CHAPITRE IV.

1716

Traité de l'asiento signé à Madrid avec l'Angleterre. — Monteléon dupe de Stanhope, jouet d'Albéroni. — Le roi d'Angleterre à Hanovre. — L'abbé Dubois va chercher Stanhope passant à la Haye, revient sans y avoir rien fait, repart aussitôt pour Hanovre. — Jugement des Impériaux sur la fascination du régent pour l'Angleterre. — Chétive conduite du roi de Prusse. — Il attire chez lui des ouvriers français. — Aldovrandi, d'abord très mal reçu à Rome, gagne la confiance du pape. — Nuage léger entre lui et Albéroni, lequel éclate contre Giudice, dont il ouvre les lettres, et en irrite le roi d'Espagne contre ce cardinal. — Étranges bruits publiés en Espagne contre la reine. — Albéroni les fait retomber sur Giudice. — La peur en prend à Cellamare, son neveu, qui abandonne son oncle. — Albéroni invente et publie une fausse lettre flatteuse du régent à lui, et se pare de ce mensonge. — Inquiétudes et jalousie d'Albéroni sur les François qui sont en Espagne. — Il amuse son ami Monti, l'empêche de quitter Paris pour Madrid, lui prescrit ce qu'il lui doit écrire sur la reine, pour le lui montrer et s'en avantager. — Son noir manège contre le roi d'Espagne. — Son extrême dissimulation. — Il veut rétablir la marine d'Espagne. — Ses manèges. — Belle leçon sur Rome pour les bons et doctes serviteurs des rois. — Attention de l'Espagne pour l'Angleterre sur le départ de la flotte pour les Indes, et des Hollandais pour l'Espagne sur leur traité à faire avec l'Angleterre et la France. — Difficultés du dernier renvoyées aux ministres en Angleterre. — Scélératesses de Stairs. — Perfidie de Walpole. — Frayeurs et mesures d'Albéroni contre la venue des Parmesans. — Il profite de celles du pape sur les Turcs, et redouble de manèges pour son chapeau, de promesses et de menaces. — Giudice publie des choses épouvantables d'Albéroni, bien défendu par Aubenton et Aldovrandi. — Molinez fait grand inquisiteur d'Espagne. — Quel était le duc de Parme à l'égard d'Albéroni. — Idées bien confuses de ce prince. — Le pape s'engage enfin à donner un chapeau à Albéroni. — Impossibilité présente peu durable. — Avis d'Aldovrandi et Albéroni. — Aventure des sbires qui suspend d'abord, puis confirme l'engagement en faveur d'Albéroni. — Art et bassesse d'Acquaviva. — Raison de tant de détails sur Albéroni. — Acquaviva, par ordre d'Espagne, transfuge à la constitution. — Promesses, menaces, manèges d'Albéroni et d'Aubenton pour presser la promotion d'Albéroni. — Invectives atroces de Giudice et d'Albéroni l'un contre l'autre. — Fanfaronnades d'Albéroni, et sa frayeur de l'arrivée à Madrid du mari de la nourrice de la reine et leur fils capucin. — Quels ces trois personnages. — Albéroni craint mortellement la venue d'un autre Parmesan; écrit aigrement au duc de Parme.

Rendu à lui-même par le départ de Louville, Albéroni n'eut rien de plus à coeur que de terminer au gré des Anglais toutes les difficultés qui restaient sur l'asiento. Le traité fut signé à Madrid le 27 juillet, mais comme l'affaire durait depuis longtemps, il fut daté du 26 mai, et les ratifications du 12 juin qui furent aussi tôt réciproquement fournies. Monteléon ignorait parfaitement tout ce qui se passait entre l'Angleterre et l'Espagne. Il en déplorait la lenteur, et de se voir réduit à poursuivre de misérables bagatelles lorsqu'il aurait pu traiter utilement. Il voyait que le traité proposé par la France à l'Angleterre n'avançait point, il se persuadait que l'intelligence entre l'empereur et le roi de la Grande-Bretagne n'était pas si grande depuis l'opposition que la compagnie du Levant à Londres avait mise à un emprunt que l'empereur y voulut faire de deux cent mille livres sterling sur la Silésie, et que le traité fait entre eux ne contenait rien de préjudiciable à l'Espagne. Le roi d'Angleterre avait passé en Allemagne en juillet. Il avait laissé le prince de Galles régent sous le titre de gardien du royaume, et ce prince, changeant de matières à l'égard de la nation, cherchait à lui plaire, mais sans cacher son désir de se venger de Cadogan, et de Bothmar, ministre unique pour Hanovre, à qui il attribuait les mauvais traitements que le duc d'Argyle, son favori, avait reçus de roi son père. Le prince traitait Monteléon avec distinction et familiarité; et cela persuadait cet ambassadeur qu'il était toujours sur le même pied en Angleterre, quoiqu'il ne reçût que rudesses, et pis encore de Methwin [10] , qui tenait la place de Stanhope pendant son absence à la suite du roi d'Angleterre à Hanovre. Ainsi Monteléon, avec tout son esprit et ses lumières, était la dupe de Stanhope qui le craignait, et le jouet d'Albéroni qui ne l'aimait point.

