CHAPITRE XV.

1716

1716. — M. du Maine me fait une visite sans cause. — Je visite M. [le duc] et Mme la duchesse du Maine, qui me tiennent des propos fort singuliers, mais fort polis. — Abbé Dubois conseiller d'État d'Église. — Force évêchés et abbayes donnés. — Prédiction sur Cambrai singulière. — Conseil de commerce. — M. le Duc et le duc du Maine entrent au conseil de guerre. — Mort des reines douairières de Suède et de Pologne. — Mort, caractère et succession de la duchesse de Lesdiguières-Gondi. — Mort de Mme de Grancey. — Mort et caractère de Coulanges, et celui de sa femme. — Mort de Cavoye. — Veuvage de sa femme respectable et prodigieux. — Mort de Mlle d'Acigné. — Mort de Parabère. — Mariage du fils unique de M. de Castries. — Singularité étrange de Mme la duchesse d'Orléans. — Mariage de Broglio, mort maréchal de France et duc, avec une Malouine. — Mariage de Bellegarde avec la fille unique de Vertamont, à qui on donne un râpé de l'ordre. — Foule étrange de ces râpés et vétérans. — Mariage de Maubourg avec une fille du maréchal de Besons. — Mariage du duc de Melun avec une fille du duc d'Albert. — Mariage conclu, puis rompu avec éclat, du marquis de Villeroy avec la fille aînée du prince de Rohan, qui ne le pardonne pas. — Il marie sa fille au duc de La Meilleraye, et le marquis de Villeroy épouse la fille aînée du duc de Luxembourg. — Courtenvaux marie son fils à la dernière fille de la maréchale de Noailles, et lui donne sa charge des Cent-Suisses.

Avant de commencer [à] rapporter les événements de cette année 1716, il faut, pour un moment, remonter dans la précédente, sur la préparation de ce qui en fut les premiers. M. du Maine et moi étions toujours sur le même pied ensemble, depuis l'étrange visite que je lui avais rendue, lorsqu'il nous fit casser sur le corps la corde du bonnet qu'il nous avait si malicieusement tendue. Nous nous voyions sans cesse au conseil de régence; il y cherchait à s'attirer quelque civilité de moi par toutes celles dont il me prévenait, sans toutefois oser me parler; il me trouvait également sec et roide, lent et bref à lui rendre les révérences longues et marquées dont il m'accablait. Le roi n'était plus; Mme de Maintenon n'était plus à craindre. De leur temps je ne l'avais pas ménagé, ni ne m'étais montré plus poli à son égard depuis ce sourd éclat. Il comprenait que je m'en contraindrais bien moins encore; il me voyait dans la plus grande liberté avec le régent, et dans une confiance qui me rendait un personnage; sa timidité s'en alarmait; il ne savait comment me rapprocher.

Dans cette situation réciproque, je fus très surpris, sur la fin du séjour de Vincennes, qu'un matin que j'y avais couché, je vis entrer le duc du Maine dans ma chambre. Il couvrit son embarras d'un air aisé, et, avec mille prévenances, m'entretint comme si nous n'eussions jamais rien eu ensemble, et sans me parler de quoi que ce soit du passé. C'était l'homme du monde qui menait mieux la parole et toutes sortes de conversations. Il usa de ce talent avec toutes ses grâces, et n'oublia rien pour me plaire, sans toucher le moins du monde à rien d'intéressant. Il fallut bien, chez moi, tâcher de payer de même monnaie. Quoique la partie ne fût pas égale, je m'en tirai raisonnablement bien, avec assez de langage et de politesse pour ne rien mettre contre moi, avec assez de retenue, sur les compliments principalement, pour ne rien donner du mien. Cela dura plus d'une demi-heure tête-à-tête; c'était avant le conseil de régence du matin, et point du tout l'heure des visites. Ce temps qu'il avait pris m'avait encore été par là suspect; quand il fut sorti, je me trouvai doublement à mon aise d'en être délivré, et que ce fût simplement une visite. Ce fut la première chose que je dis au régent, un moment avant de nous mettre au conseil. Nous rîmes ensemble de la frayeur de cet homme, qui le comptait naguère pour si peu, et moi, comme de raison, pour infiniment moins. Il m'exhorta cependant à lui rendre sa visite, et puisqu'il avait fait cette première démarche, à lui montrer moins d'éloignement et de sécheresse dans les lieux où nous nous trouvions nécessairement tous deux. Quelque raisonnable que fût ce conseil, il me coûta à suivre après ce qui s'était passé, et que j'ai raconté en son lieu. Je n'ai jamais été faux: il me semblait de la fausseté à vivre avec le duc du Maine comme avec un autre homme indifférent. Néanmoins je m'y pliai comme je pus par la nécessité de la bienséance, d'assez mauvaise grâce, je crois, et toujours évitant le plus que je le pouvais de me trouver à portée de sa conversation, et toujours peiné de la prostitution de ses révérences, et de toutes les agaceries dont il tâchait sans cesse de me rapprocher et de me prévenir.

