1716
[Albéroni] compte sur l'appui de l'Angleterre; reçoit avis de Stanhope d'envoyer quelqu'un de confiance veiller à Hanovre à ce qu'il s'y traitait avec l'abbé Dubois. — Pensées des étrangers sur la négociation d'Hanovre. — Les Impériaux la traversent de toute leur adresse, et la Suède s'en alarme. — Affaires de Suède. — Pernicieuse haine d'Albéroni pour le régent. — Esprit de retour en France, surtout de la reine d'Espagne. — Sages réflexions d'Albéroni sur le choix, le cas arrivant. — Quel était M. le duc d'Orléans sur la succession à la couronne. — Affaire du nommé Pomereu. — Mme de Cheverny gouvernante des filles de M. le duc d'Orléans. — Livry obtient pour son fils la survivance de sa charge de premier maître d'hôtel du roi. — Effiat quitte le conseil des finances et entre dans celui de régence. — Honneurs du Louvre accordés à Dangeau et à la comtesse de Mailly par leurs charges perdues. — Origine de cette grâce à leurs charges. — Ce que c'est que les honneurs du Louvre. — Style de la république de Venise écrivant au Dauphin; d'où venu. — Entreprise de la nomination du prédicateur de l'Avent devant le roi. — M. de Fréjus officie devant le roi sans en dire un seul mot au cardinal de Noailles. — Abbé de Breteuil en tabouret, rochet et camail, près du prie-Dieu du roi, comme maître de la chapelle, condamné de cette entreprise comme n'étant pas évêque. — Quel fut le P. de La Ferté, jésuite. — L'abbé Fleury, confesseur du roi. — Mort de la duchesse de Richelieu et de Mme d'Arnemonville. — Mort et caractère du maréchal de Châteaurenaud. — Belle anecdote sur le maréchal de Coetlogon. — Mort de la duchesse d'Orval. — Mort de d'Aguesseau, conseiller d'État; son éloge. — Saint-Contest fait conseiller d'État, en quitte le conseil de guerre. — L'empereur prend Temeswar; perd son fils unique. — La duchesse de Saint-Aignan va trouver son mari en Espagne avec trente mille livres de gratification. — Mort, caractère et famille de M. d'Étampes. — Mort de la comtesse de Roucy. — Mort de Mme Fouquet; sa famille. — Force grâces au maréchal de Montesquiou, au grand prévôt, aux ducs de Guiche, de Villeroy, de Tresmes, et au comte de Hanau. — Le duc de La Force vice-président du conseil des finances. — Augmentation de la paye de l'infanterie. — Caractère de Broglio, fils et frère aîné des deux maréchaux de ce nom. — Le duc de Valentinois reçu au parlement, où les princes du sang ni bâtards n'assistent point. — Mariage du fils unique d'Estaing avec la fille unique de Mme de Fontaine-Martel, et la survivance du gouvernement de Douai. — Bonneval obtient son abolition en épousant une fille de Biron. — Dispute entre les grands officiers de service et le maréchal de Villeroy, qui, comme gouverneur du roi, prétend faire leur service et le perd. — Grande aigreur entre les princes du sang et bâtards sur les mémoires publiés par les derniers. — Étonnante apathie de M. le duc d'Orléans. — Ma façon d'être avec le duc de Maine et le comte de Toulouse.
La grande ressource d'Albéroni, à son avis, était l'appui qu'il se promettait de l'Angleterre et de son commerce secret et direct avec Stanhope. Ce ministre l'avait averti d'envoyer à la Haye quelqu'un de confiance pour veiller aux intérêts du roi d'Espagne, dans une crise où il s'agissait d'un nouveau système pour l'Europe. On prétend qu'Albéroni fit part de l'avis au duc de Parme. Il ne se fiait à aucun Espagnol, et fit nommer Beretti Landi à l'ambassade de la Haye; mais comme en ce même moment Claudio Ré, que le duc de Parme tenait à Londres en qualité de secrétaire, reçut ordre de ce prince de se rendre à Hanovre, on se persuada que c'était pour y être chargé de la confiance d'Albéroni, sous le prétexte de solliciter le roi d'Angleterre d'obtenir de l'empereur d'admettre à son audience l'envoyé de Parme, et de le détourner de presser le mariage de la princesse de Modène avec le prince Ant. de Parme, que le duc son frère disait n'avoir pas moyen de l'apanager pour faire cette alliance. Le dessein d'Albéroni, en se rendant maître du négociateur pour l'Espagne, était de se réserver l'honneur de traiter et de finir à Madrid l'essentiel de la négociation.
Tout le monde avait les yeux ouverts sur l'alliance qui se traitait entre la France et l'Angleterre. Les étrangers la regardaient comme un sujet de division entre le roi d'Espagne et le régent; ils publiaient qu'il y en avait beaucoup déjà entre eux. L'empereur la craignait dans la prévoyance que, lorsque les Anglais et les Hollandais seraient sûrs de la France, leur attachement à ses intérêts diminuerait beaucoup. Ainsi ses ministres la traversaient de tout leur possible. Il y avait à Paris un baron d'Hohendorff fort attaché au prince Eugène, dont il avait été aide de camp pendant la dernière guerre. Il se prétendait autorisé de lettres de créance de l'empereur qu'il avait même montrées du temps que Penterrieder était à Paris comme secrétaire de l'empereur, et véritablement chargé de ses affaires. Cet Hohendorff avait même alors proposé au régent une alliance avec l'empereur, qui n'avait pas eu de suite. Cet homme ne cessait d'échauffer la vivacité de Stairs, d'ailleurs si contraire au traité, parce qu'il avait été tiré de ses mains pour être porté à la Haye puis à Hanovre entre Stanhope et l'abbé Dubois, et parce qu'il baissait la France. Hohendorff lui disait continuellement que le régent tromperait les Anglais, et que le Prétendant ne sortirait point d'Avignon. On excitait d'un autre côté la Suède, à qui on persuadait faussement que la France sacrifierait ses intérêts au roi d'Angleterre, et lui garantirait la possession de Brème et de Verden qu'il lui avait usurpés, tellement que l'ambassadeur de Suède, qui, de tout temps, était attaché à la France, en prit des impressions qui lui firent tenir des discours peu mesurés. Les affaires du roi son maître prenaient une face plus riante. Ses ennemis avaient assemblé de grandes forces pour faire une descente dans la province de Schonen, et envahir après la Suède : le czar était à Copenhague en dessein de passer la mer, et de commander cette expédition. Il s'y brouilla avec le roi de Danemark, au point que l'entreprise fut différée au printemps, les troupes renvoyées et les dépenses inutiles, qui avaient été fort à charge au Danemark; le roi de Suède n'en put profiter. Il avait des troupes, mais ni argent ni marine: il voulut acheter quelques vaisseaux en France et en Hollande, où était pour lors le baron de Goertz qui était chargé de ses finances, et qu'il y avait envoyé. Il lui dépêcha donc un officier, et un autre au baron Spaar, son ambassadeur en France pour cet achat. Il envoya par cette voie ordre à Spaar de cultiver les bannes dispositions de la France, de lui persuader qu'il voulait la paix, et de presser le payement des subsides qu'elle lui donnait. Il n'osait même avec ses ministres s'expliquer qu'en termes généraux sur ses desseins secrets, tant les bruits dont on vient de parler lui faisaient craindre un trop entier engagement de la France avec l'Angleterre.
