CHAPIRE XVI.

1716

Je fais donner à La Vrillière voix au conseil de régence. — M. de Châtillon mestre de camp général, et M. de Clermont-Tonnerre commissaire général de la cavalerie. — La charge de secrétaire d'État de la guerre supprimée; celle des affaires étrangères rétablie sans fonction, donnée à Armenonville, qui en paye quatre cent mille livres au chancelier Voysin. — Les conseillers d'État prétendent que la place de conseiller d'État est incompatible avec la charge de secrétaire d'État, et perdent leur procès contre Armenonville. — Avaraye ambassadeur en Suisse, et Bonac à Constantinople. — Maupertuis et Vins, capitaines des deux compagnies des mousquetaires, se retirent; Artagnan et Canillac leur succèdent. — Réforme des troupes. — Querelle, combat, procédure et jugement entre le duc de Richelieu et le comte de Gacé. — Princes du sang, bâtards, pairs. — Épées aux prisons. — Querelle et combat entre MM. de Jonzac et de Villette. — Mort de Sourches, ci-devant grand prévôt, et de Lyonne, premier écuyer de la grande écurie, à qui succède le neveu de Sainte-Maure. — Chambre de justice contre les financiers. — Accident à un oeil de M. le duc d'Orléans. — Payements se commencent. — Misère étrange des ministres employés par la France au dehors. — Mortification, puis don, aussi mal à propos l'un que l'autre, à Desmarets. — Cheverny gouverneur de M. le duc de Chartres ad honores. — Mme la duchesse de Berry usurpe des honneurs qu'elle ne conserve pas. — Son démêlé avec M. le prince de Conti. — S'abandonne à Rion. — Quel est Rion. — Il la maîtrise fort durement. — Contrastes de Mme la duchesse de Berry avec elle-même, et dans le monde, et aux Carmélites. — Mme d'Aydie dame de Mme la duchesse de Berry, au lieu de la mère du marquis de Brancas, qui rend sa place.

La Vrillière aurait dû être content de son sort, dont il ne s'était pas tant promis lui-même. Je l'avais sauvé seul du naufrage des secrétaires d'État, à force de temps et de bras, et je lui avais fait attribuer à lui seul toutes les fonctions pour lesquelles on ne se pouvait commodément passer d'un secrétaire d'État, et qui s'étendaient par tout le royaume pour tous les ordres en commandement, outre le secret et la direction de la police de Paris. De cinquième roue d'un chariot qu'il était sous le feu roi, avec une place caponne, car sa charge de secrétaire d'État n'avait que ses provinces et point de département particulier, il était devenu un personnage à qui tout le monde avait affaire. Malgré tant de différence dans la situation nouvelle où il se trouvait, il avait un ver qui le rongeait, et qui depuis l'expulsion de Pontchartrain ne lui laissait point de repos, quoique depuis la mort du roi, jusqu'à sa dernière chute, Pontchartrain fût devenu un simulacre qu'on ne cessait de bafouer sans cesse et sans mesure. Mais tandis qu'à ce prix il entrait encore au conseil de régence, comme secrétaire d'État, où toutefois il n'eut jamais d'autre fonction que de moucher les bougies, La Vrillière, avec ce pendant d'oreille, n'osa parler de ce qui le tourmentait. Quand Pontchartrain fut chassé, La Vrillière prit plus de hardiesse, parce qu'il se trouva seul dans le cas, et bientôt après vint à moi comme à son protecteur, sur sa privation de voix au conseil de régence. J'essayai de lui faire entendre raison; mais lui et sa femme revinrent si souvent à la charge, il faut tout dire, pleurèrent tant chez moi l'un et l'autre, que l'amitié l'emporta en moi sur la raison. Je parlai au régent qui avait une facilité et un mépris de toutes choses qui lui en faisait faire litière, quand il n'était pas retenu par quelqu'un, et j'obtins facilement ce que La Vrillière regardait lors comme le comble de ses vœux.

La Vrillière vendit alors sa charge de mestre de camp général de la cavalerie à M. de Châtillon, qui en était commissaire général, et gendre de Voysin, qui a fait depuis une fortune si grande et si peu espérée, dont l'extrême brillant s'est enfin changé en de tristes ténèbres. Il vendit la sienne au marquis de Clermont-Tonnerre.