L'arsenal était renversé pour y bâtir un beau logement pour lui. La maison qu'il se faisait au bout de la rue de Bourbon, sur la rivière, était à peine commencée; il logeait à l'emprunt dans la maison du premier président, rue Sainte-Avoye, au Marais, lequel par sa place habitait au Palais. Ce fut là que je l'allai voir dans les premiers jours que le roi fut revenu de Vincennes à Paris, et je pris une fin de matinée pour avoir un prétexte sûr de ne point voir Mme la duchesse du Maine. Je n'y gagnai rien; je fus reçu avec des empressements, même des remerciements. Bientôt après, voulant m'en aller, il me dit que Mme la duchesse du Maine ne lui pardonnerait jamais de me laisser sortir sans la voir. J'eus beau faire et beau dire, il m'y mena malgré moi, et me mit dans un fauteuil au chevet de son lit, et lui vis-à-vis de moi. L'accueil fut le même; car la femme ne faisait pas moins d'elle et de sa langue tout ce qu'elle voulait, ni avec moins de grâce et de politesse, quand il lui plaisait, que le mari. Je crus au moins en être quitte pour ces sortes de langages; point du tout; les cajoleries cédèrent à du sérieux, qui me surprit fort et ne m'embarrassa point. Il y avait là sept ou huit hommes ou femmes de leur maison avec nous. Mme du Maine, à propos de la maison où je la voyais, me mit sur le premier président, car ce fut elle qui tint toujours le dé, et M. du Maine ne fit que se mêler dans la conversation. Je répondis que l'amitié que je lui savais pour ce magistrat me fermait la bouche en sa présence. Elle me pressa, et tant, qu'elle eut contentement, et moi aussi. Elle n'en fit que rire, et M. du Maine, qui excellait en ces sortes de propos, les allongea encore. Je voulus prendre congé; ils s'écrièrent tous deux que c'était pour eux tant de plaisir de me voir qu'ils le voulaient faire durer davantage. Cela voulait dire si nouveau et si rare, car depuis la visite que j'avais reçue de M. du Maine, je n'avais point encore été chez lui, et lorsque, avant l'affaire du bonnet, je le voyais, c'était extrêmement rarement, et toujours sans aller chez Mme la duchesse du Maine, qui d'ailleurs n'était comme jamais à la cour. Tout de suite, et comme de peur de manquer à tenir ce chapitre avec moi, elle me parla de M. le Duc et d'eux, dont les démêlés fermentaient sans beaucoup paraître encore. Je voulus éviter d'entrer en cette matière, mais elle m'y força par des interrogations sans fin, doucement aiguisées par le duc du Maine, en sorte que je me trouvai là comme sur la sellette, écouté et regardé attentivement de ce petit groupe de gens qui nous environnaient. À la fin j'en sortis par leur dire que M. du Maine, et elle par conséquent, devaient savoir, il y avait longtemps, ce que je pensais là-dessus, puisque je le lui avais dit plus d'une fois à lui-même.

J'avais espéré couper court par cette réponse, qui disait tout et n'expliquait rien en détail. Mme du Maine ne s'en contenta point, et avec une plaisanterie à M. du Maine de ce qu'il ne lui disait pas tout, elle me pressa de parler plus clairement. Ce procédé me mit intérieurement en colère. Je lui dis donc que puisqu'elle voulait absolument entendre de nouveau ce qu'elle ne me persuaderait pas que M. du Maine ne lui eût pas appris dans les temps, je lui obéirais, pourvu qu'elle voulût bien se souvenir qu'elle me le commandait; et là-dessus je lui répétai que j'étais fort content qu'ils fussent princes du sang, succédant à la couronne, parce qu'avec ceux-là nous n'avions rien à démêler; que tant qu'ils seraient dans cet état, nous n'avions rien à dire; mais qu'ils prissent bien garde à se le conserver, parce que, s'ils venaient à en déchoir, nous ne supporterions pas leur rang intermédiaire, et que nous ferions tout ce qui serait en nous pour ne les pas voir entre les princes du sang et nous. Tous deux, au plus loin de leur pensée, trouvèrent que j'avais raison, et qu'ils n'avaient point à se plaindre dès que nous trouvions bon l'état dont ils jouissaient. « Mais, ajouta-t-elle, n'exciterez-vous point les princes du sang contre nous? — Madame, lui répondis-je, ce ne sont pas là nos affaires, mais celles des princes du sang qui n'ont pas besoin de notre conseil, et qui aussi ne nous le demandent point. » Je dansai ainsi sur la corde sur une si délicate question. Ils demeurèrent satisfaits de tout ce que je leur dis, parce qu'ils le voulurent être, et moi encore plus de m'en être tiré sans broncher d'un côté ni d'autre. Les gentillesses recommencèrent à l'envi de leur part, et je les quittai enfin après une grosse heure au moins, qui m'en parut le double. Conduite de M. du Maine et compliments à l'infini. Oncques depuis je n'ai vu Mme du Maine chez elle, et M. du Maine extrêmement rarement aux Tuileries. Mais au conseil, et quelquefois chez Mme la duchesse d'Orléans où je le rencontrais, il se surpassait à mon égard, et je faisais aussi la meilleure mine que je pouvais, qui, pour en dire la vérité, n'était pas trop bonne, et toujours avec grande réserve, et jamais n'attaquant, ni presque jamais m'en approchant, et tant que je pouvais honnêtement, évitant de m'en laisser joindre.