Quelque désir qu'eût l'Espagne de prendre avec cette dernière couronne des liaisons particulières, Albéroni ne voulait faire avec elle de traité que totalement séparé et détaché de celui de la France. Les vues sur l'avenir, et sur lesquelles il évitait soigneusement de s'expliquer, ne convenaient point avec une alliance commune. Persuadé que le régent ne lui pardonnerait pas, il ne cessait d'assurer le roi et la reine d'Espagne qu'ils ne devaient jamais compter sur la bonne foi ni sur les paroles de ce prince. Il n'ignorait pas que le génie et les désirs de cette princesse étaient entièrement tournés vers le trône de France en cas de malheur. Elle sentait l'importance de cacher ce sentiment pour ne pas s'exposer à perdre le certain pour l'incertain, et [craignait] ce que penseraient les Espagnols, et ce qu'ils diraient, si, après ce qu'ils avaient fait et souffert depuis quinze ans pour soutenir leur roi sur le trône, il les exposait par son abandon à recevoir un nouveau roi de la main des Anglais et des Hollandais. Albéroni lui disait que ces deux puissances disposeraient absolument des couronnes de France et d'Espagne, et que c'était pour cela que M. le duc d'Orléans n'oubliait rien pour les gagner. Albéroni néanmoins réfléchissait quelquefois sur le danger qu'il y aurait pour le roi et pour la reine à changer de couronne, encore plus pour lui-même. Il se représentait les Français turbulents volages, hardis; il était agité de la multitude des princes du sang capables avec le temps d'inquiéter le souverain, et qui deviendraient comme des chevaux indomptés et sans bride ni frein, si la minorité durait: le parlement de Paris lui paraissait devenu, comme autrefois, le correctif et le fléau de l'autorité royale. Il concluait de ces réflexions que, si la monarchie d'Espagne pouvait se rétablir, le roi d'Espagne aurait fort à balancer sur le choix d'un royaume qu'il acquerrait et qu'il gouvernerait très difficilement, ou d'un autre dont il était en possession, qu'il pouvait gouverner despotiquement et comme en dormant. En effet, il n'y a point de pays où la soumission soit plus entière qu'en Espagne, ni où la volonté et l'autorité du roi sait plus affranchies de toutes farines, ni plus à couvert de toute résistance.
Tandis qu'on était si intérieurement occupé en Espagne des futurs contingents, je puis dire avec la plus exacte vérité que c'est la chose dont M. le duc d'Orléans le fut toujours le moins. Il est des vraisemblances qui n'ont aucune vérité, et des vérités qui n'ont point de vraisemblances. Celle-ci est de ce nombre au premier degré, et je ne crois pas que, depuis qu'il est dans l'univers des monarchies héréditaires, aucun héritier collatéral immédiat s'en soit moins soucié, y ait moins pensé, qui ait plus sincèrement désiré que la succession ne s'ouvrit point; dirai-je tout, et le croira-t-on? qui ait été moins touché, plus embarrassé, plus importuné de porter la couronne. Jamais en aucun temps rien même d'indirect là-dessus; jamais quoi que ce soit sur cette matière dans aucun des conseils; et si quelquefois l'indispensable connexité des affaires étrangères l'ont amené dans le cabinet du régent entre deux au trois de ses plus confidents, elle ne s'y traitait précisément que par nécessité, simplement, courtement, même avec une sorte de contrainte sans parenthèses, sans rien d'inutile, comme on aurait raisonné sur la succession d'Angleterre ou de l'empereur. Les plus familiers connaissaient si bien M. le duc d'Orléans sur ce sujet, qu'il n'est arrivé à pas un d'eux de laisser échapper devant lui aucune sorte de flatterie là-dessus. Je suis peut-être celui avec qui cela a le plus été traité tête à tête avec lui à propos de sa conduite, des affaires étrangères, dont il me disait tout ce qui ne passait pas au conseil, à propos encore des finances et de la constitution. À la vérité il ne voulait pas perdre son droit. Je l'y fortifiais même; mais il n'en était touché que du côté de son honneur et de sa sûreté, desquels il ne se pouvait agir que le malheur ne fût arrivé, considérations qui au contraire le lui faisaient craindre. Alors nous nous en parlions comme de toute autre sorte d'affaire importante. Il ne se cachait pas de moi ainsi tête à tête; et je le connaissais trop pour qu'il y eût réussi. Jamais je ne l'ai surpris an aucun chatouillement là-dessus, aucun air de joie, aucune échappée flatteuse, jamais [à] en prolonger le raisonnement. Je n'outrerai rien quand je dirai que cela allait à l'insipidité et à une sorte d'apathie, que je sens qui m'aurait impatienté. Si le fils de Mgr le duc de Bourgogne m'eût été moins tendrement et précieusement cher, et qu'il se fût agi de succéder à un autre.
On a vu plusieurs fois dans ces Mémoires que le feu roi avait fait du lieutenant de police de Paris, une espèce de ministre secret et confident, une sorte d'inquisiteur dont les successeurs de La Reynie, par qui commencèrent ces fonctions importantes, mais obscures, étendirent beaucoup le champ pour se donner plus de relations avec le roi, et cheminer mieux vers l'importance, l'autorité, la fortune. Le régent, moins autorisé que le feu roi, et qui avait plus de raisons que lui d'être informé et d'arrêter les intrigues, trouva dans cette place Argenson, qu'on a vu qui avait su se faire valoir à lui de l'affaire du cordelier, amené par M. de Chalais, et en avait, je crois, à bon marché, acquis les bonnes grâces. Argenson, qui avait beaucoup d'esprit, et qui avait désiré cette place comme l'entrée, la base et le chemin de sa fortune, l'exerçait très supérieurement, et le régent se servit de son ministère avec beaucoup de liberté. Le parlement, qui n'était attentif qu'à faire valoir partout son autorité, pour le moins comme en compétence avec celle du régent, souffrait avec impatience ce qu'il appelait les entreprises de la cour. Il voulait se dédommager du silence qu'il avait été forcé de garder là-dessus sous le dernier règne, et reprendre aux dépens du régent tout ce qu'il avait perdu sur les fonctions de la police, dont il est le supérieur. Le lieutenant de police lui en est comptable, jusque-là qu'il en reçoit les ordres, même les réprimandes à l'audience publique, debout et découvert à la barre du parlement, de la bouche du premier président ou de celui qui préside, qui ne l'appelle ni maître ni monsieur, mais nûment par son nom, quoique le lieutenant de police se soit trouvé les recevoir étant alors conseiller d'État. Le parlement voulut donc humilier d'Argenson qu'il haïssait du temps du feu roi, donner au régent une dure et honteuse férule, préparer pis à son lieutenant de police, faire parade et preuve de son pouvoir, en effrayer le public, et s'arroger celui de borner celui du régent.
Argenson s'était souvent servi sous l'autre règne, et quelquefois depuis, d'un drôle intelligent et adroit, qui était fort à sa main, et qui se nommait Pomereu, pour des découvertes, pour faire arrêter des gens, et quelquefois les garder chez lui quelque temps. Le parlement crut avec raison qu'en faisant arrêter cet homme sous d'autres prétextes, il trouverait le bout d'un fil qui le conduirait en bien des tortuosités curieuses et secrètes qui donneraient beau jeu à son dessein, et le parerait en même temps lui-même de la protection de la sûreté publique, contre la tyrannie des enlèvements obscurs et des chartres privées. Il se servit pour cela de la chambre de justice pour y paraître moins, mais composée de ses membres, qui souffla si bien les procédures de peur d'être arrêtée en chemin, que le premier soupçon qu'on en put avoir fut d'apprendre que Pomereu était par arrêt de cette chambre dans les prisons de la Conciergerie, qui sont celles du parlement. Argenson, qui en eut l'avis tout aussitôt, alla au moment même trouver le régent, qui à l'instant fit expédier une lettre de cachet, avec laquelle il envoya main-forte pour tirer Pomereu de prison, si le geôlier faisait la moindre difficulté de le remettre aux porteurs de la lettre de cachet, lequel n'en osa faire aucune. L'exécution fut si prompte que cet homme ne fut pas une fleure dans la prison, et que ceux qui l'y avaient mis n'eurent pas le temps d'ouvrir un coffre de papiers, qui avait été transporté avec lui à la Conciergerie, et qu'on eut grand soin d'emporter en l'en tirant. En même temps on écarta, et on mit à couvert tout ce qui pouvait avoir trait à cet homme, et aux choses où il avait été employé. On peut juger du dépit du parlement de se voir si hautement et si subitement enlever une proie dont il comptait faire un si grand usage; il n'oublia donc rien pour émouvoir le public par ses plaintes et par ses cris contre un tel attentat à la justice. La chambre de justice députa au régent qui se moqua d'elle, en permettant gravement aux députés de faire reprendre leur prisonnier, mais sans leur dire un seul mot sur sa sortie de prison. Il était dans Paris en lieu où on ne craignait personne. La chambre de justice sentit la dérision et cessa de travailler. Elle crut embarrasser le régent, mais c'eût été à leurs propres dépens. Cela ne dura qu'un jour au deux. Le duc de Noailles alla leur parler; ils comprirent qu'il n'en serait autre chose; que s'ils s'opiniâtraient on se passerait d'eux, et qu'on aurait d'autres moyens d'exécuter ce qu'on [avait] entrepris contre les gens d'affaires. Ils se remirent à travailler, et le parlement en fut pour sa levée de bouclier, et n'avoir montré que sa mauvaise volonté et en même temps son impuissance.