Châteauneuf, que nous avons vu ambassadeur en Portugal, à Constantinople, et sans caractère chargé d'affaires en Espagne, et avec réputation, était devenu conseiller d'État, et était lors ambassadeur à la Haye. Il avait eu plusieurs conférences inutiles sur le traité avec Walpole, envoyé d'Angleterre, qui agissait de concert avec le pensionnaire, et Duywenworde disait qu'il n'aurait pouvoir de conclure et de signer que lorsque le Prétendant aurait passé les Alpes. Stanhope et Bernstorff, passant à la Haye pour aller à Hanovre, avait dit que la France avait plus besoin de l'alliance proposée que l'Angleterre; et ils avaient assuré les ministres de l'empereur qu'ils ne se relâcheraient point de leurs demandes, et ne feraient rien de contraire aux intérêts de l'empereur. Ils avaient les uns et les autres des conférences avec les députés des États généraux aux affaires secrètes, et les pressaient d'entrer dans l'alliance signée entre ces deux puissances ; mais la république, qui en craignait un engagement et un renouvellement de guerre, éludait toujours. L'abbé Dubois, qui n'avait fondé toutes ses vues et toutes ses espérances de fortune que sur l'Angleterre, par le chausse-pied de son ancienne connaissance avec Stanhope qu'il traitait de liaison et d'amitié pour se faire valoir, et qui pour cela avait aveuglé M. lé duc d'Orléans sur l'Angleterre, comme il a été expliqué en plus d'un endroit, saisit la conjoncture pour persuader son maître que deux heures de conversation avec son ancien ami avanceraient plus le traité que toutes les dépêches et que toutes les conférences qui se tenaient à la Haye. Il s'y fit donc envoyer secrètement pour aller parler à Stanhope à son passage. Le peu de conférences qu'il eut avec lui n'aboutit à rien. Il revint tout de suite bien résolu de ne quitter pas prise. Il prétexta qu'il avait trouvé son ami si pressé de partir, et si détourné en même temps à la Haye, qu'ils n'avaient eu loisir de rien; mais que Stanhope le souhaitait à Hanovre, où à tête reposée ils pourraient travailler à l'aise et en repas, et parvenir à quelque chose de bon.

Il n'en fallut pas davantage dans l'empressement où sa cabale avait mis le régent pour ce traité. Il crut l'abbé Dubois de tout ce qu'il voulut lui dire, et à peine arrivé le fit repartir pour Hanovre. Les ministres impériaux, exempts des vues personnelles de Dubois et de la fascination de son maître, et qui voyaient de près et nettement les choses telles qu'elles étaient, admiraient l'empressement de la France à traiter avec l'Angleterre. Ils disaient que la France se trouvait dans l'état le plus heureux et le plus indépendant qu'elle n'avait qu'à jouir de la paix, gagner du temps, voir le succès de la guerre de Hongrie, le cours des affaires domestiques de l'Angleterre, laquelle avait beaucoup plus à souhaiter que la France de conclure un traité avec elle. Tel était le jugement sain de ministres qui voyaient clair, quoique si jaloux de la France. En même temps, il n'était faux avis et impostures les plus circonstanciées, pour les faire mieux passer, que Stairs n'écrivît sans cesse aux ministres d'Angleterre, piqué de ce que la négociation lui avait été enlevée par ces mêmes ministres qui connaissaient son mauvais esprit et son venin contre la France, quoique ses protecteurs. Toutefois il faut dire que le triste état du Prétendant promettait une prompte fin de la fermentation de son parti, en Angleterre, que la victoire complète que le prince Eugène avait remportée sur les Turcs à l'ouverture de la campagne faisait regarder cette guerre comme devant être de peu de durée; que l'empire accoutumé au joug de la maison d'Autriche, y était plus soumis que jamais; et que la France avait à prendre garde de voir renaître la guerre par les intérêts de l'empereur sur l'Italie; et ceux de l'Angleterre sur le commerce, ennemie née de la France, lorsque ces monarques se trouveraient libres de toute crainte chez eux.

Le roi de Prusse, attentif à s'agrandir, mais léger, inconstant et timide, n'avait osé remuer sur Juliers à la mort de l'électeur palatin. Il disait qu'il n'y troublerait point la branche de Neubourg tant qu'elle subsisterait; mais il fit sonder le régent sur ce qu'il ferait en cas qu'elle vint à s'éteindre, et s'il souffrirait que l'empereur en ce cas, suivant la résolution qu'il assurait en être prise, s'emparât de ce duché. En mémé temps il faisait faire à Vienne les plus fortes protestations d'attachement aux intérêts de l'empereur, et y niait formellement qu'il eût aucune négociation avec la France. Cette conduite lui semblait d'un grand politique. Il se brouillait et se raccommodait souvent avec ses alliés, avec le czar, avec le roi d'Angleterre son beau-père, et fut longtemps à se déterminer s'il l'irait voir à Hanovre. Il regardait la France comme prête à souffrir de grandes divisions par celles des princes du sang et bâtards, des pairs et du parlement, surtout par l'affaire de la constitution. Cette idée l'enhardit à s'attirer encore un plus grand nombre de Français pour augmenter ses manufactures. Il donna donc ses ordres pour persuader à plusieurs ouvriers et autres de passer en Brandebourg, soit pour cause de religion ou pour d'autres; et il crut y réussir aisément dans un temps où les étrangers et les Français même s'accordaient à dépeindre la France comme accablée de misère et sur le point d'une division générale.