Je n'étais pas sur ce ton avec le comte de Toulouse. Celui-là, comme je l'ai dit ailleurs, était fort vrai et fort honnête homme. Il n'avait eu nulle part aux grandeurs que son frère avait accumulées en Titan pour escalader les cieux, beaucoup moins encore à l'affaire du bonnet. Sa façon d'opiner, d'aller au bien pour le bien, à la justice pour la justice, m'avait gagné. Je le voyais souvent chez Mme la duchesse d'Orléans, et je vivais avec lui en ouverture, et lui avec moi, ce qui s'était peu à peu amené réciproquement des deux côtés, sans néanmoins de ces confiances d'amis intimes, et sans nous voir l'un chez l'autre, mais ailleurs presque tous les jours, très souvent en tiers avec Mme la duchesse d'Orléans, quelquefois la duchesse Sforce en quatrième, où nous parlions fort librement; toujours auprès de lui au conseil, où nous nous parlions de même, et quelquefois tète à tête avant et après.

L'autre affaire qui oblige à rétrograder est la vacance d'une place de conseiller d'État d'Église par la mort de La Hoguette, archevêque de Sens. L'abbé Dubois m'avait toujours fort courtisé, comme on l'a souvent vu dans ces Mémoires. Depuis la décadence de la santé et la mort du roi, il avait redoublé. Lors de cette grande époque, il était tombé auprès de son maître, et Madame, comme je l'ai raconté en son lieu, avait achevé de le tuer auprès de lui. Dans cet état d'éloignement, il avait eu recours a moi, et jusqu'à ce qu'il ait été secrétaire d'État, je l'ai souvent, et pendant des années, trouvé dans son carrosse, rangé dans la rue près de chez moi, attendant que je rentrasse, sans vouloir entrer lui-même avant moi, et en plein hiver souvent, ni jamais souffrir que son carrosse fût ailleurs que dans la rue. J'avais effectivement trouvé qu'il était traité trop durement, après avoir eu tant de privance. Je l'avais représenté à M. le duc d'Orléans, l'exhortant néanmoins à le tenir éloigné de toute affaire, mais à le traiter d'ailleurs avec plus de bonté. J'avais réussi sur ce dernier article depuis quelque temps; plût à Dieu que sur l'autre j'eusse été cru de même!

L'abbé Dubois voulut être conseiller d'État, et me vint prier d'en rompre la glace auprès du régent. Il s'appuyait sur ce que les évêques ne voudraient plus d'une place dans laquelle l'abbé Bignon les précéderait; et, en effet, c'est ce qui les en a exclus, au déshonneur du conseil. Ma franchise ne put se taire. Je répondis à l'abbé Dubois que je lui souhaitais toute sorte de bien, mais que pour cette place je le priais de regarder un peu derrière lui, et de voir si elle lui convenait, le dépit qu'en auraient les conseillers d'État, et si son attachement pour M. le duc d'Orléans lui pouvait permettre de lui attirer par là la haine de tout le conseil et de tous les prétendants, et tous les discours du monde, tous ceux qui se tiendraient sur lui-même, et les mauvais offices qui sûrement naîtraient de ce choix. Il fut un peu étonné, mais il n'eut point de bonne réplique; nous ne laissâmes pas de nous séparer fort bien. Quatre jours après, l'abbé Dubois revint chez moi, qui d'abordée: « Je viens, me dit-il, vous rendre compte que je suis conseiller d'État, » transporté de joie. « Mon cher abbé, lui répondis-je, j'en suis ravi, et d'autant que je n'y ai point de part; vous êtes content, et moi aussi. Prenez seulement garde aux suites, et puisque l'affaire est faite, tenez-vous gaillard, et veillez-y seulement sans les craindre. » Je l'embrassai, et il s'en alla fort satisfait de moi. Je n'en dis pas un mot au régent ni lui à moi. Ma coutume était de ne lui jamais parler des choses faites que je désapprouvais; la sienne, de ne me rien dire de celles qu'il avait faites, et qu'il sentait faites mal à propos. Sur les grâces, je ne voulais desservir personne; ainsi je n'allais point à la parade, mais je me réservais tout entier pour tout ce qui était affaires, et empêcher celles que je croyais mauvaises. Les suites furent telles que je les avais prévues. Il n'y eut personne, depuis le chancelier jusqu'au dernier des maîtres des requêtes, qui ne se crut personnellement offensé, et qui ne le montrât. Ni eux ni les prétendants ne contraignirent leurs plaintes ni leurs discours. L'abbé Dubois, qui ne pensait qu'à soi, avait ce qu'il avait voulu, et ne se soucia point du bruit ni de son maître.