M. le duc d'Orléans nomma gouvernante de mesdemoiselles ses filles Mme de Cheverny dont le mari était déjà gouverneur de M. le duc de Chartres. Ils en étaient l'un et l'autre fort capables, et la naissance et les emplois précédents de Cheverny honorèrent fort ces places qu'ils voulurent bien accepter.
Livry, premier maître d'hôtel du roi, obtint pour son fils la survivance de sa charge, et de conserver un brevet de retenue de quatre cent cinquante mille livres qu'il avait dessus.
Effiat, ravi d'abord d'être quelque chose, trouva enfin son mérite peu distingué par la vice-présidence du conseil des finances. Il n'y voulut plus demeurer, mais entrer dans celui de régence à la dernière place. M. le duc d'Orléans eut la pitoyable facilité de le lui accorder, à la grande satisfaction de ses bons amis le duc du Maine, le maréchal de Villeroy et le chancelier. Personne ne s'en douta que lorsque cela fut fait.
Ce prince, dont la facilité se pouvait appeler un dévoiement, accorda les honneurs du Louvre leur vie durant à Dangeau et à la comtesse de Mailly, qu'ils avaient perdus avec leurs charges de chevalier d'honneur et de dame d'atours par la mort de la dernière Dauphine. Le feu roi les leur avait donnés avec ces charges, n'y ayant lors ni reine ni Dauphine. C'en fut le premier exemple, qu'ils durent à Mme de Maintenon. Il n'y avait jamais eu que chez la reine où ces charges donnassent ces honneurs, et encore fort nouvellement; et je doute même que cela ait été du temps de la reine mère, avant le mariage du roi son fils, tout au plus avant sa régence. Pour chez les Dauphines, il n'y en avait point eu depuis la mort de François Ier jusqu'au mariage de Monseigneur; car la trop fameuse Marie Stuart, qui la fut un moment, garda et communiqua à François Ier, son mari, Dauphin, le nom et le rang de reine et de roi d'Écosse en l'épousant; d'où vient, pour le dire en passant, que la république de Venise a conservé de là l'usage, en écrivant à nos Dauphins, de les traiter à la royale, et de suscrire leur lettre au roi dauphin.
On a vu en son lieu, ici, à propos de Mme de Maintenon, qu'au mariage de Monseigneur elle voulut avoir une dame d'honneur de sa confiance; que pour cela on fit passer la duchesse de Richelieu, dame d'honneur de la reine, à Mme la Dauphine; que pour payer sa complaisance on fit présent au duc de Richelieu de la charge de chevalier d'honneur, avec permission dès lors de la vendre tout ce qu'il en pourrait trouver; que Mme de Maintenon voulut un titre pour se recrépir, et qui l'approchât de la Dauphine sans la contraindre pour le service; que pour cela il y eut pour le premier exemple deux dames d'atours: la maréchale de Rochefort pour l'être en effet, et Mme de Maintenon pour en avoir le nom. Ainsi le chevalier d'honneur et la première dame d'atours se trouvant avoir par eux-mêmes les honneurs du Louvre, Mme de Maintenon, à titre de seconde dame d'atours, les prit modestement, sous prétexte de l'éloignement des cours où tous les carrosses entrent de l'appartement qu'elle occupait dès lors, et qu'elle n'a jamais changé, sur le palier du grand degré vis-à-vis celui du roi. Ces honneurs du Louvre ne sont rien autre chose que le privilège d'entrer dans son carrosse, ou en chaise avec des porteurs de sa livrée, dans la cour réservée où il n'entre que les carrosses et les porteurs en livrée des gens titrés. M. de Richelieu vendit bientôt après sa charge de chevalier d'honneur cinq cent mille livres à Dangeau. La charge était bien supérieure à celle de dame d'atours. Mme de Maintenon, toujours modeste, se piqua d'honneur sur les honneurs du Louvre qu'elle avait, et les fit donner à Dangeau. Au mariage de Mgr le duc de Bourgogne, Mme de Dangeau était déjà une des favorites de Mme de Maintenon, qui la fit première dame du palais, rendre à son mari pour rien la charge de chevalier d'honneur qu'il avait perdue à la mort de Mme la Dauphine, et donner celle de dame d'atours à la comtesse de Mailly, fille de son cousin germain, qu'elle avait élevée chez elle comme sa nièce, et gardée jusqu'au mariage de M. le duc de Chartres, qu'elle la fit dame d'atours, pour le premier exemple d'une petite-fille de France, comme on l'a vu en son lieu. En même temps qu'elle fit rendre à Dangeau les honneurs du Louvre, sur son exemple à elle, elle les fit donner à la comtesse de Mailly. C'était une grâce de peu d'usage pour ces deux personnes. Dangeau était dans une grande vieillesse et hors de gamme par le total changement de la cour, ne sortait presque plus de chez lui, ni sa femme non plus, très pieuse et très retirée; et la comtesse de Mailly tombée tout à fait dans l'obscurité, et passant sa vie au fond de la Picardie, d'où elle ne revint que pour être dame d'atours de la reine, par l'intrigue de ses enfants sans qu'elle y eût même pensé. Mais c'était pourtant une grâce qu'ils ne méritaient pas de M. le duc d'Orléans. Tous deux lui étaient fort apposés. Dangeau, avec toute sa fadeur et sa politique, ne peut se contenir là-dessus dans l'espèce de gazette qu'il a laissée, dont on parlera ailleurs. Il n'avait jamais été de rien; mais son commerce et sa société à la cour du feu roi n'était qu'avec tout ce qui était le plus contraire à M. le duc d'Orléans. C'était plaire alors, et le bon air. Son attachement servile à Mme de Maintenon, et à tout ce qu'elle aimait, celui de Mme de Mailly à cette tante, leur avaient fait épouser ses passions, desquelles après ils ne purent se défaire.