Aldovrandi, d'abord mal reçu à Rome et fort blâmé, sut bientôt par son adresse et par ses amis, obtenir du pape d'être écouté, lequel avait déclaré qu'il ne lui donnerait point d'audience. Il en eut une fort longue, dans laquelle il sut si bien manier l'esprit du pape qu'il se le rendit tout à fait favorable, et qu'il le vit depuis souvent et longtemps en particulier; mais il fut trompé dans l'espérance qu'il avait conçue d'être incessamment renvoyé en Espagne. Il en avait apporté deux lettres au pape de la main du roi et de celle de la reine, fort pressantes pour le chapeau d'Albéroni. Les prétextes de faire attendre longtemps ceux de l'espérance de qui Rome attend des services ne manquent pas à cette cour. Aldovrandi, pressé de retourner jouir des grands émoluments de la nonciature d'Espagne qui n'avait pu jusqu'alors être rouverte depuis les différends entre les deux cours, et qui n'en espérait la fin que de la promotion d'Albéroni, et qui par sa nonciature aurait avancé la sienne, s'employait de toutes ses forces à le servir. Le duc de Parme, sur je ne sais quel fondement, se défiait de sa bonne foi là-dessus, et avait donné la même défiance à Albéroni. Celui-ci, qui mettait toujours la reine d'Espagne en avant au lieu de lui-même, se plaignit amèrement de l'ingratitude d'Aldovrandi pour cette princesse, mais il n'osa éclater de peur de pis. Il s'apaisa bientôt, et vit enfin que ses plaintes étaient très mal fondées.

Il éclata de nouveau contre le cardinal del Giudice, et n'épargna aucun terme injurieux pour exagérer son ingratitude envers la reine, sans laquelle il ne serait jamais rentré en faveur en Espagne à son retour de France, ni sorti de l'abîme où il était tombé. Il lui reprochait la licence avec laquelle il tombait sur le gouvernement; il publiait qu'il était si bien connu en France qu'on y prévoyait généralement sa disgrâce. Il ouvrait les lettres de la poste de Madrid, et on crut qu'il le faisait de sa propre autorité, à l'insu du roi d'Espagne. Il y trouva une lettre de l'ambassadeur de Sicile au roi son maître qui, lui rendant compte d'une longue conférence qu'il avait eue avec Giudice, [disait que] ce cardinal, après beaucoup de protestations d'attachement, l'avait averti de ne faire aucun fond sur la cour de Madrid tant que le crédit d'Albéroni subsisterait, parce que le duc de Parme dont il était ministre ne songeait qu'à gagner et conserver les bonnes grâces de l'empereur, et par conséquent ne consentirait jamais que l'Espagne fît aucun pas pour les princes d'Italie. Albéroni porta cette lettre au roi d'Espagne, qu'il eut la satisfaction de mettre fort en colère contre Giudice. Tant d'autorité n'empêchait [pas] ses alarmes sur les Français qui étaient à Madrid, bien plus fortes sur des Parmesans abjects que de fois à autre la reine voulait faire venir. Il n'osait lui montrer aucune opposition là-dessus, mais il redoublait ses mesures auprès du duc de Parme pour rompre ces voyages par lui. La sauté du roi d'Espagne menaçait, son estomac était, en grand désordre. Albéroni l'engagea à consulter un médecin sarde qui convint avec le premier médecin des remèdes qu'il fallait employer, en présence de la reine et d'Albéroni seuls. Ce mystère, joint aux propos scandaleux de Burlet sur la santé du prince des Asturies, en fit tenir des plus étranges, non seulement aux gens du commun, mais aux plus élevés, jusqu'à publier que la reine travaillait à porter son fils aîné don Carlos sur le trône. Giudice, outré de sa disgrâce, dont il se prenait uniquement à Albéroni, ne l'épargna pas en cette occasion, ni Albéroni le cardinal en mauvais offices et en accusations d'accréditer la licence et les mensonges des mauvais bruits. Cellamare, fils du frère du cardinal del Giudice, alarmé de tant d'éclats, eut peur pour lui-même. Il ne songea qu'à se conserver les bannes grâces de la reine et celles d'Albéroni. Il les leur demanda avec tant d'empressement qu'Albéroni s'en fil un titre pour prouver l'ingratitude du cardinal, blâmée jusque par son neveu, qui avait toujours passé pour un homme fort sage et fort éclairé.

Albéroni n'eut pas honte de répandre un mensonge insigne. La toute-puissance ne craint guère les démentis : il publia que M. le duc d'Orléans, en rappelant Louville, lui avait expressément marqué qu'il ne l'aurait pas envoyé s'il l'eût cru désagréable au roi d'Espagne, et qu'incessamment il enverrait un autre homme chargé de communiquer des choses qui ne se pouvaient confier au papier. Un pareil envoi ne lui aurait été guère plus agréable. Il ne voulait voir de la part de la France qui que ce soit capable d'éclairer ses actions, d'en rendre compte au régent, d'ouvrir les yeux au roi d'Espagne. Tout Français lui était suspect. Il aurait voulu les chasser tous d'Espagne, surtout ceux qui étaient chargés de quelques commissions particulières pour la marine ou pour d'autres affaires. Il les traitait de dévoués aux cabales, et disait qu'ils prêtaient leurs maisons pour les rassembler. Sa jalousie et son extrême défiance ne s'assuraient pas même de ses plus intimes amis. Monti était de ce nombre et avait eu toute sa confiance avant sa fortune. Il servait en France et il était quelquefois chargé par lui de commissions particulières pour le régent. Monti crut avancer sa fortune s'il pouvait aller en Espagne et profiter de son crédit. Il fut entretenu quelque temps dans cette espérance; Albéroni lui mandait que personne ne servirait mieux les deux cours que lui; mais cet amusement même l'importunait, et il fit entendre à son ami qu'il n'y fallait plus penser. Il ne voulait point de témoins de sa conduite; Monti lui était commode en France pour l'en informer. Il lui prescrivait les thèmes de ses lettres pour louer la reine de sa fermeté, et d'en parler comme d'une héroïne qui, par son courage, établissait son autorité par toute l'Europe. Il montrait ces lettres à la reine pour la piquer d'honneur, et faire retomber sur elle tout ce qu'il faisait contre Giudice, dont il se plaignait d'une manière atroce.