Quatre jours après, M. le duc d'Orléans donna ce grand nombre de bénéfices, dont le P. Tellier n'avait jamais pu venir à bout de persuader au roi de disposer pour en disposer lui-même. Pour cette fois, ils furent assez bien donnés. L'abbé d'Estrées eut Cambrai. Je me souviens très bien qu'à la mort du célèbre Fénelon, son prédécesseur, il courut une prophétie de je ne sais qui de ce diocèse; que ses trois premiers successeurs n'y entreraient jamais. On rit avec raison de ce conte, qui pourtant s'est trouvé exactement accompli. L'ancien évêque de Troyes obtint Sens pour son neveu, qui était évêque de Troyes, homme de vertu, de savoir, de mœurs et de mérite, et qui valait bien mieux que lui. L'abbé de Castries, à qui Troyes fut donné, le refusa; il crut que c'était trop peu de chose pour un homme de son âge, qui avait été aumônier ordinaire de Mme la Dauphine, et qui avait acheté la charge de premier aumônier de Mme la duchesse de Berry. Il était frère du chevalier d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans, tellement que pour cette fois la mère et la fille se trouvèrent d'accord à soutenir l'abbé de Castries. Je proposai au régent de mettre les prétendants à Bayeux d'accord, sans jalousie, au profit du roi, en le donnant au cardinal de La Trémoille qui était un panier percé, et qu'il fallait bien soutenir à Rome par des pensions ou par des bénéfices. Celui-là valait quatre-vingt mille livres de rente; on en prit dix en pensions. Je proposai aussi l'abbé de Beaumont pour Saintes. Je ne le connaissais point du tout; mais il était fils d'une sœur de M. de Fénelon, archevêque de Cambrai, et homme de bonnes mœurs, qui avait été lecteur des princes, et chassé d'auprès d'eux avec son oncle. La mémoire, toujours vivante en moi, du duc de Beauvilliers, agit seule en moi en cette occasion. Un abbé d'Entragues, aumônier du feu roi et de celui-ci, eut Clermont. Je le nomme parce que Bentivoglio, qui le crut mal affectionné à la constitution, lui rendit tant de si mauvais offices à Rome que ses bulles retardèrent toutes les autres. La vérité est qu'il estimait la constitution sa juste valeur, et qu'il connaissait les jésuites. Il ne s'en contraignit pas pendant son épiscopat, qui ne fut pas bien long. C'était un très homme de bien, mais de peu de savoir. Il y eut quatorze ou quinze abbayes données: le cardinal Gualterio eut Saint-Victor, à Paris; et le cardinal Ottoboni, Saint-Paul de Verdun. Le régent donna Saint-Ouen de Rouen à l'abbé de Saint-Albin; c'était un nom de guerre, et un bâtard qu'il avait eu de la comédienne Florence, qu'il n'a point reconnu. L'abbé de Thésut, secrétaire de ses commandements, eut celle de Saint-Martin de Pontoise; et celle de Sainte-Madeleine fut donnée à un chanoine de Notre-Dame de Paris, frère de La Roche, qui avait l'estampille et la confiance du roi d'Espagne, qui l'avait fort recommandé. Enfin Moissac fut donné à Biron pour un fils qu'il voulait pousser dans l'Église, et qui n'a jamais voulu étudier, ni être prêtre.

Le régent établit un nouveau conseil de commerce, sur le modèle de celui qui se tenait sous le feu roi, où entraient et entrèrent les douze députés des douze principales places de commerce du royaume, élus chacun par sa ville. Au lieu de M. d'Aguesseau qui présidait seul, on y mit le maréchal de Villeroy, comme chef du conseil des finances, qui ne fut proprement que ad honores, comme il était au conseil des finances. Le duc de Noailles, qui y faisait tout, fut le second, mais le véritable président de ce conseil de commerce, où le maréchal d'Estrées eut liberté d'entrer quand il le voudrait comme président du conseil de marine. Quatre conseillers d'État y furent mis: MM. d'Aguesseau; Amelot, qui, pour avoir longtemps gouverné la marine, les finances et le commerce d'Espagne, en savait plus que tous; Nointel et Rouillé du Coudray, qui avec M. de Noailles était le maître des finances et de tout ce qui y avait rapport. On y fit entrer aussi un cinquième conseiller d'État qui fut M. d'Argenson, mais comme lieutenant de police, et trois maîtres des requêtes. La nomination des inspecteurs du commerce dans les places de commerce fut attribuée à ce conseil, dont les patentes furent données au nom du maréchal de Villeroy, excepté celui de Marseille, dont la dépendance fut réservée au conseil de marine. Valossière, produit par le duc de Noailles, fut secrétaire du conseil de commerce. Cet établissement était fort bon, et aurait été fort utile, si les intérêts particuliers, qui gâtent toujours tout en France, n'en eussent point traversé l'administration.