La fête de la Toussaint fit du bruit et des querelles. Le roi entend ce jour-là une grand'messe pontificale, vêpres et le sermon l'après-dînée. Celui qui le fait prêche l'Avent devant le roi, et c'est le grand aumônier qui nomme de droit les prédicateurs de la chapelle. Le cardinal de Rohan, qui n'ignorait ni ne pouvait ignorer l'interdiction des jésuites, en voulut nommer un, mais dont le nom pût soutenir l'entreprise. Il choisit le P. de La Ferté, frère du feu duc de La Ferté, dont la veuve était soeur de la duchesse de Ventadour; et le P. de La Ferté accepta sur la parole du cardinal de Rohan, sans voir ni faire rien dire au cardinal de Noailles. Ce cardinal apprit cette nouvelle aux derniers jours d'octobre, qui jusqu'alors avait été tenue fort secrète. Il n'eut pas peine à comprendre que cette affectation de nommer un jésuite ne pouvait avoir d'objet qu'une insulte, tant à sa personne qu'à sa qualité de diocésain. Rien n'était plus aisé que de la rendre inutile. Il avait interdit les jésuites; il n'y avait qu'à faire signifier au P. de La Ferté une interdiction personnelle de la messe, du confessionnal et de la chaire. Il usait de son droit qui ne pouvait lui être contesté, comme le cardinal de Rohan avait usé du sien, mais avec entreprise contre l'interdiction générale de l'ordinaire [11] , au lieu qu'il n'y aurait eu rien à reprendre dans cette démarche très régulière du cardinal de Noailles. Sa douceur si souvent déplacée, et mal employée, ne voulut pas faire cette manière d'éclat qui n'eût été que la suite forcée de celui qui était déjà fait, et il prit le mauvais parti de nommer un prédicateur pour la chapelle, au lieu du P. de La Ferté, dont il n'avait pas le droit. Le cardinal de Rohan, ravi de lui voir prendre le change, et de n'avoir qu'à soutenir son droit, le maintint de façon qu'il fallut porter la chose devant M. le duc d'Orléans.
Le crédit, où le duc de Noailles était pour lors, l'eût emporté d'un mot, s'il avait voulu le dire; mais dès la mort du roi tout était tourné en lui au personnel, mieux caché auparavant. Il n'avait jamais perdu son grand objet de vue: il voulait être premier ministre. Son crédit, la part que le régent lui donnait de tout, et les commissions qu'il s'en attirait pour tout, lui en augmentaient les espérances; il en voulait ranger les obstacles de tous les côtés. Il frayait déjà avec les cardinaux de Rohan et Bissy, et avec les jésuites; il n'avait donc garde de les choquer pour un oncle dont il n'avait plus besoin, et dont la cause lui pouvait faire embarras, tandis qu'en ne disant mot, et lui laissant démêler cette affaire particulière sans s'en mêler, il se faisait un mérite envers ceux qu'il cultivait, qui pouvait tourner en preuve qu'ils n'avaient rien à craindre de lui sur celle de la Constitution, par conséquent leur ôter l'envie de le traverser et de le barrer dans le chemin au premier ministère. À son défaut M. de Châlons, son autre oncle, intimement uni avec le cardinal son frère, mais qui, en affaires du monde, n'était pas grand clerc, alla nasiller coup sur coup au régent, qui emporté par ses plus vrais ennemis, Mme de Ventadour, le maréchal de Villeroy, Effiat, Besons, son P. du Trévoux, celui-ci sot et point méchant, et qu'il ménageait et traitait tous comme ses amis intimes, décida pour le P. de La Ferté, et le fit prêcher au scandale de tout le monde non confit en cabale de Constitution; car ceux même qui de bonne foi et sans vue de fortune étaient pour la Constitution détestèrent cette entreprise.
M. de Fréjus commença, à la même fête, tout petit garçon qu'il était encore, à montrer les cornes au cardinal de Noailles, et à vérifier la prophétie que le feu roi lui avait faite, lorsqu'à force de reins il lui arracha l'évêché de Fréjus pour l'abbé Fleury: qu'il se repentirait de l'avoir fait évêque. Le roi l'entendait de ses moeurs et de sa conduite; et véritablement alors, qui aurait pu l'entendre autrement? M. de Fréjus dit pontificalement la grand'messe devant le roi sans en demander permission ni en faire la moindre civilité, suivant le droit et la coutume jusque-là non interrompue, au cardinal de Noailles, qui le sentit et le méprisa. L'après-dînée, à vêpres, la duchesse de La Ferté quêta à l'issue du sermon de son beau-frère. Ce fut une autre nouveauté de voir quêter une vieille femme; mais elle voulut par là courtiser la soeur, et le triomphe du cardinal de Rohan sur toutes règles de discipline. Cette même messe fit une autre querelle. L'abbé de Breteuil, mort depuis évêque de Rennes, y parut sur un tabouret, en rochet et camail noir, joignant le prie-Dieu du roi à gauche en avant, comme maître de la chapelle, [charge] qu'il avait achetée du cardinal de Polignac. Les aumôniers du roi, qui sont là debout en rochet avec le manteau noir par-dessus, se plaignirent de cette comparution de l'abbé de Breteuil, et traitèrent son tabouret et son camail d'entreprise, parce qu'il n'était pas évêque. Les plaintes en furent portées à M. le duc d'Orléans qui, perquisition faite, condamna l'abbé de Breteuil. Le cardinal de Rohan ne laissa pas de se trouver embarrassé de soutenir pendant tout l'Avent son entreprise, quoiqu'il en eût eu l'avantage. Il crut qu'après l'avoir remportée, le plus sage était le parti de la modération, mais sans y paraître à découvert. Huit jours après la Toussaint, le P. de La Ferté alla dire à M. le duc d'Orléans qu'il le suppliait de le dispenser de prêcher l'Avent devant le roi, parce qu'il ne voulait point être un sujet de discorde entre le cardinal de Noailles et le cardinal de Rohan. M. le duc d'Orléans le prit au mot avidement, et lui dit qu'il l'en louait fort, et qu'il le soulageait beaucoup. Ce P. de La Ferté avait été séduit au collège, et s'était fait jésuite malgré le maréchal son père, qui fit tout ce qu'il put pour l'en empêcher; et qui n'en parlait qu'avec emportement. Il était grand, très bien fait, très bel homme, ressemblait fort an duc de La Ferté son frère dont il avait toutes les manières, et n'était point du tout fait pour être jésuite. Il était éloquent et savait assez, beaucoup d'esprit et d'agrément; le jugement n'y répondait pas. Il prêchait bien sans être des premiers prédicateurs. On traîna un jour le duc de La Ferté à son sermon, dont après on lui demanda son avis: L'acteur, dit-il, m'a paru assez bon, mais la pièce assez mauvaise. Le P. de La Ferté ne s'était pas toujours bien accordé avec les jésuites; il ne fut pas, je crois, sans repentir de s'être laissé enrôler par eux. Sans ses voeux, il aurait été duc et pair à la mort de son frère, qui ne laissa point d'enfants. À la fin les jésuites et lui, lassés de lui et lui d'eux, le malmenèrent, puis le confinèrent à la Flèche où il vécut peu et tristement, et y mourut encore assez peu âgé. Le cardinal de Noailles interdit les trois maisons des jésuites de Paris, et ôta les pouvoirs au peu à qui il les avait laissés.
En ce même temps l'abbé Fleury, qui avait été sous-précepteur des trois princes fils de Monseigneur jusqu'à la fin de leur éducation, fut nommé confesseur du roi. Le maréchal de Villeroy ni M. de Fréjus n'y voulaient point de jésuite. L'emploi précédent, sans avoir eu part à la disgrâce de M. de Cambrai, l'y porta. Il avait vécu à la cour dans une grande retraite et dans une grande piété toute sa vie, fort caché depuis que son emploi avait cessé. Il n'avait pris aucune part à l'affaire de la Constitution, parce qu'il ne songea jamais à être évêque, et que, n'étant point en place qui l'y obligeât, il aima mieux demeurer en paix à ses études. L'exacte et savante Histoire ecclésiastique qu'on a de lui, et ses excellentes et savantes préfaces en forme de discours au-devant de chacun des livres qui composent ce grand ouvrage, rendront à jamais témoignage de son savoir et de son amour pour la vérité. Il eut peine à consentir à son choix; il [ne] s'y détermina que par l'âge du roi, où il n'y avait rien à craindre, et par le sien, qui lui donnerait bientôt prétexte de se retirer, comme il fit en effet avant qu'il pût avoir lieu de craindre son ministère, pendant lequel il ne parut que pour la pure nécessité.