Le traitement fait à Louville était un affront à la France et personnel au régent, et le triomphe de l'insolence et de l'autorité d'Albéroni. L'équanimité avec laquelle le régent le souffrit ne put apaiser la haine que l'Italien avait conçue d'une tentative qu'il se persuada faite uniquement contre lui. Il prit occasion du traité qui se négociait entre la France et l'Angleterre, pour inspirer au roi d'Espagne les sentiments les plus sinistres de M. le duc d'Orléans, et pour les lui faire revenir par ceux de sa dépendance qui l'approchaient. Il assurait que l'unique but du régent était de s'assurer de la couronne en cas de malheur en France; que tout lui paraissait plausible et bon pour y parvenir; qu'il se liguerait même avec le Turc s'il le jugeait utile à ce dessein, ou à empêcher le roi d'Espagne de faire valoir les justes droits de sa naissance. Il n'osait pourtant convenir que le roi d'Espagne les voulût soutenir, mais il avouait quelquefois à ses confidents que la plus fine dissimulation était nécessaire sur un point si délicat, dont il fallait écarter aux Espagnols toute idée, qui, conçue par eux, pouvait causer des mouvements dangereux, et se conduire comme si Leurs Majestés Catholiques ne voulaient jamais sortir de Madrid, attendre les événements, et compter que la décision de cette grande question dépendrait de l'Angleterre et de la Hollande. Persuadé en attendant, et cela avec raison, que l'Espagne devait se rendre puissante par mer, il faisait de grands projets de marine. Rien ne lui semblait difficile, pourvu qu'il en fût chargé; il ne songeait, qu'à se rendre nécessaire; il y réussissait pleinement, auprès de la reine, par conséquent auprès du roi. Il se vantait que les impressions qu'on avait voulu lui donner à son égard n'avaient fait que mieux faire connaître son zèle et ses services; qu'il avait tout crédit sur la reine; qu'il se moquait de ceux qui prétendaient que Macañas entretenait un commerce secret avec le roi d'Espagne. C'est qu'il savait par la reine, pour qui le roi n'avait point de secret, qu'Aubenton avait pensé être perdu pour lui avoir seulement nommé le nom de Macañas, sans autre intention que de dire qu'il en avait reçu une lettre par laquelle ce martyr des droits des rois d'Espagne, contre les entreprises de Rome, se recommandait à ses bans offices. Belle leçon pour les magistrats en place et en devoir de soutenir les droits de leurs rois contre les usurpations continuelles des papes! Je dis des rois, car la France a eu aussi ses Macañas, et employés par le feu roi et ses ministres, qui n'ont pas en un meilleur sort, sans compter le grand nombre qu'il y en a eu depuis le célèbre Gerson. Albéroni prétendait avoir sauvé le confesseur, parce qu'il se le croyait attaché, et se donnait pour avoir résolu d'exterminer ses ennemis.

Au commencement de septembre, le roi d'Espagne, fit avertir le roi d'Angleterre de sa résolution de faire partir, l'année suivante 1717, une flotté pour la Nouvelle-Espagne et lui promit de l'avertir plus particulièrement du mois qu'elle mettrait à la voile. Ainsi rien ne manquait aux attentions de l'Espagne pour l'Angleterre, et à sa ponctuelle observation de leurs traités. Les Hollandais, qui de leur côté ménageaient l'Espagne, lui firent savoir qu'ils étaient disposés à signer une ligue défensive avec la France et l'Angleterre. Leur dessein était de témoigner par cet avis leur respect et leur confiance au roi d'Espagne, et de l'inviter à entrer dans ce traité. Il répondit qu'il ne s'en éloignait pas, mais qu'il fallait, avant de s'expliquer, qu'il fût informé des conditions de cette alliance. L'abbé Dubois, qui regardait la conclusion du traité avec l'Angleterre comme le premier grand pas à la fortune, qui par degrés le mènerait à tous les autres, l'avait pressé de toutes ses farces et de toute son industrie. Les deux principales difficultés étaient le canal de Mardick et le séjour du prétendant à Avignon. Le roi d'Angleterre ni Stanhope n'osèrent traiter à fond, à Hanovre, deux points qui intéressaient la nation anglaise, et il fallut envoyer d'Iberville à Londres pour y régler principalement celui de Mardick avec les ministres anglais. Ceux-ci étaient persuadés que la victoire du prince Eugène était un nouvel aiguillon à la France de presser la conclusion du traité. Quelque bonne foi que M. le duc d'Orléans fît paraître dans toute la négociation, la malignité de Stairs n'en put convenir; l'imposture de cet honnête ambassadeur alla jusqu'à avertir les ministres d'Angleterre que le régent était d'intelligence avec les jacobites qui méditaient quelque entreprise; que le baron de Goertz, ministre du roi de Suède, nouvellement arrivé à la Haye, n'avait été à Paris que pour la concerter; que Dillon, lieutenant général au service de France, qu'il avait déjà mandé être chargé en France des affaires du prétendant, serait chargé de l'exécution; et l'impudence était poussée jusqu'à donner ces avis, non comme de simples bruits, mais comme des certitudes. Walpole, envoyé d'Angleterre en Hollande, chargé de négocier pour faire entrer les États généraux dans ce traité, n'était pas mieux intentionné que Stairs. Il avait ordre d'agir là-dessus de concert avec l'ambassadeur de France, et faisait, à son insu, tout ce qui lui était possible pour le traverser. C'est à quoi les ministres impériaux travaillaient à la Haye de toute leur application. Ceux de Suède s'en plaignaient fort, persuadés qu'ils étaient qu'ils seraient abandonnés par la France, qui garantirait Brême et Verden au roi d'Angleterre. Stairs, enfin, ne pouvant plus donner de soupçons sur M. le duc d'Orléans, excitait les ministres d'Angleterre de tenir ferme à toutes leurs demandes, parce qu'il savait que ce prince accorderait tout plutôt que de ne pas conclure. Monteléon gardait le silence, quoiqu'il pût aussi apporter quelques obstacles; il n'avait plus les mêmes accès. Methwin lui paraissait mal disposé pour l'Espagne. Il le remettait sur toute affaire au retour du roi d'Angleterre sans nulle nécessité.