Je m'impatientais de ce que le chancelier ne se défaisait point de sa charge de secrétaire d'État de la guerre, dont il ne faisait plus aucune fonction depuis l'établissement des conseils. C'était la condition sous laquelle le maréchal de Villeroy avait dans les derniers jours de la vie du roi arraché pour lui la conservation des sceaux, comme je l'ai raconté en son lieu, de la misère de M. le duc d'Orléans; car c'est le terme qui convient à une telle faiblesse. Je pressais le régent de finir cela, et à la fin, j'en vins à bout. Armenonville dont j'ai parlé plus d'une fois, et duquel j'avais eu lieu d'être content toute ma vie, me vint demander instamment de le servir pour obtenir ce qui n'était plus qu'une carcasse inanimée de charge, mais qui pouvait se relever, et passer à son fils. Voysin, qui, jusqu'au dernier moment du roi, ne s'était pas oublié, en avait obtenu tout à la fin de sa vie un brevet de retenue de quatre cent mille livres sur cette charge, et par la condition obtenue par le maréchal de Villeroy, en lui faisant conserver les sceaux, il fallait que la charge fût vendue. J'obtins donc l'agrément pour Armenonville, qui fut pourvu de celle dont Torcy avait été récompensé en s'en démettant, et donna quatre cent mille livres au chancelier Voysin, qui fut enragé encore, parce qu'il avait trouvé à la vendre le double. La sienne demeura supprimée en entier, et celle des affaires étrangères n'eut aucune sorte de fonction.

Cette affaire fit naître une ridicule prétention. Armenonville était si avancé dans le conseil qu'il touchait presque au décanat; ce décanat emporte honneur et profit. Armenonville était d'âge et de santé à en jouir longtemps, et ce n'était pas l'intérêt de ceux qui avaient envie d'y parvenir. Les anciens conseillers d'État imaginèrent une incompatibilité dans les deux places dont il était revêtu, et peu à peu la persuadèrent aux autres conseillers d'État. Ils citaient des exemples vrais et faux là-dessus dont pas un ne faisait au fond de la chose. Il est vrai que les secrétaires d'État et le contrôleur général des finances étaient si supérieurs en considération, en fonctions, en autorité aux conseillers d'État, qui ne jugent que des procès, que ceux d'entre eux qui sous le feu roi avaient été pris d'entre les conseillers d'État pour remplir ces grandes places, s'étaient démis de celle de conseillers d'État. Cela même était d'autant plus raisonnable que le service du conseil le demandait, parce qu'il n'y a que vingt-quatre conseillers d'État de robe, dont il y en a toujours intendants dans les grandes provinces, intendants des finances souvent, prévôts des marchands, dont l'absence des bureaux et du conseil retarde l'expédition, et nuit souvent aux affaires. Un conseiller d'État, devenu secrétaire d'État ou contrôleur général, était encore de moins au conseil où il n'avait plus le temps de vaquer, et de plus cette place n'était pour lui d'aucune ressource, parce que, venant à déplaire assez pour perdre la principale, il ne se serait pas réduit à retourner faire le simple conseiller d'État au conseil, et à devenir, comme on dit, d'évêque meunier. Il était faux que M. de Croissy, président à mortier au parlement de Paris, quand il fut secrétaire d'État à la place de M. de Pomponne, se fût défait de sa charge de président à mortier. M. de Croissy eut la charge de président à mortier en... [26] de M.... [27] , fut en 1679 secrétaire d'État, eut en.... [28] la survivance de sa charge de président à mortier pour M. de Torcy son fils.

En 1689, le roi ordonna au premier président de Novion de donner la démission de sa charge, moyennant une charge de président à mortier pour son petit-fils, M. de Novion, qui, après la régence, a été premier président. M. de Croissy lui vendit sa charge de président à mortier, et M. de Torcy, qui en avait la survivance, eut en la place celle de secrétaire d'État de M. de Croissy. Or un secrétaire d'État des affaires étrangères, par ses occupations, et par être nécessairement toujours à la cour et jamais à Paris, est bien moins compatible avec les fonctions journalières de président à mortier que ne le sont les places de secrétaire d'État et de conseiller d'État. Si de là on passe à l'être de ces places, il se trouve que l'être de secrétaire d'État est [celui] de conseiller d'État. La charge de secrétaire d'État lui en donne le titre, l'entrée et la voix au conseil, le rang d'ancienneté partout parmi les conseillers d'État du jour qu'il a été secrétaire d'État, et comme secrétaire d'État a rang de conseiller d'État, et n'en a point d'autre. Si par la puissance de leurs charges ils ont regardé les places de conseiller d'État au-dessous d'eux, c'est une idée qui a pu entrer dans leur tête, mais qui n'a pas changé l'essence de leurs charges et de leur condition, qui, par ce qui vient d'être expliqué, est homogène aux places de conseillers d'État, et ne peut être incompatible avec elles. Aussi les conseillers d'État eurent-ils beau s'assembler, députer au régent, présenter des mémoires imprimés, solliciter les membres du conseil de régence, et l'ancien évêque de Troyes chargé par le régent d'y rapporter l'affaire, bien défendue par Armenonville, ce dernier y gagna son procès tout d'une voix. Comme sa nouvelle charge ne lui donnait aucune occupation, il continua ses fonctions de conseiller d'État comme auparavant, et devint doyen du conseil. Nous lui verrons donner les sceaux dans la suite, avec lesquels il ne mourut pas.