Mme d'Armenonville mourut de la petite vérole, qui fit sur jeunes et vieux bien du ravage toute cette année. Peu de jours après la duchesse de Richelieu en mourut aussi sans enfants. Elle était fille unique du marquis de Noailles, frère du cardinal et de la duchesse de Richelieu, troisième femme du père de son mari. C'était une très jeune femme, mais de vertu, d'esprit et de beaucoup de mérite, que le bel air de son mari n'avait pas rendue heureuse.
Le maréchal de Châteaurenaud mourut à plus de quatre-vingts ans. C'était un fort homme d'honneur; très brave, très bon homme, et très grand et heureux homme de mer, où il avait eu de belles actions, que le malheur même de Vigo ne put ternir. Avec tout cela, il se peut dire qu'il n'avait pas le sens commun. Son fils unique avait épousé une dernière soeur du duc de Noailles, par où il avait eu la survivance de la grande lieutenance générale de Bretagne qu'avait son père. Trois jours avant sa mort, le duc de Noailles avait furtivement obtenu et fait expédier sur-le-champ un brevet de retenue de cent vingt mille livres pour sa soeur, sur la charge de vice-amiral, qui jamais n'avait été vendue, et qui fut présenté à Coetlogon, premier lieutenant général qui la demanda, qui ne s'attendait à rien moins qu'à cette apparition, et qui n'en voulut pas payer un denier. C'était, aussi bien que Châteaurenaud, un des plus braves hommes et des meilleurs hommes de mer qu'il y eût. Sa douceur, sa justice, sa probité et sa vertu ne furent pas moindres. Il avait acquis l'affection et l'estime de toute la marine, et plusieurs actions brillantes lui avaient fait beaucoup de réputation chez les étrangers. Il avait du sens avec un esprit médiocre, mais fort suivi et appliqué. On fut honteux à la fin de cette espièglerie de brevet de retenue, pour n'en dire pis, et sans lui plus rien demander on lui donna la vice-amirauté. Le duc de Noailles rapporta le brevet de retenue à M. le duc d'Orléans, qui le jeta au feu, et fit donner les cent vingt mille livres aux dépens du roi, que le duc de Noailles fit payer à sa soeur en grand ministre qui ne négligeait rien. Je dépasserai tout de suite le temps de ces Mémoires sur Coetlogon, en faveur de sa vertu et de la singularité du fait.
M. le Duc, devenu premier ministre sous les volontés de Mme de Prie, sa funeste maîtresse, et tous les deux sous la fatale tutelle des frères Pâris, fit, au premier jour de l'an 1724, une promotion de maréchaux de France et une de chevaliers de l'ordre, toutes deux fort ridicules. Il donna l'ordre à Coetlogon, aussi mal à propos qu'il ne le fit point maréchal de France, au scandale de la marine, de toute la France et de tous les étrangers qui le connaissaient de réputation. Coetlogon en fut vivement touché; mais, consolé par le cri public, il n'en fit aucune plainte, et s'enveloppa dans sa vertu et dans sa modestie. Quelques années après, étant fort vieux, il se retira dans une des maisons de retraite du noviciat des jésuites, où il ne pensa plus qu'à son salut par toutes sortes de bonnes oeuvres. Alors d'Antin et le comte de Toulouse, qui avait épousé la veuve de son fils, soeur du duc de Noailles, laquelle en avait eu deux fils, songèrent à faire donner au cadet de ces deux petits-fils de d'Antin tout jeune, la vice-amirauté de Coetlogon, pour, avec l'appui du comte de Toulouse, amiral, son beau-père, voler de là rapidement au bâton de maréchal de France. Ils le proposèrent à Coetlogon, ils lui offrirent tout l'argent qu'il en voudrait tirer; enfin ils lui montrèrent le bâton de maréchal de France, qu'il avait si bien mérité. Coetlogon demeura inflexible, dit qu'il ne vendrait point ce qu'il n'avait pas voulu acheter, protesta qu'il ne ferait point ce tort au corps de la marine de priver de leur fortune ceux que leurs services et leur ancienneté devaient faire arriver après lui. On sut cette généreuse réponse, moins par lui que par les gens qui lui avaient été détachés, et par les plaintes du peu de succès. Le public y applaudit et la marine en fut comblée. Peu après il tomba malade de la maladie dont il mourut.
Son neveu, car il n'avait point été marié, touché de la privation pour sa famille de l'illustration que son oncle avait si bien méritée, fit tant que le comte de Toulouse obtint du cardinal Fleury, premier ministre alors, le bâton de maréchal de France pour Coetlogon qui se mourait, qui ne savait rien de ce que faisait son neveu, et qui n'en pouvait plus jouir. Son confesseur lui annonça cet honneur. Il répandit qu'autrefois il y aurait été fort sensible; mais qu'il lui était entièrement indifférent dans ces moments, où, il voyait plus que jamais le néant du monde qu'il fallait quitter, et le pria de ne lui parler plus que de Dieu, dont il ne fit plus que s'occuper uniquement. Il mourut quatre jours après sans avoir pensé un instant à son bâton. Cette promotion singulière rappela celle de M. de Castelnau, et la fourberie du cardinal Mazarin que le cardinal Fleury s'applaudit d'avoir si bien imitée.
La duchesse d'Orval mourut à quatre-vingt-dix ans. Elle était belle-fille du célèbre Maximilien de Béthune, premier duc de Sully, et belle-soeur du fameux duc de Rohan. M. d'Orval fut chevalier de l'ordre en 1633, et duc à brevet en 1652. Il avait été, dès 1627, premier écuyer de la reine Anne d'Autriche; et il était veuf de la fille du maréchal duc de La Force, duquel mariage le duc de Sully d'aujourd'hui est arrière-petit-fils. La duchesse d'Orval était Harville, soeur de Palaiseau.
D'Aguesseau, conseiller d'État et du conseil royal des finances du feu roi, et de celui des finances d'alors, mourut en même temps à quatre-vingt-deux ans; père du procureur général, qui tôt après fut fait chancelier. C'était un petit homme de basse mine, qui, avec beaucoup d'esprit et de lumières, avait toute sa vie été un modèle, mais aimable, de vertu, de piété, d'intégrité, d'exactitude dans toutes tes grandes commissions de son état par où il avait passé, de douceur et de modestie, qui allait jusqu'à l'humilité, et représentant au naturel ces vénérables et savants magistrats de l'ancienne roche [12] qui sont disparus avec lui, soit dans ses meubles et son petit équipage, soit dans sa table et son maintien. Sa femme était de la même trempe, avec beaucoup d'esprit. Il n'avait aucune pédanterie; la bonté et la justice semblaient sortir de son front. Il avait laissé en Languedoc, où il avait été intendant, les regrets publics et la vénération de tout le mande. Son esprit était si juste et si précis que les lettres qu'il écrivait des lieux de ses différents emplois disaient tout sans qu'on ait jamais pu faire d'extrait de pas une. Je fis tout ce que je pus pour obtenir sa place de conseiller d'État pour Le Guerchois, son gendre, intendant de Franche-Comté, mon ami particulier, depuis bien des années que lui et sa famille m'avaient si bien servi à Rouen dans le procès qu'on a vu en son lieu que j y gagnai contre le duc de Brissac et la duchesse d'Aumont. Je n'en pus venir à bout, parce qu'en même temps Bâville, ce funeste roi de Languedoc plutôt qu'intendant, demanda à se démettre de sa place de conseiller d'État en faveur de Courson, son fils. M. le duc d'Orléans, qui vit la conséquence de l'exemple, et ne voulant pas le refuser, la donna à Saint-Contest, et celle que je demandais à Courson; mais je n'eus pas longtemps à attendre. En même temps les conseillers d'État obligèrent Saint-Contest à quitter le conseil de guerre, pour n'y pas céder aux gens de qualité qui en étaient. On a vu en son temps la naissance de cette rare prétention lorsque La Houssaye, conseiller d'État et intendant d'Alsace, fut nommé en troisième pour le congrès de Bade, où il ne voulut pas céder au comte du Luc. On a vu en son lieu que le feu roi s'en moqua; mais il le souffrit, et nomma Saint-Contest, maître des requêtes alors et intendant de Metz, pour aller à Bade.