M. le Duc pressa tant le régent de lui permettre d'entrer au conseil de guerre qu'il l'obtint, à condition de n'y présider point, quoique à la première place, et de ne s'y mêler de rien. La même faiblesse qui lui fit accorder cette entrée ne la put refuser au duc du Maine, qui faisait en tout le singe des princes du sang, et aux mêmes conditions. Mais comme il avait les Suisses et l'artillerie, elles ne purent si bien être exécutées à son égard qu'à celui de M. le Duc, qui n'avait point de charges militaires. Il voulut donc dans la suite se mêler peu à peu, comme avait fait le duc du Maine, et cela causa des embarras qui retardèrent les affaires, et qui fatiguèrent souvent M. le duc d'Orléans et ce conseil, et l'obligèrent d'y entrer plus souvent qu'il n'eût voulu. Ces tracasseries mirent plus que du froid entre M. le Duc et le maréchal de Villars, lequel à la fin demeura le maître, et les dégoûta de ce conseil, où ils n'allèrent presque plus; mais ce ne fut qu'après assez longtemps.

Deux reines moururent tout au commencement de cette année, dont la perte ne fit pas grand bruit dans le monde: la reine mère de Suède, à près de quatre-vingts ans, qui était Holstein-Gottorp; et la reine de Pologne à Blois, La Grande-Arquien, veuve du fameux roi Jean Sobieski. On a vu en son temps que son orgueil l'avait rendue la plus vive ennemie de la France, et comment aussi elle y fut reçue quand, lasse de Rome, elle voulut s'y retirer. Elle y fut laissée avec toute l'inconsidération qu'elle méritait, et y vécut et mourut comme une particulière. Elle fut traitée de même après sa mort, et sa petite-fille aussi qui était auprès d'elle. Elle s'en alla, sans aucun honneur de la part de la cour, joindre en Silésie son père Jacques Sobieski, qui y vivait retiré sur ses grands biens. Il la maria depuis au roi Jacques d'Angleterre à Rome. Elle n'eut pas même permission de passer par Paris. On ne sait ce qui la retint à Blois quatre ou cinq mois encore après avoir perdu sa grand'mère.

La duchesse de Lesdiguières mourut à Paris dans son bel hôtel. Elle n'était point vieille, mais veuve depuis très longtemps, et avait perdu son fils unique, gendre de M. de Duras. C'était le reste de ces Gondi amenés en France par Catherine de Médicis, qui y avaient fait une si prodigieuse fortune et tant figuré. Aussi laissa-t-elle des biens immenses. C'était de tous points une fée, qui avec de l'esprit ne voulait voir presque personne, moins encore donner à manger à aucun de ce peu qu'elle voyait; jamais à la cour, et presque jamais hors de chez elle. Sa maison, dont la porte était toujours ouverte, était aussi toujours fermée d'une grille qui laissait voir un vrai palais de fée, tel que les dépeignent les romans. Le dedans presque désert, mais de la dernière magnificence, y répondait par là et par sa singularité, que ne démentait pas son train, sa livrée, la housse jaune de son carrosse, et ses deux grands Maures avec tout leur appareil. Elle laissa gros à ses domestiques et en legs pieux; rien à sa belle-fille, quoique pauvre, et qu'elle lui rendît beaucoup de devoirs; six mille livres viagers à la sœur de Vertamont, veuve sans enfants du duc de Brissac, qui avait été mon beau-frère en premières noces, et qui était son cousin germain, laquelle duchesse de Brissac n'avait pas de pain, beaucoup d'esprit et de mérite, et la voyait fort; huit mille livres viagers et la jouissance d'une terre de dix mille livres de rente à la duchesse de Lesdiguières-Canaples, qui était Mortemart, qu'elle aimait fort. Le maréchal de Villeroy et ses enfants héritèrent de plus de trois cent mille livres, outre sa belle maison, et une grande quantité de meubles magnifiques.