Avaray, bon militaire et rien de plus, fut choisi pour l'ambassade de Suisse, et Bonac pour celle de Constantinople. C'était un neveu paternel de Bonrepos, qui avait eu l'honneur d'épouser la fille aînée de Biron, à la vérité fort chargé d'enfants, et pour rien. Il avait de l'esprit, de l'expérience, et de la capacité dans les négociations, où il avait passé sa vie, alors assez peu avancée. On l'avait employé de bonne heure en Allemagne, puis dans le Nord, et en Pologne longtemps, enfin en Espagne, et on avait eu lieu partout d'en être content. L'emploi délicat, mais fort lucratif de Constantinople, parut tout à la fois une dot et une récompense pour lui.

Artagnan, qui depuis longtemps commandait les mousquetaires gris sous Maupertuis qui avait plus de quatre-vingts ans, et qui ne s'en mêlait presque plus, lui donna cent cinquante mille livres et en fut capitaine à sa place. Trois mois après, Canillac, cousin de celui qui était dans le conseil des affaires étrangères, et qui commandait les mousquetaires noirs sous M. de Vins, qui n'était guère moins vieux que Maupertuis, et qui désirait fort de se retirer, lui donna aussi cent cinquante mille livres, et fut capitaine à sa place. Ce fut la première fois qu'on est monté à ces compagnies pour de l'argent. Il est vrai que si on n'eût eu égard qu'au mérite, Maupertuis et Vins n'auraient pas eu de tels successeurs.

Après bien des projets différents, on fit enfin la réforme des troupes. On ne conserva que cent cinquante escadrons de cavalerie à cent maîtres chacun, sans majors ni aumôniers, et les dix-sept escadrons de la maison du roi et de la gendarmerie, de laquelle les compagnies furent réduites de soixante à trente-cinq maîtres. On conserva aussi les quatorze régiments de dragons à un escadron chacun, dont la moitié à pied. Le tiers des Suisses fut réformé, en sorte que des dix-huit mille hommes on n'en conserva que douze mille en ôtant une compagnie par régiment; et les régiments sur le pied étranger, excepté les Suisses à qui leurs capitulations furent conservées, et les Irlandais, on les mit sur le pied français infiniment moins cher, en donnant à leurs colonels huit mille livres de pension, en dédommagement de ce qu'ils y perdirent.

Il y eut force bals dans Paris, outre ceux de l'Opéra. Il arriva en l'un de ces derniers une querelle entre le duc de Richelieu et le comte de Gacé, fils aîné du maréchal de Matignon. Ils sortirent, se battirent dans la rue de Richelieu et se blessèrent légèrement tous deux. Le parlement, certain de la faiblesse du régent, et de la misère des ducs à qui il ne pardonnait point de ne pas essuyer toutes ses usurpations avec le dernier respect, se promit bien de profiter du temps et de l'aventure, et sans lettres patentes, comme il est de l'ordre, du droit et de l'usage, se mit à informer, sous prétexte que M. de Richelieu n'était pas reçu au parlement, comme s'il était moins pair de France faute de cette réception, après celle de son père. Il y eut en bref un ajournement personnel, et se rendre dans quinzaine à la conciergerie du Palais, avant l'expiration duquel M. le duc d'Orléans les envoya à la Bastille. Ce nonobstant, le parlement leur fit signifier en leurs domiciles l'ajournement personnel, et de se rendre à la Conciergerie. Ces messieurs furent fort visités à la Bastille. Cette prétendue noblesse excitée par M. et Mme du Maine, dont on a parlé en son temps, fermentait toujours, et trouva fort mauvais que les ducs qui allaient voir les deux prisonniers à la Bastille gardassent leurs épées, et qu'ils fussent obligés de laisser les leurs à la porte. Grand bruit, à leur ordinaire; mais de ce bruit il n'en fut autre chose sinon que le régent qui savait bien ce qui en était et devait être, eut la complaisance de faire perquisition de l'usage, qui se trouva tel qu'il se pratiquait et que cette prétendue noblesse s'en plaignait. Ainsi elle continua à laisser les épées à la porte de la Bastille, et les ducs à la conserver en entrant dans cette prison et dans toutes les autres où ils vont voir quelqu'un, comme du temps du feu roi il m'est arrivé au For-l'Évêque, sans qu'on y ait songé à me parler de quitter mon épée, ce que je n'aurais pas souffert aussi.