Albéroni, qui bravait la haine publique en Espagne, ne put se résoudre à obéir à la duchesse de Parme qui lui ordonnait de demander à la reine sa fille une pension ou quelque subsistance pour un homme du commun, pour qui elle avait eu de la bonté à Parme, et qu'elle avait voulu faire venir en Espagne plus d'une fois. Il craignit le danger de le rappeler dans sa mémoire. Toute son attention était à conserver tout son crédit sans partage et sans lutte, au moins jusqu'à ce qu'il fût parvenu au chapeau; et pour le hâter, à donner au pape une haute idée de son pouvoir, bien persuadé que les grâces de Rome ne sont consacrées qu'à ses besoins et aux services qu'il lui est important de tirer. Le pape était faible; il craignait les Turcs. Il désirait ardemment de hâter les secours maritimes d'Espagne. Albéroni en profita. Il fit représenter au pape qu'il ne devait pas perdre de temps à se déterminer; qu'en différant, le printemps arriverait avant qu'il y eût rien de réglé pour des succès qui pourraient immortaliser son pontificat; il lui fit sonner bien haut que tout en Espagne était uniquement entre les mains du roi et de la reine; qu'ils étaient affranchis de l'autorité que les tribunaux et les conseils avaient prises; que d'eux seuls dépendaient les ordres et les exécutions. Cela voulait dire de lui uniquement, et que si le pape voulait être servi et content, il fallait qu'Albéroni le fût aussi, et que le seul moyen que le pape fût satisfait était d'avancer la promotion d'Albéroni. Aubenton, totalement dévoué au pape, n'était attaché à Albéroni que par la crainte. Quelque confiance que le roi d'Espagne eût en son confesseur, il n'aurait pas eu la force de le soutenir contre la reine, si, conseillée par Albéroni, elle eût entrepris de le faire chasser. La princesse des Ursins lui en avait donné une leçon, qu'il n'avait pas oubliée, et Albéroni avait aussi besoin de lui, parce que le pape, qui comptait entièrement sur lui, ajoutait foi à ce qu'il écrivait; et ce qu'il mandait à Rome était du style le plus propre [à] avancer la promotion d'un homme si zélé pour l'Église et si capable de servir puissamment le saint-siège dans les conjonctures difficiles où il se trouvait.

Aldovrandi, intéressé pour soi-même dans l'avancement de la promotion d'Albéroni, pour retourner jouir de sa nonciature d'Espagne, et abréger son chemin à la pourpre, faisait valoir au pape le caractère d'Albéroni et son pouvoir peint d'une main que Sa Sainteté croyait si fidèle. Une nouvelle qui courut alors par les gazettes jusqu'à Rome, et qui fit du bruit, troubla le triumvirat. C'était la prétendue brouillerie d'Albéroni et d'Aubenton, et qu'Albéroni allait être chassé. Quoiqu'il n'y eût aucune apparence de vérité dans ce conte, l'impression qu'il fit à Rome devint très importante pour Albéroni, qui se flattait tellement de sa prochaine promotion alors, qu'il en recevait des compliments avec une joie, en même temps avec un ridicule dont ses ennemis surent profiter. Il s'appliqua, lui et ses deux amis, à faire tomber ce bruit, et en démontrer à Rome le mensonge. Giudice, de son côté, que nulle considération ne pouvait plus retenir, parce qu'il n'avait plus rien à espérer ni à craindre, n'oubliait rien pour traverser la promotion d'Albéroni. Il protestait qu'elle était injurieuse à la pourpre, au pape, à l'Église; il demandait que le pape pour son propre honneur, consultât les évêques et les religieux d'Espagne, sur la vie, les moeurs, la conduite d'Albéroni, sûr que, sur leur témoignage, il rejetterait pour toujours la pensée de promouvoir un sujet de tous points si indigne. Outre la religion et mille noirceurs sur lesquelles il l'attaquait, il prétendait qu'il trahissait le roi d'Espagne, et qu'ayant été autrefois l'espion du prince Eugène en Italie, il entretenait encore le même commerce avec lui, duquel il était largement payé. Aubenton redoublait d'efforts à proportion, répondait de tout en Espagne, au gré du pape, s'il voulait hâter la promotion d'Albéroni, et mandait à Aldovrandi qu'il se souvînt qu'il était chargé de l'affaire de Dieu, soit qu'il prétendît diviniser celle du premier ministre, ou qu'il y eût quelque autre mystère entre eux.