La mère du maréchal de Villeroy était soeur du duc de Lesdiguières, beau-père de cette fée; et la mère de cette même fée et celle de la femme du maréchal de Villeroy étaient soeurs. La branche de Lesdiguières et la maison de Gondi étaient éteintes; et le duc de Brissac, frère de la maréchale de Villeroy, n'avait point eu d'enfants. Ainsi les Villeroy héritèrent des deux côtés de tout à la fois, parce que le duc de Lesdiguières, fils de la fée, lui avait laissé tous ses biens par son testament. Qui eût prédit cette succession aux ducs, maréchal, cardinaux de Gondi et de Retz, au connétable de Lesdiguières et au maréchal de Créqui son gendre, qui avaient tous vu M. de Villeroy secrétaire d'État, et d'où il était sorti, ils se seraient étrangement indignés, le maréchal de Créqui surtout, qui eut tant de peine à consentir au mariage de sa fille, que le connétable son beau-père le força de faire avec M. de Villeroy, petit-fils du secrétaire d'État, parce qu'il avait la survivance du gouvernement de Lyon, Lyonnais, etc., de M. d'Alincourt son père, et que le connétable, gouverneur de Dauphiné, commandant de Provence, et comme roi dans ces deux provinces, le voulut être encore dans le gouvernement de Lyon, Lyonnais, etc.

Médavy perdit en même temps sa fille unique, qu'il avait mariée à Grancey son frère, qui n'en eut point d'enfants.

Le monde perdit aussi Coulange. C'était un très petit homme, gros, à face réjouie, de ces esprits faciles, gais, agréables, qui ne produisent que de jolies bagatelles, mais qui en produisent toujours et de nouvelles et sur-le-champ, léger, frivole, à qui rien ne coûtait que la contrainte et l'étude, et dont tout était naturel. Aussi se fit-il justice de fort bonne heure. Il se défit d'une charge de maître des requêtes, renonça aux avantages que lui promettaient sa proche parenté avec M. de Louvois, et ses alliances avec la meilleure magistrature, uniquement pour mener une vie oisive, libre, volontaire, avec la meilleure compagnie de la ville, même de la cour, où il avait le bon esprit de ne se montrer que rarement, et jamais ailleurs que chez ses amis particuliers. La gentillesse, la bonne mais naturelle plaisanterie, le ton de la bonne compagnie, le savoir-vivre et se tenir à sa place sans se laisser gâter, le tour aisé, les chansons à tous moments qui jamais n'intéressèrent personne, et que chacun croyait avoir faites, les charmes de la table sans la moindre ivrognerie ni aucune autre débauche, l'enjouement des parties dont il faisait tout le plaisir, l'agrément des voyages, surtout la sûreté du commerce, et la bonté d'une âme incapable de mal, mais qui n'aimait guère aussi que pour son plaisir, le firent rechercher toute sa vie, et lui donnèrent plus de considération qu'il n'en devait attendre de sa futilité. Il alla plus d'une fois en Bretagne, même à Rome, avec le duc de Chaulnes, et fit d'autres voyages avec ses amis; jamais ne dit mal ni ne fit mal à personne; et fut avec estime et amitié l'amusement et les délices de l'élite de son temps, jusqu'à quatre-vingt-deux ans, dans une santé parfaite de tête et de corps, qu'il mourut assez promptement. Sa femme, qui avait plus d'esprit que lui, et qui l'avait plus solide, eut aussi quantité d'amis à la ville et à la cour, où elle ne mettait jamais le pied. Ils vivaient ensemble dans une grande union, mais avec des dissonances qui en faisaient le sel et qui réjouissaient toutes leurs sociétés. Ils n'eurent point d'enfants. Elle l'a survécu bien des années. Elle avait été fort jolie, mais toujours sage et considérée. Coulange était un petit homme fort gras, de physionomie joviale et spirituelle, fort égal et fort doux, dont le total était du premier coup passablement ridicule; et lui-même se chantait et en plaisantait le premier.

Cavoye mourut en même temps. Je me suis assez étendu sur lui et sur sa femme pour n'avoir rien à y ajouter. Cavoye, sans cour, était un poisson hors de l'eau; aussi n'y put-il longtemps résister. Si les romans ont rarement produit ce qu'on a vu de sa femme à son égard, ils auraient peine à rendre le courage avec lequel cet amour pour son mari si durable la soutint pour l'assister dans sa longue maladie et à sa mort, voulant, disait-elle, qu'il fût heureux en l'autre vie, ni la sépulture à laquelle elle se condamna à sa mort, et qu'elle garda fidèlement jusqu'à la sienne. Elle conserva son premier deuil toute sa vie, jamais ne découcha de la maison où elle l'avait perdu, ni n'en sortit que pour aller deux fois le jour à Saint-Sulpice prier dans la chapelle où il est enterré. Elle ne voulut jamais voir d'autres personnes que celles qu'elle avait vues dans les derniers temps de la maladie de son mari, ou le jour de sa mort, ne s'occupa que de bonnes œuvres de toutes les sortes, presque toutes relatives au salut de son mari, et se consuma ainsi en peu d'années, sans avoir jamais faibli ni reculé d'une ligne. Une véhémence si égale et si soutenue, sans relâche ni amusement de quoi que ce soit, et toujours surnagée de religion, est peut-être un exemple unique et bien respectable.