Le régent, qui se plaisait aux mezzo-termine favorables à sa faiblesse et à son goût politique d'abaissement et de confusion, et de tenir tout brouillé, laissa faire le parlement, et fit seulement écrire une lettre du roi à chaque prince du sang, bâtard, et autre pair pour se trouver au jugement du duc de Richelieu. Les princes du sang furent piqués de ce que cette qualité se trouva également mise à la suscription de leurs lettres et de celles des bâtards. M. le Duc, M. le prince de Conti et le duc du Maine déclarèrent qu'ils n'iraient point au jugement du duc de Richelieu comme étant ses parents trop proches. Ce fut une défaite que le régent leur suggéra pour éviter noise. Les princes du sang s'étaient vantés qu'ils empêcheraient les bâtards de traverser le parquet, et quand ce fut à l'exécution, ils se trouvèrent encore plus contents de cette raison d'en éviter l'occasion, que ne le fut le régent même qui la leur fournit. Le prince de Dombes et le comte de Toulouse s'y trouvèrent avec les autres pairs. Le parlement, ne pouvant pis après tout ce qu'il avait entrepris et usurpé dans cette affaire, ordonna un plus amplement informer, et garder prison deux mois.

Quand le jour du jugement définitif s'approcha, il fut dit que le roi n'écrirait qu'aux pairs, et point aux princes du sang, ni à MM. du Maine et de Dombes comme exclus par leur parenté. M. de Dombes y avait pourtant assisté une fois, mais on prit ce milieu pour faire en sorte que le comte de Toulouse se laissât persuader de n'y point aller, et d'avoir cette déférence pour les plaintes amères que M. le Duc avait faites, et continuait de porter au régent de ce que le prince de Dombes et lui s'étaient trouvés à la dernière séance. Le prince de Dombes se voulait bien exclure de celle-ci comme parent, ainsi que son père, par Mme la duchesse du Maine. Mais le comte de Toulouse, qui n'avait point cette raison, persista à s'y vouloir trouver. Ainsi fit-il, et traversa le parquet. Les pairs tous convoqués par le roi y assistèrent. Il y eut arrêt de plus amplement informer pendant trois mois, et, cependant mis en liberté. Ils sortirent le même jour de la Bastille; il y avait six mois que cela durait. J'ai cru devoir rapporter cette affaire tout de suite.

Dans ce même temps de la querelle du duc de Richelieu et du comte de Gacé, il y eut un badinage de rien entre deux jeunes gens ivres à souper chez M. le prince de Conti à Paris, à quoi eux-mêmes ni personne n'eut pris garde sans la malice des convives, excités par l'exemple du maître de la maison, qui leur apprit le lendemain qu'ils avaient eu une affaire la veille, et qui voulut faire semblant de les accommoder. L'un était Jonzac, fils d'Aubeterre, l'autre Villette, frère de père de Mme de Caylus. M. le Duc, qui ne voulut pas que les maréchaux de France se mêlassent d'une affaire arrivée chez M. le prince de Conti, les envoya chercher deux jours après et les accommoda. Mais ceux qui de rien avaient fait une affaire se mirent si fort après eux, que les familles s'en mêlèrent et les crurent déshonorés s'ils ne se battaient pas. Tous deux y résistèrent; mais enfin poussés à bout, ils se battirent en fort braves gens, et montrèrent ainsi que leur résistance ne venait que de ne savoir pourquoi se battre. Tous deux furent blessés, Villette plus considérablement, et disparurent. Ce fut le premier fruit de l'impunité effective du premier duel de la régence, sur le quai des Tuileries, en plein jour, de la plus grande notoriété, entre deux hommes qui ne valaient pas, en quoi que ce fût, la peine d'être ménagés, et qui en produisit bien d'autres. L'affaire dont je viens de parler avait trop éclaté et trop longtemps pour pouvoir être étouffée. Le parlement procéda, Villette sortit du royaume et mourut bientôt après; Jonzac se cacha longtemps, et ne se présenta que bien sûr de ce qui arriverait de son affaire. Il en fut quitte pour une assez longue prison, absous après, et ne perdit point son emploi. Cette affaire pourtant réveilla celle de Girardin et de Ferrant, qui furent obligés de s'absenter, et qui à la fin furent condamnés, effigiés, et perdirent leurs emplois. Ce fut un remède qui vint beaucoup trop tard.

