Valentinois pressait pour se faire recevoir au parlement, et les pairs, à cette occasion, pressaient aussi pour faire finir les usurpations dont ils se plaignaient. M. le Duc prétendit que le duc du Maine et le comte de Toulouse ne devaient plus traverser le parquet. Tout cela fit surseoir la réception du duc de Valentinois, et une nouvelle aigreur entre M. le Duc et le duc du Maine.

La Garde, commis confident de Desmarets, avait été attaqué pour de grosses sommes où son maître, du temps de son ministère, se trouvait fort mêlé. Une créature du peuple, qu'on appelait Mme La Fontaine, donna des avis contre lui, qui parurent si importants, qu'après l'examen du conseil des finances, on jugea à propos de renvoyer l'affaire au parlement. Le duc de Noailles, après ce qu'on a vu de Desmarets, qui, à son retour, disgracié d'Espagne, l'avait réchauffé dans son sein, le seul homme en place qui l'eût reçu, et qui de plus lui avait appris tout ce qu'il avait voulu sur les finances, n'eut pas honte de se montrer publiquement le protecteur de Mme La Fontaine; ce qui fit beaucoup soupçonner qu'il l'avait instruite et suscitée. Les amis de Desmarets en crièrent beaucoup. Le maréchal de Villeroy et d'Effiat ne s'y épargnèrent pas, et protégèrent leur ami de toutes leurs forces. Ils ne purent toutefois empêcher qu'il n'essuyât des décrets et d'autres procédures fort désagréables. On en parla quelque temps diversement. Le souvenir de l'affaire des pièces de quatre sous rendit les accusations plausibles, et Desmarets y paya l'intérêt de ses insolences et de ses brutalités passées. Il s'en tira pourtant fort bien, et le duc de Noailles en eut toute la honte. Rien n'en passa au conseil de régence; ainsi je profitai de pouvoir rester là-dessus dans un entier silence. Mais Desmarets n'était pas au bout.

À peine jouissait-il de la satisfaction de s'être tiré nettement d'affaires, que le duc de Noailles, enragé d'y avoir succombe, persuada au régent que Desmarets, qui avait été en place l'ami et le protecteur des principaux financiers, les tenait tous encore dans sa main, et par ses manèges avec eux faisait avorter tout le fruit de son travail dans les finances. Ainsi Desmarets, poursuivi sans relâche par ce reconnaissant ami, fut averti que son exil était résolu et lui allait être annoncé.

Louville avait épousé sa nièce, et m'avait, comme on l'a vu, voulu raccommoder avec lui tout à la fin de la vie du roi, dont je n'avais pas voulu entendre parler. Il vint me conter la triste situation de cette mouche pourchassée par l'araignée, et prête à tomber dans ses toiles. Il me demanda si je serait inexorable. Il n'oublia rien pour me piquer de générosité, et mon courage aussi sur le plaisir de lui faire manquer son coup. Je n'oserait dire que ce dernier tour fut inutile. Je m'étonnai qu'avec d'Effiat et le maréchal de Villeroy en croupe, Desmarets, au point où nous en étions, me fit rechercher dans son pressant besoin. Louville me laissa entendre qu'ils étaient émoussés de l'affaire de cette La Fontaine, et que j'étais la seule ressource à qui on pût avoir recours. Je me complus un peu à me faire prier; et à voir l'ex-bacha que j'avais perdu pour avoir méprisé mon ancienne amitié, ce vizir si rogue, si brutal, si insolent, se jeter pour ainsi dire à mes pieds par Louville, et me demander protection contre les traits de notre ingrat commun. Je la lui accordai à la fin; et Louville, ravi, courut lui en porter la nouvelle.