L'empereur fit, par le prince Eugène la, conquête de Temeswar, en Hongrie, et perdit son fils unique âgé de sept mois.
La duchesse de Saint-Aignan alla trouver son mari en Espagne, pour lequel j'obtins une gratification qu'elle emporta. Elle fut de trente mille livres.
M. d'Étampes mourut dans un âge avancé. Il était riche, honnête homme et fort brave. Il avait été chevalier d'honneur de Madame, puis capitaine des gardes de Monsieur, qui le fit chevalier de l'ordre en 1688 de la façon qu'on l'a raconté en son temps. Il était petit-fils du maréchal d'Étampes, et par ses grand'mères des maréchaux de Fervaques et Praslin. Son père était premier écuyer de Monsieur, frère de Louis XIII; et sa mère était fille de Puysieux, secrétaire d'État, et de sa seconde femme, Ch. d'Étampes-Valencey, dont un frère s'avisa, pour le premier de sa race, de se faire de robe, et fut conseiller d'État, qu'elle n'appelait jamais que mon frère le bâtard, parce que son frère aîné était chevalier du Saint-Esprit, grand maréchal des logis et gouverneur de Montpellier et de Calais, un autre archevêque de Reims, un autre cardinal, et sa soeur mariée au maréchal de La Châtre. Cette Mme de Puysieux avait un grand crédit sur la reine mère, et dans le monde une considération singulière. Elle maria son fils à la soeur du duc de La Rochefoucauld, favori de Louis XIV, et le ruina en dépenses extravagantes, entre autres à manger pour cent mille écus de collets de points de Gênes, qui étaient fort à la mode alors. Puysieux, mort chevalier de l'ordre, son frère l'évêque de Soissons, et Sillery père de Puysieux d'aujourd'hui, étaient ses petits-fils.
En même temps mourut la comtesse de Roucy, sans nous donner signe de vie ni de repentir. J'ai été trop de ses amis, et j'en ai été trop mal payé depuis, pour vouloir rien dire d'elle, d'autant que j'ai suffisamment exposé ma conduite et la sienne, et celle de son mari, dans l'éclat qu'ils jugèrent à propos de faire pour essayer vainement d'obtenir une charge de capitaine des gardes du corps.
Peu après mourut à Paris Mme Fouquet dans une grande piété, dans une grande retraite et dans un exercice continuel de bonnes oeuvres toute sa vie. Elle était veuve de Nicolas Fouquet, célèbre par ses malheurs, qui, après avoir été huit ans surintendant des finances, paya les millions que le cardinal Mazarin avait pris la jalousie de MM. Le Tellier et Colbert; un peu trop de galanterie [13] et de splendeur, et trente-quatre ans de prison [14] à Pignerol, parce qu'on ne put lui faire pis malgré tout le crédit des ministres et l'autorité du roi, dont ils abusèrent jusqu'à avoir mis tout en oeuvre pour le faire périr. Il mourut à Pignerol en 1680, à soixante-cinq ans, tout occupé depuis longues années de son salut. Lui et cette dernière femme, grand'mère de Belle-Île, seraient maintenant bien étonnés de la monstrueuse et complète fortune qu'il a su faire, et par quels degrés il y est parvenu. Cette Mme Fouquet était soeur de Castille, père du père de Mme de Guise. Il s'appelait Montjeu, était trésorier de l'épargne, et sa mère était fille du célèbre président Jeannin. Il avait acheté en 1657 du président de Novion, qui fut depuis premier président et ôté de place pour ses friponneries, la charge de greffier de l'ordre. On l'arrêta en même temps que M. Fouquet, et on lui ôta ses deux charges et le cordon bleu. Sa résistance à donner sa démission de celle de greffier de l'ordre la fit donner par commission à Châteauneuf, secrétaire d'État, qui l'eut longtemps de la sorte, jusqu'à ce que le titulaire, lassé de tant d'années d'exil, donna enfin sa démission. Je raconte en deux mots ces vieilleries parce qu'elles sont pour la plupart oubliées, et que, par la postérité qui en reste, elles méritent qu'on s'en souvienne quelquefois.
M. le duc d'Orléans qui, sans distinction pour le moins, lâchait tout à amis et plus encore à ennemis, que cela ne lui réconciliait pas le moins du monde, donna au maréchal de Montesquiou, tout à M. du Maine, le commandement de Bretagne, et la commission d'en tenir les états qu'avait le maréchal de Châteaurenaud; cent mille écus de brevet de retenue au grand prévôt sur sa charge fort inutilement; au duc de Villeroy, capitaine des gardes du corps, et au duc de Guiche, colonel du régiment des gardes, la survivance de leurs charges pour leurs fils aînés tout jeunes, et celle encore de leurs gouvernements. Le duc de Tresmes eut aussi pour son fils aîné la survivance de sa charge de premier gentilhomme de la chambre.
Il fit au comte de Hanau une grâce également étrange et préjudiciable à l'État. Ce comte, le premier de l'empire, et qui vivait delà le Rhin avec une cour de souverain, dont il avait les États et les richesses, avait, pour un grand revenu et un vaste domaine de morceaux différents, des fiefs situés dans le pays Messin, qui étaient tous masculins, et tombaient, faute d'hoirs mâles, à la nomination du roi les uns, et les autres à celle de l'évêque de Metz; mais qui retombaient à celle du roi, par les difficultés qui avaient arrêté jusqu'alors la foi et hommage des évêques de Metz qui ne l'avaient pas rendue. Le comte de Hanau n'avait point de garçons, mais une seule fille, à qui il voulut donner ses fiefs en la mariant à un prince de Hesse-Darmstadt. C'est à quoi M. le duc d'Orléans consentit le plus légèrement du monde, et lui fit promptement expédier tout ce qui était nécessaire pour la solidité. Il est vrai qu'il n'y avait point d'ouverture de fief, puisque le comte d'Hanau était plein de vie, mais il n'y avait qu'à attendre sans faire cette très inutile grâce anticipée à un seigneur allemand pour marier sa fille à un autre Allemand, tous deux sujets de l'empire, tous deux delà Rhin, tous deux qui ne pouvaient jamais servir ou nuire, et laisser au roi à faire, à la mort du comte d'Hanau, de riches présents domaniaux qui se présentent si rarement à faire, pour récompenser des seigneurs français dont tant se ruinent à son service, et se défaire de ces princes allemands avec qui [il faut] compter pour de grandes terres au milieu, pour ainsi dire, du royaume, qui y font des amis et des espions.