Deux hommes, qui étaient devenus fort inutiles au monde, moururent en ce même temps: Sourches, fort vieux, qui avait cédé à son fils sa charge de grand prévôt, et Lyonne, premier écuyer de la grande écurie, qui n'avait jamais exercé cette charge, et qui passait sa très obscure vie avec les nouvellistes de Paris. Sainte-Maure crut faire merveilles de faire prendre cette charge à son neveu. Ce n'en était pas une pour un homme de sa qualité, mais il y brilla aussi peu que son prédécesseur.

Le duc de Noailles et Rouillé voulurent absolument une chambre de justice contre les financiers. On a vu ce que j'avais pensé là-dessus; mais ces deux hommes étaient maîtres absolus de ce qui était finance; cela passa donc au conseil de régence. Lamoignon et Portail, présidents à mortier, furent mis à la tête de six maîtres des requêtes, dix conseillers du parlement, huit maîtres des comptes, et quatre conseillers de la cour des aides. Fourqueux, neveu de Rouillé, et procureur général de la chambre des comptes, fut procureur général de ce nouveau tribunal. Portail et lui y acquirent beaucoup de réputation par leur intégrité; Lamoignon y gagna de l'argent et se déshonora. L'édit de cette création fut enregistré tel qu'il fut présenté au parlement le 12 mars, et le chancelier alla le 14 mars faire l'ouverture de ce nouveau tribunal aux Grands-Augustins, où il tint ses séances. La frayeur se mit parmi les financiers. On prétendait que les traitants avaient profité de dix-huit cent millions. Parmi les assignations qui furent données à ceux qu'on voulut ressasser, le duc de Noailles n'oublia pas M. d'Auneuil, maître des requêtes, frère de Mme la maréchale de Lorges, dont le père était entré en plusieurs affaires du temps de M. Colbert, avait été depuis garde du trésor royal avec autant de bonne réputation que ces gens-là en peuvent avoir, et avait longtemps avant sa mort quitté sa charge et toute affaire, et entièrement apuré ses comptes à la chambre des comptes. Dès que j'appris cette malice, j'allai trouver M. le duc d'Orléans, qui sur-le-champ et devant moi envoya ordre au duc de Noailles de retirer cette assignation et de la lui apporter. Il eut un peu la tête lavée, tout favori qu'il était, avec défense de toucher à d'Auneuil en quoi que ce pût être, et l'assignation bien déchirée. Ils avaient tous bien envie d'attaquer Pontchartrain, et M. le duc d'Orléans aussi; mais la considération de son père borna ce dessein aux désirs et aux regrets; M. le duc d'Orléans s'y porta de lui-même. Je n'eus ni la peine ni le mérite de parer ce coup.

Ce prince, qui avait la vue fort basse et un œil bien moins mauvais que l'autre, jouant à la paume qu'il aimait fort en ce temps-ci, se donna sur ce bon œil un coup de raquette qui le mit en danger de le perdre. Mais s'il le conserva il n'en fut guère mieux; il n'en vit presque plus le reste de sa vie; et le mauvais œil, dont il se servait le moins, devint le bon, sans en être meilleur qu'il n'était.

Il commença à faire faire des payements. Ce qu'il y avait de plus pressé étaient les ministres de France dans les pays étrangers. Ils étaient tellement en arrière qu'il y en avait plusieurs qui, depuis plusieurs mois, n'avaient pas de quoi retirer leurs lettres de la poste et les y laissaient. On comprend l'inconvénient de cette misère pour les affaires, et par le mépris où ils ne pouvaient éviter de tomber dans les divers pays où ils étaient employés, et où ils mouraient de faim, après s'être endettés partout. Ce fut aussi par où on commença. On donna aussi quelque chose à la marine, qui était depuis longtemps encore pis qu'à sec, moins pour la relever, comme je l'expliquerai bientôt, que pour apaiser un peu le comte de Toulouse et le conseil de marine.