Dès le lendemain, je parlai au régent des bruits qui couraient de l'exil de Desmarets. Il me répondit que la lettre de cachet en allait être expédiée, et m'en expliqua plus au long les raisons que je viens de rapporter, sans faire façon avec moi de nommer Noailles, et les plaintes qu'il lui avait portées. Je souris, et lui dis qu'il savait de reste que je n'aimais pas ces deux hommes, mais que j'aimais sa réputation à lui; qu'il venait de voir par l'affaire de La Garde, et par celle de cette Mme La Fontaine, qui avec tant d'éclat l'avait suivie de si près, qu'on cherchait tout ce qu'on pouvait déterrer pour perdre Desmarets; que, malgré l'art, le crédit et la volonté la plus déployée, il était sorti net de toutes les deux; que je trouvais donc fort peu décent de punir en coupable un homme qui venait de prouver la fausseté de pareilles imputations, et que lui régent, qui passait souvent pour trop bon, se mettait, par la complaisance de cet exil, de moitié avec ceux qui par cette troisième poursuite acquéraient dans le public avec raison l'odieux nom de persécuteurs; qu'au fond, les plaintes qu'on lui avait portées n'avaient qu'une accusation vague, et qui pouvait tomber sur tout homme instruit des finances et qui s'en serait mêlé avec quelque autorité; que tout au plus elles pouvaient mériter d'en faire avertir Desmarets, pour rendre sa conduite plus sage et plus circonspecte, mais non pas un châtiment pour chose où il y avait toute apparence qu'il n'était pas tombé, après l'exemple de son gendre chassé en Bourgogne sur pareille accusation, et nouvellement instruit par les deux affaires dont il venait de sortir, où [on] n'avait cherché qu'à le perdre. Bref, je parlai si bien que non seulement le régent me promit de ne plus songer à exiler Desmarets, mais me permit de lui faire dire de sa part de n'en avoir plus d'inquiétude; et le régent me tint parole.

l'avertis promptement Louville de ce que j'avais obtenu qui, après louange et remerciement, me demanda si je refuserait de les recevoir de Desmarets. Il alla lui porter la bonne nouvelle, et revint aussitôt me conjurer de lui permettre de venir chez moi. J'eus la malice de me laisser encore presser, puis je consentis à le voir cinq ou six jours après chez Louville, comme par hasard, pour ne pas joindre de si près un raccommodement public à ce qui venait de se passer. On peut juger de ce que Desmarets me dit chez Louville; il vint après chez moi, et nous nous revîmes.

Le printemps d'après j'allai passer quelques jours à la Ferté dans un intervalle de conseils. Desmarets se trouva chez lui à Maillebois, qui en est à quatre lieues. Il vint dîner à la Ferté, et fut curieux de voir beaucoup de choses que j'avais faites dans le parc depuis bien des années qu'il n'y était venu. Il était goutteux; le parc est grand; nous montâmes tous deux dans une calèche. La conversation se porta bientôt sur le gouvernement passé et présent. Nous nous parlâmes de bonne foi l'un à l'autre. Je lui rappelai ce qui, par son humeur et sa plus que négligence à mon égard, m'avait fâché, et lui racontai franchement comment je l'avais fait chasser de sa place. Lui, avec la même sincérité, m'avoua que la tête lui avait tourné; que ses précédents malheurs, qui devaient l'avoir instruit sur les places, la cour et le monde, et l'attacher à ses anciens amis, n'avaient pu le rendre sage dans la pratique dans son retour, ni le préserver de l'entraînement; qu'il était vrai qu'il avait compté pour tout le roi et Mme de Maintenon, et tout le reste pour rien; vrai encore qu'accoutumé depuis si longtemps à leur règne, et par son retour à les approcher tous les jours, il les avait crus immortels, et n'avait jamais imaginé qu'ils pussent mourir; qu'il se comptait très bien avec eux; qu'il ne songeait qu'à s'y maintenir, et qu'il n'avait d'attention que pour ceux qui étaient assez bien avec eux pour y pouvoir contribuer. J'ai cent fois repassé en moi-même une conversation si singulière. Elle dura toute la promenade, et effaça toute la beauté de mon parc sans que j'y prisse garde. Elle ne finit pas sans dire deux mots chacun de notre bon et estimable ami le duc de Noailles. Après une ouverture si égale des deux parts et si extraordinaire, l'heure de s'en aller nous sépara à regret, et jusqu'à sa mort nous nous sommes vus sur le pied d'amitié et de franchise. Je devais le surlendemain aller dîner à Maillebois; mais le lendemain il m'envoya dire qu'il était pris d'une forte néphrétique, et qu'il me priait de n'y pas aller. Je sus après qu'elle avait [été] violente, et lui avait duré plusieurs jours. Je ne sais si ma franchise lui avait causé cette révolution. Je fus obligé de retourner à Paris; il y revint bientôt après. J'ai cru que cette aventure méritait d'avoir place ici pour sa curieuse rareté.