Giudice s'était démis de la charge de grand inquisiteur d'Espagne. Albéroni la fit donner à Molinez, mains pour récompenser sa fidélité et ses travaux, que pour laisser champ libre à Acquaviva à prendre le soin des affaires d'Espagne à Rome parce qu'il comptait sur ce cardinal qui avait toute la confiance de la reine. On s'était d'autant plus pressé d'y pourvoir qu'on craignait que Giudice ne rétractât sa démission du moment qu'il serait hors de l'Espagne. Le duc de Parme en avait averti; quoiqu'il n'aimât ni n'estimât Albéroni, il s'intéressait au maintien de l'autorité d'un homme qui était son sujet et son ministre en Espagne. Il avait par lui une part indirecte au gouvernement de cette monarchie, à laquelle par conséquent il s'intéressait. Son grand objet était de l'engager à des tentatives pour recouvrer quelque partie de ce qu'elle avait perdu en Italie, dont le temps lui paraissait favorable pour y réussir par l'occupation de l'empereur en Hongrie, et la haine des princes d'Italie. Il sentait bien aussi que l'Espagne était trop faible pour l'entreprendre sans secours, et qu'elle n'en pouvait espérer que de la France; qu'il fallait donc ménager le régent pour l'engager à ce secours, mais en même temps ne pas abandonner les vues de retour, en cas de malheur en France. Des projets si contraires n'étaient pas aisés à concilier. Tous deux étaient persuadés que les Français, fâchés de voir l'Espagne entre les mains d'un Italien, ne songeaient qu'à le faire chasser, et que Louville n'avait été envoyé que pour cela à Madrid, quoique sous d'autres prétextes. Albéroni, qui connaissait les dispositions du gouvernement de France à son égard, avait pris son parti là-dessus, et n'en pressait que plus vivement sa promotion pour s'acquérir un état solide, et se maquer après des ennemis de sa fortune.

Aldovrandi, qui des affres des prisons du château Saint-Ange, dont il avait frisé la corde à Rome, était parvenu à faire goûter au pape les raisons de son voyage, et à entrer après dans sa confiance, s'était habilement servi de la connaissance qu'il avait de son esprit, pour le conduire par degrés à la promotion d'Albéroni, et à rendre vaines les machines del Giudice et de ses autres ennemis. Il en obtint l'assurance, mais il manda à Albéroni qu'il n'y devait pas compter tant qu'il n'y aurait comme alors qu'un seul chapeau vacant; que l'attente ne serait pas longue par l'âge et les infirmités de plusieurs cardinaux; que le pape craignait trop l'empereur pour lui donner ce sujet de plainte, surtout d'empêcher que le roi d'Espagne ne donnât sa nomination à aucun Espagnol, et ne fit instance au pape de la remplir; qu'il fallait éviter la promotion des couronnes, et faire qu'il parût que la sienne vint uniquement du pur mouvement du pape, pour cela presser l'arrivée du secours maritime pour le secours des États d'Italie contre les Turcs, et faciliter l'accommodement entre les cours de Rome et de Madrid, enfin garder sur toutes ces choses le plus profond secret. Ce qu'il ne cessait point de lui répéter, c'était de cultiver la bonne intelligence avec Aubenton, estimé au dernier point du pape et des cardinaux Imperiali, Sacripanti, Albani, les trois non nationaux, les plus déclarés contre la France. Il y pouvait ajouter Fabroni avec qui ce jésuite avait fait seul la constitution Unigenitus avec l'art, la dextérité, le secret; et la violence sur le pape et tout Rome qui ont été racontés en leur lieu. Aldovrandi relevait l'admiration du pape pour la reine, dont il espérait tout pour le prompt secours maritime, qu'il était de la prudence d'Albéroni de maintenir; le pressait de faire hiverner la flatte en Italie, et déplorait la situation du pape qui ne lui permettait pas de faire ce qu'il voulait. Toute affaire d'Espagne était subordonnée, ou passait en faveur de cette promotion, qui était la surnageante et la plus capitale. Enfin Acquaviva et Aldovrandi représentèrent si fortement au pape qu'il n'obtiendrait rien d'Espagne en aucun genre que moyennant cette promotion, que Sa Sainteté qui s'était contentée de prendre là-dessus quelque engagement avec Aldovrandi en air de confidence, en prit un effectif avec Acquaviva, à qui il dit dans une audience qu'il pouvait écrire positivement à Madrid qu'elle était déterminée à faire pour Albéroni ce que la reine lui demandait, et qu'il n'était plus question que de la manière de l'exécuter.