Les délations portées à la chambre de justice attirèrent une mortification à Desmarets, et un ridicule à qui la lui donna. On se persuada sur ses rapports qu'il avait caché beaucoup d'argent dans l'abbaye d'Hières près Paris, dont sa soeur était abbesse. On y envoya fouiller partout, et on y remua bien la terre; on n'y trouva rien du tout. Le rare est qu'aussitôt après le maréchal de Villeroy, ami de Desmarets de tout temps, fit valoir au régent une prétendue promesse du feu roi à Desmarets de lui donner cent mille écus au prochain renouvellement des fermes générales. Le roi était mort auparavant, et Desmarets avait été chassé. Dans l'extrême disette où on était d'argent, dont on avait besoin pour tant de choses également importantes et pressées, et le régent par aucun coin tenu d'acquitter de pareilles grâces du feu roi, il eut la faiblesse de se laisser entraîner aux propos du maréchal de Villeroy, et de faire payer Desmarets de ce don à mille pistoles par mois.

Ce prince choisit Cheverny pour gouverneur de M. son fils. Il était homme de qualité et fort capable de faire quelque chose de bon d'un pupille qui lui aurait été sérieusement remis. Mais il avait depuis longtemps de Court dont le nom n'était point faux, et qui de plus était un pédant achevé. Son frère avait toujours été au duc du Maine, et y était mort. C'en était assez pour avoir toute la confiance de Mme la duchesse d'Orléans, qui n'avait d'yeux que pour ses frères, et qui de préférence à tout voulait inculquer à son fils sa manie là-dessus. Ainsi Cheverny ne fut mis que ad honores, ravi de n'en avoir ni les soins ni la peine, et qui laissa faire de Court sans se mêler de rien. M. le duc d'Orléans, partie connaissance de ce qu'il avait à espérer de M. son fils, partie négligence, laissa faire. Mme la duchesse d'Orléans réussit à la vérité parfaitement à coiffer son fils de la bâtardise. Du reste on voit comment cette éducation a réussi.

Le roi sortit pour la première fois des Tuileries pour aller au Palais-Royal voir Madame, M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans. Quelque temps après il sortit pour la seconde fois, et alla voir Mme la duchesse de Berry au Luxembourg. Les prétentions et l'indécision firent ôter le strapontin de son carrosse pour n'y laisser que les deux fonds. Le roi était étouffé au derrière par Mme de Ventadour et le duc du Maine. Au devant ses deux fils et Mme de Villefort, sous-gouvernante; c'est-à-dire toutes personnes sans droit aucun d'y être, excepté la duchesse de Ventadour. J'ai expliqué ailleurs les deux règles des places du carrosse, celle de droiture et celle de nécessité, mais la confusion sur tout était uniquement en règne, et s'y établit de plus en plus.

Mme la duchesse de Berry en profitait de son côté pour usurper tous les honneurs de reine, malgré les représentations de Mme de Saint-Simon, et les dégoûts dont elle l'assura que de telles entreprises seraient suivies. Elle marcha dans Paris avec des timbales sonnantes, et tout du long du quai des Tuileries où le roi était. Le maréchal de Villeroy en porta le lendemain ses plaintes à M. le duc d'Orléans, qui lui promit que tant que le roi serait dans Paris, on n'y entendrait d'autres timbales que les siennes, et oncques depuis Mme la duchesse de Berry n'y en a eu. Elle alla aussi à la comédie, y eut un dais dans sa loge, quatre de ses gardes sur le théâtre, d'autre, dans le parterre, la salle bien plus éclairée qu'à l'ordinaire, et fut avant la comédie haranguée par les comédiens. Cela fit un étrange bruit dans Paris comme avait fait son haut dais au parterre de l'Opéra. Néanmoins elle n'osa retourner aux spectacles de la sorte; mais pour ne pas reculer aussi, elle renonça à voir la comédie dans son lieu ordinaire, et elle prit à l'Opéra une petite loge où elle n'était qu'à peine aperçue, et comme incognito. Elle ne le vit plus ailleurs, et comme la comédie venait jouer sur le théâtre de l'Opéra pour Madame, cette petite loge servit pour les deux spectacles.