Un matin que le conseil de régence se tenait aux Tuileries sur les affaires étrangères, nous fûmes surpris que le duc de Noailles demanda à entrer pour une affaire pressée. Il parla un moment, à un coin, à M. le duc d'Orléans, puis proposa le rehaussement des espèces. La surprise fut grande. Le régent parla après lui sur le malheur de cette nécessité, mais comme ayant pris son parti. On opina assez confusément, entre la répugnance et la crainte de déplaire. Quand ce vint à moi, j'exposai tous les inconvénients de toucher à la monnaie, par les histoires et par les exemples de nos jours, et l'illusion d'un soulagement présent qui entraînait de si longues et de si funestes suites pour le change et pour la place, et pour toute sorte de commerce, et je conclus à la laisser sur le pied qu'elle était, puisqu'on n'était pas en état de la rapprocher en la baissant de sa valeur intrinsèque. Je fus applaudi, mais tondu. Cela ne laissa pas d'exciter quelque murmure, et beaucoup dans le public.

M. le duc d'Orléans déclara d'Antin surintendant des bâtiments, comme Torcy des postes. Il y eut de la difficulté au parlement et à la chambre des comptes.

Ce prince assista, comme faisait feu Monsieur, aux dévotions de Noël à Saint-Eustache et aux pères de l'Oratoire de Saint-Honoré. Moins de dévotions de calendrier, et moins de licence ]es soirs, aurait formé une vie plus unie et plus décente. Il n'est pas encore temps d'en parler, non plus que du détail de ses journées. Il faut un peu plus avancer pour s'y étendre plus à propos.

Enfin le lundi 30 décembre le roi partit de Vincennes après son dîner pour venir à Paris, placé dans son carrosse aussi peu décemment qu'il l'avait été en venant de Versailles à Vincennes. Il était au fond entre M. le duc d'Orléans et la duchesse de Ventadour; le maréchal de Villeroy au devant, entre M. du Maine et le prince Charles, grand écuyer; le maréchal d'Harcourt, capitaine des gardes en quartier, à la portière du roi, c'est-à-dire à droite M. le Premier souffla l'autre de vitesse au duc d'Albret, grand chambellan, que M. le duc d'Orléans avait appelé.

J'ai déjà expliqué le droit des places du carrosse du roi, lors du voyage de Versailles à Vincennes. J'ajouterai seulement que M. du Maine, ni le maréchal de Villeroy, n'avaient aucun fondement de s'y mettre tant que le roi était entre les mains des femmes, et leurs places auraient été remplies avec raison par le duc de Tresmes, premier gentilhomme de la chambre en année, et par le duc d'Albret. L'anticipation des hommes de l'éducation avait commencé à Vincennes, où ils eurent des logements. Aux Tuileries le maréchal de Villeroy eut un beau logement, et ensuite il prit celui de la reine, contigu à celui du roi, et M. du Maine eut en bas le bel appartement des Dauphins. M. de Fréjus en eut un en haut. Les sous-gouverneurs, etc., y en eurent aussi. La ville harangua le roi à son arrivée, qui trouva grande foule jusque dans son appartement. Ainsi finit l'année 1715.

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