La difficulté, on l'a déjà dit, c'est qu'il n'y avait qu'un chapeau vacant que le pape destinait à un sujet protégé par l'empereur. On croyait qu'il regardait Borromée dont la mère avait épousé Ch. Albani, neveu du pape, qui prétendait par là compenser la promotion de Bissy, faite pour la France. Il fallait de plus satisfaire la France en même temps que l'Espagne en élevant de son pur mouvement deux sujets à la pourpre, nationaux ou agréables aux couronnes, et ces ménagements demandaient la vacance de trois chapeaux. On consolait le premier ministre par la considération de sept cardinaux de plus de quatre-vingts ans, et d'onze de plus de soixante-dix, sans ce qui pouvait arriver à de plus jeunes. On l'assurait qu'il y avait tout à espérer pour lui de la chute des feuilles. On l'avertissait surtout de faire accorder au pape la condition réciproque, qui était un engagement du roi d'Espagne de différer sa nomination de couronne, et d'être longtemps sans en parler après la promotion d'Albéroni.

Une aventure très imprévue et fort subite pensa déconcerter des mesures si bien prises. Molinez, doyen de la rote, dont il était auditeur pour l'Espagne et chargé des affaires de cette couronne à Rome, logeait, depuis longtemps qu'il y était seul ministre de cette couronne, dans le palais qui lui appartenait et qui était dans la place qui en avait pris le nom de place d'Espagne. Il s'y était fortifié d'un nombre de braves à la solde d'Espagne contre les violences des Impériaux qui menaçaient de s'emparer par force de ce palais, comme appartenant à l'empereur. Molinez déchargé des affaires d'Espagne qui avaient été confiées au cardinal Acquaviva, accoutumé à demeurer dans son propre palais, était resté dans celui d'Espagne avec ses braves. Arriva la victoire du prince Eugène qui transporta les Impériaux et le peuple de Rome; ils promenèrent par les rues divers signes de victoires, entre antres un char à la manière de ceux des anciens triomphes. Cette machine, accompagnée des Impériaux, de beaucoup de peuple et des sbires, passa dans la place et devant le palais d'Espagne. Soit que Molinez eût peur qu'à la faveur de cette allégresse et de cette foule, on entreprît de s'emparer du palais d'Espagne, ou qu'il prît seulement ce passage devant sa porte pour une insulte, il fit charger et dissiper tout cet accompagnement. Le pape qui se faisait gloire de retrancher aux ambassadeurs les franchises qui avaient fait tant de bruit autrefois, entra dans une telle colère qu'il envoya sur-le-champ Aldovrandi au cardinal Acquaviva lui dire de suspendre sa dépêche à Madrid, et de n'y rien mander de l'assurance qu'il lui avait donnée peu de jours auparavant.

Acquaviva sans s'étonner manda au pape par le même prélat que sa dépêche était écrite, qu'il l'enverrait sans y rien changer, parce qu'il savait que le pape serait content. Il pria Aldovrandi de savoir du pape quelle satisfaction il prétendait. La négociation finit presque aussitôt qu'elle commença. Le pape demanda que l'espèce de milice qui gardait le palais d'Espagne fût congédiée, et que les sbires pussent passer librement dans la place d'Espagne; et Acquaviva, de son côté, demanda que le pape fît respecter le palais d'Espagne comme les autres palais de Rome, et qu'il fît passer les sbires dans les quartiers des autres ministres étrangers, de même que dans celui d'Espagne. Ces quatre conditions respectives furent accordées, et le pape confirma l'assurance qu'il avait donnée pour Albéroni Acquaviva fit valoir en Espagne le service qu'il avait rendu à Albéroni, et il avait vendu cher ce qui dans le fond n'était rien, par ce qu'il saurait des intentions du roi d'Espagne sur les franchises. Ce cardinal faisait pour soi en même temps que pour le premier ministre. Les Espagnols qui étaient à Rome murmuraient de sa facilité pour plaire au papa, aux dépens des affaires du roi d'Espagne. Don Juan Diaz, agent d'Espagne à Rome, était celui qui en parlait le plus haut. Acquaviva saisit ce moment pour demander qu'il fût rappelé, et que la reine lui écrivît en approbation de sa conduite de manière qu'il pût montrer sa lettre au pape. Tout son objet, disait-il, était de servir Albéroni auprès du pape, pour quoi il fallait que lui-même fût soutenu. Il disait qu'Aldovrandi méritait là-dessus toute la protection du roi et de la reine, et qu'étant dans la première estime et confiance du pape, il aurait seul son secret pour négocier sur les différends d'entre les deux cours, et il insistait pour aplanir les difficultés qui retardaient son retour et l'exercice de sa nonciature en Espagne; ainsi il le servait dans cette cour de tout son pouvoir, comme il vantait au pape l'empressement d'Albéroni à lui procurer à temps les secours maritimes qu'il désirait avec impatience.

Si je m'arrête avec tant de détail à tous ces manèges et ces intrigues, c'est qu'ils me semblent curieux et instructifs par eux-mêmes. Ils montrent au naturel quel est un premier ministre tout-puissant, un roi qui s'en laisse enfermer et gouverner, ce que peut le but d'un chapeau, quelle est la confiance due à un confesseur jésuite, et la part que le prince doit laisser prendre à son épouse, surtout en secondes noces, en ses affaires. D'ailleurs les personnages de ce triumvirat ont fait tant de bruit dans le monde, et tant de personnages divers, que ce qui les regarde ne peut être indiffèrent à l'histoire. Pour Acquaviva, je n'en parle que par la nécessité de la liaison avec les trois principaux, dont deux sont devenus cardinaux, et le troisième mourait d'envie de l'être, et l'a souvent bien espéré. Ces récits découvrent encore ce que c'est que d'admettre des prêtres dans les affaires et dans les conseils. Acquaviva fut averti par d'Aubenton qu'il se perdrait en Espagne s'il continuait à penser et à agir comme il faisait sur les affaires de France à l'égard de la constitution Unigenitus. Il reçut en même temps un ordre du roi d'Espagne de se conformer là-dessus à tout ce qui pouvait plaire au pape. Il n'en fallut pas davantage à Acquaviva pour changer de camp contre ses propres lumières en matière de doctrine et pour rompre tout commerce avec le cardinal de Noailles. Telle est la morale et la foi de nos prélats d'aujourd'hui et de ceux qui veulent l'être. Je ne le dis pas sans [le] savoir et sans l'avoir vu et revu bien des fois.