Allant un jour à l'Opéra, ses gardes firent arrêter le carrosse de M. le prince de Conti qui y arrivait, et maltraitèrent son cocher, ce prince étant dans son carrosse. La vérité est que ce n'était qu'entreprises de toutes parts. Les princes du sang n'osaient pas nier tout à fait leur devoir d'arrêter devant les filles de France, car il n'y avait point de fils de France alors, mais ils les évitaient et de fait ne voulaient point arrêter devant elles ; d'autre part, c'était bien assez de le faire arrêter de haute lutte, sans maltraiter son cocher, lui dans son carrosse ; Il s'en plaignit au marquis de La Rochefoucauld, capitaine des garde de Mme la duchesse de Berry, qui n'eut pas l'esprit de lui répondre de manière à le contenter, et à faire tomber la chose ; M. le prince de Conti, piqué, s'adressa à M. le duc d'Orléans, qui obligea Mme la duchesse de Berry de le prier de venir chez elle. Il y vint ; la conversation se passa en public fort mal à propos, et pour en dire le vrai, avec tout son esprit, elle s'en tira fort mal ; elle fit des reproches à ce prince de ne s'être pas adressé à elle ; elle voulut accuser le cocher et excuser son garde, puis voyant qu'elle ne réussissait pas, et que M. le duc d'Orléans voulait être obéi, elle dit à M. le prince de Conti que, puisqu'il voulait que ce garde allât en prison, il y irait, mais qu'elle le priait qu'il n'y fût guère. Cela fut pitoyable. En effet, à peine le garde se fut-il remis qu'il sortit à la prière de M. le prince de Conti. Le point était qu'on l'avait fait arrêter, qu'il n'osait le contester ni s'en plaindre. Voilà pour le rang à couvert et bien décidé ; le reste était une sottise dont il fallait savoir sortir galamment.

Après maintes passades, elle s'était tout de bon éprise de Rion, jeune cadet de la maison d'Aydie, fils d'une sœur de Mme de Biron, qui n'avait ni figure ni esprit. C'était un gros garçon court, joufflu, pâle, qui avec force bourgeons ne ressemblait pas mal à un abcès. Il avait de belles dents, et n'avait pas imaginé causer une passion qui en moins de rien devint effrénée, et qui dura toujours, sans néanmoins empêcher les passades et les goûts de traverse. Il n'avait rien vaillant, mais force frères et soeurs qui n'en avaient guère davantage. M. et Mme de Pons, dame d'atours de Mme la duchesse de Berry, étaient de leurs parents, et de même province. Ils firent venir ce jeune homme, qui était lieutenant de dragons, pour tâcher d'en faire quelque chose. À peine fut-il arrivé que le goût se déclara, et qu'il devint le maître à Luxembourg [29] . M. de Lauzun, dont il était petit-neveu, en riait sous cape. Il était ravi; il se croyait renaître en lui à Luxembourg, du temps de Mademoiselle; il lui donnait des instructions.

Rion était doux et naturellement poli et respectueux, bon et honnête garçon. Il sentit bientôt le pouvoir de ses charmes qui ne pouvaient captiver que l'incompréhensible fantaisie dépravée d'une princesse. Il n'en abusa avec personne, et se fit aimer de tout le monde par ses manières, mais il traita Mme la duchesse de Berry comme M. de Lauzun avait traité Mademoiselle. Il fut bientôt paré des plus belles dentelles et des plus riches habits, plein d'argent, de boîtes, de joyaux et de pierreries. Il se faisait désirer; il se plaisait à donner de la jalousie à sa princesse, à en paraître lui-même encore plus jaloux. Il la faisait pleurer souvent. Peu à peu il la mit sur le pied de n'oser rien faire sans sa permission, non pas même les choses les plus indifférentes. Tantôt prête de sortir pour l'Opéra, il la faisait demeurer; d'autres fois il l'y faisait aller malgré elle. Il l'obligeait à faire bien à des dames qu'elle n'aimait point, ou dont elle était jalouse, mal à des gens qui lui plaisaient, et dont il faisait le jaloux. Jusqu'à sa parure, elle n'avait pas la moindre liberté. Il se divertissait à la faire décoiffer ou lui faire changer d'habits quand elle était toute prête, e cela si souvent, et quelquefois si publiquement qu'il l'avait accoutumée à prendre le soir ses ordres pour la parure et l'occupation du lendemain, et le lendemain il changeait tout, et la princesse pleurait tant et plus. Enfin elle en était venue à lui envoyer des messages par des valets affidés ; car il logea presque en arrivant au Luxembourg ; et ses messages se réitéraient plusieurs fois pendant sa toilette, pour savoir quels rubans elle mettrait ; ainsi de l'habit et des autres parures, et presque toujours il lui faisait porter ce qu'elle ne voulait point. Si quelquefois elle osait se licencier à la moindre chose sans son congé, il la traitait comme une servant, et les pleurs duraient quelquefois plusieurs jours. Cette princesse si superbe, et qui se plaisait tant à montrer et à exercer le plus démesuré orgueil, s'avilit à faire des repas avec lui et des gens obscurs, elle avec qui nul homme ne pouvait manger s'il n'était prince du sang.