La mort de Mlle d'Acigné délivra le duc de Richelieu, fils de sa sœur, d'un retour de partage de cent mille écus qu'elle lui demandait.

Parabère mourut aussi. Pour le personnage qu'il faisait en ce monde, il eût mieux valu pour lui de le quitter plus tôt. Il était gendre de Mme de La Vieuville, dame d'atours de Mme la duchesse de Berry. J'aurai lieu ailleurs de parler de Mme de Parabère.

Ce commencement d'année produisit aussi plusieurs mariages. Celui du jeune Castries avec la fille de Nolent, conseiller au parlement, dont le frère avait été major du régiment des gardes, donna une ridicule scène. Pour la faire entendre, il faut dire que le père de M. de Castries était lieutenant général de Languedoc, gouverneur de Montpellier, chevalier de l'ordre en 1661, et que sa mère était sœur du cardinal Bonzi, archevêque de Narbonne et grand aumônier de la reine. Il aimait fort sa sœur, et avait obtenu le gouvernement de Montpellier pour son neveu, à la mort de son beau-frère. M. du Maine le maria à une fille de M. de Vivonne qui n'avait rien. Outre l'honneur de l'alliance, il espérait en étayer son oncle par M. du Maine, gouverneur de Languedoc, fils de la sœur de M. de Vivonne, contre la persécution de Bâville, intendant, ou plutôt roi de Languedoc. Cette proximité fit dans la suite, et à distance, le mari chevalier d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans, et la femme sa dame d'atours, qui les aimait fort l'un et l'autre, et Mme de Montespan beaucoup, qui depuis longtemps n'était plus à la cour. Mme de Castries était une figure de tout point manquée pour la forme et pour la matière, mais tout âme, tout esprit et charmant, toujours nouveau, et de ce rare chrême des Mortemart, avec beaucoup de lecture et de savoir sans le montrer jamais. Le mari s'était fort distingué à la guerre, et y aurait été loin sans un asthme et une santé fort triste, qui le força à quitter.

Avec une si médiocre place, et un esprit qui ne l'était guère moins, sa vertu et son mérite lui avaient acquis des amis distingués, et en nombre et une considération personnelle où peu d'autres sont parvenus. Ils avaient un seul fils, fort bien fait, et qui promettait beaucoup, dont ils étaient idolâtres. Ils avaient fort peu de bien; ils voulurent le richement marier. Ils trouvèrent une beauté parfaite avec toutes les grâces possibles, plus admirable, à ce qu'on disait, d'âme et d'esprit que de corps; car elle parut et passa comme une fleur. L'affaire conclue, il en fallut parler à Mme la duchesse d'Orléans par respect, étant a elle, mais sans avoir de grâce à lui demander. Cette princesse qui, comme Minerve, n'avait point de mère, et ne reconnaissait de parents que ceux de Jupiter, n'avait jamais laissé apercevoir aux Castries la moindre idée de parenté, quelque amitié, quelque familiarité, quelque confiance qu'elle eût en eux, et eux de leur côté auraient commis un crime irrémissible à son égard, s'il leur en était échappé la moindre apparence. À la mention de ce mariage, elle se douta pour la première fois qu'il pouvait être que Mme de Castries fût sa cousine germaine, et tout aussi [tôt] chausse le cothurne sur l'indigne alliance des Nolent. Ce n'était pas qu'elle eût un autre parti à leur proposer, moins encore à leur fournir de quoi prétendre à mieux; mais de ce mariage, elle n'en voulut pas entendre parler, le traita d'offense pour elle, et fit tant de bruit qu'il en demeura tout court; il fallut attendre, et cela dura six mois. Cependant ce mariage n'en fut point rompu, parce qu'il était réciproquement désiré. À la fin le duc du Maine et le comte de Toulouse obtinrent la levée de l'interdit, et le mariage s'acheva. Mais depuis ce moment, tout fut si dédaigneux de la part de Mme la duchesse d'Orléans que la jeune femme n'osait presque s'y présenter, et que M. et Mme de Castries étaient eux-mêmes fort empêchés de leurs personnes. Les pauvres jeunes gens ne durèrent guère. Ce ne fut que par leur mort, qui arriva à quatre jours l'un de l'autre, que Mme la duchesse d'Orléans se rapprocha de M. et de Mme de Castries, qui en pensèrent mourir de douleur, et ne s'en consolèrent jamais.