Albéroni fidèle à ses vues et à ses maximes, et bien instruit de celles de Rome, ne s'appliquait qu'à bien persuader le pape qu'il était le seul ministre du roi d'Espagne, le seul à qui tout son pouvoir fût confié sans réserve, le seul à qui on pût s'adresser pour en recevoir des grâces. Ces principes bien établis et souvent réitérés, il vantait ses intentions et son zèle, mais il protestait que le tout serait inutile, si le pape ne prenait de promptes résolutions; il promettait s'il était assisté, c'était à dire élevé à la pourpre, que le pape aurait avant la fin de mars à ses ordres une forte escadre bien équipée dans un port de l'État de Gênes, mais qu'il exigeait aussi l'entière confiance du pape, et qu'il regarderait comme offenses toutes démarches indirectes, toutes instances faites par d'autres voies que par lui; et pour colorer sa jalousie, il attribuait ces démarches indirectes à l'ignorance de la forme et du système présent du gouvernement d'Espagne. Aubenton par ses lettres renchérissait encore plus sur le grand et unique pouvoir résidant uniquement dans le premier ministre. Il assurait le pape que le secours que Sa Sainteté désirait, dépendait absolument de lui, que le projet qu'il avait fait pour l'envoyer serait infailliblement exécuté s'il en usait bien à son égard, c'est-à-dire s'il lui envoyait la barrette. Mais aussi qu'elle ne devait espérer ni secours contre les Turcs, ni accommodement des différends entre les deux cours, si elle ne donnait à la reine d'Espagne la satisfaction qu'elle demandait avec tant de désir et d'ardeur. Il faisait entendre clairement à ses amis de Rome que c'était par ordre qu'il écrivait si positivement, et il prétendait en même temps donner par là une preuve de son intime union avec Albéroni, et démentir sur cela les bruits et les gazettes. Albéroni avait bien des ennemis à Rome, et beaucoup de cardinaux indignés de la prostitution de leur pourpre à un sujet tel que lui. Giudice, qui publiait qu'il s'y en irait bientôt, y remuait contre lui toutes sortes de machines, et ne gardait aucunes mesures sur sa personne dans ses discours ni dans ses lettres. Albéroni ripostait avec le même emportement, et ne cessait de l'accuser de la plus noire ingratitude envers la reine, d'assurer nettement que la cause de cette princesse et la sienne était la même, et que la conduite de Giudice était si décriée que Cellamare lui-même n'hésitait pas là-dessus. Il avait envoyé à Rome les copies des lettres que Cellamare lui avait écrites sur la disgrâce de son oncle, et la bassesse de Cellamare avait été au point d'avoir mandé à plusieurs personnes à Rome, que dans le naufrage de sa maison il avait tâché de sauver sa petite barque en prenant le bon parti.

Giudice parlait et écrivait d'Albéroni comme du dernier des hommes. Il se plaignait aussi d'Aldovrandi, comme ayant parlé contre lui à Rome pour plaire à Albéroni. Ils se reprochaient réciproquement ingratitudes et perfidies, et avaient tous raison à cet égard. Le premier ministre chargeait Giudice des fâcheux bruits répandus à Madrid contre la reine, et nouvellement d'avoir publié qu'elle avait fait venir à Madrid l'argent venu par les derniers galions, pour en envoyer une grande partie à Parme. Quelque semblant qu'Albéroni fît d'être fermement certain que tout l'enfer déchaîné contre lui ne lui pourrait nuire, et de rehausser cette confiance d'un air de philosophie qui lui faisait dire qu'il ne demeurait chargé de tant d'envie et du poids des affaires que par attachement pour le roi et la reine et pour le bien de l'État, il craignait mortellement, tout ce qui pouvait avoir accès auprès de la reine. Elle avait enfin fait venir à Madrid le mari de sa nourrice et leur fils capucin. La nourrice était fine, adroite, et ne manquait ni de sens ni de hardiesse. Son mari était un stupide paysan, leur fils un fort sot moine, mais pétri d'ambition, qui ne comptait pas sur moins que gouverner l'Espagne. La reine, qui avait souvent demandé au duc de Parme un musicien nommé Sabadini qu'elle avait fort connu, en avait écrit avec tant de volonté, que le duc de Parme lui promit de le faire partir dès que le prince électeur de Bavière serait parti de Plaisance. Albéroni craignait horriblement la présence de Sabadini, dont il avait plusieurs fois rompu le voyage par le duc de Parme. Il lui écrivit donc aigrement sur sa faiblesse, et l'envoi du capucin et de son père, et mit tout en œuvre auprès de lui pour arrêter en Italie Sabadini, duquel il prenait de bien plus vives alarmes.

Suite
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Il s'agit probablement de Paul Methuen qui avait négocié, en 1703, entre l'Angleterre et le Portugal le traité qui a donné à l'Angleterre une si grande influence dans le Portugal et les colonies portugaises.