Un jésuite, qui s'appelait le P. Riglet, qu'elle avait connu enfant, et qui l'avait toujours cultivée depuis, était admis dans ces repas particuliers sans qu'il en eût honte, ni que Mme la duchesse de Berry en fût embarrassée. Mme de Mouchy, dont j'ai parlé ailleurs, était la confidente de tous ces étranges particuliers ; elle et Rion mandaient les convives, et choisissaient les jours. La Mouchy raccommodait souvent sa princesse avec son amant, qui en était mieux traitée qu'elle, sans qu'elle osât s'en apercevoir, de crainte d'un éclat qui lui aurait fait perdre un amant si cher, et une confidente si nécessaire. Cette vie était publique : tout à Luxembourg s'adressait à M. de Rion, qui de sa part avait grand soin d'y bien vivre avec tout le monde, même avec un air de respect qu'il refusait, même en public, à sa seule princesse. Il lui faisait devant le monde des réponses brusques qui faisaient baisser les yeux aux spectateurs, et rougir ceux de Mme la duchesse de Berry, qui ne contraignait point ses manières soumises et passionnées pour lui devant les compagnies. Le rare est que, parmi cette vie, elle prit un appartement aux Carmélites du faubourg Saint-Germain, où elle allait quelquefois les après-dînées, et toujours coucher aux bonnes fêtes, et souvent y demeurer plusieurs jours de suite. Elle n'y menait que deux dames, rarement trois, presque point de domestiques; elle mangeait avec ses dames de ce que le couvent lui apprêtait, allait au chœur ou dans une tribune à tous les offices du jour, et fort souvent de la nuit ; et outre les offices, elle y demeurait quelquefois longtemps en prières, et y jeûnait très exactement les jours d'obligation.

Deux carmélites de beaucoup d'esprit, et qui connaissaient le monde, étaient chargées de la recevoir et d'être souvent auprès d'elle. Il y en avait une fort belle ; l'autre l'avait été aussi. Elles étaient assez jeunes, surtout la plus belle, mais d'excellentes religieuses, et des saintes, qui faisaient cette fonction fort malgré elles. Quand elles furent devenues plus familières, elles parlèrent franchement à la princesse, et lui dirent que, si elles ne savaient rien que ce qu'elles en voyaient, elles l'admireraient comme une sainte ; mais que d'ailleurs elles apprenaient qu'elle menait une étrange vie, et si publique, qu'elles ne comprenaient pas ce qu'elle venait faire dans leur couvent. Mme la duchesse de Berry riait et ne s'en fâchait point ; Quelquefois elles la chapitraient, lui nommaient les gens et les choses par leurs noms, l'exhortaient à changer une vie si scandaleuse, et, avec esprit et tour, poussaient ou enrayaient à propos, mais jamais sans lui avoir parlé ferme. Elles le contaient après à celles de ses dames qui étaient les plus propres à goûter leurs peines sur l'état de Mme la duchesse de Berry, qui ne cessa de vivre comme elle faisait à Luxembourg et aux Carmélites, et de laisser admirer un contraste aussi surprenant, et qui du côté de la débauche augmenta toujours. Rion lui fit venir de sa province une de ses soeurs, mariée à M. d'Aydie, pour remplir la place de Mme de Brancas la mère, de laquelle j'ai quelquefois fait mention, à qui le feu roi avait donné une place de dame auprès d'elle, et qui était toujours demeurée en Provence, où elle était retournée quand elle y fut nommée, et finalement n'en voulut point revenir.

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