Le duc de La Force, qui grillait d'être de quelque chose, et qui en était bien capable, intrigua si bien qu'il eut la place de vice-président du conseil des finances qu'avait quittée le marquis d'Effiat, dont les appointements étaient de vingt mille livres de rente. Je lui représentai qu'il ne lui convenait pas de se parer de la robe sale d'Effiat, d'être en troisième avec le maréchal de Villeroy et le duc de Noailles, et parmi un tas de gens de robe qui y faisaient tout, et qui ne le reconnaîtraient en rien, parce que Rouillé y était maître absolu sous le duc de Noailles, que la matière de ce conseil était sale de sa nature, odieuse presque en tout, dont les règles du dérèglement, les formes, le jargon étaient fort dégoûtants. J'ajoutai qu'il n'y serait de rien, par conséquent méprisé, ou que s'il voulait se mêler de quelque chose, il se soulèverait toute cette robe qui se croirait dérobée par un intrus, et qui vivrait avec lui en conséquence, et donnerait une jalousie au duc de Noailles et un dépit de se voir éclairé, dont sûrement il le ferait rudement repentir dès qu'il le pourrait, parmi son sucre, son miel et ses caresses. J'ajoutai que de l'humeur dont le parlement se montrait sur tout, de la misère publique, du délabrement des finances, de la facilité du régent et [de] sa timidité trop reconnue, il en pourrait résulter dès embarras fâcheux à qui se serait mêlé des finances, et à lui plus qu'à pas un par la rage du parlement à notre égard; enfin que le temps des opérations de la chambre de justice, qu'il verrait suivies d'une grande déprédation des taxes par la facilité du régent, était encore grande raison de le déprendre du goût de cette place. Je ne me contentai pas de lui faire faire ces réflexions pour une fois. Je les réitérai plusieurs sans y gagner quoi que ce soit. L'affaire était presque faite, quand il m'en parla; à ce que je vis après, il s'était apparemment douté que je ne l'approuverais pas: aussi n'y voulus-je prendre aucune part, et elle s'acheva comme elle avait été conduite. Quand M. le duc d'Orléans me l'apprit, à qui je n'en avais pas ouvert la bouche, je ne pus m'empêcher de montrer en gros mon sentiment. Quoiqu'il me parût en être bien aise, il finit par trouver que j'avais raison ; mais à chose faite je me contentai de l'écorce, et ne voulus pas descendre au détail comme j'avais fait avec le duc de La Force. Il se trouva très malheureusement dans la suite que je n'avais que trop bien rencontré.
Broglio, gendre du chancelier Voysin, qui du temps de sa toute-puissance dans les derniers temps du feu roi lui avait fait donner un gouvernement et une inspection d'infanterie, était fils et frère aîné des maréchaux de Broglio, dont il fut toute sa vie le fléau. C'était un homme de lecture, de beaucoup d'esprit, très méchant, très avare, très noir, d'aucune sorte de mesure, pleinement et publiquement déshonoré sur le courage et sur toute sorte de chapitres; avec cela effronté, hardi, audacieux, et plein d'artifices, d'intrigues et de manèges, jusque-là que son beau-père le craignait, lui qui se faisait redouter de tout le mande. Il se piquait avec cela de la plus haute impiété et de la plus raffinée débauche, pourvu qu'il ne lui en coûtât rien, quoique fort riche. Je n'ai guère vu face d'homme mieux présenter celle d'un réprouvé que la sienne; cela frappait. Un gendre de Voysin ne devait pas être un titre pour entrer dans la familiarité de M. le duc d'Orléans, qui peut-être de tout le règne du feu roi ne lui avait jamais parlé. Je ne sais qui le lui produisit, car sa petite cour obscure, qu'il appelait ses roués et que le monde ne connaissait point sous d'autre nom, me fut toujours parfaitement étrangère. Mais Broglio s'y initia si bien qu'il fut de tous les soupers, et que de là il se mit à parler troupes en d'autres temps au régent, sous prétexte de la connaissance que leur usage et son inspection lui en avait donnée. Il s'ouvrit ainsi quelquefois le cabinet où on lui voyait porter un portefeuille. De ce travail, qui dura quelque temps deux et trois fois la semaine, sortit une augmentation de paye de six deniers par soldat, avec un profit dessus pour chaque capitaine d'infanterie, qui coûtèrent au roi pour toujours sept cent mille livres par an. Il capta pour cela quelques gens du conseil de guerre qui n'osèrent s'y opposer, dans la certitude que Broglio n'eût rien oublié pour s'en faire un mérite dans les troupes à leurs dépens, mais dont presque tout ce conseil et le public entier cria beaucoup, dans un temps de paix et de désordre des finances qui ne pouvaient suffire aux plus pressants besoins.
Broglio comptait bien se continuer du travail, et devenir par là un personnage, et il avait persuadé le régent que les troupes l'allaient porter sur les pavais. Tous deux se trompèrent lourdement M. le duc d'Orléans, par une augmentation fort pesante aux finances, qui ne se pouvait plus rétracter, qui ne tint lieu de rien, et dont le [gros] des troupes ne s'aperçut seulement pas; Broglio en ce qu'il ne mit plus le pied dans le cabinet pour aucun travail, et qu'il demeura dans l'opprobre qu'il méritait à tant de titres. Il fut enfin noyé tout à fait sous le ministère du cardinal Fleury, contre qui, en faisant sa tournée, il s'échappa en propos les plus licencieux. Le cardinal, qui en fut informé aussitôt, lui envoya ordre de revenir sur-le-champ, et, en punition de son insolence, lui ôta sa direction sans récompense, car il était devenu directeur de l'infanterie dont les appointements sont de vingt mille livres. Il demeura donc chez lui fort obscur à Paris, et fort délaissé. Quelque temps après il maria son fils à la fille de Bezwald [15] , colonel du régiment des gardes suisses, et longtemps employé avec capacité en Pologne et dans le Nord, et voulut la clause expresse que son fils ne sertirait point, et que lui ni sa femme ne verraient jamais le roi, la reine ni la cour. Je pense que voilà le premier exemple d'une si audacieuse folie. Elle a été pleinement accomplie, et son fils a toujours vécu inconnu, et dans la dernière obscurité.
Le duc de Valentinois fut enfin reçu le 14 décembre au parlement. Les princes du sang ni bâtards ne s'y trouvèrent point; M. le duc d'Orléans le leur avait fait promettre pour éviter tout inconvénient entre eux. Il donna à d'Antin la survivance de sa charge des bâtiments pour son second fils, que depuis son mariage an appelait le marquis de Bellegarde.
M. d'Estaing maria son fils à la fille unique de Mme de Fontaine-Martel, qui était une riche et noble héritière, ce qui fut un mariage très assorti. M. le duc d'Orléans, qui, pour les raisons si honnêtes qu'on a vues ailleurs, aimait Mme de Fontaine-Martel et tout ce qui portait le nom de M. d'Arcy, son beau-frère, et qui affectionnait particulièrement M. d'Estaing, qui avait fort servi sous lui, et qui était un très galant homme, leur donna sous la cheminée la survivance du gouvernement de Douai, qui est très gros et qu'avait M. d'Estaing.
Biron, aujourd'hui si comblé d'honneurs et de richesses, et son fils aussi de son côté, était fort pauvre alors, et chargé d'une grande famille. Je l'avais fait entrer, comme on l'a vu, dans le conseil de guerre. La nécessité pousse quelquefois à d'étranges choses: il s'était enrôlé parmi les roués, et soupait presque tous les soirs chez M. le duc d'Orléans avec eux, où pour plaire il en disait des meilleures. Par ce moyen, il obtint une des plus étranges grâces que M. le duc d'Orléans pût accorder et du plus pernicieux exemple. On a vu en son lieu la désertion de Bonneval aux ennemis de la tête de son régiment en Italie, et l'infâme cause de cette désertion. Il était homme de qualité, de beaucoup d'esprit, avec du débit éloquent, de la grâce, de la capacité à la guerre, fort débauché, fort mécréant, et le pillage n'est pas chose qui effarouche les Allemands. Avec ces talents il était devenu favori du prince Eugène, logé chez lui à Vienne, défrayé, et en faisant les honneurs, et lieutenant général dans les troupes de l'empereur. Soit esprit de retour, soit désir de se nettoyer d'une fâcheuse tare, soit dessein d'espionnage et de se donner moyen de se faire valoir chez l'empereur, il désira des lettres d'abolition, et d'oser revenir se remontrer dans sa patrie. Biron en profita pour lui faire épouser une de ses filles pour rien, lui pour son dessein du crédit de Biron. L'abolition fut promise, le mariage conclu, et Bonneval avec un congé pour trois mois de l'empereur vint consommer ces deux affaires. Le régent néanmoins voulut faire approuver l'abolition au conseil de régence. Je n'en pus avoir la complaisance. J'opinai contre, et appuyai longtemps sur les raisons de n'en jamais accorder pour pareil crime. Je ne fus pas le seul, mais peu s'y opposèrent, et en peu de mots. Ainsi Bonneval vit le roi, le régent et tout le monde. Biron me l'amena chez moi. Je n'ai point vu d'homme moins embarrassé. M. de Lauzun fit la noce chez lui. Dix ou douze jours après, Bonneval s'en retourna à Vienne, et n'a pas vu sa femme depuis, qui demeura toujours chez son père. La catastrophe unique de Bonneval n'est ignorée de personne. Il y aura peut-être occasion dans la suite d'en parler.
