NOTE III. LE MARÉCHAL DE NOAILLES (ADRIEN-MAURICE).

Saint-Simon exprime souvent contre le duc de Noailles des sentiments de haine et de mépris qui s'expliquent surtout par l'influence que le duc de Noailles, devenu maréchal de France, exerça pendant une grande partie du règne de Louis XV. Ceux qui voudront apprécier sérieusement le rôle du maréchal de Noailles devront étudier non seulement les Mémoires imprimés sous son nom, mais surtout ses nombreux manuscrits, dispersés dans les bibliothèques de Paris. La Bibliothèque impériale seule possède près de quarante volumes in-folio de correspondance et Mémoires du maréchal de Noailles [49] . Ce n'est pas ici le lieu d'examiner, d'après ces papiers, quel a été le véritable caractère du maréchal de Noailles. Je me bornerai à extraire des Mémoires inédits du marquis d'Argenson une série de notes qui montrent à la fois la puissance du maréchal de Noailles et la jalousie qu'il excitait à l'époque même où Saint-Simon écrivait ses Mémoires. Ce qu'il y a de plus curieux dans ces extraits est la lettre remise par Louis XIV mourant à Mme de Maintenon, et par elle au maréchal de Noailles qui ne devait la donner qu'au nouveau roi. On en trouvera l'analyse dans l'article qui porte la date du 9 avril 1743.

« 14 novembre 1740. — Les Noailles sont actuellement dans l'intrigue la plus violente. Comme M. de Charost se meurt, il s'agit de sa place de chef du conseil royal et d'une place de ministre au conseil d'État. À cette occasion, le maréchal de Noailles remue ciel et terre pour cela. Il a enfourné l'affaire des bâtards pour faire régler le rang de M. de Penthièvre avant de le marier, et cela lui retombera sur le corps. Son fils le duc d'Ayen [50] fait l'amoureux de Mme de Vintimille [51] , sœur de Mme de Mailly [52] . Par ses conseils, elle cherche à supplanter sa sœur, et toutes les confidences du roi vont à elle; on ne sait ce qui en sera. »

« 18 décembre 1740. — Le parti du cardinal Tencin travaille à force et avec grande apparence de succès. Mme de Vintimille étant au grand bien avec le duc d'Ayen, elle est pour qu'on prenne ce premier ministre; et Mme de Mailly, étant fort gouvernée par sa sœur, commence, dit-on, à entrer dans ce maudit projet. La grosse faction des Noailles et des légitimés y coopère de toutes ses forces. »

« 16 septembre 1741. — On se pique de prôner les Noailles, et de leur donner un grand crédit apparent depuis la mort de Mme de Vintimille [53] . On manda d'abord le maréchal de Noailles à Saint-Léger, pour travailler aux intérêts de Mme de Mailly, en vue de la mort du petit du Luc, et il travailla deux heures avec le roi. Ses fils et Mlle de Noailles ne quittent pas le roi. Le crédit de Mme la comtesse de Toulouse paraît accru. »

« 19 mars 1743. — Voilà le maréchal de Noailles général de toutes nos forces de France depuis le Rhin jusques à la mer, et maître d'y mouvoir nos forces arbitrairement pour la dépense de la frontière. Voilà M. de Belle-Isle tout à fait disgracie, etc. La sagesse ne consiste pas seulement dans l'abstention des folies, ni même dans celle des desseins trop élevés; elle demande plus de sagacité dans des temps difficiles que n'en ont les Noailles, les Orry, les Amelot, » etc.

« 9 avril 1743. — La survenue du maréchal de Noailles dans le conseil rend la vie très dure aux ministres. Ce n'est pas un premier ministre, mais c'est un inspecteur importun qui leur a été donné et qui se mêle de tout, quoiqu'il ne soit le naître de rien. On assure que cela a été inspiré au roi par M. Orry ou par Bachelier. »

— « Le maréchal de Noailles a rendu au roi, quelques jours après la mort du cardinal [de Fleury], une lettre de Louis XIV, lettre très longue, toute écrite par ce monarque, et peu de jours avant l'extrémité de la maladie dont il mourut. Cette lettre avait été remise à Mme de Maintenon, pour la rendre par quelqu'un de sûr au roi son petit-fils et successeur.

« Il lui disait que cette lettre ne lui devait être rendue que quand il pourrait l'entendre, et quand il commencerait à gouverner réellement par lui-même. Louis XIV y disait qu'ayant longtemps gouverné, il pouvait lui donner des avis tirés d'une profonde expérience; qu'il avait fait plusieurs grandes choses, mais qu'il avait fait quantité de sottises; qu'il lui donnait avis de s'appliquer principalement au choix des ministres; que quand il commencerait à gouverner, il laissât quelque temps en place les ministres qu'il y trouverait, pour les mieux connaître et faire ensuite des choix plus sûrs; qu'il se gardât bien de prendre jamais de premier ministre; que, dans les commencements, il composât son conseil de plusieurs personnes habiles, et qu'il n'y craignit point la multitude; que même les gens d'imagination[54] y seraient utiles, pourvu qu'ils fussent gens de probité, parce qu'ils feraient naître des idées. »

« Cette lettre ayant été transmise de Mme de Maintenon au maréchal de Noailles, c'est par là que celui-ci a été choisi pour ministre, son caractère se trouvant quasi désigné par ce dernier trait. »

« 21 mai 1743. — Lui [Belle-Isle] et le maréchal de Noailles se sont tout à fait raccommodés ensemble par l'entremise de Bachelier [55] . Le Noailles est un bon homme; il n'y en a point de meilleur; mais il est bilboquet; il sera bien avec tout le monde, et ne décidera jamais de rien. »

« 30 juillet 1743. — Le duc de Grammont et la timidité du duc de Noailles a rendu notre honte irrémédiable à Dettingen [56] . Nous sommes sans ressources et à la merci de nos ennemis, qui n'ont plus à mesurer notre destruction que sur leurs désirs. »

 « 5 août 1744. — Le roi se trouve actuellement à la tête de trente mille hommes destinés à joindre l'armée du maréchal de Coigny, et M. le duc d'Harcourt, à la tête de dix-huit mille hommes avant-coureur de Sa Majesté, se trouve sous Phalsbourg.

« Il y aura scission entre les généraux; mais la présence du roi et des ministres les décidera; le maréchal de Noailles achèvera de tomber de cette affaire-ci. La place de secrétaire d'État des affaires étrangères ne se donne point. Cette interruption de ministère continue toujours. On disait que c'était la haute faveur de M. de Noailles qui en était cause. Mon frère [57] me dit en partant que c'était la perle du ministère; que les seigneurs et favoris le détruisaient. »

Suite
[49]
B. I. ms. suppl. fr. 2232 nos 22 et suiv.
[50]
Louis de Noailles, fils aîné d'Adrien-Maurice.
[51]
Pauline-Félicité de Nesle, née en 1712, morte en 1741.
[52]
Louise-Julie de Nesle, née le 1er mars 1712, morte le 30 mars 1751.
[53]
Mme de Vintimille était morte au commencement de septembre 1741.
[54]
Souligné dans le manuscrit.
[55]
Premier valet de chambre du roi.
[56]
La bataille de Dettingen fut livrée le 27 juillet 1743.
[57]
Le comte d'Argenson, ministre de la guerre.