Broglio cadet, et qui a fait depuis une si étrange fortune, épousa une très riche Malouine, qui s'est vue assise veuve, sans l'avoir pu être, mariée. Car son mari a vu la cour bien peu, maréchal de France, fait bien bizarrement duc en Bohême, d'où presque aussitôt, il revint perdu, exilé, et mourut peu après dans cette disgrâce, sans avoir eu permission d'approcher la cour depuis son retour.

D'Antin maria son second fils à la fille unique de Vertamont, premier président du grand conseil, riche à millions, et plus avare, s'il se peut, que riche. Elle manquait de bas et de souliers chez son père, dans un grenier où elle ne voyait jamais de feu. Ses naïvetés aussi, quoiqu'elle ne manquât pas d'esprit, et ses surprises de l'abondance et de la magnificence qu'elle trouva chez d'Antin, furent longuement divertissantes. Son mari prit le nom de marquis de Bellegarde. En même temps d'Antin procura à Vertamont le râpé de la charge de greffier de l'ordre que Lamoignon, président à mortier, vendit à Le Bas de Montargis, garde du trésor-royal. On cria fort de voir l'ordre sur Montargis, et cela renouvela contre Crosat. On trouva étrange aussi que six hommes vivants demeurassent parés du cordon successif de la même charge, qui étaient: La Vrillière, les chanceliers de Pontchartrain et Voysin, Lamoignon, Vertamont et Montargis. Les trois autres charges avaient aussi leurs vétérans et leurs râpés, mais non chacune en si grand nombre.

Le maréchal de Besons maria aussi une de ses filles, belle et bien faite, à Maubourg, brigadier de cavalerie, et très bon officier, veuf depuis un an d'une fille de La Vieuville, mari de la dame d'atours de Mme la duchesse de Berry.

Le duc de Melun épousa une fille du duc d'Albret. Mme d'Espinoy, sa mère, mit sa fille dans les Rohan; elle était Lorraine, comme on a vu souvent; elle voulait peu à peu poulier son fils à la principauté que son mari avait toujours eue dans la tête.

Le mariage du fils aîné du duc de Villeroy fut arrêté avec la fille aînée du prince de Rohan. On a vu plus d'une fois ici ce que toute leur vie furent l'un à l'autre le maréchal de Villeroy et la duchesse de Ventadour, grand-père et grand'mère de ce mariage. L'affaire publique et les compliments reçus, les Rohan crurent que rien ne la pourrait rompre. Alors ils proposèrent qu'en cas que les mâles, issus du prince de Rohan ou de son fils, vinssent à manquer, cette fille aînée reçût quelque légère augmentation de dot, mais que tous les biens de cette branche passassent à celle de Guéméné, et déclarèrent qu'ils les avaient substitués de la sorte. Ce n'était pas que le maréchal de Villeroy se souciât de biens, ni qu'il espérât que cette fille vît mourir tous les mâles de sa branche, mais il ne voulut pas être la dupe des Rohan, moins encore leur valet, et faire un mariage avec une condition qui lui sembla honteuse, et qui ne lui fut déclarée qu'après que tout eut été convenu. Il rompit donc avec le plus grand éclat. Mais le vieil amour du maréchal de Villeroy et de la duchesse de Ventadour ne put souffrir un long divorce. Il remit même peu à peu quelque sorte de bienséance entre les Rohan et les Villeroy, qui en firent même les avances pour plaire à Mme de Ventadour. Mais ils ne le pardonnèrent jamais au maréchal de Villeroy, et furent les sourds mais principaux instigateurs de sa catastrophe. Mais ils s'en cachèrent tant qu'ils purent, à cause de Mme de Ventadour qu'ils avaient un si grand intérêt de ménager et de gouverner, comme ils ont fait toute sa vie, et dont le coeur était depuis tant d'années si inséparablement attaché au maréchal de Villeroy. Il eut bientôt lieu d'être dépiqué par la figure, le bien et la naissance, en quoi il ne perdit rien aux Rohan. Six semaines après, il maria son petit-fils à la fille aînée du duc de Luxembourg.

Les Rohan, de leur côté, ne voulurent pas demeurer en reste. Ils tonnelèrent aisément le duc de Mazarin, qui consentit à leur substitution, et le mariage se fit du duc de La Meilleraye, son fils unique, qui n'avait que quinze ans, un mois après celui du marquis de Villeroy avec Mlle de Luxembourg.

La maréchale de Noailles maria sa huitième et dernière fille au fils de Courtenvaux, qui devait être très riche. Le duc de Noailles obtint pour cela du régent que le père cédât à son fils sa charge de capitaine des Cent-Suisses, et d'en conserver les appointements et la survivance. Ainsi le maréchal d'Estrées fut beau-frère de tous deux: du père, mari de sa soeur; du fils, son neveu, qui épousa la sœur de la maréchale d'Estrées.

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