Le maréchal de Villeroy, à l'ombre de Mme de Ventadour sa bonne amie, de l'enfance du roi, et du peu d'assiduité et de soin que ce petit âge demandait des grands officiers de son service, s'était peu à peu insinué à faire toutes leurs fonctions. Il était d'âge à se souvenir de ce qui s'était passé en pareil cas entre son père, gouverneur du feu roi, et les grands officiers de son service. Il prétendait le leur ôter, et le faire tant que le roi aurait un gouverneur, quoique condamné par l'exemple de son père; mais c'était le temps des prétentions et des entreprises de toutes les espèces, et celui des mezzo-termine si chéris de la faiblesse ou de la politique de M. le duc d'Orléans, qui ôtaient toujours quelque chose à qui avait droit et raison pour le donner à qui ne l'avait pas, et perpétuaient les divisions et les querelles. Les grand chambellan et premiers gentilshommes de la chambre, grand maître et les deux maîtres de la garde-robe présentèrent donc là-dessus un mémoire à M. le duc d'Orléans, qui se trouva bien empêché d'avoir affaire des deux côtés à si forte partie, dont la plus nombreuse, bien sûre de son droit, ne voulut tâter d'aucun tempérament, et qui étaient pour abandonner leurs fonctions avec un grand éclat, mais garder soigneusement leurs charges. Le maréchal n'eut à leur opposer que ses grands airs, son importance, son entreprise, dont un homme comme lui ne pouvait pas avoir le démenti. À la fin pourtant il l'eut, et tout du long, et sans réserve; et les grands officiers maintenus dans toutes leurs fonctions, même jusqu'à lui ôter leur service s'ils arrivaient après qu'il l'aurait commencé. Il fut outré, mais il fallut obéir à raison, droit et jugement, et n'en parler pas davantage.
L'année finit dans une grande aigreur et fort marquée entre les princes du sang et légitimés. Les deux mémoires que Davisard, avocat général du parlement de Toulouse, avait faits pour les derniers étaient peu mesurés. Il se crut au temps du feu roi. Il travailla à la manière dont le P. Daniel avait fabriqué son Histoire de France, dont on a parlé en son lieu. Il en parut deux mémoires coup sur coup. L'égalité était peu ménagée. C'était réponse au premier mémoire des princes du sang, qui, en attendant leur réplique, à laquelle on travaillait, se contraignirent peu en discours. M. le duc d'Orléans y fut mêlé de part et d'autre, pour s'autoriser de lui, parce qu'il avait vu les mémoires avant le public, et il en fut fort embarrassé. Ce prince était peut-être le seul homme de tous les pays, et de tous les âges, qui, en si place, le pût être de pareille affaire. Il avait largement éprouvé qu'il n'avait pas un plus cruel ennemi que le duc du Maine, qui, pour usurper l'autorité que lui donnait la nature, n'avait rien oublié pour le perdre, et pour le déshonorer par ce qu'il y a de plus horrible, de plus touchant, de plus odieux; qui lui avait disputé cette autorité en pleine séance au parlement; et qui, tout particulier qu'il était redevenu, établi comme il se le trouvait, dressait manifestement autel contre autel contre lui. L'apothéose à laquelle il s'était élevé avait révolté le ciel et la terre; ses artifices et les menées de Mme sa femme n'en avaient pu encore adoucir l'horreur.
Ce procès du bâtard contre le légitime, cette parité d'état et d'issue d'un double adultère public, ou d'une épouse reine, cette identité si entière entre des enfants sortis du sacrement et du crime, révoltait encore la nature, et n'intéressait pas moins le fils et la postérité de M. le duc d'Orléans que la branche de Bourbon. Ainsi justice, vérité, raison, religion, nature, intérêt de naissance, intérêt de pouvoir, intérêt d'honneur, intérêt de sûreté (déshonorerai-je tant de saintes raisons par un motif bien moins pur, mais si cher et si vif dans tous les hommes?) intérêt si puissant de vengeance, tout concourait dans M. le duc d'Orléans d'être ravi de se voir enfin en état de briser un colosse sous lequel il avait été si près d'être écrasé, et de pouvoir le mettre si facilement et si sûrement en miettes, avec la bénédiction de Dieu et l'acclamation de tous les ordres du royaume et de tout le monde en particulier, excepté une poignée d'affranchis ou de valets. Qui en sa place n'eût pas acheté bien cher le bonheur d'une telle position? Elle ne fit pas la plus légère sensation sur M. le duc d'Orléans; et pour comble de la plus incroyable apathie, un détachement de soi-même si prodigieux, et dont l'occasion aurait fait trembler les plus grands saints sur eux-mêmes, ne lui fut d'aucun mérite, ni pour ce monde, envers lequel il s'aveugla et se méprit si lourdement, ni pour l'autre vers lequel il ne fit pas la plus légère réflexion. Hélas! la main de Dieu était sur lui et sur le royaume; et il était dans cette affaire la proie et le jouet d'Effiat, et des autres gens de cette espèce que le duc du Maine avait auprès de lui, dont il ne se déliait pas, tandis qu'il y était en garde contre ses plus éprouvés serviteurs.
Comme sur le parlement, j'avais pris le parti de ne lui jamais ouvrir la bouche sur les bâtards. L'intérêt de rang, et ce qui s'était passé entre M. du Maine et moi à la fin de l'affaire du bonnet sous le feu roi, me rendait suspect, et après tout ce que nous nous étions dit dans d'autres temps l'un à l'autre, sur tout ce qui regardait les bâtards, et en particulier M. du Maine à son égard, il était honteux et empêtré avec moi, et je n'avais plus rien à lui dire. Les princes du sang avaient été fort aises de notre requête contre les bâtards qui n'avaient osé s'en fâcher, mais qui l'étaient beaucoup. Je n'avais pas pris la peine d'en rien dire au duc du Maine après qu'elle fut présentée, quoique revenus ensemble comme an l'a vu sur un pied d'honnêteté. Pour le comte de Toulouse, auprès de qui j'étais toujours nécessairement au conseil, au premier qui se tint depuis la requête présentée je lui en fis civilité, et je le priai de se souvenir que ce n'était, même fort tard, que ce que j'avais toujours dit que nous ferions, à Mme la duchesse d'Orléans et à M. [le duc] et Mme la duchesse du Maine, du vivant du roi et depuis sa mort. Cela fut honnêtement reçu, et les manières entre lui et moi n'en furent pas depuis le moins du monde altérées; M. du Maine non plus; mais je profitais et devant et après la requête de ce que je n'étais jamais de son côté pour ne m'en point approcher. Lui quelquefois venait avant qu'on se mît en place m'attaquer de politesse, et même encore depuis la requête, mais sans nous en parler. Chez eux je n'y allais jamais. Je le trouvais assez rarement chez Mme la duchesse d'Orléans, et la conversation nous allait familièrement sans parler de rien de conséquence. J'y trouvais fort sauvent M. le comte de Toulouse. Avec lui nous parlions de tout, excepté de nos affaires avec eux, et des leurs avec les princes du sang, mais jamais qu'entre Mme la duchesse d'Orléans, moi en tiers, rarement mais quelquefois la duchesse Sforze, qui ne nous fermait pas la bouche. C'était de bonne heure les après-dînées où Mme la duchesse d'Orléans n'était visible qu'à nous. Il faut maintenant parler de ce qui se passa dans les derniers mais de cette année sur les affaires étrangères.